Malgré mes efforts, je suis hanté par ce voyage fatal durant lequel Astrid a rencontré Serge, il y a quatre ans. Les enfants n’étaient pas encore entrés dans la zone de turbulences de l’adolescence. Sur mon idée, nous avions organisé un séjour en Turquie, au Club Med de Palmiye. Nous passions, d’habitude, la plus grande partie des vacances chez les parents d’Astrid, Bibi et Jean-Luc, dans leur maison de Dordogne, près de Sarlat. Mon père et Régine avaient une propriété dans la vallée de la Loire, un presbytère que Régine avait également transformé en cauchemar contemporain, mais nous n’y étions que rarement invités et nous ne nous y sentions jamais les bienvenus.

Les étés avec Bibi et Jean-Luc étaient plus difficiles. Malgré la beauté grandiose du Périgord noir, la cohabitation avec mes beaux-parents était de plus en plus délicate. Elle devenait même fastidieuse. Les obsessions intestinales de Jean-Luc, son observation minutieuse de la consistance de ses selles, les menus frugaux où chaque calorie était comptée, l’exercice perpétuel… Bibi avait l’habitude. Elle laissait filer en s’agitant dans la cuisine comme une abeille dans sa ruche, avec son visage de lune au teint rose et ses fossettes, ses cheveux blancs rassemblés en un petit chignon de danseuse, chantonnant sans cesse et se contentant de hausser les épaules quand Jean-Luc faisait son cirque. Chaque matin, quand je buvais mon café noir et sucré, j’avais droit aux mêmes aboiements de la part de mon beau-père : « Très mauvais pour ce que tu as ! », « Tu seras mort à cinquante ans ! ». Pareil quand je me cachais derrière les hortensias pour en griller une rapidement : « Une seule cigarette réduit ton espérance de vie de cinq minutes, tu sais ça ? » Bibi, quant à elle, faisait le tour du jardin d’un pas alerte, enroulée comme une momie dans du film plastique pour transpirer un maximum, en s’aidant de deux bâtons de ski. Elle appelait ça la marche nordique et, comme elle était suédoise, je suppose que c’était tout indiqué, bien qu’elle eût l’air absolument ridicule.

L’obsession de mes beaux-parents pour le naturisme sixties, autour de la piscine mais aussi dans la maison, commençait à me porter sur les nerfs. Ils trottinaient comme de vieux faunes, sans se rendre compte que leurs derrières flasques n’inspiraient rien d’autre que de la pitié. Je n’osais pas aborder le sujet avec Astrid qui, elle aussi, cédait à cette mode du naturisme estival, avec plus de modération que ses parents malgré tout. Le rouge s’est allumé quand Arno, qui venait d’avoir douze ans, a marmonné quelque chose, au dîner, à propos de son embarras lorsqu’il invitait des copains à profiter de la piscine et que ses grands-parents étalaient à la vue de tous leurs parties génitales. Nous avons décidé de changer de destination estivale, même si nous continuions de leur rendre visite.

Cet été-là, nous avons troqué la Dordogne et ses forêts de chênes, le muesli bio et les beaux-parents nudistes contre la chaleur accablante et la joie obligatoire du Club Med. Je n’ai pas tout de suite remarqué Serge. Je n’ai pas flairé le danger. Astrid allait à ses cours d’aquagym et de tennis, les enfants étaient au Mini-Club et moi, je lézardais des heures à la plage, sur le sable ou dans l’eau, à faire la sieste, à nager, à bronzer ou à lire. Je me rappelle avoir énormément lu cet été-là, beaucoup de romans que Mélanie avait ramenés de sa maison d’édition, de jeunes auteurs de talent, des écrivains plus confirmés, des auteurs étrangers. Je les ai lus comme ça, insouciant, détendu, pas vraiment concentré. Tout en moi était empreint d’une délicieuse paresse. Je ronronnais au soleil, avec la certitude que tout allait pour le mieux dans mon petit monde. Il aurait mieux valu que je reste sur mes gardes.

Je crois qu’elle l’a rencontré sur les courts de tennis. Ils avaient le même prof, un Italien frimeur qui portait des shorts blancs moulants et se pavanait comme Travolta dans La Fièvre du samedi soir. Rien ne m’a paru bizarre jusqu’à une excursion à Istanbul. Serge faisait partie du groupe. Nous étions une quinzaine, tous au Club, et un guide nous accompagnait, un Turc étrange qui avait fait ses études en Europe et parlait avec un drôle d’accent belge. Nous avons lamentablement traîné les pieds à Topkapi, dans la mosquée bleue, à Sainte-Sophie, dans les citernes antiques ornées d’étranges têtes de méduses renversées, dans le bazar, écrasés de chaleur et de fatigue. Lucas était le plus jeune des enfants présents, il n’avait que six ans, et se plaignait sans arrêt.

Ce que j’ai remarqué en premier, c’est le rire d’Astrid. Nous traversions le Bosphore en bateau quand le guide a désigné la rive asiatique et je l’ai entendue s’esclaffer. Serge me tournait le dos. Il tenait une fille jeune et fraîche par la taille, et tous les trois riaient. « Hé, Tonio, viens faire la connaissance de Serge et Nadia. » Je me suis exécuté et j’ai serré la main de Serge en luttant contre le soleil pour apercevoir son visage. Il n’avait rien de particulier. Plus petit que moi, costaud. Des traits assez communs. Sauf qu’Astrid n’arrêtait pas de le regarder. Comme lui. Il était avec sa petite amie et ne décollait pas les yeux de ma femme. L’envie m’a pris de le passer par-dessus bord.

Une fois de retour à Palmiye, j’ai remarqué que nous n’arrêtions pas de tomber sur lui. Serge au hammam, Serge faisant les « crazy signs » avec les enfants à la piscine, Serge à la table d’à côté à l’heure du dîner. Parfois Nadia était là, parfois elle était absente. « C’est un couple moderne », m’a expliqué Astrid. Je ne comprenais pas vraiment ce que cela signifiait, mais ça ne me plaisait pas.

Au cours d’aquagym, il était évidemment là, juste à côté de ma femme, tripotant sa nuque et ses épaules pendant le massage mutuel de relaxation qui marquait la fin de la séance. Rien à faire, impossible de s’en débarrasser. J’ai compris, à mon grand désespoir, qu’il ne me restait plus qu’à attendre la fin des vacances pour en venir à bout. Je n’imaginais pas que leur aventure démarrerait précisément à notre retour en France. Pour moi, Serge incarnait la partie désagréable de vacances par ailleurs très réussies. Comment ai-je pu m’aveugler à ce point-là ?

Astrid s’est mise à avoir des humeurs. Elle était souvent fatiguée, soupe au lait. On ne faisait presque plus l’amour, elle se couchait tôt, recroquevillée dans son coin du lit en me tournant le dos. Une ou deux fois, en pleine nuit, alors que les enfants étaient endormis, je l’ai surprise à pleurer toute seule dans la cuisine. Elle répondait qu’elle était épuisée, un problème qu’elle avait au bureau, rien de sérieux, se défendait-elle. Et moi, je la croyais.

C’était tellement plus simple de la croire. De ne pas poser de questions. Ni à elle ni à moi-même.

Elle pleurait parce qu’elle l’aimait et ne savait pas comment me l’avouer.

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