CHAPITRE VI


LA NUIT ENSORCELÉE

— Entre, je t’attendais…

— Je n’ai pas annoncé ma visite cependant ?

— Non, mais je savais que tu viendrais un soir ou l’autre. Et depuis ce matin quelque chose me disait que ce serait celui-ci… Viens t’asseoir près de moi !

Elle tendait vers lui un bras mince et rond, chargé de bracelets, une main fine, bosselée d’or et de rubis. Salomé, ce soir, était vêtue comme pour une fête, de longs voiles de mousseline jaunes et blancs brodés d’or entre les épaisseurs desquels brillaient des colliers et des agrafes précieux. Elle était à demi étendue au milieu des coussins, la tiare d’orfèvrerie qui la coiffait était plus somptueuse encore que la dernière fois et une longue natte tressée de perles d’or glissant sur une épaule semblait la continuer. Avec ses longs yeux noirs et ses lèvres rouges que faisait briller la flamme des lampes de bronzes posées à différents niveaux, la femme était d’une beauté saisissante et en prenant place près d’elle comme son geste l’y invitait, Aldo se sentit enveloppé d’un parfum complexe et capiteux comme il n’en avait jamais respiré. Le trouble qu’elle lui avait déjà inspiré le saisit de nouveau. Il voulut le dissiper en posant tout de suite des questions précises :

— L’autre nuit, tu m’as appris que j’allais être en danger. Peux-tu m’en dire davantage ?

— Peut-être, fit-elle en tapant dans ses mains pour faire apparaître le café rituel. Mais tu n’es pas venu que pour cela…

— Et pourquoi d’autre ? Je sais que les brumes de l’avenir se déchirent devant toi… et que tu dis des choses trop vraies.

— C’est ton amie de l’autre soir qui t’a dit cela ? Qu’est-elle au juste pour toi ?

— Rien qu’une amie mais tu devrais le savoir, toi qui vois tout. C’est elle, en effet qui m’a dit cela. Elle était, je crois, aussi satisfaite qu’effrayée…

— C’est une femme étrange qui s’est trompée de siècle. Elle vient de loin, comme moi… mais elle t’a conduit ici et, pour cela, je la bénis…

Morosini fronça le sourcil, repris par son ancienne méfiance :

— Je ne vois pas pourquoi, dit-il sèchement.

— Tu es celui que j’attendais… depuis longtemps.

Il eut un mouvement d’impatience : celle-là aussi, on la lui avait déjà servie. Pour réfréner un début d’irritation, il but une tasse d’un café qui lui parut plus parfumé que jamais :

— Écoute, soupira-t-il, j’ai besoin de ton savoir. Tu m’as dit que j’allais être en danger et je crois que je le suis parce que, ce soir, j’ai reçu ça ! Comme tu peux le voir, c’est court mais très explicite…

Elle ne jeta au papier qu’un coup d’œil dédaigneux :

— Et tu as peur ?

— Non mais je pense que ceci doit être pris au sérieux.

— Sans doute mais, de toute façon, tu dois repartir, alors je te conseille d’obéir…

Déçu et furieux, il se leva si brusquement qu’il manqua renverser la fragile table basse supportant le plateau :

— Si c’est tout ce que tu as à m’apprendre, je te laisse. Je perds mon temps ici…

— Crois-tu ?… Allons, calme-toi et ne déforme pas le sens de mes paroles. Tu partiras parce que ta vie n’est pas ici et ce que tu cherches non plus !

— Que sais-tu de ce que je cherche ?

— Tu cherches les pierres sacrées, celles qui donnent le pouvoir de pénétrer l’avenir et c’est pour ça que tu es en danger…

Cette fois Morosini n’avait plus envie de partir. Il sentait qu’il avait frappé à la bonne porte.

— Mais puisque tu dis qu’elles ne sont plus ici, je ne vois pas pourquoi l’on s’en prendrait à moi ?

— Tes ennemis sont de deux sortes : ceux qui ne veulent à aucun prix que les émeraudes qui ont joué un rôle tragique dans la dynastie la plus respectée reparaissent avec leur histoire et ceux qui veulent que tu les retrouves pour en tirer une fortune.

— Et toi, tu sais où elles se cachent ?

— Je sais où elles sont allées… il y a longtemps…

— Alors dis-moi au moins leur histoire !

— Pas maintenant.

— Quand, alors ? s’écria Morosini qui commençait à s’énerver. Tu sais que je dois partir et même tu me le conseilles, et tu me dis « pas maintenant » ? Alors je répète : quand ?

— Quand nous aurons fait l’amour… Alors, je te dirai tout.

Il la regarda avec une sorte d’horreur incrédule :

— L’amour ? Toi et moi ?

— Et qui d’autre vois-tu ici ? Je veux t’appartenir, ne fût-ce qu’une heure…

— C’est impossible !

— À mon tour de demander pourquoi. Ne suis-je pas assez belle ? fit-elle en étirant parmi les coussins un corps dont les formes se dessinaient sous les voiles.

— Tu es très belle mais puisque apparemment tu sais tout de moi, tu ne dois pas ignorer que, marié depuis peu, j’aime profondément ma femme et qu’on me l’a enlevée. Cela ne dispose guère à batifoler avec une autre…

Le mot, prononcé volontairement, dut la blesser car elle se rembrunit. Ses longs yeux noirs lancèrent un éclair :

— Un prince n’a pas le droit d’être vulgaire. Ce que je veux de toi c’est un accomplissement, celui qui a été écrit pour moi il y a bien longtemps et que toi seul peux me donner. Je ne te demande pas d’oublier ton épouse. Simplement de t’oublier toi-même pendant un moment, d’oublier ta volonté et de laisser parler ton instinct…

— N’y vois pas une offense à ta beauté mais je ne pourrai jamais !

— Je crois que si. Je vais t’aider… Bois encore un peu de café !

Il obéit machinalement tandis que, par trois fois, elle frappait dans ses mains. Une musique douce commença dans la pièce voisine et la servante reparut. Sans qu’un mot soit prononcé, elle vint ôter la tiare d’or ciselé qui coiffait sa maîtresse et qu’elle emporta. Salomé alors se dressa sur ses pieds nus où tintaient des anneaux et se mit à danser. Une danse lente, quasi hiératique, celle d’une prêtresse faisant offrande à son dieu. Par trois fois, elle s’agenouilla devant Aldo sans perdre le fil de la musique, se relevant chaque fois d’une souple torsion des reins, puis elle s’écarta en abandonnant un premier voile aux pieds de l’homme qui le ramassa, gagné par une étrange fascination et pour qui, soudain, le temps s’arrêta, emportant la réalité, à mesure que la danse déroulait ses figures voluptueuses dont le rythme s’accélérait peu à peu. Il n’était plus un Européen perdu aux confins de deux mondes mais un roi des temps anciens regardant s’animer et se dévoiler pour lui une admirable statue. L’une après l’autre s’envolaient les mousselines brodées révélant toujours plus nettement un corps dissimulé encore par une large ceinture orfévrée incrustée de perles, de corail et de pierres fines comme le large pectoral ciselé que les seins orgueilleux supportaient sans faiblir, les pendants d’oreilles et les nombreux bracelets habillant les bras minces et les chevilles. Aldo sentait la sueur couler le long de son dos cependant que son esprit s’embrumait curieusement et que son désir s’éveillait. Surpris il pensa un instant au goût particulier du café mais le spectacle était trop fascinant pour qu’il trouvât encore le courage de le faire cesser.

Enfin le dernier voile tomba tandis que la danse atteignait un paroxysme. Le pectoral glissa à terre et aussi la ceinture avant que Salomé vînt s’abattre nue et haletante aux pieds de Morosini dont elle enlaça les chevilles. Dans un dernier sursaut, il se leva pour fuir l’enchantement mais elle était à genoux à présent et, tout en l’enveloppant de caresses, elle remonta le long de son corps comme une branche de lierre et commença à le dévêtir. D’un geste instinctif il voulut la repousser et, pour ce faire, posa les mains sur elle. Et cessa de résister… Sa peau était douce et le parfum qu’elle exhalait agissait lui aussi comme un philtre. Un instant plus tard ils s’abattaient ensemble au milieu des coussins. Aldo oublia tout. Mais lorsqu’il la prit, il eut la plus forte des surprises : Salomé était vierge…

Elle sentit son sursaut et l’enlaça plus étroitement encore :

— Chut ! souffla-t-elle. Il fallait qu’il en soit ainsi…

Plus tard, il demanda :

— Pourquoi fallait-il qu’il en soit ainsi…

— Parce qu’il y a très longtemps, un homme est mort d’avoir refusé le don que je t’ai fait aujourd’hui…

— Mais c’est stupide ! Je ne suis pas le Baptiste et tu n’es pas fille d’Hérodiade…

— Peut-être l’avons-nous été ? Qui peut savoir ?… En tout cas, lorsque je t’ai vu, l’autre soir, j’ai su aussitôt que tu étais celui qui devait venir, celui pour qui je me gardais…

Il s’écarta d’elle aussitôt.

