Ils dînèrent dans la salle à manger rose. Antoine avait tenu à réserver « leur » table, mais la jeune hôtesse gironde les informa qu’elle était réservée en priorité aux familles nombreuses. La pièce se remplit d’enfants, de couples, de vieux. Mélanie et Antoine observaient la scène. Rien n’avait changé. Ils sourirent en lisant le menu.

— Tu te souviens du soufflé au Grand Marnier ? murmura Antoine. Nous n’en avons mangé qu’une seule fois.

Mélanie éclata de rire.

— Comment pourrais-je l’avoir oublié ! Le garçon l’apportait avec un air solennel et cérémonieux. Les convives des autres tables se tournaient pour regarder les flammes bleu et orange. Le silence se faisait dans la salle. On déposait le plat devant les enfants. Tout le monde retenait son souffle.

— Nous étions une famille parfaite, ironisa Mélanie. Parfaite sous toutes les coutures.

— Trop parfaite, c’est ça ? dit Antoine.

Elle fit oui de la tête.

— Oui, à en mourir. Pense à ta famille à toi. Ça, c’est ce que j’appelle une vraie famille. Des enfants avec du caractère, des humeurs, qui dépassent un peu les bornes parfois, mais c’est ce que j’aime chez eux.

Il avait l’impression que tout son visage dégringolait, alors il tenta un pauvre sourire.

— Ma famille ? Quelle famille ?

Elle posa la main devant sa bouche.

— Oh, Tonio, je suis désolée. Je n’ai pas encore tout fait intégré ton divorce.

— Pareil ! répondit-il avec une pointe d’agacement.

— Comment tu t’en sors ?

— On parle d’autre chose ?

— Excuse-moi.

Elle lui tapota nerveusement le bras. Ils dînèrent en silence. La solitude dans laquelle vivait Antoine le submergeait à nouveau. Le vide qu’il ressentait n’était-il rien d’autre qu’une crise de la quarantaine ? Probablement. L’histoire d’un homme qui possédait tout et avait tout perdu. Sa femme, partie avec un autre. Un boulot d’architecte qui ne l’amusait plus. Comment tout cela était-il arrivé ? Il avait bataillé dur pour créer sa propre entreprise, se faire une place dans ce milieu ; cela avait exigé des efforts constants. À présent, il avait l’impression d’avoir perdu tout son jus, d’être sec comme une trique. Il n’avait plus envie de travailler avec son équipe, d’aller sur les chantiers, d’accomplir toutes ces tâches que son travail et sa position exigeaient. Il n’avait plus l’énergie. Elle s’était évanouie.

Le mois dernier, il était allé à une soirée où il avait retrouvé de vieux amis, des gens qu’il n’avait pas vus depuis son adolescence, tous anciens élèves du même collège, célèbre pour l’excellence de ses résultats, sa stricte éducation religieuse et l’inhumanité de ses professeurs. Jean-Charles de Rodon, un fayot qu’il n’avait jamais aimé, avait retrouvé sa trace sur Internet et lui avait envoyé une invitation pour une soirée « reconstitution de ligue dissoute ». Il avait d’abord voulu refuser ces retrouvailles, mais un rapide coup d’œil sur son salon désert avait eu raison de lui. Il s’était ainsi retrouvé assis autour d’une grande table ronde, dans un appartement surchauffé du parc Monceau, entouré de couples mariés depuis des lustres dont l’activité principale semblait la production en série d’héritiers, et qui haussèrent des sourcils désolés en apprenant qu’il était divorcé. Il ne s’était jamais senti si isolé. Ses anciens camarades d’école étaient devenus d’affreux raseurs, dégarnis et contents d’eux-mêmes. Ils travaillaient dans la finance, les assurances ou la banque, avaient des femmes qui devaient leur coûter cher et qui étaient encore pires qu’eux, avec un parisianisme si aigu qu’il confinait au ridicule et d’interminables conversations sur l’éducation des enfants.

Astrid lui avait tant manqué ce soir-là. Astrid et ses vêtements si peu conventionnels, sa longue redingote de velours rouge qui lui donnait un air d’héroïne des sœurs Brontë, ses bijoux dénichés aux Puces, ses leggings. Ses blagues, aussi, et son rire éclatant. Il avait prétexté un réveil aux aurores pour se sauver le plus vite possible et ressenti un vif soulagement à rouler dans les rues désertes du 17e arrondissement. Finalement, il préférait le no man’s land de son appartement à une demi-heure de plus avec monsieur de Rodon et sa cour.

Tandis qu’il arrivait à Montparnasse, une vieille chanson des Rolling Stones passa à la radio. Angie. Il se mit à fredonner.


Angie, I still love you baby

Everywhere I look, I see your eyes

There ain’t a woman that comes close to you.


Un instant de bonheur, ou presque.

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