CHAPITRE II


LE DERNIER REFUGE

Vêtus de chemises et de shorts en toile kaki style « armée des Indes », un casque en liège sur la tête et un sac lourdement chargé sur le dos, Vidal-Pellicorne et Morosini grimpaient depuis un long moment déjà le « sentier du Serpent » qui traçait ses méandres au flanc est de Massada. Khaled, le guide recommandé par sir Percy, grimpait devant eux, vif comme une chèvre en dépit de la soixantaine sonnée, bien étayé par des mollets si secs et si durs qu’ils avaient l’air sculptés dans un vieux bois d’olivier. En bas du chemin, l’un de ses fils gardait les dromadaires grâce auxquels on avait parcouru la vingtaine de kilomètres séparant la vieille citadelle ruinée de l’oasis d’Ein Guedi où l’on avait laissé la grosse Talbot grise procurée par Douglas Mac Intyre qui leur avait permis de parcourir les quelque quatre-vingts kilomètres entre l’oasis et Jérusalem (quarante-cinq de route acceptable jusqu’à Hébron et une solide trentaine d’une piste menant au bord de la mer Morte à travers les montagnes de Juda). Les autres fils fermaient la marche avec le reste du matériel.

À mesure que l’on montait, le paysage devenait plus grandiose encore, si possible. Le désert d’ocre rouge d’où surgissait, solitaire, le roc géant de Massada, se déchiquetait sur une vaste étendue d’eau couleur d’ardoise dont les frémissements lourds se frangeaient d’une écume épaisse due à la densité de saumure. Parfois, le soleil accrochait l’un de ces cristaux de sel et s’y reflétait en flèches d’une éblouissante blancheur… Des nodules de soufre, des branches d’arbres pétrifiés achevaient l’image baroque de cette mer trop salée où le bitume, le gypse et bien d’autres minéraux remplaçaient les poissons et les algues. Là-bas, vers le nord, on pouvait apercevoir la petite crique d’Ein Guedi et la longue coulée de tamaris, d’acacias parasols, de pommiers de Sodome traçant le chemin de la source qui lui avait donné son nom et sa végétation. Le ciel était même si pur que l’on pouvait croire distinguer l’embouchure du Jourdain dont les eaux sacrées venaient se perdre dans ce que les Anciens appelaient le lac Asphaltite…

La montée était rude et Adalbert s’arrêta un instant pour souffler.

— Pourquoi, demanda-t-il, n’empruntons-nous pas la rampe d’accès établie par Flavius Silva pour hisser ses machines de guerre ?

— Parce que avec le temps elle s’est écroulée en partie vers le sommet. Elle est de l’autre côté, à l’occident… répondit la guide qui avait poliment interrompu sa marche… De toute façon, vous êtes des hommes de paix. Ce qui a été bâti pour apporter la mort ne saurait vous convenir.

— Je ne connais pas beaucoup de chemins au monde qui n’aient pas, un jour ou l’autre, été utilisés par la mort, marmotta Adalbert qui transpirait comme une gargoulette. Je suis archéologue, moi, pas alpiniste.

— Et les Pyramides, ironisa Morosini, tu ne les as jamais escaladées ?

— Si, mais il y a longtemps… et pas toutes !

Enfin on franchit ce qui avait été l’une des deux portes de la forteresse et l’on déboucha sur une immense étendue de terre jaune et de pierraille d’où émergeaient des ruines encore imposantes mais qui eurent le don de plonger instantanément Aldo dans le découragement :

— Tu vas dire que je me répète mais c’est une entreprise insensée. Comment retrouver deux cailloux gros comme un doigt dans ce paysage de fin du monde ? ajouta-t-il entre ses dents. En admettant qu’ils y soient toujours.

— Un peu de confiance, que diable ! Grâce à sir Percy j’ai une idée de l’endroit où l’on peut chercher.

Il tira d’une poche de poitrine une sorte de plan qu’il étala sur une pierre :

— Voilà où nous sommes ! Comme tu peux le voir, c’est la pointe nord, à notre droite, qui présente le plus d’intérêt. Là s’élevait le palais d’Hérode le Grand, bâti sur trois terrasses successives posées sur des à-pics, reliées entre elles par des escaliers taillés dans le roc à flanc de montagne et des plus faciles à défendre. Les traditions rapportent qu’il était d’une grande magnificence et possédait de nombreuses annexes. Il y a un autre palais, celui d’occident, qui doit être là-bas, juste en face de nous…

— Non, corrigea Khaled. Ça église byzantine. Le palais plus à gauche…

— Quant à l’ancienne synagogue et le quartier des Esséniens…

— Là-bas… juste au bord du vide…

On remit au lendemain le tour complet de l’étrange cité-palais où, après le sac de Jérusalem par Titus, les quelque neuf cents Zélotes d’Éléazar ben Yaïr avaient vécu retranchés pendant trois ans et résisté pendant plusieurs mois à la Xe Légion romaine pour finir par un suicide général, décidé en toute liberté quand, la rampe achevée et l’hélépole portant un gigantesque bélier amenée à pied d’œuvre, il fut évident qu’il n’y avait plus d’espoir. La nuit qui précéda le dernier assaut, les Zélotes et ceux qui les avaient rejoints se partagèrent en groupes de dix comprenant femmes et enfants. Le chef de ce groupe devait les égorger. Ensuite de nouveaux groupes seraient formés jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul homme, Éléazar, qui, alors, se donnerait la mort.