— Quelle folie ! Entendons-nous bien, Salomé ! Je t’ai aimée parce que tu l’as voulu, parce que tu as mis ce prix à ce que j’ai désespérément besoin d’apprendre… et aussi parce que tu es très belle et que je ne suis qu’un homme.

— Tu regrettes ?

Il haussa les épaules, se releva, drapant ses reins d’un des voiles abandonnés pour chercher une cigarette qu’il alluma.

— Je mentirais si je niais que tu m’as fait vivre un moment… inoubliable, mais sache-le bien, nous ne le renouvellerons jamais…

— Tu as peur que je m’accroche ? Non, sois sans crainte ! Tu partiras libre et je ne te demanderai plus rien. Au contraire, c’est à moi de remplir ma part… du marché !

Le mot était venu avec tant de tristesse qu’Aldo revint s’asseoir au bord du divan et prit l’une des mains de la jeune femme sur laquelle il posa un baiser rapide.

— Le mot est trop laid pour ce que tu m’as fait vivre. Accord lui conviendrait mieux, quand deux êtres composent ensemble une telle symphonie.

Elle le regarda au fond des yeux et sourit avec une sorte de tendresse :

— Merci.

Elle se levait à son tour pour étirer lentement son corps magnifique dans la chaleur du brasero offrant un si voluptueux spectacle que Morosini jugea plus prudent de fermer les yeux. Il ne voulait pas céder une nouvelle fois à la tentation… Quand il les rouvrit, elle avait revêtu une dalmatique de brocart jaune et allumé, elle aussi, une cigarette. L’odeur du « lattaquié » se mêlait à celle du tabac anglais.

— Veux-tu encore un peu de café ?

Il fit signe que non. Alors, au lieu de revenir près de lui, elle tira un pouf de cuir bleu brodé d’argent et s’assit en face de l’autre côté de la table à café.

— Je ne sais rien de ceux qui veulent que tu retrouves les pierres mais je vais te dire pourquoi, dans ce pays, on les considère comme la pire malédiction et pourquoi il est dangereux d’y faire seulement allusion : parce que ce sont des pierres juives…

— On m’a dit que Jéhovah lui-même les a données jadis au prophète Élie. Dieu n’a jamais été juif que je sache…

— Mais son fils l’était et si tu commences à m’interrompre nous n’en finirons jamais…

— Pardon.

— … Parce qu’elles ont causé la mort du sultan Murad et qu’en reparaissant elles feraient peut-être surgir une vérité cachée depuis des siècles, une vérité qui touche à l’origine de celui qu’ils considèrent comme leur plus grand prince avec Soliman le Magnifique : Mehmed II le Conquérant, celui qui a asservi Byzance, la capitale chrétienne pour la donner à jamais à l’Islam.

— Et cette origine était ?

— Juive.

Les yeux de Morosini s’arrondirent :

— Comment est-ce possible ?

— Par la mère, bien sûr. Celle que l’on appelait Huma khatoun, que son fils honora toujours et à qui il dédia même une mosquée, venait du ghetto de Rome. Elle s’appelait Stella, un nom qui reproduit le persan Esther, veut dire étoile et était usité uniquement dans les familles juives. Au cours d’un voyage vers Alexandrie avec sa mère et son frère, elle fut prise par l’un de nos reis et ramenée à Andrinople pour y être vendue comme esclave mais sa beauté la fit entrer au harem du Grand Seigneur. Murad s’éprit d’elle et en fit sa seconde épouse, la première étant une princesse serbe nommée Mara Brancovitch, fille de leur grand prince George… Un jour, Huma khatoun, pour lui donner le nom et le titre qu’elle portait, vit son époux se parer d’un collier fait d’une grosse perle et de deux émeraudes qu’elle reconnut avec horreur parce que, dans toutes les cités de la Diaspora, on déplorait la perte du Pectoral du Grand Prêtre et de ses compléments l’Ourim et le Toummim. Les voir au cou de son époux – un époux qu’elle n’aimait pas – lui apparut comme le pire sacrilège et elle osa lui demander, comme un caprice de coquetterie, de les lui offrir, mais il refusa en disant qu’elles venaient du grand Saladin et que, très certainement, elles portaient ses vertus guerrières dont une femme n’avait que faire. Elle insista en lui révélant ce que ces joyaux représentaient pour son peuple mais, alors, elle suscita sa colère : quand donc comprendrait-elle que le rang où il l’avait mise effaçait tout passé et que l’on devrait toujours ignorer, pour le bien et la grandeur de son fils, qu’il était aussi celui d’une esclave juive ? Quant aux émeraudes, elles avaient été des prises de guerre il y a bien longtemps et il fallait que l’on se souvienne seulement de Saladin dans leur histoire. Mehmed les porterait plus tard…

« Pour celle qui avait été Stella et qui s’efforçait encore de pratiquer secrètement sa religion, ces paroles étaient un blasphème. Elle décida donc de s’emparer des « sorts sacrés ». Ce ne serait pas facile et elle y risquerait sa vie mais il y avait peut-être un moyen : Murad était un bon souverain soucieux du sang de ses soldats, du bien-être de ses peuples et de ses devoirs religieux mais il aimait le vin et les plaisirs de la table. Stella réfléchissait donc quand, un soir, le Sultan rentra au palais dans une grande agitation : alors qu’il traversait le pont sur la Toundja, un derviche de l’ordre des Mevlevis (tourneurs) auquel il portait un grand respect lui prédit qu’il mourrait bientôt. La femme vit là un signe du destin et décida d’attendre. Quelques jours plus tard, à la suite d’un banquet copieux, Murad fit appeler son épouse favorite qu’il désirait honorer mais, au cours de la nuit, celle-ci cria au secours : Murad étouffait. Il mourut dans l’heure suivante et, en regagnant ses appartements, Huma khatoun, « l’oiseau du paradis », emportait les deux émeraudes qu’elle avait détachées de leur chaîne.

« Elle n’avait pas encore gagné : il lui était impossible de les garder près d’elle au harem, plus impossible encore de sortir du palais pour rejoindre la petite communauté juive d’Andrinople. Elle joua, alors, un coup risqué en allant raconter son histoire à la première épouse : elle ignorait quels sentiments une authentique princesse pouvait lui porter.

« Or, elle trouva une compréhension…

« Mara, la princesse serbe, était chrétienne et supportait mal d’avoir été livrée à l’Infidèle même avec le titre de sultane. Certes, elle n’avait pas connu l’humiliation de l’esclavage et son mariage était le résultat d’une combinaison politique. On ne sait rien de ses sentiments envers Murad mais, après la mort du fils qu’elle lui avait donné et qui aurait dû régner, elle s’était désintéressée de la vie de cour sauf en ce qui concernait la seconde épouse, cette femme qu’elle savait malheureuse, déchirée qu’elle était entre les racines qu’on étouffait en elle – Mehmed II fera courir plus tard le bruit que sa mère était une princesse française ! – et l’amour qu’elle portait à un fils élevé dans les strictes lois d’une religion qu’elle haïssait.

« Murad mort, Mara obtint du nouveau souverain, qui savait ce que sa mère lui devait, la permission de revoir son pays natal, son père et ses frères. Elle partit donc pour Semendria, la capitale de George Brancovitch, et ce fut elle qui emporta les émeraudes dans l’intention de les remettre à la communauté juive de son pays. L’idée de les conserver ne l’effleurait même pas : elle savait la charge de malédiction attachée à ces bijoux. En outre, elle savait que l’amitié laissée derrière elle était des plus précieuses étant donné l’amour que le nouveau maître portait à sa mère. Une alliance sans prix. Et elle était bien décidée à accomplir scrupuleusement ce qu’elle avait promis. Malheureusement…

— Allons bon ! Il y a un malheureusement ?

