Lundi matin, la veille des funérailles de Pauline, j’ai rendez-vous chez Xavier Parimbert, le patron d’un célèbre site Internet Feng Shui, près de l’avenue Montaigne. La rencontre est organisée depuis longtemps. Je ne connais pas personnellement cet homme, mais j’en ai beaucoup entendu parler.

Il arrive. La soixantaine, petit et mince comme un fil, les cheveux teints – qui me font irrésistiblement penser au Aschenbach de Thomas Mann dans Mort à Venise. Il a la silhouette typique d’un homme qui garde les yeux rivés sur sa balance. Un homme comme mon beau-père, dont le genre a depuis longtemps épuisé ma patience. Il me conduit dans son vaste bureau blanc et argent, congédie son obséquieuse assistante d’un geste de la main, m’invite à m’asseoir et en vient au but de notre rencontre.

— J’ai vu votre travail, en particulier la crèche que vous avez dessinée pour Régis Rabagny.

À une autre période de ma vie, l’angoisse m’aurait saisi en entendant cette phrase. Rabagny et moi n’avions pas mis fin dans la joie à notre collaboration. J’étais persuadé qu’il s’était empressé de me faire la pire des publicités. Mais depuis, il y avait eu la mort de Pauline, la dure vérité sur ma mère, comme un boomerang, et le cas Arno. Le nom de Rabagny a glissé sur moi sans m’atteindre. Je me fiche d’être critiqué par ce fringant sexagénaire.

Bizarrement, il n’en fait rien. Au contraire, il me gratifie d’un sourire étonnamment doux.

— Non seulement j’ai trouvé ce projet de crèche particulièrement impressionnant, mais il y a un autre point qui m’a encore plus intéressé.

— Quoi donc ? La crèche serait-elle Feng Shui ?

Mon ironie m’attire un rire poli.

— Je veux parler de la façon dont vous vous êtes conduit avec monsieur Rabagny.

— Pourriez-vous être un peu plus clair ?

— Vous êtes la seule personne que je connaisse, moi excepté, à l’avoir envoyé balader.

C’est à mon tour de rire poliment. Je me souviens de cette journée épique. Il m’avait balancé une dernière bordée d’injures au téléphone, pour des questions qui n’étaient ni de ma responsabilité ni de celle des artisans qui travaillaient pour moi. Exaspéré par le ton de sa voix, je lui avais répondu, devant une Lucie stupéfaite : « Allez-vous faire foutre ! »

Comment Xavier Parimbert pouvait-il être au courant ? Quelque chose m’échappait. Il me sourit à nouveau comme s’il me réservait une surprise.

— Il se trouve que Régis Rabagny est… mon gendre.

— Pas de bol…

— C’est ce que j’ai souvent pensé moi-même. Mais, que voulez-vous, ma fille est amoureuse. Et quand l’amour rentre en jeu…

Le téléphone posé sur son bureau sonne. Il l’attrape d’une main parfaitement manucurée.

— Oui ? Non, pas maintenant… Où ? Je vois.

La conversation se poursuit. J’en profite pour jeter un coup d’œil à son bureau dépouillé. Je ne suis pas spécialiste de Feng Shui. Je sais juste que c’est un art chinois très ancien qui stipule que le vent et l’eau ont une influence sur notre bien-être. Que les lieux où nous vivons nous affectent en bien ou en mal. Ce bureau est le plus propre et le plus ordonné que j’aie jamais vu. Rien ne traîne, pas un papier, rien ne dérange la vue. Un des murs est presque entièrement occulté par un aquarium où d’étranges poissons noirs ondulent et nagent nonchalamment entre les bulles. Dans un autre coin s’épanouissent de luxuriantes plantes exotiques. Des bâtons d’encens répandent un parfum apaisant. Sur le meuble qui se trouve derrière son bureau, trônent de nombreuses photographies où Parimbert pose avec des célébrités.

Il raccroche enfin et revient vers moi.