Ainsi fut fait et quand Flavius Silva enjamba les vantaux et les pierres de la ville éventrée, il ne trouva sur son chemin que des cadavres au-dessus desquels tournoyaient déjà les vautours du désert…

— On dit, acheva Adalbert qui venait de retracer à haute voix en anglais ce drame exemplaire de la fierté et du courage, que deux femmes et cinq enfants réussirent à s’échapper, sans doute grâce à des pères incapables de supporter l’idée de les voir morts. Je ne sais pas si c’était une bonne idée : ils devinrent esclaves du consul…

— On dit aussi, fit Khaled avec un petit rire, qu’une des femmes était très belle et que le consul l’aima… Maintenant, il est temps de choisir l’endroit où vous allez vous établir…

Le soleil, en effet, baissait en faisant flamboyer le désert et en glaçant la mer Morte d’une curieuse teinte de violet pourpre. Les deux hommes firent choix d’une ancienne casemate des murailles croulantes qui était encore couverte et leur offrait un abri assez bien protégé.

Khaled regarda ceux qui étaient pour lui des scientifiques venus repérer un futur chantier de fouilles déposer leurs sacs et commencer à s’installer. Maintenant qu’il les avait conduits à bon port, il avait l’air un peu encombré de son personnage :

— Vous ne voulez vraiment pas que je reste avec vous ? Je ne quittais jamais sir Percy…

— Parce que tu avais une équipe à diriger mais nous n’en sommes pas là, dit Vidal-Pellicorne. Nous avons des vivres, tu nous as montré un point d’eau et même une citerne encore en bon état. Tu reviendras dans deux jours voir où nous en sommes et nous rapporter de la nourriture. Nous allons pouvoir travailler tranquilles sans être gênés par qui que ce soit. Il n’y a pas foule sur ce plateau.

L’Arabe haussa les épaules avec un soupir :

— Personne depuis sir Percy… sauf les djinns qui habitent les mauvais vents…

— On dirait pourtant qu’il y a quelqu’un ? fit Morosini qui regardait par l’ouverture. Je viens de voir quelque chose bouger entre les pierres…

Pour s’en assurer, il sortit suivi des deux autres en se dirigeant vers les ruines byzantines. Dans la lumière frisante du soleil en train de disparaître, les trois hommes aperçurent une silhouette qui, dans ses draperies bleu sombre, semblait issue du crépuscule mais qui n’avait rien d’un fantôme car on la vit soudain détaler à toutes jambes, des jambes dont l’œil aigu d’Aldo remarqua la finesse au-dessus des sandales poudreuses : une femme ! Khaled alors prévint sa question avec un soupir excédé :

— Allah ! Elle est revenue !

— Tu la connais ? dit Morosini. Qui est-elle ?

— Une folle ! De temps en temps elle apparaît ici comme un oiseau de malheur. Elle retourne les pierres, elle cherche on ne sait quoi. Un jour, un de mes fils a réussi à l’approcher mais elle parle une langue qu’il ne comprend pas. Tout ce qu’il a pu savoir c’est son nom. Elle s’appellerait Kypros… Drôle de nom !

— Kypros ! reprit Adalbert songeur. C’était le nom de la mère d’Hérode le Grand qui construisit ces palais… Elle appartenait à un peuple nomade de la région : les Nabatéens… Nomades parce que leurs caravanes sillonnaient le désert entre la mer Rouge et la Méditerranée. Avec leurs dromadaires qu’ils avaient été le premiers, je crois, à domestiquer, ils transportaient d’une mer à l’autre les épices venues des Indes, la myrrhe d’Arabie et même la soie que les marchands chinois des royaumes Han apportaient jusque chez les Parthes…

— Les Nabatéens n’existent plus depuis longtemps et Petra, leur capitale, est une ville morte habitée seulement par les bêtes sauvages, fit Khaled avec dédain…

— À moins d’avoir été exterminé jusqu’au dernier, un peuple ne disparaît jamais tout à fait, coupa Morosini. La nuit va tomber et Ein Guedi est là-bas… Tu devrais rentrer, Khaled ! Merci de ton aide.

La femme avait disparu maintenant derrière la pointe formée par l’étage supérieur du palais septentrional. L’Arabe salua sans insister et s’en alla rejoindre, par le sentier du Serpent, ses fils et ses dromadaires mais, avant d’avoir atteint la porte dans le rempart, Aldo le vit soudain ramasser une pierre et la jeter de toute sa force dans la direction des ruines en criant quelque chose qu’il ne comprit pas. Songeur, il revint vers Adalbert occupé à allumer un feu sur trois pierres qui avaient déjà servi à cet usage et lui apprit ce qu’il venait de voir :

— Je ne sais pas qui est cette femme mais ton Khaled la déteste…

— Ça, c’est évident. Mais ce n’est pas « mon » Khaled, c’est celui de sir Percy et je le lui laisse bien volontiers.

— Il ne te plaît pas ?

— Pas vraiment. Et nous ne lui plaisons pas davantage. Si nous n’étions en quelque sorte les invités de sir Percy, il n’aurait jamais accepté de nous guider et de nous aider…

— Tu vois à cela une raison ?

— Et une bonne : il fouille pour son propre compte ! Et je vais te dire mieux je parie qu’il cherche la même chose que cette femme-fantôme.

— On dirait que tu as une idée de ce que ça peut être ?

— Bien sûr. Sir Percy m’en a parlé d’ailleurs, mais comme d’une légende amusante à l’usage du petit peuple : le trésor d’Hérode le Grand !

Morosini se mit à rire en se laissant tomber, assis en tailleur devant le feu qui flambait bien à présent alimenté par du bois mort qui ne manquait pas sur le site :

— J’aurais dû m’en douter. C’est toujours la même histoire dès qu’un grand personnage a fait construire une quelconque forteresse et, de préférence dans un endroit inaccessible et sauvage, ça ne peut pas être pour autre chose que pour défendre un trésor…

— En l’occurrence, le trésor pour Hérode, c’était lui-même. Il faut comprendre : il était une pièce rapportée dans la dynastie asmonéenne dont il avait épousé une fille, Mariamne, en secondes noces – il a eu cinq femmes ! Alors il a fait le ménage parmi les descendants réels. C’était un homme cruel, d’une horrible méfiance et ce palais du désert en est la meilleure preuve.