— Il y en a toujours quand il s’agit d’objets sacrés souillés de sang. L’escorte qui ramenait la princesse au foyer paternel fut attaquée par le pire des seigneurs pillards de ce pays et aussi de l’époque : le voïvode de Valachie, Vlad Drakul, un homme dont la réputation de cruauté faisait trembler les Turcs eux-mêmes. On l’avait surnommé Tepech – l’empaleur ! – parce qu’il prenait un vif plaisir à ce genre de supplice au point, dit-on, d’aimer à prendre ses repas au milieu d’un buisson fait de pauvres gens agonisant sur ses pieux effilés…

— Charmant personnage ! soupira Morosini avec une grimace de dégoût. Fit-il subir ce sort à la princesse ?

— Tout de même pas. C’eût été trop grave. Brancovitch était un grand prince et un homme puissant. Il se contenta de la faire dépouiller par des gens à lui qu’il fit semblant de faire rechercher et quand Mara atteignit Semendria, les émeraudes n’étaient plus dans ses coffres…

Morosini fit la grimace. S’il fallait à présent chercher ces sacrées pierres dans le dédale des pays balkaniques, les choses allaient encore se compliquer. Pourtant une autre question lui venait à l’esprit :

— Mais comment as-tu pu savoir tout cela ?

— Je descends de la suivante favorite d’Huma khatoun, qui lui servait de liaison avec la princesse Mara. Celle-ci, d’ailleurs, est venue finir ses jours à Constantinople, une fois la ville conquise par Mehmed qui lui vouait une réelle amitié. Une affaire d’amour ancien l’y aurait ramenée. Mon aïeule possédait elle aussi le don de voyance et les trois femmes se virent beaucoup. Huma se tourmentait pour les pierres sacrées tombées en de si mauvaises mains, pires encore que celles des Turcs. Elle n’eut de cesse de pousser son fils contre Vlad qui était son vassal depuis que Murad avait conquis la Valachie. Elle et Mara savaient que le démon – Dracul veut dire diable ! – avait fait monter les émeraudes en agrafes qu’il portait à son chapeau.

— Elle avait tort de se tourmenter à ce point : les pierres maudites ne causaient-elles pas la perte de celui qui les possédait et les portait ?

— Eh bien, pas cette fois. L’homme, je te l’ai dit, était le Diable incarné : la chance semblait s’attacher à lui. Jamais ses rapines n’avaient été si fructueuses, jamais ses appétits de pouvoir et de richesses si violents. Au point qu’il décida un beau jour de cesser de payer le tribut annuel de deux mille ducats qu’il devait au Sultan en tant que son vassal. Mehmed patienta cinq ans. Ensuite il rassembla une armée pour aller attaquer l’impudent personnage mais, en fait, le tribut impayé n’était qu’un prétexte. Deux raisons secrètes motivaient Mehmed : d’abord il voulait retrouver Radu, le jeune frère de Vlad, aussi beau que celui-ci était laid. Remis comme otage à la Sublime Porte au moment de la conquête de la Valachie par Murad II, le jeune garçon avait été élevé à Andrinople et Mehmed, depuis toujours, en était amoureux. Amour non payé de retour : Radu avait peur de Mehmed et, à la première occasion, il réussit à prendre la fuite, ce dont le nouveau sultan ne se consolait pas. En outre, il avait appris que l’Empaleur possédait un bijou volé à son père au moment de sa mort – il ignorait et ignora toujours par qui ! – et décida qu’il était temps, pour les émeraudes comme pour Radu, de réintégrer le Sérail. Tu devines avec quel effroi Huma khatoun considéra les préparatifs de son fils. Certes, elle déplorait que les pierres fussent perdues pour sa communauté mais elle éprouvait une véritable épouvante à l’idée de les voir reparaître sur la poitrine ou au turban de Mehmed.

« Pendant ce temps Vlad, s’attendant à être attaqué, avait demandé l’aide de son suzerain naturel le roi de Hongrie Mathias Corvin : quand arriverait le Sultan, il trouverait à qui parler…

« Or Mehmed n’était pas fou et, comme son père, il ménageait le sang de ses hommes. Sur le conseil de son grand vizir, Mahmoud pacha, il envoya une ambassade à Vlad, l’invitant à venir – avec son jeune frère ! – discuter de la situation. Pour toute réponse, Drakul, après avoir fait clouer le turban de cérémonie sur la tête du chef de la délégation, fit empaler tout le reste. Après quoi il lança son armée sur les positions turques de Valachie, pillant, incendiant, étripant tout ce qui bougeait. Rien ne pouvait plus retenir Mehmed qui s’avança en personne contre cet ennemi diabolique. Après plusieurs combats Vlad dut fuir en Hongrie où il fut emprisonné pour lui apprendre à faire la différence entre ses alliés et ses ennemis lorsqu’il s’agissait de sa distraction favorite : Vlad s’était oublié jusqu’à faire tâter du pal à quelques Hongrois. Pendant ce temps Mehmed, en pleine lune de miel avec Radu, intronisait le jeune homme en tant que voïvode de Valachie aux lieu et place de son frère sous la protection des troupes turques…

« Mais tenir sous clef un homme aussi attaché à sa liberté que l’était Vlad relevait du rêve. Après plusieurs années, le diable réussit à se sauver, rentra en Valachie où il n’eut guère de peine à retrouver des partisans tant le joug turc appliqué cette fois avec la dernière rigueur soulevait de colère. Radu, lui, passait plus de temps à la cour que sur ses terres, où d’ailleurs il avait peine à se maintenir ayant été dans l’impossibilité de mettre la main sur le trésor de son aîné. C’est dire que, retrouvant sa fortune intacte, Vlad put faire quelques promesses, payer des troupes et se lancer à l’assaut de ses anciens domaines qu’il réussit à reconquérir. Sans convaincre cependant sa femme – une Hongroise parente du roi Mathias – et son fils de le rejoindre. Les tueries recommencèrent mais limitées aux seuls captifs : Vlad avait trop besoin de ses troupes pour s’amuser avec. D’ailleurs, mû par une naturelle vaillance, il n’écouta plus que son besoin de chasser à jamais le Turc d’un pays pour lequel il se découvrait une sorte d’amour. Ce furent deux ans de combats acharnés à la fin desquels l’Empaleur trouva enfin la mort. On dit que son corps repose sous un tumulus élevé au milieu d’une petite île dans le lac de Snagov, non loin de Bucarest, où il avait établi son refuge et celui de son trésor, mais on dit aussi que le tumulus n’abrite aucun corps, que le cercueil est vide et vide aussi le coffre placé à ses pieds…

— Autrement dit, soupira Morosini quand Salomé cessa de parler, nul ne sait maintenant où sont les « sorts sacrés ». Ils ont définitivement disparu, je pense. Et toi tu m’as menti en me laissant croire que tu savais où ils étaient.

— Je ne t’ai pas menti. En Roumanie, ou plutôt en Transylvanie, il y a une ville nommée Sighishoara. Là est né Vlad Drakul, là est née aussi la seule femme qu’il ait jamais aimée : une tzigane nommée Ilona. Sighishoara est une ville sainte pour les tziganes : c’est là que chaque année ils élisent leur roi et cela depuis la nuit des temps. C’est là que chaque année aussi Vlad retrouvait Ilona. Pour lui, elle a fini par quitter sa tribu et devenir sédentaire. Peut-être aussi pour éviter à ses frères les horribles vengeances de son amant. Elle a donc vécu là et elle lui a donné une fille qu’il aimait tendrement. C’est à elle enfin qu’au moment du plus grand péril il a confié les pièces les plus précieuses de son trésor… dont les deux émeraudes. Elles sont toujours chez elles.

Morosini sursauta :

— Tu plaisantes, je suppose ? Tu me parles de femmes qui vivaient il y a quatre siècles comme si elles étaient encore de ce monde.

