Un soir d’octobre, en descendant à la cave, j’ai découvert un trésor. Je cherchais une bonne bouteille de vin pour un dîner où j’avais invité Hélène, Emmanuel et Didier ; j’avais envie qu’ils se régalent, que ce soit inoubliable. Mais je suis remonté triomphalement avec, au lieu d’un Croizet Bages, un vieil album de photos. Il était resté dans un carton, que je n’avais pas pris la peine d’ouvrir, au milieu d’un fouillis de bulletins scolaires, de cartes routières, de taies d’oreillers froissées et de serviettes de bain Disney qui sentaient le moisi. À l’intérieur, de vieux clichés en noir et blanc de Mélanie et moi. Une série sur ma première communion. Moi, sept ans, en aube blanche, le visage grave, arborant fièrement une montre toute neuve à mon poignet. Mélanie, quatre ans, des joues rebondies et une robe à smocks bordée de dentelle. La réception, avenue Georges-Mandel, champagne, jus d’orange et macarons de chez Carette. Mes grands-parents qui me regardent d’un air bienveillant. Solange. Mon père. Ma mère.

Il a fallu que je m’assoie.

Elle était là, avec ses cheveux bruns, son sourire charmant. Sa main posée sur mon épaule. L’image même de la jeunesse. Et pourtant, il ne lui restait que trois ans à vivre.

Je tourne doucement les pages, en veillant à ne pas laisser tomber de cendre de cigarette. Elles ont pris l’humidité pendant leur séjour à la cave. Noirmoutier… Le dernier été, celui de 1973. Ce sont sans doute les mains de ma mère qui ont collé toutes ces photographies dans cet album. Je reconnais son écriture ronde et enfantine. Je la vois, assise à son bureau de l’avenue Kléber, courbée sur les pages, colle et ciseaux à la main. Mélanie sur le passage du Gois à marée basse avec sa pelle et son seau. Solange qui pose, une cigarette au bec, sur l’estacade. Est-ce ma mère qui a pris ces photographies ? Possédait-elle un appareil ? Mélanie sur la plage. Moi, devant le casino. Mon père lézardant au soleil. Toute la famille sur la terrasse de l’hôtel. Qui a pris celle-là ? Bernadette ? Une autre serveuse ? Voilà la parfaite famille Rey dans toute sa splendeur.

Je referme l’album. Un papier blanc s’en échappe et tombe sur le sol. Je me penche pour ramasser. C’est une vieille carte d’embarquement. Je l’examine, perplexe. Un vol pour Biarritz, daté du printemps 1989. Au nom de jeune fille d’Astrid. Mais oui, bien sûr. C’est le vol sur lequel je l’ai rencontrée. Elle se rendait au mariage d’une amie, moi j’allais rénover des bureaux dans un centre commercial pour le compte d’un architecte chez qui je travaillais à l’époque. J’avais tressailli en voyant que j’étais assis à côté d’une si jolie jeune femme.

Elle avait un côté scandinave, dégageait quelque chose de sain et de frais qui m’a plu immédiatement. Rien à voir avec une Parisienne apprêtée et minaudant. Pendant le vol, j’ai fait des efforts désespérés pour engager la conversation. Mais elle avait un Walkman sur les oreilles et était plongée dans la lecture de Elle. L’atterrissage a été atrocement cahoteux. Nous sommes arrivés au Pays Basque par le pire des orages. Le pilote a tenté à deux reprises son approche, mais à chaque fois, il a dû remettre les gaz, dans un bruit inquiétant de moteur. Le vent se déchaînait et le ciel était devenu d’encre. Comme si la nuit était tombée à deux heures de l’après-midi. Astrid et moi avons échangé des sourires inquiets. L’avion se balançait de droite et de gauche, montait, descendait, nous retournant l’estomac à chaque mouvement.

Le barbu assis de l’autre côté de l’allée était vert de peur. D’un geste précis, il a attrapé le sac en papier coincé dans le vide-poche, l’a ouvert d’un coup et a vomi pendant un temps infini. Une odeur âcre et nauséabonde est parvenue jusqu’à nous. Astrid m’a alors lancé un regard désespéré. J’ai compris qu’elle était terrorisée. Je ne l’étais pas, la seule chose qui me faisait peur, c’était de vomir mes spaghettis bolognaise sur les genoux de cette adorable créature. Bientôt, on n’a plus entendu que le borborygme caractéristique des passagers nauséeux. L’avion vrillait, je luttais pour détourner mon regard du barbu qui venait d’entamer son deuxième sac à vomi. La main tremblante d’Astrid s’est accrochée à la mienne.

C’est comme ça que j’ai rencontré ma femme. Ça me fait chaud au cœur de voir que, toutes ces années, elle a conservé cette carte d’embarquement. Les quinze ans qui séparent la mort de ma mère de ma rencontre avec Astrid sont comme un trou noir, un tunnel vertigineux. Je n’aime pas penser à cette période. J’étais comme un cheval auquel on a mis des œillères, plongé dans une solitude glaciale qui me dévorait et dont je ne parvenais pas à me débarrasser. Après avoir quitté l’avenue Kléber pour la rive gauche où je vivais avec deux camarades étudiants, mon existence, m’a semblé un peu moins tragique. J’ai eu une ou deux petites amies, j’ai voyagé, j’ai découvert l’Asie, l’Amérique. Mais la lumière n’est revenue dans ma vie qu’avec Astrid. La lumière et le bonheur. Et le rire. Et la gaieté.

Quand nous avons rompu, j’ai dû me rendre à l’évidence : Astrid ne m’aimait plus, elle en aimait un autre, Serge. La terre s’est ouverte sous mes pieds. Quand le divorce est devenu inéluctable, moi toujours incrédule et elle très décidée, je me suis accroché comme un dingue à tous mes souvenirs pour pouvoir tenir le coup. Un en particulier venait sans cesse me hanter. Notre premier voyage en couple, à San Francisco. Nous avions vingt-cinq ans tous les deux, juste avant la naissance d’Arno. Nous étions jeunes, insouciants et fous amoureux. Je revois notre décapotable qui roulait sur le Golden Gate Bridge, les cheveux d’Astrid flottant sur mon visage, le petit hôtel de Pacific Heights où nous avons fait l’amour avec frénésie, les trajets animés en tramway.

Mais c’est d’Alcatraz dont je me souviens le mieux. Nous avions pris le bateau pour nous rendre sur l’île. C’était une visite guidée. La ville, étincelante de lumière, n’était qu’à trois kilomètres, trois kilomètres d’eau froide et dangereuse. Si proche et si loin. Parce que le soleil y entrait, les cellules du « Seedy Block » étaient les plus recherchées. Au Nouvel An, par exemple, avait poursuivi le guide, si le vent soufflait dans la bonne direction, les prisonniers pouvaient entendre les fêtes qui se donnaient au St Francis Yacht Club, de l’autre côté de la baie.

Pendant longtemps, je me suis senti comme un prisonnier d’Alcatraz, me nourrissant des miettes de rire, de chant et de musique que le vent voulait bien m’envoyer, de la rumeur d’une foule que je pouvais entendre mais jamais voir.

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