« Morgue », indique le panneau. Je cogne une fois, puis deux. Pas de réponse. J’attends devant la porte d’Angèle un long moment. Elle n’a sans doute pas encore fini. Je vais m’asseoir dans la salle d’attente des endeuillés et je patiente. Il n’y a personne et j’avoue que pour le moment, j’aime mieux ça. Pour passer le temps, je consulte mon portable. Pas d’appels en absence. Pas de messages sur la boîte vocale. Pas de SMS.

Un léger bruit me fait lever la tête. Une personne portant d’énormes lunettes, un masque, un bonnet en tissu, des gants en latex, un pantalon bleu pâle coincé dans des bottes de caoutchouc, se tient devant moi. Je me lève précipitamment. La main gantée se débarrasse des lunettes et du masque. Apparaît alors le magnifique visage d’Angèle.

— Dure journée, dit-elle. Désolée de t’avoir fait attendre.

Elle a l’air fatigué. Ses traits sont tirés.

Derrière elle, par la porte entrouverte, j’aperçois un petit espace bleu. C’est là qu’elle travaille. Ça a l’air complètement vide. Il y a du linoléum. Au fond de cette pièce, une autre porte, ouverte elle aussi. Murs blancs, carrelage blanc au sol. Un brancard. Des bocaux et des outils que je n’identifie pas. Une odeur étrange flotte dans l’air. Sur elle, aussi, je la sens. Est-ce le parfum de la mort ? Du formol ?

— Tu as peur ?

— Non.

— Tu veux entrer ?

Je n’ai aucune hésitation.

— Oui, avec plaisir.

Elle ôte ses gants et nos mains se touchent enfin.

— Bienvenue chez Morticia ! dit-elle sur un ton mystérieux.

Elle referme la lourde porte derrière elle. Nous sommes là où les corps sont montrés une dernière fois aux familles.

J’essaie d’imaginer la scène. Moi auprès de ma mère dans un endroit comme celui-ci. Mon esprit est incapable de se souvenir ou d’imaginer quoi que ce soit. Si je l’avais vue morte, si je n’avais pas fermé les yeux, je me souviendrais. Je suis Angèle dans la pièce suivante, la blanche. L’odeur est encore plus forte. Une odeur soufrée écœurante. Dans un cercueil, un corps attend sous un drap blanc. Tout est très propre. Immaculé. Les instruments étincellent. Pas une tache. La lumière passe à travers les stores. On entend le ronronnement de l’air conditionné. Il fait plus frais dans cette pièce, plus frais que n’importe où dans cet hôpital.

— Que veux-tu savoir ? me demande Angèle.

— En quoi consiste ton métier ?

— Voyons ça avec le patient de cet après-midi.

Elle soulève doucement le drap. Je me raidis immédiatement comme je l’ai fait, autrefois, quand on a soulevé le drap qui recouvrait le corps de ma mère. Le visage qui apparaît est paisible. Un vieil homme, avec une barbe blanche broussailleuse. Il porte un costume gris, une chemise blanche, une cravate bleu marine et des chaussures en cuir. Ses mains sont croisées sur sa poitrine.

— Approche, dit-elle. Il ne va pas te mordre.

On dirait qu’il dort, mais plus je m’approche, plus la raideur particulière de la mort me saisit.

— Je te présente monsieur B. Il est mort d’une crise cardiaque. Il avait quatre-vingt-cinq ans.

— Tu l’as récupéré dans cet état ?

— Pas vraiment. Quand il est arrivé, il portait un pyjama taché, son visage était tordu et violacé.

Je frémis.

— Je commence par les laver. Je prends mon temps. Je les nettoie de la tête aux pieds. Avec une douchette spéciale. – Elle me montre un évier tout proche. – J’utilise une éponge et un savon antiseptique, ce qui me permet de bouger les membres pour diminuer la rigidité cadavérique. Je scelle les yeux avec des capuchons spéciaux et je suture la bouche, enfin, je déteste ce mot, je préfère dire que je ferme la bouche, et parfois je me sers d’adhésif parce que c’est plus naturel. Si le visage ou le corps a subi un traumatisme, je travaille les zones concernées avec de la cire ou du latex. Puis je commence à embaumer. Tu sais comment on procède ?

— Pas vraiment.

— J’injecte le fluide d’embaumement par la carotide et j’aspire le sang de l’autre par la veine jugulaire. Le liquide d’embaumement restaure la couleur naturelle et retarde la décomposition, au moins pendant un moment. Grâce à l’injection, tout le violet disparaît du visage de monsieur B. Ensuite, j’utilise un trocart pour retirer tous les fluides corporels. De l’estomac, des intestins, des poumons, de la vessie. – Elle fait une pause. – Ça va toujours ?

— Oui, dis-je, sincèrement.