— Elles y sont toujours en quelque sorte : la fille d’Ilona ne s’est jamais mariée mais chaque année, quand revenaient les tziganes, elle retrouvait son amant dont elle a eu une fille pour qui les choses se sont passées toujours de la même façon. De fille en fille, la descendance a atteint notre temps…

— Et elles ont été assassinées les unes après les autres ?

— Pas du tout. La malédiction a fait trêve pour ces femmes qui vénéraient ces pierres dans lesquelles sont inscrits le soleil et la lune, ces protecteurs naturels du peuple du vent et des longues routes. Elles s’en sont faites les… vestales en quelque sorte. S’y ajoutait la légende, horrible et glorieuse, de l’homme qui avait voulu libérer la Valachie du joug des Turcs. Il n’y a aucune raison pour que l’Ourim et le Toummim aient quitté la Roumanie…

— Comment le sais-tu ?

— Cela, c’est mon secret. Tu dois t’en contenter…

Aldo n’insista pas. Il se leva, chercha ses vêtements et s’habilla, pris d’une sorte de hâte de s’éloigner de ce lieu, de ce divan où il avait violé le serment du mariage. Pour sauver Lisa sans doute, mais il était trop honnête avec lui-même pour ne pas se reprocher le plaisir qu’il y avait pris. Se fût-il laissé convaincre si facilement si la femme n’avait été aussi belle ?

— Il y a pourtant une question à laquelle je voudrais que tu répondes…

— Demande toujours…

— Oh, c’est simple : les pierres sont juives, comme toi-même. Pourquoi donc, sachant où elles se trouvent, n’as-tu rien dit à ceux de ta religion ?

— Parce que je n’avais pas confiance. Les hommes ont changé, et je craindrais trop que la valeur marchande des émeraudes ne l’emporte sur leur valeur morale. Et puis je t’attendais. Je ne pouvais le dire qu’à toi… Va là-bas ! Cherche la demeure de celle qui porte en elle le sang de l’Empaleur. Tu trouveras les « sorts sacrés » et ils reverront Jérusalem. Là, au moins, ils seront enfin à leur place et dans les mains qui leur conviennent…

Pensant soudain à Goldberg et aux moyens qu’il employait pour entrer en possession des émeraudes, Morosini se demanda si de telles mains pouvaient être prédestinées. Il en doutait fort mais se garda bien de l’exprimer.

Il était à présent prêt à partir mais jugea prudent de prendre son calepin dans sa poche et d’écrire le nom – difficile – de la ville indiquée. Salomé le lui épela : « Sighishoara »… Enfin, il voulut se pencher sur elle pour un dernier baiser mais elle se leva, l’enlaça étroitement :

— Dois-tu vraiment partir si vite ?

À ce contact il se sentit frémir mais cette fois il avait toutes les raisons de rester maître de lui-même. Il posa un baiser, léger, sur les lèvres offertes puis repoussa doucement la jeune femme :

— Pour tout ce que tu m’as donné, merci ! Je ne l’oublierai jamais…

— … mais tu ne reviendras pas ?

— Qui peut savoir ? Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais… si je parviens à rendre les « sorts sacrés » à ton peuple, je reviendrai te le dire.

Il n’ajouta pas « mais en tout bien tout honneur » pour ne pas gâcher la joie qui venait d’illuminer le beau regard sombre.

— C’est une promesse ?

— C’est une promesse…

En retrouvant l’air libre et froid de la nuit il sentit la fatigue peser sur ses épaules et se réjouit d’avoir gardé la voiture. Jamais il n’aurait été capable de rentrer au Pera à pied : « Tu devrais te souvenir que tu n’as plus vingt ans, ni même trente ! se dit-il. Quelques heures de sommeil te feront le plus grand bien… »

Il s’endormit dans la voiture et, réveillé par le conducteur, se précipita dans l’escalier par crainte de replonger dans l’ascenseur, se jeta tout habillé sur son lit et y reprit avec béatitude son somme interrompu.

Il dormait encore à poings fermés quand on vint l’arrêter pour avoir assassiné dans la nuit la voyante d’Haskeuï.


C’était comme un cauchemar. Au point que Morosini se demanda s’il était bien éveillé ou si sa nuit ensorcelée continuait. Il y eut sa chambre envahie de soldats aux moustaches féroces, la traversée de l’hôtel sous l’œil effaré des autres clients, le voyage dans une voiture cellulaire en compagnie de gardes armés jusqu’aux dents, la traversée du pont de Galata pour abandonner les quartiers « européens » et s’enfoncer dans Istanbul, la herse de fer d’une prison aux murs gris près des minarets blancs de Sainte-Sophie pour aboutir à une cellule froide et malodorante dans laquelle on le jeta sans ménagements dans l’attente des premiers interrogatoires. Il avait eu le temps de prendre son grand manteau de vigogne dont la chaleur lui serait précieuse dans les jours à venir. Et puis il y avait surtout cette invisible prison : la barrière d’une langue qu’il ignorait, alors que ses ravisseurs semblaient n’en connaître aucune autre… C’était le directeur terrifié du Pera Palace qui avait traduit pour lui l’ordre d’arrestation et le crime dont on l’accusait mais évidemment sans autre précision, l’officier qui commandait le détachement n’en ayant donné aucune…

Assis sur la planche nue munie d’une mauvaise couverture qui allait lui servir de lit, Aldo considéra avec incrédulité son nouveau logis : un cube de pierre dont les murs avaient été, un jour, blanchis à la chaux mais n’en gardaient que de vagues traces à côté de taches suspectes et de graffitis incompréhensibles ; un escabeau, un seau hygiénique, une lourde porte peinte en vert munie d’un judas grillé et rien d’autre. L’inventaire fait, il essaya de comprendre ce qui lui arrivait. Salomé assassinée ! Mais par qui, mon Dieu ? Et quand ? Lui-même était parti à trois heures. Le meurtrier était peut-être déjà là, guettant sa sortie. Il était même sûrement là puisque la malheureuse avait été tuée « dans la nuit » mais, au-delà de cette certitude, Morosini voyait se dresser devant lui une infranchissable barrière de questions sans réponses. Et c’était d’autant plus inquiétant que la jeune Turquie du Ghazi n’avait pas la réputation de pratiquer la simple douceur. Un homme suspect puis condamné peut-être sans beaucoup de formalité était pendu ou fusillé selon qu’il était civil ou militaire et les étrangers ne faisaient guère exception.

À la stupeur suivie d’une espèce d’abattement succéda la colère. Allait-il, lui, prince Morosini, se laisser accrocher à une potence, quitter une vie qu’il aimait pour un crime qu’il n’avait pas commis et cela sans combattre ? Certes pas ! D’ailleurs Adalbert allait rentrer. Adalbert qui apprendrait son aventure et ferait l’impossible pour le tirer d’affaire. On pouvait lui faire confiance pour aller jusqu’à Atatürk en personne pour le sauver…

Il puisa un peu de réconfort dans cette assurance, pourtant la journée et la nuit qu’il passa furent abominables. En dépit de son manteau il avait froid : l’unique fenêtre armée de barreaux haut perchée dans le mur laissait souffler à son gré le meltem, ce vent froid venu de la mer Noire. Il avait faim : on lui avait jeté un morceau de pain dur et à moitié moisi avec une cruche d’eau. Il avait surtout l’impression d’être seul au milieu d’un monde devenu brusquement hostile, abandonné jusqu’à la fin des temps au fond d’une oubliette médiévale… Il réussit un peu à dormir vers la fin de la nuit, s’éveilla moulu et la bouche amère. Il but un grand coup d’eau, ce qui ne le réchauffa pas mais lui procura la vague impression d’être moins sale. Il aurait donné n’importe quoi pour une douche, un rasoir et un café même mauvais mais chaud. Et aussi une cigarette mais on lui avait enlevé son étui d’or, son briquet et tout ce qu’il avait sur lui, y compris sa montre-bracelet. De ce fait il ignorait quelle heure il pouvait être. Quand le geôlier entra avec un autre morceau de pain, il désigna son poignet dans l’espoir que l’autre comprendrait mais l’homme le regarda d’un œil bovin, haussa les épaules et ressortit. Et le silence retomba. Les murs étaient si épais dans cette prison que l’on n’entendait rien de ce qui s’y passait…

Aussi Aldo eût-il volontiers crié de joie quand, vers le milieu de la matinée, deux gardes vinrent l’extraire de son cachot, lui remirent les menottes et l’entraînèrent à travers un dédale de couloirs crasseux et de grilles si nombreuses qu’elles devaient décourager toute tentative d’évasion. On monta aussi deux escaliers et, finalement, le prisonnier se retrouva dans un bureau occupé par un homme qui, avec sa longue moustache à la mongole et les muscles impressionnants qui gonflaient son costume, bien coupé d’ailleurs, ressemblait plus à un janissaire de l’ancien temps qu’à un fonctionnaire de la nouvelle république. Assis un peu à l’écart, un homme plus très jeune, à la figure lasse et aux yeux globuleux, attendait mais se présenta aussitôt dans un italien hésitant : il était l’interprète. En même temps il lui annonça qu’il comparaissait devant Selim bey chargé de l’instruction de son affaire.