— Le massacre des Innocents, c’était lui ?

— Non, son fils Hérode Agrippa Ier, l’homme qui a donné la tête de saint Jean-Baptiste à sa belle-fille Salomé. Pour en revenir à son papa, il est très possible que celui-ci ait enfoui une poire pour la soif dans ce dramatique décor…

— Mais cette femme que nous avons aperçue, cette Kypros qui porte le nom de sa mère, d’où peut-elle bien sortir ?

— Va savoir ! On verra bien si on arrive à mettre la main dessus. En attendant, dînons et couchons-nous ! Je meurs de fatigue !

— Ce que c’est que d’être devenu un archéologue de salon ! On rouille… En revanche, je suis confondu par ton savoir. Y a-t-il, autour de la Méditerranée, une seule peuplade dont tu ne connaisses pas l’histoire antique ?

Adalbert s’étira en émettant un son de satisfaction, puis se mit à fourrager dans son épaisse tignasse d’un blond tirant un peu sur le gris, repoussa la mèche qui lui tombait sur le nez et, finalement, darda sur son ami un regard bleu plein de malice :

— Pourquoi seulement la Méditerranée ? Il m’est arrivé de me pencher aussi sur l’énigme de l’Atlantide, tu sais ?… J’avoue cependant qu’en ce qui concerne la Palestine, j’ai un peu revu ma copie en compagnie de sir Percival Clark. Un puits de science que cet homme-là. Dommage que sa santé le tienne cloué dans son fauteuil, sinon il aurait sûrement tenu à nous accompagner !

— Si ce n’était pas le cas, il ne t’aurait rien dit du tout. Les archéologues sont les gens les plus cachotiers du monde et, en général, ils se détestent entre eux…

— Exactement comme les antiquaires ! Et tu n’as pas tout à fait tort mais comme jusqu’à présent il n’existe pas d’École française de Palestine, que les Anglais tiennent tout le pays, je crois qu’il n’est pas fâché qu’une sorte de franc-tireur sans grands moyens s’intéresse à ses travaux et à la question de Massada qui le passionne. Je lui ai promis des photos pour qu’il voie dans quel état est le site… Et maintenant, plus de questions ! Je dors…

Aldo, lui, n’avait pas sommeil. Adalbert ronflait depuis longtemps qu’il contemplait encore le ciel, assis sur un fût de colonne en fumant cigarette sur cigarette pour tenter de calmer une nervosité qu’il avait du mal à maîtriser. Jamais il ne s’était senti à ce point misérable et fragile avec ce terrible sentiment d’impuissance accroché à lui depuis qu’on lui avait pris Lisa. La splendeur de la nuit étoilée qui l’enveloppait aussi complètement que s’il eut été seul sur le pont d’un navire en pleine mer ne l’apaisait pas, justement parce qu’elle l’obligeait à mesurer le peu d’importance de sa personne en face de l’immensité. Peut-être aussi était-il accablé par les dimensions des ruines et ne voyait-il pas quel fil conducteur menant à ces fichus « sorts sacrés » on pourrait bien y trouver… Le cri d’un chacal quelque part dans le désert ne contribua pas à lui remonter le moral : il y vit un mauvais présage et se signa précipitamment comme n’importe quel Italien superstitieux…

Ce fut ce geste qui le fit sortir enfin de ce marais d’angoisse où il marinait depuis qu’on lui avait enlevé Lisa. Non parce que l’ayant fait il se sentit soudain sous la protection divine, mais parce qu’il le rendit à lui-même : le dernier d’une longue lignée d’hommes – de femmes aussi ! – qui avaient su se battre, mais aussi un être qui avait toujours affronté l’adversité avec ce sourire nonchalant qui séduisait tant de gens. Et s’il ne pouvait être question de sourire cette fois, il restait que son accablement et ses pensées négatives étaient peut-être bien en train d’offenser Dieu parce qu’il était loin d’être engagé seul dans cette bataille : il y avait Adalbert dont les ronflements réguliers avaient quelque chose de serein, il y avait Marie-Angéline, cette drôle de vieille fille qui lui avait si soudain apporté le plus inattendu des coups de main ; il y avait Tante Amélie capable de remuer le monde pour le neveu qu’elle aimait ; il y avait cet Écossais amoureux prêt à se dévouer sans compter pour une femme dont il savait très bien qu’il n’obtiendrait jamais rien d’autre qu’un sourire et peut-être un baiser fraternel sur la joue ; il y avait enfin Lisa elle-même : la fille du puissant banquier suisse Moritz Kledermann, la petite-fille de cette indomptable vieille dame autrichienne qu’était la comtesse von Adlerstein, la princesse Morosini enfin n’était pas de celles qui se laissent malmener, enfermer sans rien tenter pour s’en sortir. Elle l’aimait autant qu’il l’aimait et cet amour-là devrait être assez fort pour vaincre n’importe quel mauvais tour du Destin…

Aldo se leva, jeta sa dernière cigarette à demi fumée, alla prendre dans le campement de fortune un rouleau de couvertures et se coucha dans les ruines de l’église byzantine : tout sereins qu’ils soient et révélateurs d’une immense confiance dans l’avenir, les ronflements de Vidal-Pellicorne étaient tout de même trop bruyants…

En se levant derrière les monts de Moab que longeait la rive orientale de la mer Morte, le soleil trouva les deux amis au travail. Ou plutôt Adalbert entama ses recherches tandis qu’Aldo se contentait de regarder. L’archéologue commença par prendre un certain nombre de photographies des différentes ruines ainsi qu’il l’avait promis à sir Percy. Cela lui permit de constater certains changements dans le triple palais d’Hérode par rapport aux clichés des derniers travaux du vieil homme :

— Il doit y avoir de temps en temps des gens qui fouillent par ici et ce ne sont pas des professionnels. Regarde un peu ce désastre, ajouta-t-il en s’accroupissant près d’un fragment de délicate mosaïque dans les tons roses et bruns représentant une fleur dont on avait troué le cœur à coups de pioche. C’est l’œuvre de quelqu’un de pressé qui cherche au hasard. J’ajoute que c’est récent…

— La Nabatéenne ?