C’est la première fois que je vois un cadavre, si j’excepte la forme du corps de ma mère sous le drap. J’ai quarante-trois ans et je n’ai jamais regardé la mort en face. Je remercie intérieurement monsieur B. de montrer un visage si serein et un tel teint de pêche. Ma mère ressemblait-elle à ça ?

— Et tu fais quoi ensuite ?

— Je remplis toutes les cavités avec des produits chimiques concentrés, puis je suture les incisions et les orifices. Cela aussi prend un certain temps. Évitons les détails, ça n’est pas très plaisant. Ensuite, j’habille mes patients.

J’adore la façon dont elle dit « mes patients ». Ils sont plus morts que morts et elle les appelle ses patients. Je remarque que, toute la durée de son explication, sa main nue est restée sur l’épaule de monsieur B.

— Est-ce que la famille de monsieur B. est déjà venue le voir ?

Elle regarde sa montre.

— Ils viennent demain. Je suis très satisfaite de monsieur B. C’est pour cela que j’ai tenu à te le montrer. Ce n’est pas comme les autres patients dont j’ai eu à m’occuper aujourd’hui.

— Pourquoi ?

Elle se tourne vers la fenêtre. Se tait un moment.

— La mort est parfois très laide. On a beau déployer tous les efforts du monde, dans certains cas il est impossible de rendre un visage ou un corps suffisamment paisible pour qu’il puisse être montré à la famille.

Je frissonne en pensant à ce qu’elle doit voir tous les jours.

— Comment fais-tu pour que tout ça ne t’atteigne pas ?

Elle se retourne pour me regarder.

— Oh, mais tu sais, cela m’atteint.

Elle soupire, remonte le drap sur le visage de monsieur B.

— Si je fais ce métier, c’est à cause de mon père. Il s’est suicidé quand j’avais treize ans. C’est moi qui l’ai trouvé à mon retour de l’école. Il était affalé sur la table de la cuisine, la cervelle éclatée contre les murs.

— Mon Dieu !

— Ma mère était dans un tel état que c’est moi qui ai dû tout prendre en charge et organiser les funérailles. Ma sœur aînée s’est effondrée. J’ai beaucoup grandi ce jour-là, et je suis devenue la dure à cuire que tu connais. Le thanatopracteur qui s’est occupé de lui a fait un travail formidable. Il a reconstitué le crâne de mon père avec de la cire. Ma mère, et toute la famille, a pu le voir une dernière fois sans tomber dans les pommes. Moi, je suis la seule à l’avoir vu avec la tête explosée. J’ai été si impressionnée par le travail de l’embaumeur que j’ai tout de suite su que je ferais ça plus tard. J’ai eu mon diplôme à vingt-deux ans.

— C’était difficile ?

— Au début, oui. Mais je sais à quel point c’est important, quand on a perdu quelqu’un de cher, de pouvoir le regarder une dernière fois et de trouver de la paix sur son visage.

— Il y a beaucoup de femmes qui font ce métier ?

— Plus que tu n’imagines. Quand je m’occupe de bébés ou de jeunes enfants, les parents sont soulagés de savoir qu’ils vont avoir affaire à une femme. Ils doivent penser qu’une femme aura des gestes plus doux, sera attentive aux détails, respectera la dignité de ceux qu’ils aimaient.

Elle me prend la main et me sourit, avec cette lenteur si particulière.

— Tu me laisses le temps d’une douche et je vais te faire oublier tout ça. On va chez moi.

Nous traversons les bureaux adjacents. Juste après, se trouve une cabine de douche carrelée de blanc.

— J’en ai pour une minute, dit-elle en disparaissant.

Sur son bureau, je remarque des photographies. De vieux clichés en noir et blanc montrant un homme d’âge mûr. Il lui ressemble énormément. Ce doit être son père. Les mêmes yeux, le même menton. Je m’assois à son bureau. Des papiers, un ordinateur, des lettres. Près de son téléphone portable, se trouve un petit agenda. Je suis tenté d’y jeter un coup d’œil. Je veux tout savoir de cette fascinante Angèle Rouvatier. Ses petits amis, ses rendez-vous galants, ses secrets. Mais je résiste finalement à mon envie. Je suis heureux de l’attendre ici, même si je ne suis probablement qu’un homme de plus qui a craqué pour elle. J’entends la douche couler dans la pièce d’à côté. J’imagine l’eau glissant sur sa peau douce, tout le long de son corps. Je suis obsédé par ses lèvres chaudes et humides. Obsédé par ce que nous allons faire quand nous arriverons chez elle. J’y pense dans les détails. Je sens monter une érection monumentale. Pas vraiment convenable dans une morgue.

Pour la première fois depuis longtemps, j’ai la sensation que ma vie s’éclaire. Comme le premier rayon de soleil après la pluie. Une lumière fraîche et délicate. Comme le passage du Gois réapparaissant à la marée descendante. Je ne veux pas passer à côté de ça. Je ne veux pas en rater une miette.

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