— Je vous remercie, dit Aldo, mais sans mettre en doute vos capacités, je préférerais me passer de truchement. Ayez la bonté de demander à ce monsieur s’il ne parle que le turc ? Français, anglais ou allemand feraient aussi mon affaire.

Selim bey parlait allemand et l’interrogatoire se déroula dans la langue de Gœthe qu’il maniait d’ailleurs avec une certaine aisance. Après avoir décliné sur un ton qui interdisait la contradiction les noms et qualités du prévenu, ce que l’on pourrait appeler le juge d’instruction entra dans le vif du sujet :

— Vous êtes convaincu d’avoir assassiné dans la nuit du 5 au 6 de ce mois et dans un accès de jalousie la femme connue sous le nom de Salomé Ha Levi qui était votre maîtresse…

Sous l’effet de la surprise, les sourcils de Morosini remontèrent de deux bons centimètres :

— Ma maîtresse ?… Par jalousie ? Mais où allez-vous chercher tout ça ?

— Contentez-vous de répondre à mes questions. Oui ou non ?

— Non. Cent fois non ! Pourquoi aurais-je assassiné… au fait comment l’ai-je tuée ?

— En l’égorgeant avec un couteau.

— Quelle horreur !… Mais je continue : pourquoi, donc aurais-je tué une femme que je voyais pour la seconde fois ? Salomé était une voyante de grande réputation et il y a quelques jours j’avais escorté chez elle une amie, la marquise Casati, venue de Paris pour la consulter. Ce qu’elle m’en a dit était si impressionnant que l’idée m’est venue de faire appel à son talent pour moi-même.

— Seulement, au lieu de vous faire tirer l’horoscope, vous avez couché avec elle. Cela vous paraît normal pour un client inconnu ?

Devinant que ce Turc devait avoir un témoin – sans doute la servante ! – Aldo jugea inutile et même imprudent de nier :

— J’admets que ce soit peu courant, pourtant cela est. Je le répète, je voyais Salomé pour la seconde fois mais… vous êtes un homme et vous devriez comprendre certaines… impulsions fortuites. Salomé était d’une grande beauté. J’avoue n’y avoir pas résisté…

— Autrement dit, vous l’avez violée ?

Le mot fit bondir Aldo :

— Certainement pas ! J’aime et je respecte trop les femmes pour m’abaisser à ça…

Le mince et dédaigneux sourire du magistrat suivit la courbe exacte de sa moustache :

— Vos ancêtres ne s’en privèrent pas autrefois, lorsque les soldats du doge Enrico Dandolo ont pris Byzance ?

— Il y a six cents ans, monsieur, et, si j’admire votre culture historique, je m’étonne qu’un Ottoman puisse faire référence à cette période. En 1453, les hommes du sultan Mehmed II ne se sont pas privés non plus que je sache ? En outre, j’espère que vous ne comptez pas vous armer du contentieux qui depuis tant de siècles a séparé Constantinople de Venise ? Je suis un simple marchand, monsieur. Pas un reître ni un envahisseur ! Quant à l’instant que j’ai passé avec Salomé, ceux qui vous l’ont rapporté ont dû, s’ils sont honnêtes, vous apprendre comment cela s’est passé.

— À qui faites-vous allusion ?

— Aux témoins que vous avez dû interroger : la servante qui m’a ouvert la porte et nous a servi le café, le musicien qui jouait pour nous… que sais-je encore !

— Eh bien, justement, vous saurez peut-être me dire où sont les bijoux de cette femme ?

— Ses bijoux ?

— Oui, ses bijoux ! Elle en avait de très beaux… qu’elle portait lorsque vous êtes arrivé et qu’elle n’avait plus lorsque vous l’avez laissée baignant dans son sang.

Une poussée de colère mit Aldo debout.

— Et ces fidèles serviteurs m’ont laissé violer leur maîtresse, l’égorger et partir tranquillement avec plusieurs kilos d’or… car rien que sa tiare devait être lourde ?

— Vous les avez terrorisés.

— Un homme seul, sans armes, affaibli par l’acte d’amour et encombré de toute une quincaillerie ? C’est vraisemblable !

— Cette quincaillerie était de valeur et elle a disparu.

— Et vous l’avez retrouvée dans mes bagages avec, par-dessus le marché, le couteau utilisé par le meurtrier ?

— Non, mais cela ne saurait tarder.

— Je n’en doute pas. Sachez ceci, cependant : j’ai dit que j’étais un marchand c’est vrai mais ce marchand est connu pour ne s’intéresser qu’aux joyaux historiques. Ceux de Salomé, même si elle était une femme extraordinaire, sont sans intérêt pour moi. En outre, si elle gisait dans une mare de sang, j’aurais dû en porter les traces. Or, le cocher qui m’a attendu trois heures devant chez elle a dû vous dire que je n’en dégoulinais pas ?

— On n’a pas encore retrouvé le cocher.

— Encore faudrait-il le chercher, mais je peux vous offrir mieux. En rentrant à l’hôtel je me suis étendu sur mon lit tout habillé. C’est là que vos hommes sont venus m’appréhender : je porte donc toujours les mêmes vêtements. Je veux bien admettre qu’ils soient sales et froissés à présent, mais vous y chercheriez en vain une trace de sang.

— On ne fait pas l’amour tout habillé. Vous vous êtes lavé, voilà tout ! Quoi qu’il en soit, les charges qui pèsent contre vous sont trop lourdes pour que je me laisse convaincre par vos… explications. Vous serez jugé, monsieur le prince…

— Pour quoi faire ? Pourquoi ne pas me pendre tout de suite ? Vous gagneriez du temps. Mais, en attendant, je désire que l’ambassadeur d’Italie à Ankara ait connaissance de cette affaire. Il n’a pas été prévenu je suppose ?

Selim bey haussa des épaules dégoûtées :

— On ne dérange pas un personnage de cette importance pour un crime de droit commun…

— Ah, vraiment ? Mais sachez-le, je suis moi aussi un personnage important, un expert en joyaux de réputation internationale, un collectionneur réputé. J’exige que le consul, au moins, soit informé. Lui fera le nécessaire…

Selim bey se leva :

— Mais il a été averti et je ne crois pas qu’il souhaite s’en mêler. Laissez de côté vos grands airs, monsieur ! Vous n’êtes ici qu’un assassin accusé d’un crime sordide. Vous serez jugé comme tel…

Il fallut beaucoup de force d’âme à Aldo pour, revenu dans son cube de pierre, ne pas se laisser aller au désespoir. Il se sentait au cœur d’une toile d’araignée dont il ne comprenait pas d’où partaient les fils invisibles et dont il ne voyait pas comment il pourrait sortir. Ce Selim bey ne prenait de ses réponses que ce qui pouvait apporter de l’eau à un moulin qu’il était bien décidé à faire tourner selon ses directives ou les ordres qu’il avait reçus. Se joignait à cette angoisse l’image qu’on avait évoquée pour lui tout à l’heure : Salomé, cette belle œuvre de la nature, gisant dans son sang, la gorge ouverte ? L’idée qu’elle avait été tuée à cause de lui, peut-être uniquement pour l’amener là où il en était, devenait insupportable mais moins peut-être que la pensée de Lisa. Lisa qu’il venait de tromper, alors qu’il l’aimait plus que tout au monde ! Lisa, sa précieuse et adorable Lisa, qu’il ne reverrait jamais ! Demain, dans trois jours, dans huit jours, un matin ou au cœur de la nuit, il mourrait là, dans ce trou à rats, ou dans la cour de la prison, sans que quiconque sût ce qu’il était devenu. Les régimes totalitaires s’entendent si bien à faire disparaître ceux qui les gênent ! Et, à ce propos, il en vint à se demander si l’appel à l’ambassadeur italien serait une bonne chose : Aldo savait depuis longtemps qu’il était mal vu à Rome, même si la reine avait été l’amie de sa mère, parce que le véritable maître ce n’était plus Victor-Emmanuel III mais Benito Mussolini et qu’un diplomate établi par lui n’avait rien à faire du prince Morosini. En fait, le prisonnier pensait qu’il ne lui restait à accomplir qu’un seul geste digne de lui et de sa maison : mourir la tête haute, avec sa fierté et son élégance habituelles, et même si personne rien savait jamais rien.