— Possible… encore que j’y voie plutôt la force d’un homme. Rien d’étonnant, s’il traîne dans le coin des rumeurs de trésor ! Il serait temps que les Anglais fassent protéger le site…

— Au fond, nous aussi nous cherchons un trésor et qui plus est un trésor minuscule. Les pillards, au moins, ont l’espoir de trouver un bon gros coffre…

— Nous aussi mais peut-être un peu moins gros. Tu peux être sûr que les Esséniens ont dû emballer soigneusement les émeraudes et les joindre peut-être à d’autres objets sacrés… ou à des écrits ! De toute façon ce ne peut pas être dans le palais d’un tyran. Allons nous occuper de la synagogue !…

— Tu crois que c’est une bonne idée ? Après leur victoire, les hommes de Flavius Silva ont dû la piller comme ceux de Titus avaient pillé le temple de Jérusalem… Où habitaient les Esséniens ?

— Là où nous logeons nous-mêmes : les casemates de la forteresse à côté du lieu saint. Les familles des Zélotes étaient plutôt installées en face, entre le palais et la porte du Serpent qui était l’endroit le mieux protégé.

— Bon. Quoi qu’il en soit, c’est toi le chef ! On fait ce que tu veux…

Pendant plusieurs jours, les deux hommes travaillant d’arrache-pied commencèrent à déblayer la terre qui encombrait l’ancien temple, s’attaquant surtout aux angles mais sans rien découvrir d’intéressant. Le soir, il leur restait tout juste assez de forces pour se préparer à dîner et se coucher. Khaled ou l’un de ses fils venait tous les deux jours pour les ravitailler. Mais ils ne posaient jamais de questions et ne s’attardaient pas. L’air vaguement dédaigneux, ils repartaient : de toute évidence, les étrangers se donnaient beaucoup de mal pour rien… De guerre lasse, Morosini laissa Adalbert continuer son travail de forçat et passa dans la salle voisine nettement plus petite où il commença à sonder les murs et à creuser les angles. Non qu’il crût obtenir ainsi plus de succès, mais l’entreprise lui paraissait moins pharaonique. Il en venait en effet à penser que, repris par la passion de son métier, Adalbert s’attachait davantage à exhumer ce que pouvait encore cacher la vieille synagogue qu’à retrouver les« sorts sacrés » qu’on n’avait certainement pas abandonnés au milieu de la salle.

La chance souriant toujours aux innocents et aux maladroits, l’espèce de piolet dont il se servait sans conviction passa, deux jours plus tard, à travers quelque chose qui ressemblait à de la terre cuite sous laquelle il y avait du vide. Surpris, il enfonça sa main dans le trou, rencontra un objet oblong couvert d’un tissu en mauvais état. C’était un rouleau de peau couvert d’écritures anciennes… Il se rua dehors et hurla :

— Adal !… Rapplique ! J’ai trouvé quelque chose…

L’interpellé arriva comme le vent et s’empara avec avidité du rouleau qu’il examina sur toutes les coutures :

— Grâce à Dieu tu ne l’as pas déroulé ! Étant donné l’ancienneté, cela demande quelques précautions…

— Toi qui es diplômé des langues orientales, tu connais cette écriture ?

— Mal. Je crois pouvoir dire tout de même que c’est de l’araméen… la langue que parlait le Christ. Sir Percy nous dira ce qu’il en est au juste. Où l’as-tu trouvé ?

— Viens voir !

L’archéologue examina le trou et les débris qu’Aldo en avait retirés :

— Ce rouleau était dans une jarre. Il faut dégager mais plus doucement. Il y en a peut-être d’autres…

— Tu penses que c’est important ?

— Du point de vue archéologique ? Certainement. Pour ce qui nous occupe, c’est une autre affaire. C’est, en tout cas, la preuve de la présence ici des Esséniens. Pour les sauver de la souillure des Romains, ils ont dû enterrer leurs livres les plus saints… Leur trésor, en quelque sorte. On va essayer de le tirer de là…

— Les émeraudes pourraient en faire partie ? demanda Morosini avec, dans la voix, quelque chose qui ressemblait à de l’espoir.

— S’il s’agissait de pierres quelconques, même les plus fabuleuses, je dirais non sans hésiter car ils étaient de mœurs austères et méprisaient les biens, mais il s’agissait pour eux d’objets divins ou tout au moins d’objets sacrés. Ce n’est pas impossible. Au travail…

Ils ne le poursuivirent pas longtemps : la nuit tombait et le poids de la journée se faisait sentir. Sagement, Adalbert décida de remettre la suite au lendemain. Ils soupèrent sobrement d’un reste de chevreau rôti, d’olives et de dattes, puis comme d’habitude, Adalbert se coucha et s’endormit aussitôt, tandis qu’Aldo s’accordait une dernière cigarette en regardant le ciel mais, la fatigue se faisant sentir, il tira son lit dehors comme il le faisait souvent et se coucha sous les étoiles…