— Un thé vert et des scones au blé complet vous feraient plaisir ? demande-t-il avec entrain, comme s’il proposait une mousse au chocolat à un enfant qui ne veut pas manger sa soupe.

— Tout à fait, réponds-je en sentant qu’un refus ne serait pas de bon goût.

Il appuie sur une petite sonnette placée sur son bureau et, instantanément, une splendide créature asiatique, tout habillée de blanc, arrive avec un plateau. Elle se courbe, les yeux baissés, et, d’une théière lourde et peinte de motifs, verse cérémonieusement le thé. Ses gestes sont gracieux et expérimentés. Parimbert observe la scène placidement. On me tend une pâtisserie peu engageante, le scone complet, je suppose. Parimbert mange et boit dans un silence monacal et le temps paraît suspendu. Je mords dans mon scone. Erreur et regret immédiat. La chose a une consistance caoutchouteuse, comme du chewing-gum. Parimbert boit de longues gorgées de thé vert, bruyant, satisfait. Comment peut-il boire ce thé brûlant avec tant d’enthousiasme ?

— Maintenant, dit-il enfin, parlons business.

Il sourit comme le chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles. Le thé a laissé des résidus verts entre ses dents ; une jungle miniature a subitement élu domicile sur ses gencives. Je réprime un fou rire. C’est la première fois que ça m’arrive depuis la mort de Pauline. Un sentiment de culpabilité m’envahit. Toute envie de rire disparaît.

— J’ai un projet, dit Parimbert, d’un ton empreint de mystère. Et je suis persuadé que vous êtes la bonne personne pour le mener à bien.

Il marque une pause et attend ma réaction, tel Zeus sur l’Olympe. Je hoche la tête. Il reprend.

— Je veux que vous imaginiez un dôme de l’Esprit.

Il prononce ces derniers mots avec des trémolos dans la voix, comme s’il avait dit « Saint-Graal » ou « Dalaï-Lama ». J’essaie de comprendre ce que peut bien être un dôme de l’Esprit, tout en priant pour ne pas avoir l’air trop éberlué. Parimbert se lève, les mains dans les poches de son pantalon gris impeccablement repassé. Il fait les cent pas sur le parquet luisant. Il s’arrête au milieu de la pièce d’une façon théâtrale.

— Ce dôme de l’Esprit est un lieu où je réunirai des gens triés sur le volet pour partager nos réflexions sur l’harmonie. Il sera construit dans nos locaux. Je veux qu’il ressemble à un igloo de l’intelligence. Vous comprenez ?

— Absolument, dis-je.

Encore une fois, le fou rire n’est pas loin.

— Je n’ai encore parlé à personne de ce projet. Je vous donne carte blanche. Je sais que vous êtes la personne parfaite pour le réaliser. C’est pour cela que vous avez été choisi. Et vous serez payé en conséquence.

Il mentionne une somme plutôt généreuse, mais je n’ai aucune idée de l’ampleur du dôme de l’Esprit qu’il a en tête, ni quels matériaux il désire.

— Quand nous nous reverrons, je veux que vous arriviez avec des idées. Juste des idées jetées sur le papier. Laissez votre énergie positive s’exprimer. Osez. Faites confiance à votre force intérieure. Ne vous bridez pas, surtout. Ce serait hors sujet, ici. Le dôme de l’Esprit doit être situé près de mon bureau. Je vous ferai envoyer un plan de l’étage.

Je prends congé et marche en direction de l’avenue Montaigne. Les boutiques déploient un luxe inouï pour Noël. La circulation est intense. Le ciel gris foncé. En regagnant la rive gauche, je pense à Pauline, à ses funérailles, sa famille. À Astrid aussi, qui doit être à présent sur le chemin du retour, avec un atterrissage à Paris prévu en fin de journée. Mort d’une adolescente ou pas, Noël approche, inexorablement. Les femmes riches et chic font leur shopping avenue Montaigne tandis que les Parimbert continuent de se prendre au sérieux.

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