Et le temps continua de couler : la fin de la journée, la nuit, un nouveau jour, une nouvelle nuit… Rien ne bougeait. Le silence à nouveau, étouffant, angoissant…

Pourtant, alors que tout semblait dormir, la porte de la cellule s’ouvrit, laissant fuser la lumière d’une lampe électrique. Deux hommes entrèrent et le cœur d’Aldo manqua un battement : venait-on le chercher pour un jugement nocturne suivi d’une discrète exécution ? Alors, en dépit du froid qui le faisait trembler et de son aspect minable, le moment était venu de montrer quel homme il était et entendait être jusqu’au bout, il se leva, froid, calme, très droit, hautain même tel qu’il voulait être en face de la mort qu’on lui réservait.

— Vous venez me chercher, messieurs ?

— Nullement, fit une voix qu’il avait déjà entendue. Je viens seulement parler un peu avec vous…

Dans le faisceau de lumière il reconnut alors la figure madrée d’Ibrahim Fahzi, son confrère du Grand Bazar. Ce qui ne laissa pas de le surprendre mais il se garda bien de le montrer :

— J’ignorais, se contenta-t-il de laisser tomber du bout des lèvres, que vous aviez accès si facilement aux prisons de votre ville.

— Facilement non, mais avec de l’argent on obtient sans trop de peine ce que l’on désire…

— Je croyais cependant votre gouvernement sévère ?

— Il l’est, certes, mais à cinq cents kilomètres. Et moi, il fallait que je vous parle.

D’un geste de la main Ibrahim Fahzi fit signe au geôlier de s’éloigner. Ce que celui-ci fit en lâchant quelques mots qui devaient indiquer la limite de l’entretien et que le visiteur approuva de la tête.

— Eh bien, je vous écoute, soupira Morosini. Cela me fera toujours passer un moment…

— Ceci aussi, peut-être ? dit Fahzi en sortant d’une de ses poches une flasque de voyage. Il y a là un excellent cognac qui devrait vous réchauffer. On gèle ici…

— J’aurais préféré un sandwich ou un café chaud. L’alcool ne vaut rien sur un estomac vide…

— On ne vous nourrit pas ?

— Voyez vous-même ! fit Aldo en désignant le quignon de pain dont il n’avait mangé que la partie encore indemne de moisissure. Je suppose que chez vous l’on espère amener les prévenus aux aveux en les affamant ?…

— Je suis désolé et croyez que je vais faire le nécessaire pour que vous soyez mieux traité. Si… toutefois vous décidez de rester ici ?

— Parce que cet agréable séjour dépendrait de ma volonté ?

— Peut-être…

— En ce cas, partons ! Je me suis suffisamment amusé…

— N’exagérons rien ! Mais vous pourriez recouvrer la liberté assez rapidement si vous montrez quelque sagesse.

Morosini n’avait jamais aimé, en affaires comme dans la vie courante, que l’on tourne autour du pot :

— Si vous éclairiez ma lanterne ? Cela veut dire quoi ?

— Que je possède assez d’influence pour que votre cas soit examiné avec plus de sérieux et que la police consente à chercher le vrai coupable du meurtre. Ce qu’elle ne fera pas puisqu’elle en tient un des plus convenables…

— Convenables ? Et la Justice dans tout cela ?

— Oh !…

Le geste qui accompagnait l’exclamation en disait beaucoup plus long.

— Je vois ! En ce cas, dites-moi en quoi consisterait pour moi la sagesse ?

— À me confier ce que la voyante vous a révélé.

Le sourire à la fois ironique et nonchalant de Morosini reparut pour la première fois depuis longtemps :

— Vous voulez connaître mon avenir ? C’est affectueux !

— Le moment est mal choisi pour plaisanter. Je veux savoir ce qu’elle vous a révélé au sujet des émeraudes…

— Quelles émeraudes ?

— Ne jouez pas les imbéciles : celles que l’on appelle les pierres maudites…

— … et que votre gouvernement ne veut pas voir reparaître mais sur lesquelles vous aimeriez bien mettre la main ?

— Pour les détruire à jamais, oui ! Et je suis certain que Salomé Ha Levi savait quelque chose à ce propos.

— Pourquoi ? Parce qu’elle était juive ? Que ne le lui avez-vous demandé si vous le croyez ?

— Je ne le crois pas : j’en suis sûr. Elle a fait, un jour, une… demi-confidence à quelqu’un qui me l’a rapportée. Une femme qu’elle aimait beaucoup…

— Confiance mal placée, on dirait. Et ensuite ?

— Elle ne voulait révéler le secret qu’à l’homme dont elle savait qu’il viendrait un jour et à qui elle se donnerait. Elle s’est donnée à vous donc elle a parlé…

— Vous en connaissez, des choses ! Ce qui m’étonne, en ce cas, c’est que persuadé de tout cela vous n’ayez pas tenté de la faire parler ? Ce pays a toujours eu la réputation d’être assez bien outillé pour obtenir des confidences involontaires.

Ibrahim Fahzi détourna son large visage pour considérer la porte close : il semblait gêné tout à coup.

— Ces moyens auraient été inopérants avec elle… et puis quiconque les aurait employés aurait eu des comptes à régler avec le Ghazi.

— Atatürk ? Il… s’intéressait à elle ?

— La réputation de Salomé était grande. Mustafa Kemal l’avait consultée jadis avant de prendre le pouvoir. Depuis, on savait qu’il la protégeait afin de pouvoir, éventuellement, recourir à sa clairvoyance…

— Bien mal puisqu’on l’a tuée.

— Puisque « vous » l’avez tuée, fit doucement le joaillier. C’est pourquoi vous n’avez à attendre aucune pitié. Vous serez pendu, mon cher prince, si je ne m’en mêle pas.

— Et comment, dans ces conditions, pourriez-vous vous en mêler ?

— Je connais peut-être le meurtrier : un pauvre diable éperdument amoureux d’elle qui vivait dans son ombre et n’a pu supporter qu’elle se donne à vous.

— Il devait y avoir un monde fou, cette nuit-là, dans la maison. Mais c’est moi qu’il aurait dû tuer : pas elle !

— Soyez sûr qu’il y songe… sinon il ne vous aurait pas dénoncé, mais elle était l’objet primordial de sa souffrance. Il fallait qu’elle disparaisse.

— Eh bien, à merveille ! Allez dire tout ça aux autorités de justice et qu’on me rende ma liberté !

Ibrahim Fahzi leva, sur le prisonnier, le regard finaud des gens qui espèrent conclure un bon marché sans le payer trop cher. Un regard que Morosini avait déjà rencontré dans maints endroits sur la planète et qu’il connaissait bien :

— Vous pouvez être sûr que je le ferai… dès que vous m’aurez confié ce que Salomé vous a révélé.

— Vous êtes inouï ! Pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait révélé quelque chose ?

— Ne finassez pas, j’en suis sûr et nous perdons du temps. Dites-moi ce que c’est et dans deux heures vous êtes libre !

— Ou exécuté !

Puis éclatant brusquement d’un rire qui abasourdit son visiteur :

— Vous me prenez pour un imbécile, mon cher monsieur. Je parle – en admettant que je sache quelque chose ! – et vous m’oubliez tout tranquillement faisant ainsi d’une pierre deux coups : vous avez ce que vous vouliez et je n’ai plus aucune chance de me retrouver dans vos pattes pour la récupération des objets. Ce n’est pas si mal imaginé !

