Le sac de Pauline, dans l’entrée. Près d’une pile de vêtements soigneusement pliés. Je ne peux plus détacher mon regard de ce sac et de cette pile de vêtements. Il est tard, deux ou trois heures du matin. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je suis sec, vidé. J’ai fumé une dizaine de cigarettes. Mon visage est gonflé. J’ai mal partout. Mais j’ai peur d’aller me coucher.

Dans la chambre de Margaux, la lumière est encore allumée. J’entends sa respiration régulière en collant mon oreille sur sa porte. Elle s’est endormie. Les garçons aussi. L’appartement est plongé dans le silence. Plus une voiture ne passe rue Froidevaux. Je cède, je vais prendre le sac précautionneusement, en marchant sur la pointe des pieds. Je m’assois avec le sac et les vêtements sur les genoux. J’ouvre le sac. Je fouille. Une brosse pleine de longs cheveux blonds. Pauline est morte et j’ai ses cheveux sous les doigts. Son téléphone est sur « silencieux ». Trente-deux appels en absence. Ses amis ont-ils appelé pour entendre encore une fois le son de sa voix ? Peut-être ferais-je la même chose si un de mes amis mourait. Des manuels scolaires. Belle écriture soignée. Elle était meilleure élève que Margaux. Elle voulait devenir médecin. Patrick en était fier. Quatorze ans et elle savait déjà ce qu’elle voulait faire dans la vie. Son portefeuille. Violet et pailleté. Sa carte d’identité, éditée il y a deux ans. Sur la photo, je reconnais la Pauline qui m’est familière. La gamine maigrichonne avec qui je jouais à cache-cache. Du maquillage, du gloss, un déodorant. Son agenda. Les devoirs des deux prochaines semaines. Je tourne rapidement les pages. « Dallad dimanche » et un cœur rose. Dallad est le surnom de Margaux. Pauline, c’était « Pitou » déjà quand elles étaient toutes petites. Ses vêtements. Ceux qu’elle a enlevés pour se mettre en tenue de sport. Un pull blanc et un jean. Je porte le pull lentement à mon visage. Il sent la cigarette et le parfum fruité.

Je pense à Patrick et Suzanne. Où sont-ils à présent ? Près du corps de leur fille ? À la maison, sans pouvoir fermer l’œil ? Aurait-on pu sauver Pauline ? Est-ce que quelqu’un savait qu’elle avait un problème cardiaque ? Si elle n’avait pas joué au basket, serait-elle encore en vie ? Les questions se bousculent dans ma tête. Je sens la panique me gagner. Je me lève, j’ouvre la fenêtre. Un courant d’air glacé m’enveloppe. Le cimetière s’étale devant moi, vaste et noir. Je ne cesse de penser à Pauline, à son corps sans vie. Elle portait un appareil dentaire. Que vont-ils en faire ? Va-t-on l’enterrer avec ? Est-ce qu’on demandera à un dentiste de le lui ôter ? Ou est-ce le boulot du thanatopracteur ? Mes mains attrapent le téléphone. J’ai besoin de parler.

Au bout de quelques sonneries, elle décroche enfin. Sa voix est tout ensommeillée, mais chaleureuse.

— Salut, monsieur le Parisien. On se sent seul ?

Je suis tellement soulagé d’entendre sa voix au beau milieu de la nuit que je suis à deux doigts de pleurer. Je lui explique rapidement ce qui s’est passé.

— Oh, ta pauvre petite fille. Elle a vu mourir son amie. C’est moche. Comment va-t-elle ?

— Pas très bien, je dois reconnaître.

— Et sa mère n’est pas là, n’est-ce pas ?

— Non, elle n’est pas là.

Silence.

— Tu veux que je vienne ?

Sa proposition est si soudaine que je m’en étrangle.

— Tu ferais ça ?

— Si tu le souhaites.

Bien sûr, oui, bien sûr, viens, grimpe sur ta Harley et fonce jusqu’ici, oui, s’il te plaît, Viens, Angèle, j’ai besoin de toi. Viens ! Mais que penserait-elle si je lui avouais ma détresse, si je la suppliais de venir immédiatement. Me trouverait-elle faible ? Lui ferais-je pitié ? Lui fais-je déjà pitié ?

