Ils s’installèrent côte à côte, devant la mer, regardant l’eau glisser lentement sur le Gois. Mélanie n’avait guère envie de parler. Ses cheveux bruns flottaient dans le vent, son visage était sombre. Elle avait mal dormi, avait-elle expliqué en arrivant ce matin au petit déjeuner. Ses yeux étaient à peine ouverts, à peine deux fentes, ce qui lui donnait un air asiatique. Plus la matinée avançait, plus elle devenait silencieuse. Il lui demanda si quelque chose n’allait pas, mais elle se contenta de hausser les épaules. Antoine remarqua qu’elle avait éteint son téléphone, elle qui y était sans arrêt suspendue d’habitude, à regarder si elle n’avait pas reçu de SMS ou d’appels en absence. Tout cela avait-il à voir avec Olivier ? Peut-être l’avait-il appelé pour son anniversaire, ce qui avait ravivé sa blessure. Sombre connard, pensa-t-il. Mais peut-être était-ce le vieux beau porté sur la chose qui avait oublié de l’appeler ?

Il fixa son attention sur les vagues qui dévoraient peu à peu la route pavée. Il éprouvait la même fascination que dans son enfance. Et voilà. C’était fait. Plus de route. Une infime douleur vint le frapper, comme si un moment unique s’évanouissait. Peut-être était-il plus réconfortant de voir le passage du Gois apparaître, solide et gris, long ruban séparant les eaux, que d’assister à son agonie sous des vagues écumantes. Si seulement ils avaient choisi un autre moment. L’endroit était sinistre aujourd’hui et l’étrange humeur de Mélanie n’arrangeait rien.

C’était leur dernier matin sur l’île. Était-ce pour cela qu’elle demeurait muette, indifférente au spectacle de la nature, à ces goélands planant au-dessus d’eux, au vent qui mordait leurs oreilles, aux gens rebroussant chemin ? Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et posé son menton dessus. Elle avait un air hébété. Peut-être souffrait-elle d’une migraine ? Leur mère en avait fréquemment, de terribles crises qui la terrassaient. Il pensa au long trajet qui les attendait pour rentrer à Paris, aux inévitables embouteillages. À son appartement désert. À l’appartement tout aussi désert de sa sœur. Où personne ne vous attend. Où personne n’est là pour vous accueillir quand vous ouvrez la porte, harassé par des heures de route. Où personne n’est là pour vous embrasser. Bien sûr, il y avait toujours l’amant lubrique, qui avait dû passer son week-end du 15 août, en bon mari, avec sa femme. Peut-être pensait-elle à demain, quand il faudrait retourner au bureau, à Saint-Germain-des-Prés, se coltiner des auteurs névrosés et nombrilistes, ainsi qu’un patron impatient et insatisfait, flanqué d’une assistante dépressive.

Le même genre d’individus qu’affrontait Astrid dans une maison d’édition rivale. Antoine s’était toujours senti loin de ce monde. Il n’avait jamais aimé ces fêtes clinquantes où le champagne coulait à flots, où les auteurs faisaient les yeux doux aux journalistes, aux éditeurs et aux agents. Durant ces soirées, il regardait Astrid glisser parmi la foule, passant de groupe en groupe avec aisance dans sa jolie robe de cocktail et ses hauts talons, un sourire accroché aux lèvres, un balancement de tête gracieux. Lui restait au bar, fumait cigarette sur cigarette et se sentait minable, pas à sa place. Au bout d’un certain temps, il avait cessé de l’accompagner dans ces raouts. Peut-être n’aurait-il pas dû, pensait-il maintenant. Cette façon de s’éloigner de la vie professionnelle de sa femme avait dû être sa première erreur. Il avait été aveugle. Et stupide.

Demain, lundi. Son petit bureau triste de l’avenue du Maine. La dermatologue avec laquelle il partageait les locaux. Une femme taciturne, au teint blafard, dont le seul plaisir était de brûler des verrues sur les pieds de ses patients.

Lucie, son assistante. Ses joues rebondies, son front luisant, ses yeux noirs et ronds comme des billes, ses cheveux bruns toujours gras. Ses mollets dodus, ses doigts boudinés. Lucie avait été dès le départ une catastrophe. Elle ne faisait jamais rien comme il fallait – elle était évidemment persuadée du contraire, c’était lui qui expliquait les choses de travers. Elle affichait une susceptibilité extrême et pouvait se mettre dans des états frôlant l’hystérie, pour finir par pleurnicher en s’étalant sur son clavier d’ordinateur.

Demain, lundi, et tout un futur de soirées effrayantes s’alignant dans son esprit comme un embouteillage sur une autoroute sans fin. La copie conforme de l’année qu’il venait de vivre, percluse de solitude, de chagrin et de dégoût de soi-même.

Une fois de plus, il douta d’avoir eu une bonne idée en revenant sur les lieux de leur enfance. Fallait-il faire remonter du passé les yeux de leur mère, sa voix, son rire, sa démarche légère sur cette plage ? Pourquoi n’avait-il pas plutôt entraîné Mélanie à Deauville ou Saint-Tropez, Barcelone ou Amsterdam, n’importe où, où la mémoire familiale ne serait pas venue les hanter ? Il passa un bras autour de ses épaules et tenta maladroitement de la chatouiller, comme pour lui dire : « Allez, remets-toi ! Ne gâche pas tout. » Cela ne la fit pas rire. Elle tourna la tête et le regarda intensément. Que cherchait-elle au fond de ses yeux ? Elle entrouvrit les lèvres, mais les referma bientôt, secoua la tête avec une grimace et soupira.

— Qu’est-ce qu’il y a, Mel ?

Elle sourit, mais il n’aima pas ce sourire tendu qui déformait sa bouche et lui donnait l’air plus marqué et plus triste encore.

— Rien, murmura-t-elle dans le vent. Rien du tout.

Ce ne fut qu’au moment de déposer les bagages dans le coffre de la voiture qu’elle sembla se détendre un peu. Puis, sur la route, tandis qu’il conduisait, elle passa quelques coups de fil et fredonna une vieille chanson des Bee Gees. Un profond soulagement envahit alors Antoine. Elle allait bien, tout irait bien, l’humeur de tout à l’heure avait dû être provoquée par un mal de crâne. Un mauvais moment déjà vécu, déjà oublié.

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