L’autre devint très rouge :

— Vous m’insultez ! Je suis un homme d’honneur…

— Vraiment ? Si vous l’étiez, vous auriez déjà révélé à la justice de ce pays ce que vous savez et vous m’auriez fait libérer. Je ne marche pas.

— Vous êtes fou ! Est-ce que vous ne savez pas que vous risquez la corde !

— Je la risque tout autant en parlant… si j’avais quelque chose à dire. Ce qui n’est pas le cas. Aussi vais-je avoir l’honneur de vous donner le bonsoir, cher confrère. J’aimerais reprendre mon sommeil !

Le joaillier s’était levé et considérait avec une rage qu’il ne songeait même pas à dissimuler le prisonnier en train de se rouler en boule sur sa planche.

— Assez de forfanterie ! Je suis votre seule chance. Oh, je sais ce que vous pensez : vous espérez que votre ami l’archéologue va remuer ciel et terre pour vous sortir de là mais je ne crois pas qu’il en aura le temps. Pour vous aider il faudrait qu’il sache ce qui vous est arrivé. Or il l’ignore…

— Pas bavards, au Pera Palace !

— Il l’ignore pour l’excellente raison qu’il n’est pas encore revenu d’Ankara et, quand il reviendra, il sera trop tard ! Songez-y bien !

Aldo se sentit frémir mais réussit à bander ses muscles suffisamment pour que l’autre n’en vit rien… Sa voix même demeura égale quand il répondit :

— Lorsque je serai mort il sera trop tard pour vous aussi. Surtout si je fais part au juge de votre visite et vous pouvez être certain que je n’y manquerai pas.

— Je l’ai faite avec son accord. Alors pas de fol espoir ! C’est moi, au contraire, qui vais le mettre au courant. Il saura ce qu’il a à faire…

Par-dessus son épaule, Morosini lança à Fahzi un regard moqueur :

— La torture ? On peut dire que vous avez des idées brillantes ! Seulement quelque chose me dit que votre ami le juge n’est pas au courant pour l’affaire des émeraudes. Je peux me tromper mais je le crois honnête. Ce que vous n’êtes pas. Et ne me racontez pas que vous les cherchez pour les détruire ! Pas vous ! maintenant laissez-moi tranquille ! ajouta-t-il si rudement que l’autre n’insista pas.

Reprenant son flacon auquel Aldo n’avait pas touché, il alla donner des coups dans la porte pour appeler le geôlier mais, avant de sortir, il lança :

— Nous nous reverrons !

Aldo ne répondit pas. Il ruminait avec un début de colère ce qu’il venait d’apprendre Adalbert et sa bien-aimée étaient toujours à Ankara.

Mais que pouvaient-ils bien y faire ?

La rage s’emparait d’Aldo. Il n’aurait jamais imaginé que son cher compagnon d’aventures le laisserait tomber pour un jupon. Pas Adal ! C’était, sous des dehors farfelus, un homme sage, un puits de science, un regard ironique posé sur son temps et ceux qui l’animaient, un parfait bon vivant, aussi peu fait pour les trémolos et les tortures de la passion qu’un phoque pour habiter le Sahara. À la connaissance d’Aldo une seule femme avait fait battre son cœur sur un rythme inhabituel et c’était Lisa mais, sachant ce qui l’attachait à Morosini, il ne s’était jamais autorisé le moindre mot, le moindre geste et se contentait de vouer à la jeune femme une tendre admiration et un entier dévouement. Or, sachant à quel point le sort de Lisa était engagé dans cette malheureuse affaire, il plaquait tout pour suivre la trace d’une fille rencontrée dans un train et se mettre à son service ?… Inimaginable !

Aussi vite qu’elle était montée, la colère d’Aldo retomba. De quel droit se mêlait-il de censurer son ami ? Adalbert avait supporté d’un front serein toutes les tempêtes de sa dramatique aventure avec Anielka. L’amour entêté qu’il lui portait avait mené sa maison au bord du gouffre et conduit Cecina au double meurtre qu’en femme honnête elle avait aussitôt payé de sa vie. En vérité il était mal placé pour donner des leçons ! Hilary était belle, intelligente sûrement, archéologue en plus. Elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire Vidal-Pellicorne et celui-ci, après tout, avait bien droit au bonheur. Tout ce qu’Aldo pouvait dire – pour en finir avec les regrets – c’est qu’il avait mal choisi son moment !…

Deux jours passèrent encore au pain de misère et à l’eau glacée. C’était ça le pire, car, se sentant faiblir, Morosini craignait par-dessus tout, si ce régime continuait, d’être trop affaibli pour affronter la mort non seulement avec dignité mais avec élégance. C’était sur cet amoindrissement de sa résistance que comptait Ibrahim Fahzi pour obtenir de lui ce qu’il voulait. Alors Aldo se forçait à dévorer l’horrible pain qu’on lui donnait…

Au soir de ce deuxième jour, la porte du cachot s’ouvrit et le geôlier parut mais il ne portait ni cruche ni nourriture. Il fit seulement signe au prisonnier de le suivre et Morosini retrouva les couloirs qu’il avait déjà empruntés pour se rendre chez le juge. Certes il n’y avait pas de gardes mais on devait penser en haut lieu que le prétendu meurtrier était devenu inoffensif. Comme l’autre fois on le fit entrer dans un bureau, celui du directeur de la prison. Une exclamation horrifiée l’y accueillit en bon français :

— Mon Dieu ! Mais dans quel état !… Est-ce ainsi que l’on traite ici un homme simplement soupçonné ?

La voix, la colère, la langue, tout appartenait à Vidal-Pellicorne et Aldo, envahi d’une joie qu’il n’espérait plus ressentir, faillit s’évanouir pour la première fois de sa vie. Adalbert s’était précipité vers lui pour le faire asseoir dans le fauteuil de cuir fatigué du petit homme qui regardait la scène d’un air gêné. Cependant Adalbert continuait :

— Faites apporter du café, bon sang ! Avec un ou deux de vos sacrés gâteaux sucrés ! Il tient à peine debout Rassure-toi, je viens te chercher, ajouta-t-il pour Aldo qui aussitôt voulut se relever :

— Alors, allons-nous-en ! Allons-nous-en tout de suite ! Je ne veux rien de ces gens-là !

— Sois raisonnable ! Un café chaud te fera du bien. Ensuite je te ramène à l’hôtel !

— Mais comment as-tu fait ? Est-ce qu’on a trouvé le vrai meurtrier ?

— Oui… non…, je m’en fous !…

— Alors comment ?…

— Je te raconterai…

Le café arrivait au galop. Sans même lui laisser le temps de reposer son marc, Aldo qui aurait mangé des pierres en avala trois minuscules tasses et se sentit un peu mieux. Pendant ce temps, un officier était entré et avait parlé à voix basse au directeur. Après quoi il s’approcha de Morosini :

— J’ai à vous offrir, monsieur, les excuses de mon gouvernement. Le Ghazi refuse que se poursuivent, même loin d’Ankara, les méthodes arbitraires de l’ancien régime. Il a lui-même fait diligenter une enquête au sujet de la mort de cette femme. Enquête dont il est ressorti que vous êtes innocent. Vous êtes donc libre et une voiture vous attend dans la cour pour vous ramener à votre hôtel.

— Ma gratitude est acquise à Son Excellence le Ghazi, répondit Aldo en se levant. Puis-je espérer avoir le privilège de lui en offrir moi-même l’expression s’il veut bien m’accorder audience ?

— Il est déjà reparti pour Ankara et vous n’en aurez pas le temps. En effet, s’il a voulu intervenir dans ce qui était un abus de pouvoir, il ne souhaite pas que vous séjourniez plus longtemps dans notre pays. Dès que vous serez un peu remis, vous pourrez repartir. L’Orient-Express part demain.

On ne pouvait être plus clair. Morosini, sauvé, n’en était pas moins indésirable et le délai imparti était même clairement indiqué. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte, il se garda bien de discuter. Au surplus, il n’avait plus aucune raison de s’attarder.