Son subconscient – ou bien était-ce le sixième sens, celui du danger, qu’il possédait à un point extrême ? – le réveilla brusquement : une forme indistincte était agenouillée près de lui mais le poignard qu’elle brandissait dans la froide lumière de la pleine lune et qui allait le frapper était on ne peut plus net. Il se jeta hors du lit à l’instant où la forme s’abattait sur lui, se releva et tomba sur l’agresseur attrapant à pleins bras sous des tissus qui sentaient l’encens un corps et des membres extraordinairement souples mais fort peu masculins. Les forces n’étant pas égales, la lutte fut brève : la femme glissa de ses mains et allait s’enfuir quand il saisit une cheville. Déstabilisée, elle tomba lourdement sur le sol où il la cloua d’un genou posé sur une poitrine haletante puis, d’un geste vif, il écarta le voile dissimulant la figure. Le visage qu’il découvrit, sculpté par la lumière argentée de la lune, était fin et beau mais il ne possédait plus la fraîcheur de la jeunesse : c’était celui d’une femme de quarante à quarante-cinq ans, pas d’une femme confite dans les douceurs sucrées d’un harem. Le corps qu’il maintenait était mince, nerveux et sec comme celui d’une chèvre de montagne. Les yeux lui parurent énormes : deux lacs obscurs traversés d’éclairs.

— Qui es-tu ? demanda-t-il dans son arabe un peu sommaire. Pourquoi voulais-tu me tuer ?

Pour toute réponse, elle lui cracha au visage. En retour il faillit la gifler mais quelque chose le retint au-delà du fait qu’elle était une femme vaincue. Peut-être la certitude de sa qualité ?…

— Ce n’est pas une réponse, ni une façon de se conduire, se contenta-t-il de remarquer en se tordant le cou pour essuyer sa joue à l’épaule de sa chemise. De toute façon, je sais qui tu es : tu t’appelles Kypros et l’on te dit Nabatéenne. C’est bien ça ?

— Tu ferais mieux de lui parler grec, fit derrière lui la voix tranquille d’Adalbert que le bruit de la lutte avait dû réveiller.

— Je ne parle pas grec, sinon un peu celui de Démosthène grâce à mon cher précepteur…

— Ça devrait faire l’affaire. Les Nabatéens parlaient jadis l’araméen mais ils se sont convertis à la langue d’Homère parce que c’était plus commode pour le commerce de ces grands caravaniers importateurs qui avaient su truffer leurs parcours à travers le désert de citernes astucieusement disposées. Puis-je te suggérer de la laisser se relever ? Un genou sur l’estomac est peu propice à la conversation…

— Si je la lâche elle va filer. Tu n’as pas idée c’est une véritable anguille !

— Mais non…

Tandis que Morosini libérait lentement sa captive, Adalbert lui tendit la main et prononçant, en grec, une salutation qui eût satisfait sans doute Nausicaa car la femme ne put retenir un sourire et accepta la main tendue. Elle se releva d’un mouvement souple et se tint devant eux avec une aisance un peu hautaine qui confirma Morosini dans sa première impression : cette femme avec ses sandales usées, son voile et sa tunique grise plutôt misérable avait une allure d’altesse. Un instant encore, elle garda le silence, puis ramassant calmement le poignard qu’Aldo lui avait arraché, elle le glissa dans sa ceinture :

— On dirait que je vous dois des excuses, dit-elle dans un français qui leur arrondit les yeux.

— Vous parlez notre langue ? émit Adalbert abasourdi.

— Depuis l’enfance. Je l’ai apprise au Liban… Puis-je savoir qui vous êtes ?

Encore un peu sous le choc, Adalbert fit les présentations avec autant d’urbanité que si l’on eût été dans un salon et non sur un rocher désertique au bord de la mer Morte :

— Je suis désolée, dit la femme. Je vous prenais pour des pillards de la même espèce que ce Khaled et ses fils qui vous ont amenés jusqu’ici…

Morosini, lui, ne désarmait pas. Il trouvait un peu mince la contrition désinvolte d’une femme qui les aurait certainement tués tous les deux s’il ne s’était réveillé à temps :

— Cela vous plaît à dire. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas eu à nous en plaindre. Je n’en dirais pas autant de vous…

Elle lui offrit un sourire insolent :

— Rancunier ?

— On le serait à moins mais puisque apparemment il s’agissait d’un simple « malentendu », nous direz-vous d’abord qui vous êtes vraiment et ensuite pourquoi vous vouliez nous tuer ?

— Qui je suis ? Vous l’avez dit vous-même. Je m’appelle Kypros…

— C’est tout à fait insuffisant… Cela ressemble assez à un nom de guerre.

— Pourtant, c’est le mien et il faudra qu’il vous suffise car il est assez connu…

— Celui de la mère d’Hérode le Grand, intervint Adalbert, mais depuis cette époque beaucoup de temps a coulé. Vous aurez peine à nous faire croire que vous êtes sa fille…

— Non… mais sa descendante. J’appartiens à sa lignée tout comme j’appartiens à celle de…

Elle parlait du haut de sa tête, avec un orgueil dont elle s’aperçut soudain qu’il l’emportait peut-être un peu trop loin.

— De qui ? demanda Morosini.

— Cela ne saurait vous intéresser. Vous n’avez pas besoin d’en connaître davantage…

— Soit, gardez vos secrets mais répondez à ma seconde question : pourquoi m’avoir attaqué ? Oui, je sais, vous nous preniez pour des pillards mais des pillards de quoi ? Les biens répandus sur cette vieille forteresse presque rasée sont plutôt rares.

— Et pourtant vous cherchez quelque chose ? Vous avez même trouvé quelque chose. Je vous ai entendu le crier vers la fin de la journée…

Vidal-Pellicorne ouvrit la bouche pour répondre mais Aldo l’arrêta du geste. Cette femme arrogante l’agaçait de plus en plus et il n’avait aucune envie de la voir fourrer son nez dans leurs affaires :

— Rien qui puisse être de quelque importance pour vous. Ce n’est pas le trésor d’Hérode que nous cherchons…

— Moi non plus. Je vous souhaite une bonne nuit, messieurs !

Ils n’eurent même pas le temps de répondre.