— Je ne veux pas t’emmerder avec ça. Ça va te faire de la route.

Elle soupire.

— Ah ! vous, les hommes ! C’est si difficile de dire les choses comme elles sont ? Tu ne peux pas faire simple et me dire franchement ce dont tu as envie ? Je viendrai si tu as besoin de moi. Exprime-toi, c’est tout, c’est aussi simple que ça. Je te dis au revoir maintenant. Je commence tôt demain matin.

Elle raccroche. J’ai envie de la rappeler, mais je me retiens. Je fourre le téléphone dans ma poche et me rallonge sur le canapé. Je finis par m’endormir.

Quand je me réveille, les garçons sont en train de préparer leur petit déjeuner. Je jette un coup d’œil dans le miroir. J’ai l’air d’un croisement entre Mister Magoo et Boris Eltsine. Margaux est enfermée dans la salle de bains. J’entends couler la douche. Ça risque de durer un moment.

Dans sa chambre, les draps sont retournés. Étrange, on dirait des draps neufs. Je ne les ai jamais vus avant. De grandes fleurs rouges. Je m’approche. Ce ne sont pas de grandes fleurs rouges. C’est du sang. Margaux a eu ses règles cette nuit. Et, si j’en crois ce que m’a dit Astrid, c’est la première fois.

A-t-elle peur, se sent-elle nauséeuse, gênée, souffre-t-elle ? Margaux a ses règles. Ma petite fille chérie. Qui peut désormais avoir des enfants. Qui ovule. Je ne suis pas sûr d’aimer l’idée. Je ne sais pas si je suis prêt pour ça. Bien sûr, je savais que ça finirait par arriver un jour. Mais je croyais, d’une façon confuse et un peu lâche, que ce serait l’affaire d’Astrid, pas la mienne. Comment diable se débrouillent les pères avec ça ? Qu’est-ce que je suis censé faire ? L’amener à comprendre que je suis au courant ? Que je suis fier ? Que je suis là si elle a besoin de mon aide, avec une sorte de ton assuré à la John Wayne, parce que, bien sûr, je connais les tampons sur le bout des doigts (avec ou sans applicateurs) et les serviettes, je n’en parle même pas (flux léger ou abondant), idem pour le syndrome prémenstruel ? Je suis un homme moderne, non ? Mais en réalité, aujourd’hui, il m’est tout bonnement impossible d’incarner ce genre de père-là. Je vais devoir appeler Mélanie. En l’absence d’Astrid, elle est ma seule alliée féminine.

J’entends le verrou de la salle de bains. Elle a fini. Je m’empresse de sortir de sa chambre. Elle apparaît, les cheveux enroulés dans une serviette, de grands cernes violets sous les yeux. Elle marmonne un bonjour. Je l’arrête en l’attrapant par l’épaule. Elle se dégage et continue son chemin.

— Comment vas-tu, ma chérie ? tenté-je. Comment… te sens-tu ?

Elle hausse les épaules. La porte de sa chambre se referme violemment. A-t-elle une idée de la façon dont ça se passe, les règles, les tampons, les serviettes ? Bien sûr qu’elle sait, Astrid a dû tout lui expliquer, ou bien ses amies. Pauline. Je vais me préparer un café. Les garçons sont déjà prêts pour l’école. Ils m’embrassent avec maladresse. Au moment où ils vont passer la porte, on sonne.

C’est Suzanne, la mère de Pauline. L’instant où nos regards se croisent est douloureux, saturé d’émotion. Elle me prend les mains, tandis que les garçons l’embrassent sur la joue et filent, le cœur gros.

Son visage est gonflé, elle a de petits yeux. Pourtant, elle trouve encore la force de me sourire. Je la prends dans mes bras. Elle sent l’hôpital, la souffrance, la peur, la perte. Nous restons ainsi, enlacés, à nous balancer doucement. C’est une petite femme, sa fille la dépassait déjà d’une bonne tête. Elle lève ses yeux vers moi, pleins de larmes.