Une heure plus tard, ayant regagné le Pera Palace par la porte de service, il trempait dans cette baignoire d’eau chaude qui hantait ses rêves de prisonnier en fumant voluptueusement une cigarette tandis qu’Adalbert, assis sur un tabouret, fumait un cigare en lui racontant ce qui s’était passé :

— Contrairement à ce que nous espérions, miss Dawson n’a pas obtenu ce qu’elle désirait. Son ambassadeur, après l’avoir fait lanterner quarante-huit heures – c’est ce qui nous a retardés –, lui a signifié qu’il ne désirait pas se mêler de son affaire de poterie. Il lui a conseillé de rentrer à Londres et d’y attendre des circonstances plus favorables qui ne manqueraient pas de se produire dans quelque temps. Il lui a même promis d’y veiller en personne. Nous sommes donc rentrés, déçus comme tu penses, et c’est le directeur de l’hôtel qui nous a appris ton arrestation. Je n’ai pas eu de peine à comprendre de quoi l’on t’accusait et j’ai remué ciel et terre mais je me suis heurté partout à une incroyable mauvaise volonté. Personne, consuls y compris, ne voulait se mêler de cette histoire et je venais de décider de repartir pour Ankara, en vertu de la vieille maxime qui dit que mieux vaut s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints, d’y obtenir par tous les moyens une audience d’Atatürk lorsque ce brave homme d’Abeddine, notre directeur, est venu me voir dans ma chambre. Il était, avec Hilary, le seul ami qui me restât et il venait me donner un précieux tuyau si je voulais voir le Ghazi en personne, je n’avais qu’à essayer de me faire introduire dans l’appartement 101…

— Ici ? À l’hôtel ?

— Oui. Il y a ses habitudes depuis longtemps quand il vient à Istanbul…

— Je croyais qu’il logeait au palais de Dolmabahce, sur le Bosphore ?

— Officiellement, oui, et il lui arrive d’y résider mais quand il vient seulement prendre la température d’une ville qu’il aime, il a ici cet appartement qu’on lui réserve et où il se sent bien. Il y a même ses pendules préférées. Naturellement, il est toujours sévèrement gardé mais j’ai réussi, tout de même, à être reçu par lui en faisant semblant de me tromper de chambre. Je ne te cache pas qu’il s’en est fallu de peu que je devienne ton voisin de cellule à la prison mais enfin je me suis fait entendre… et tu connais la suite. Maintenant sors de là, viens manger ce que j’ai fait monter et raconte-moi ton aventure !…

— Encore un mot ! Tu lui as dit ce que nous cherchions au juste, ici ?

— Oui. Ce n’est pas un personnage à qui il faut risquer de mentir et je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi froid et d’aussi distant : le pôle Nord en personne, mais il sait écouter et trier le vrai du faux. Et la seule condition qu’il a mise à son intervention était que jamais les émeraudes ne devaient reparaître ici.

— Il sait aussi pourquoi nous les cherchons ?

— Oui et il souhaite que nous réussissions. Retournées en Palestine, elles ne seront plus dangereuses car le rabbin les cachera et plus personne, en remontant leur histoire, ne risquera d’apprendre que Mehmed le Conquérant était juif puisque né de mère juive. Naturellement, ledit rabbin ne devra rien savoir de leur parcours et j’ai engagé notre parole d’en garder le secret.

— Tu as bien fait de tout lui dire. Ta franchise est la meilleure garantie de notre parole…

À son tour et tout en dégustant avec un plaisir infini une nourriture décente, Morosini retraça pour son ami, sans en rien omettre, sa nuit dans la maison de Salomé. À sa surprise, Adalbert ne réagit pas lorsqu’il en vint au moment crucial. Pas aussi énergiquement qu’il aurait pu le craindre même en picorant un loukhoum à la rose :

— Tu y as pris plaisir ?

— Oui. Même si cela doit te faire horreur, j’avoue l’avoir désirée violemment et avoir connu une intense jouissance…

— Si elle vivait encore, tu retournerais vers elle ?

— Jamais. Je lui avais dit adieu et rien au monde ne m’aurait ramené…

— Coucher avec une femme pour sauver celle que l’on aime, c’est une situation peu banale. Pour un homme, tout au moins. Pas mal de femmes l’on connue dans l’Histoire. Pourquoi me ferais-tu horreur ? À cause de Lisa ?

— Bien entendu. Je l’aime tant que je n’aurais jamais cru possible de désirer une autre femme et plus encore de la posséder… J’en éprouve une honte infinie…

— Eh bien, essaie de l’oublier et ne va surtout pas, quand tu reverras ta femme, te livrer aux joies dostoïevskiennes de la confession avec battements de coulpe et cendres sur la tête. Salomé est morte et nous sommes seuls à connaître le prix que tu as payé un renseignement. Tu m’as bien compris ?

— Je t’ai compris. Sois tranquille, je n’ai pas d’ancêtres russes !

— Parfait. Alors, ce renseignement ?

En quelques phrases Aldo fit un récit concis de ce que lui avait appris la voyante :

— Il n’y a aucune raison qu’elle se trompe. Les émeraudes doivent être chez la descendante de Vlad Drakul…

Les sourcils d’Adalbert remontèrent jusque sous la mèche folle qui lui tombait toujours sur le front :

— Vlad Drakul ? Ne me dis pas que tu vas me traîner chez la fille de Dracula ?

— Pas du tout ! Vlad l’Empaleur était un seigneur…

— Je sais de qui il s’agit mais je sais aussi qu’il a servi de modèle à l’Américain Bram Stoker pour créer son personnage. Ne me dis pas que tu n’as jamais lu le bouquin ?

— Ma foi, non. Pour moi, Dracula c’est un personnage fabriqué par le cinéma…

— Grosse erreur ! Il a été fabriqué par un écrivain à partir d’une espèce de croquemitaine de Transylvanie. Elle habite où ta descendante ?

— En… Transylvanie. Attends, je l’ai noté parce que ce n’est pas un nom facile…

Aldo alla prendre sur la table le calepin qu’on lui avait rendu avec ses autres possessions et le feuilleta. Mais il eut beau chercher et reprendre le petit livret page par page, il ne retrouva pas celle où il avait écrit sous la dictée de Salomé. Il releva sur son ami un regard soucieux :

— Il n’y est plus. La page a été arrachée…

— Ah !… Et toi, l’homme à la fabuleuse mémoire, tu ne t’en souviens pas ?

— J’ai un trou. Ça peut arriver à tout le monde… Tout ce dont je me souviens c’est que ça commençait par si et finissait en ra…

— On devrait trouver ça en consultant une carte de Roumanie. Je vais chez le portier voir si par hasard il en aurait une et en même temps je retiens nos places pour ce soir sur l’Orient-Express…

— C’est idiot ! On ne va qu’à Bucarest pour commencer…

— On nous a dit de partir par l’Orient-Express, on part par l’Orient-Express… quitte à descendre en route. Je retiens aussi pour Hilary.

— Elle repart déjà ?

— Ben… oui. Elle aussi est plus ou moins éjectée puisqu’on lui a conseillé de revenir « plus tard » ! Et puis, je ne sais pas trop pourquoi, mais elle a peur et aimerait autant rester sous ma protection, fit Adalbert la mine un peu gênée.

La nouvelle ne causait aucun plaisir à Aldo mais il devait trop à son ami pour discuter. Il se contenta de remarquer :

— Peur ? Dis-moi, elle n’aurait pas, elle aussi, quelque chose à cacher sous ses porcelaines ? Elle est assez jolie pour faire une bonne espionne et le British Muséum est une couverture idéale.

— Pas tant que ça, tu le vois bien ! D’ailleurs ce genre de femme ne connaît pas la peur, en principe. Et elle est vraiment effrayée… La pauvre petite a besoin d’aide, conclut Adalbert en bombant le torse.

Le côté terre-neuve de l’archéologue amusait toujours Morosini qui le trouvait attendrissant. Cette fois pourtant, il l’inquiétait un peu : emmener Hilary était une chose, mais réussirait-on à la convaincre de rester dans le train jusqu’à son terminus lorsqu’on le quitterait ? La page de carnet déchirée laissait deviner qu’on allait se trouver en terrain miné puisque quelqu’un devait savoir à cette heure où l’on se rendrait en quittant Istanbul. Une petite fille arrogante accrochée fermement à son gros Nounours pouvait s’y révéler singulièrement encombrante…

Remettant la question à plus tard, Aldo opta pour quelques heures de sommeil dans un bon lit. Il avait tout le temps de refaire ses valises…

Загрузка...