Virant sur ses talons elle était déjà partie, filant comme une flèche vers les éboulements du palais d’Hérode derrière lesquels elle disparut aussi prestement qu’une ombre.

— Eh bien ? fit Aldo en allumant une cigarette, qu’en penses-tu ?

Les yeux fixés sur l’endroit où la femme avait disparu, Vidal-Pellicorne haussa les épaules :

— Je n’en sais trop rien… mais ce que je sais, c’est que nous ne pouvons plus dormir tous les deux en même temps…

— Saine décision. Ses vagues excuses ne m’ont pas convaincu le moins du monde. Elle a trop envie de savoir ce que nous avons trouvé et elle est tout à fait capable de renouveler sa brillante prestation de ce soir. Va dormir, moi je n’ai plus sommeil…

— Il n’est qu’une heure du matin, dit Adalbert en consultant sa montre à l’aide d’une lampe de poche. Réveille-moi dans deux heures : je finirai la nuit.

Trois minutes plus tard, exactement, l’air nocturne renvoyait les échos sereins de ses ronflements. L’archéologue possédait en effet le don précieux de s’endormir à volonté. Mais Kypros ne revint pas cette-nuit-là…

Elle reparut le surlendemain, à la manière d’un animal attiré par une odeur. Aldo était en train de faire du café avec le talent qu’y mettent en général les Italiens. Le sien lui venait de la défunte Cecina, sa chère nourrice et cuisinière, morte en lui donnant une dernière et sublime preuve de dévouement…

— Cela sent tellement bon, dit Kypros d’une voix timide, que je n’ai pas pu résister.

La tendre lumière du soleil à son lever lui ôtait beaucoup de son apparence spectrale et, en dépit de sa vêture archaïque et minable, Morosini la trouva bien réelle et même moderne. Il avait déjà vu des joueuses de tennis dont l’allure ressemblait à la sienne. Sa souplesse et son maintien étaient ceux d’une vraie sportive mais, pour le moment, elle avait une expression de petite fille gourmande qui la rajeunissait :

— En voulez-vous une tasse ? Il va être prêt, fit-il avec un sourire.

— Merci… avec plaisir.

Elle s’assit sur une grosse pierre, croisant ses jambes nerveuses d’un mouvement naturel, jurant lui aussi avec le personnage qu’elle assumait au point qu’il faillit lui offrir une cigarette. Il essaya de l’imaginer sous des vêtements européens en train de boire un verre au bar du King David et n’y parvint pas : cela tenait peut-être à son type arabe. La tête altière de cette femme était faite pour porter couronne, diadème ou tiare… Une énigme, en vérité !

De son côté, elle l’observait avec attention sous l’abri de ses cils longs noirs avec quelque chose qui ressemblait à du soulagement : maintenant qu’elle le voyait en pleine lumière, elle eût regretté de l’avoir tué. Un bel animal, assurément, sous sa vêture civilisée ! Sa haute silhouette élégante et racée s’accommodait fort bien de la chemise et du short en toile fatiguée. Et que son visage étroit au profil arrogant était donc séduisant sous les cheveux bruns délicatement argentés aux tempes, avec son sourire nonchalant et ses yeux d’un bleu acier étincelant ! Elle relança la conversation :

— C’est étonnant que vous ayez les yeux bleus alors que vous êtes italien ?

— Je suis vénitien et ce n’est pas la même chose. En outre, je tiens leur couleur de ma mère qui était française…

Le café était prêt. Aldo lui en offrit une tasse qu’elle but avec recueillement :

— Il est bon ?

— Hmmm !… Divin ! Il y a bien longtemps que je n’ai rien bu de semblable. Dans nos pays on a le choix entre la bouillie à la turque et l’eau de vaisselle chère aux Anglais.

Aldo lui en servit une seconde tasse, appela Adalbert qui gratouillait quelque chose dans l’église byzantine et s’assit en face de son invitée pour déguster son œuvre :

— Khaled – pardonnez-moi, je sais que vous ne l’aimez pas ! – nous a dit que vous n’habitiez pas ici de façon régulière. Est-ce vrai ?

— C’est exact. Je ne viens que deux fois l’an selon certains mouvements du soleil et de la lune…

— Et le reste du temps ?

Elle esquissa un geste vague avec sa tasse vide et n’offrit plus à son hôte qu’un profil perdu :

— Oh, ici ou là… c’est selon !

— Toujours aussi méfiante ! N’avons-nous pas, en quelque sorte, partagé le pain et le sel avec ce café ?

— Peut-être. Cependant je vous prie de ne pas chercher à en savoir plus. Ma vie n’appartient qu’à moi…

— Je n’essaierai pas de vous l’arracher et me contenterai de l’instant présent. Admettez tout de même que l’on ait quelque peine à vous croire Nabatéenne ? Ce peuple des grandes caravanes n’existe plus…

— Son sang subsiste encore chez quelques rares exemplaires. Je suis l’un de ceux-là.

Adalbert revenait vers eux nettoyant tout en marchant quelque chose étalé sur la paume de sa main et qu’il tendit à son ami après avoir lancé à Kypros un « Comment ça va ce matin ? » aussi spontané que s’il était tout naturel qu’elle fût là.

— Tiens, j’ai trouvé ceci…

— Une bague ?

— Un sceau, plutôt. La gravure en est presque invisible. On dirait une feuille d’arbre…

— Montrez !

Kypros avait tendu la main d’un geste très naturel et Adalbert lui remit sa trouvaille en disant, mi-figue mi-raisin :

— Autant que vous le sachiez tout de suite, ce n’est pas de l’or.

— C’est du bronze, je sais. Elle date sûrement du siège : elle a dû appartenir à l’un des défenseurs. Peut-être même à Éléazar qui comptait s’en servir le jour où, Massada libérée, il signerait la paix…

— Bravo ! applaudit Adalbert. Vous semblez très calée.

