La veillée de Noël à Malakoff a été une réussite, Astrid l’a conduite avec brio. Mélanie était là, mon père aussi, qui n’était pas au meilleur de sa forme, avec Régine et Joséphine. Je n’avais pas vu autant de membres de la famille Rey réunis dans une même pièce depuis très longtemps.

Seul Serge manquait. Quand j’ai demandé à Astrid, avec tout le tact possible, comment les choses allaient avec lui, elle a soupiré : « C’est compliqué. » Une fois le repas terminé, les cadeaux ouverts, et comme tout le monde discutait au salon devant la cheminée, Astrid et moi sommes montés dans le bureau de Serge pour faire le point sur les enfants. Ce qu’ils étaient devenus, la sensation que nous avions d’avoir perdu le contrôle. Le dédain qu’ils nous renvoyaient, le manque de respect, d’affection, d’amour. Margaux semblait murée dans un mépris silencieux, refusant de voir le conseiller psychologique que nous avions trouvé pour l’aider à affronter le deuil de son amie. Et comme nous le prévoyions, Arno avait été expulsé de son lycée. Nous l’avions inscrit dans une pension très stricte près de Reims. L’avocat qui le défendait espérait obtenir un arrangement sous forme de dommages et intérêts en faveur de la famille Jousselin pour dégradations. À combien s’élèverait cette somme, nous n’en avions aucune idée. Heureusement, nous n’étions pas les seuls parents impliqués. Tout cela était certainement normal, les simples aléas de l’adolescence. Mais cette considération ne rendait pas les choses plus faciles à supporter. Ni pour elle ni pour moi. J’étais soulagé de savoir qu’elle traversait les mêmes tourments et j’essayais de l’en convaincre.

— Tu ne comprends pas, m’avait-elle confessé, c’est pire pour moi. Je les ai mis au monde.

J’ai essayé de lui expliquer le dégoût que j’avais ressenti pour Arno la nuit de son arrestation. Elle avait hoché la tête avec, sur le visage, un mélange d’inquiétude et de compréhension.

— Je vois ce que tu veux dire, Antoine, mais c’est pire pour moi, ces enfants, je les ai portés – elle avait dit ça en plaçant sa main sur son ventre –, et c’est comme si je les sentais encore en moi. Je leur ai donné la vie, ils ont été si charmants pendant des années et maintenant, voilà.

Je n’ai rien trouvé d’autre à ajouter qu’un faible :

— Je sais, j’étais là quand ils sont nés.

Elle avait masqué son irritation derrière un sourire.


Début janvier, la loi antitabac s’abat sur la France. Bizarrement, s’y soumettre est plus facile que je ne l’imaginais. Nous sommes tellement nombreux à fumer dans le froid glacial devant les restaurants et les bureaux que j’ai l’impression de participer à une vaste conspiration. La conspiration des mains gelées. Lucas m’a appris que Serge est revenu. Je ne peux m’empêcher de me demander si Astrid lui a avoué la nuit qui a suivi l’enterrement de Pauline. Et si elle l’a fait, comment l’a-t-il pris ? Au boulot, Parimbert se révèle aussi emmerdeur que son gendre. C’est une main de fer dans un gant de velours. Négocier avec lui est un calvaire qui me laisse sur les rotules.

Le seul rayon de lumière dans ce ciel lourd a été la fête d’anniversaire-surprise organisée en mon honneur par Hélène, Didier et Emmanuel. Elle a eu lieu chez Didier. C’est un collègue, mais si nous avons essuyé tous les deux les plâtres à nos débuts, lui, à présent, évolue dans un monde de succès et de prospérité. Heureusement il n’a jamais eu la grosse tête. Il aurait pu. Je n’ai plus qu’une chose en commun avec ce grand type émacié aux longues mains fines et à l’énorme rire très surprenant : sa femme l’a quitté pour un homme plus jeune, un banquier arrogant de la City. Son ex, que j’aimais bien, est devenue une sorte de clone de Victoria Beckham. Son remarquable nez grec ressemble à présent à une prise électrique.

Je n’étais pas particulièrement obnubilé par mon quarante-quatrième anniversaire. Quand j’étais père de famille à plein temps, c’était toujours touchant de recevoir des cadeaux de mes enfants, dessins maladroits et poteries approximatives. Mais cette fois-ci, je m’attendais à me retrouver seul. Comme l’année dernière. Le matin, Mélanie m’avait envoyé un gentil message, Astrid également, et aussi Patrick et Suzanne, qui étaient partis faire un grand voyage en Asie. Je pense que c’est ce que j’aurais fait si j’avais perdu ma fille. Mon père oublie régulièrement mon anniversaire, mais cette année, surprise, il m’a appelé au bureau. Sa voix était fatiguée, elle n’avait plus rien à voir avec la voix de ténor du barreau qu’il avait autrefois.