— Je prendrais bien un café.

— Bien sûr ! Je te donne ça tout de suite.

Je la conduis jusqu’à la cuisine. Elle s’assoit, ôte son manteau et son écharpe. Je lui verse une tasse en tremblant.

— Je suis là, Suzanne, tu sais ?

C’est tout ce qui me vient. Elle a l’air d’apprécier, même si ce n’est pas grand-chose. Elle hoche la tête et prend une gorgée hésitante de café, puis me dit :

— Je n’arrête pas de penser que je vais me réveiller. Que tout ça n’est qu’un cauchemar.

Elle porte un gilet vert, une chemise blanche, un pantalon noir, des boots. Portait-elle les mêmes vêtements quand on l’a appelée hier pour lui annoncer que sa fille était morte ? Que faisait-elle à ce moment-là ? À quoi a-t-elle pensé quand elle a vu que c’était l’école qui appelait ? Que Pauline avait séché les cours ? Qu’elle avait eu un problème avec un professeur ?

Je voudrais lui dire à quel point je suis bouleversé depuis que Margaux m’a appris la nouvelle. Lui dire toute ma compassion, ma tristesse, mais je demeure muet. Je ne peux que lui prendre la main et la serrer fort. C’est tout ce dont je suis capable.

— Les funérailles ont lieu mardi. À la campagne. À Tilly. Là où est enterré mon père.

— Nous y serons, bien sûr.

— Merci, murmure-t-elle. Je suis venue pour les affaires de Pauline. Son sac et des vêtements, c’est ça ?

— Oui, tout est là.

Au moment où je me lève, Margaux entre dans la cuisine. Quand elle voit Suzanne là, elle laisse échapper un petit cri qui me tord le ventre, et va se jeter dans ses bras, enfonçant sa tête contre son épaule, son corps frêle tout secoué de sanglots. Je regarde Suzanne qui la réconforte, lui caresse les cheveux. Margaux pleure et elle laisse enfin sortir les mots qu’elle gardait hier.

— On était en cours de gym comme tous les jeudis. On jouait au basket. Pitou s’est écroulée sur le sol. Quand le prof l’a retournée, j’ai compris. Ses yeux étaient tout blancs. Le prof a essayé de la réanimer, il a fait tous les trucs qu’on voit à la télé. Ça a duré une éternité. Quelqu’un a appelé une ambulance, mais le temps qu’ils arrivent, c’était fini.

— Elle n’a pas souffert, murmure Suzanne, en passant la main dans les cheveux de Margaux. Elle n’a pas souffert, ça a été instantané, c’est ce que m’ont dit les médecins.

— Pourquoi est-elle morte ? demande simplement Margaux.

— Ils pensent que Pauline avait un problème au cœur. Un problème que tout le monde ignorait. Son petit frère va subir des examens cette semaine pour vérifier qu’il n’a pas la même pathologie.

— Je veux la voir, dit Margaux. Je veux lui dire au revoir.

Les yeux de Suzanne se tournent vers moi.

— Ne m’en empêche pas, papa, me lance-t-elle, sans me regarder. Je veux la voir.

— Je ne t’en empêche pas, ma chérie. Je comprends.

Suzanne finit sa tasse de café.

— Bien sûr que tu peux la voir. Elle est encore à l’hôpital. Tu peux venir avec moi, ou bien avec ta mère.

— Ma mère est au Japon, dit Margaux.

— Alors, ton père peut t’y conduire, dit Suzanne en se levant. Il faut que j’y aille. J’ai beaucoup de choses à faire. De la paperasserie. Les funérailles. Je voudrais que ce soit un beau moment.

Elle s’interrompt et se mord les lèvres. Sa bouche se tord.

— De belles funérailles pour ma jolie petite fille.

Elle se retourne brutalement, mais j’ai le temps de voir son visage s’effondrer. Elle ramasse le sac et les vêtements, puis se dirige vers l’entrée. Devant la porte, elle redresse les épaules comme un soldat se préparant au combat. J’ai pour elle une immense admiration.

— À plus tard, chuchote-t-elle sans lever les yeux.

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