— On le devient au fil des années. Qu’allez-vous faire de cet anneau ?

Visiblement, elle avait envie de le garder mais Adalbert le lui reprit sans brusquerie :

— Le porter à sir Percival Clark. Il pourra peut-être nous en dire plus…

— Vous le connaissez ? fit Kypros d’un ton surpris.

— Bien sûr. Comment croyez-vous que nous sommes entrés en relation avec Khaled qui était son homme de confiance ?

La femme haussa les épaules avec un mépris absolu :

— Confiance bien mal placée mais ces Anglais n’ont jamais eu le sens commun. Merci pour le café !

Elle se levait mais, avant qu’elle se fût enfuie à sa manière rapide et légère d’antilope, Morosini l’avait saisie par le bras pour la retenir.

— À votre service !… Êtes-vous si pressée ?

— Non… mais je n’aime pas rester longtemps en société… si agréable soit-elle, ajouta-t-elle pour corriger ce que la phrase pouvait avoir de trop abrupt sans pour autant l’accompagner d’un sourire : une nuance que son visage semblait ignorer.

— Permettez-moi au moins une question ! Où habitez-vous sur ce caillou ? Nous avons déjà parcouru à plusieurs reprises les ruines du grand palais sans jamais avoir trouvé âme qui vive.

— Vous avez cherché ?

— Pourquoi pas ? Vous représentiez un danger et nous n’aimons ni l’un ni l’autre ignorer d’où il vient.

— Vous le pensez toujours ?

— Non, intervint Adalbert, et c’est pourquoi vous pourriez nous accorder quelque confiance.

— Je n’en accorde jamais. À personne !

Et une fois de plus elle s’enfuit, légère et rapide sans qu’aucun des deux hommes songe seulement à la suivre. Morosini haussa les épaules :

— Khaled m’a dit qu’il y avait des grottes sous certaines parties de l’enceinte. Elle doit habiter l’une d’elles et puis elle connaît Massada comme sa poche, elle a peut-être élu domicile à l’opposé du palais… Inutile de chercher. Elle ne reviendra peut-être plus.

Mais elle revint encore deux fois demander une tasse de café en évitant soigneusement les jours où les fils de Khaled ou Khaled lui-même apportaient le ravitaillement. Celui-ci d’ailleurs se montrait de plus en plus curieux. Il n’arrivait pas à comprendre ce que faisaient au juste ces gens venus, à l’origine, dans une simple intention de repérage :

— Si vous voulez fouiller, il vous faut du monde. Je vous en amènerai…

— Écoute, finit par lui dire Vidal-Pellicorne, qui détectait une vague menace sous l’obséquiosité du ton, si nous en avions besoin, nous ferions appel à toi, tu le penses bien, mais ce n’est pas le cas. En réalité, nous somme ici pour faire plaisir à sir Percival Clark qui écrit un livre sur Massada et qui, ne pouvant plus se déplacer, nous a chargés de faire certaines vérifications. Elles ont demandé plus de temps que nous le pensions, voilà tout !

— Et… le maître aura satisfaction ?

— Je l’espère… sans en être certain.

— Alors, il faut chercher encore. Est-ce que la Nabatéenne vous aide ?

— Pourquoi le ferait-elle ? coupa sèchement Morosini que ces questions commençaient à agacer.

Khaled s’inclina les mains sur la poitrine, s’efforçant de dissimuler un sourire énigmatique mais qui n’échappa pas aux deux autres.

— Il n’y a aucune raison, en effet. Je pensais seulement qu’elle avait peut-être fini par venir vous parler. Qu’Allah vous tienne en paix !

L’Arabe était reparti sur ce vœu pieux qui ne convainquit personne :

— Dix contre un qu’il nous fait espionner par l’un ou l’autre de ses nombreux enfants ! Il y a assez de ruines où l’on peut se cacher pour observer.

— Tu as sûrement raison et il doit bien aussi la faire espionner, elle…

L’impression de sécurité qui avait été celle des deux hommes durant tous ces jours et que l’attaque de Kypros avait entamée acheva de se dissoudre à la suite de cette visite. Ils reprirent leur travail mais avec d’autant moins d’enthousiasme qu’ils ne firent pas d’autre découverte. Même chez Adalbert qui pratiquait la foi du charbonnier le découragement pointait :

— Je ne sais pas où ton rabbin est aller pêcher que ce rocher arrosé de sang pourrait nous livrer « sinon les émeraudes, du moins un indice important ». C’est très joli, les rêves, mais ce n’est pas souvent prémonitoire…

— À moins qu’il n’y ait une indication dans ce manuscrit que nous avons trouvé et que nous ne pouvons lire ?

— J’ai peine à le croire. J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’un texte pieux, normal là où on l’a trouvé. De toute façon et si nous n’avons rien d’autre, il faudra bien s’en remettre à la traduction de sir Percy. Et là…

— Tu crains qu’il ne nous livre une traduction fantaisiste ? Tu n’as pas confiance ?

— On ne sait jamais jusqu’où on peut faire confiance à un archéologue. Surtout quand il s’agit de joyaux. En cas de découverte, la tentation de travailler pour soi-même doit être forte.

— Tu ferais ça, toi ?

Vidal-Pellicorne leva vers la mèche qui lui tombait sur le front un regard empreint d’innocence :

— Bah ! fit-il sobrement.

Morosini ne put s’empêcher de rire. Il savait très bien que lui-même était incapable de résister à la magie d’une pierre parfaite. Incontestablement il y avait là un risque mais il fallait le prendre.