— Tu veux venir grignoter un bout pour ton anniversaire ? avait-il demandé. Nous serons seuls, toi et moi, Régine a un dîner de bridge.

L’avenue Kléber. La salle à manger années soixante-dix orange et marron trop éclairée. Mon père et moi face à face autour de la grande table ovale. Sa main parsemée de taches de vieillesse qui tremble en versant le vin. Tu devrais y aller, Antoine, c’est un vieil homme, à présent, il se sent certainement seul. Tu devrais faire un effort, fais un geste pour lui, pour une fois. Pour une fois.

— Je te remercie, mais j’ai quelque chose de prévu ce soir.

Menteur. Lâche.

En raccrochant, je me sens coupable. Mal à l’aise, je me penche à nouveau sur mon ordinateur et mon projet de dôme de l’Esprit. Cette commande me prend une énergie folle, mais je m’y découvre une motivation surprenante, je retrouve la joie de travailler sur un projet qui m’enthousiasme, me pousse et me stimule. J’ai fait des recherches sur les igloos, leur histoire, leur spécificité. J’ai étudié d’autres dômes, me suis souvenu de ceux que j’avais visités, à Florence, à Milan. J’ai noirci des pages et des pages avec des croquis, des dessins, imaginé des formes que je ne me savais pas capable de concevoir, poursuivi des idées que je ne me croyais pas capable d’avoir.

Un faible bip m’a signalé un mail. C’était Didier. Besoin de ton avis pour une négociation de boulot importante. Un gars avec qui tu as travaillé. Peux-tu passer ce soir vers huit heures ? Urgent ! J’ai répondu : Oui, bien sûr.

En arrivant chez Didier, je ne me doutais de rien. Il m’a salué, m’a fait entrer, imperturbable. Je l’ai suivi jusque dans l’immense pièce principale qui m’a paru étonnamment silencieuse, comme si une chape de plomb s’était abattue sur le loft. Et soudain, des cris et des exclamations ont retenti autour de moi. Abasourdi, j’ai vu apparaître Hélène et son mari, Mélanie, Emmanuel et deux femmes que je ne connaissais pas et qui se sont révélées être les nouvelles compagnes de Didier et d’Emmanuel. Musique à fond, champagne servi avec foie gras, tarama, fruits et gâteau au chocolat. Les cadeaux ont suivi. J’étais aux anges, heureux de me sentir au centre de toutes les attentions.

Didier n’arrêtait pas de regarder sa montre, je ne comprenais pas pourquoi. Quand on a sonné à la porte, il s’est précipité.

— Ah ! a-t-il annoncé, le plat de résistance !

Et il a ouvert la porte avec un grand sourire.

Elle est entrée dans une longue robe blanche, une robe époustouflante, en ce milieu d’hiver. Elle est arrivée comme ça, de nulle part, ses cheveux châtains attachés et un sourire mystérieux sur les lèvres.

— Bon anniversaire, monsieur le Parisien ! a-t-elle murmuré à la Marilyn Monroe.

Puis elle m’a embrassé.

Tout le monde a applaudi. J’ai aperçu Didier et Mélanie échangeant un coup d’œil triomphant, et deviné que c’étaient eux qui avaient monté toute l’affaire. Tous les yeux étaient rivés sur Angèle. Emmanuel était bouche bée et m’a discrètement félicité en levant le pouce. Les femmes, je le sentais, avaient hâte de lui poser des questions sur son travail. Angèle devait y être habituée. Quand la première question a surgi, « Comment faites-vous pour côtoyer des gens morts tous les jours ? », elle a répondu, sans botter en touche : « Ça aide les autres à rester vivants. »

Ce fut une merveilleuse soirée. Angèle dans sa robe blanche, telle une reine des neiges. Nous avons ri, bu et dansé, même Mélanie qui bougeait depuis son accident. Nous avons applaudi, à nouveau. J’avais un peu le tournis. Trop de champagne et trop de bonheur. Quand Didier m’a demandé pour Arno, j’ai répondu platement :

— C’est un désastre.

Son rire de hyène a retenti et tout le monde a suivi. Je leur ai raconté la conversation d’homme à homme que nous avions eue tous les deux après son renvoi du lycée. Le sermon que je lui avais imposé en me détestant parce que je ressemblais alors tellement à mon père, les menaces, les remontrances, avec le fatal doigt accusateur. Puis je m’étais levé et avais imité la dégaine de mon fils, sa démarche languide et son air renfrogné. J’avais même poussé jusqu’à singer sa voix rugueuse et traînante, la voix immédiatement identifiable de l’adolescent dans le coup :

— Laisse tomber, papa, quand t’avais mon âge, y’avait rien, pas d’Internet, pas de portable, c’était le Moyen Âge, enfin, c’que j’veux dire c’est que t’es né dans les années soixante, alors… j’vois pas comment tu pourrais comprendre le monde d’aujourd’hui !

Ma petite imitation a déclenché une autre bordée de rires. J’étais ravi, porté par un phénomène que je n’avais jamais connu. Je pouvais faire rire les gens. Ça ne m’était encore jamais arrivé. Dans le couple que nous formions avec Astrid, c’était elle la marrante. C’est elle qui racontait des blagues et déclenchait les fous rires. Je restais toujours le témoin silencieux. Jusqu’à ce soir.

— Il faut que je vous parle de mon nouveau patron, Parimbert, annoncé-je à mon nouveau public.

Tout le monde le connaissait à cause des affiches publicitaires géantes où sa gueule s’étalait à tous les coins de rue, sans compter ses nombreux passages à la télé ou sur Internet. Bref, il était difficile d’éviter de croiser son sourire de chat du Cheshire. J’imitais sa façon de faire les cent pas, les mains dans les poches, les épaules jetées en avant. Je tenais surtout à la perfection son rictus si particulier, censé exprimer la puissance de sa pensée, mais qui se résumait à une sorte de moue de vieille dame, suivie d’un pincement de lèvres qui lui donnait l’air d’un pruneau desséché. J’excellais aussi à reproduire sa façon, tout en retenue et en précision, de dire certains mots sotto voce pour leur donner de l’importance, comme s’ils étaient écrits avec des majuscules :

— À présent, Antoine, souvenez-vous de la force des montagnes. N’oubliez pas qu’autour de vous, ce ne sont que Particules de Vie, débordantes d’Énergie et d’Intelligence. N’oubliez pas que la Purification de votre Espace intérieur est ABSOLUMENT nécessaire.

Je leur ai parlé du dôme de l’Esprit, du cauchemar mais aussi de l’incroyable source d’inspiration que représentait ce projet. Je leur ai décrit Parimbert le nez collé à mes ébauches parce que sa vanité l’empêchait de porter des lunettes. Il ne manifestait jamais aucun sentiment, ni positif ni négatif, se contentant d’être intrigué, persuadé qu’il avait sous les yeux quelque chose de la plus haute importance.

— À présent, Antoine, n’oubliez pas, le dôme de l’Esprit doit être une Bulle de Potentiel, un Espace de Libération, un Espace clos, mais qui a le pouvoir de nous rendre libres.

Ils étaient tordus de rire. Hélène en avait les larmes aux yeux. J’ai enchaîné sur le séminaire auquel Parimbert m’avait convié. Pendant une journée, dans un complexe moderne des très chic quartiers de l’Ouest parisien, il m’avait présenté à son équipe. Son associé était un Asiatique terrifiant dont l’identité sexuelle restait indéterminée. Tous les gens travaillant pour Parimbert ressemblaient à des dames au camélia ou à des drogués. Ils étaient tous habillés en blanc et noir, aucun n’avait l’air normal. À une heure, mon estomac avait commencé à se signaler par des gargouillis, mais le temps passait et pas de repas en vue. Trônant devant son assemblée, sur fond d’écrans lumineux, Parimbert n’en finissait plus de disserter d’une voix monocorde sur le succès de son site web qui se « développait dans le monde entier ». J’avais osé demander à la femme hagarde et élégante assise à côté de moi si elle savait quand le déjeuner était prévu. Elle m’avait lancé un regard outragé comme si j’avais dit « sodomie » ou « gang bang ».

— Le déjeuner ? Nous ne déjeunons pas. Jamais.

À quatre heures, du thé vert et des scones au blé complet avaient été cérémonieusement servis. Mais mon estomac protestait vigoureusement. À peine échappé de cet enfer, j’avais dévoré une baguette entière.

— Tu étais si drôle, m’a félicité Mélanie, alors que nous partions.

Didier, Emmanuel et Hélène ont acquiescé. Je percevais chez tous un mélange d’admiration et d’étonnement.

— Je ne te connaissais pas ce talent !

Quand je me suis endormi en tenant entre mes bras ma jolie reine des neiges, j’étais heureux. Oui, j’étais un homme heureux.

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