— On pourra toujours photographier le manuscrit et demander une autre traduction. On verra bien si c’est la même… et, de toute façon, nous ne pouvons passer toute notre vie ici…

C’était l’évidence. On décida donc de fouiller encore deux ou trois jours puis de rentrer à Jérusalem. Mais les événements allaient se précipiter…

Dans la nuit du lendemain, alors qu’Adalbert était de garde et qu’Aldo ne dormait que d’un œil, un cri terrible déchira l’air et jeta celui-ci hors de son lit avant de les précipiter d’un commun accord vers le mur d’une des casemates dont l’ouverture dégradée donnait sur le vide.

— Ça vient de là-dessous, chuchota Vidal-Pellicorne. Et c’est un cri de femme.

— Kypros doit habiter sous nos pieds… mais par où la rejoindre ?

— La corde ! On va descendre directement.

Un nouveau cri, plus faible, les fit activer. Attacher la corde à un rocher et la jeter au-dehors ne leur demanda qu’un instant, après lequel Aldo plus sportif et plus léger que son compagnon se laissa glisser de quelques mètres avec quelques précautions. La nuit était suffisamment claire pour qu’il s’y retrouve facilement. Il découvrit alors, sur sa gauche, l’entrée d’une grotte et un étroit sentier taillé dans la roche qui desservait deux autres ouvertures avant de se perdre dans les ruines du palais. Il allait balancer la corde pour l’atteindre quand deux hommes sortirent de l’une de celles-ci, portant chacun un sac sur le dos, coururent en se courbant le long de l’étroit rebord et s’évanouirent au milieu des pierres. Ils étaient si pressés qu’ils n’avaient pas vu Aldo. En trois secondes celui-ci eut pris pied sur le chemin et tira la corde par trois fois pour indiquer à Adalbert qu’il était arrivé. Celui-ci le rejoignit puis tous deux s’engagèrent dans le trou d’où étaient sortis les hommes qui étaient sans doute des pillards. L’obscurité y était totale et Morosini alluma la lampe accrochée à sa ceinture. En outre, un gémissement qui se prolongeait leur servit de guide. En effet, au fond d’une première grotte totalement vide s’ouvrait, derrière une sorte de pilier rocheux, un passage bas qu’ils franchirent en se baissant. Le spectacle qu’ils découvrirent leur arracha une exclamation horrifiée : Kypros gisait sur le sol dans sa tunique déchirée et trempée de sang. Couchée sur le côté, ses mains rougies crispées sur la blessure de son ventre, elle haletait avec de petites plaintes plus déchirantes que les cris. L’éclairage révélait autour d’elle une habitation primitive : une couche formée d’un matelas de paille et de couvertures, quelques objets de toilette, une jarre contenant de l’eau, une plus petite contenant de l’huile et quelques provisions : dattes, figues, olives, fromages secs.

Adalbert ôta de son cou la trousse de premiers secours et de pharmacie qu’il avait eue la présence d’esprit d’y accrocher avant de descendre et tenta de déplier doucement la malheureuse pour voir l’étendue des blessures mais Kypros ne le laissa pas faire.

— Non… j’ai trop mal ! Achevez-moi !

— Qui a fait ça ? demanda Aldo agenouillé de l’autre côté et qui, doucement, nettoyait avec un peu d’eau le visage souillé de sang et de terre.

— Deux… des fils de Khaled…

— Mais pourquoi ?

— Là… derrière.

La main sanglante essayait de montrer, près d’une paroi, un coffre de cèdre dont les ferrures n’avait pas empêché le pourrissement et qui, éventré lui aussi, avait été jeté dans un coin. Le faisceau d’une des lampes y fit briller quelque chose et Morosini en retira une pierre de lune dessertie qui avait échappé aux pillards…

— Vous auriez trouvé le trésor d’Hérode ?

— Une… partie. Il doit y en… avoir d’autres… Oh pitié ! Tuez-moi ! j’ai trop mal…

— Je vais vous soulager un peu, dit Adalbert qui était en train de préparer une seringue hypodermique. Cela permettra de vous soigner.

— Tu as de la morphine ? s’étonna Morosini.

— Toujours ! Dans une campagne de fouilles on ne sait jamais qui peut se casser quoi. C’est souvent utile pour opérer sans trop de douleur.

La terrible souffrance céda en effet suffisamment pour que l’on puisse étendre la blessée mais sans oser la déplacer. La mort d’ailleurs approchait. Elle s’annonçait dans la pâleur extrême, le pincement des narines, les yeux qui s’éteignaient. On ne pouvait rien souhaiter de mieux. La blessure était affreuse et une odeur pénible montait des entrailles tranchées. Le sang continuait de couler. Pourtant, Kypros parvint à esquisser un sourire.

— J’ai trouvé… par hasard… Je ne le cherchais pas…

— Que cherchiez-vous, alors ?

— Ceci… là.

Elle désignait la ceinture de cuir usé assez large qui avait fixé sa tunique à sa taille et qu’Adalbert avait débouclée pour examiner la blessure. Aldo la tira doucement de sous le corps et, guidé par Kypros, trouva dans l’épaisseur du cuir une plaquette d’ivoire, très ancienne. Ciselée avec un art consommé, elle représentait une femme, une reine si l’on considérait son diadème, et cette reine portait de longues et curieuses boucles d’oreilles : c’étaient, sertis dans ce qui devait être de l’or, deux heptaèdres au milieu desquels le sculpteur avait placé un soleil et une lune minuscules…

— C’est romain, ça ! fit Adalbert qui avait arraché la plaquette des mains de son ami. Qui est la femme ?

— Bé… Bérénice… mais la suivante a dû… rapporter les bijoux… ici.

— De qui parlez-vous ?

— De… Oh !… Je… j’ai mal !

Le souffle se faisait court. Kypros était en train de mourir. Elle tourna, avec peine, sa tête vers Aldo et murmura :

— Sauvez-vous !… Ils vous tueront aussi… Et… et allez dire… à Percy… Clark… que sa fille est morte.

Le dernier mot s’exhala avec le dernier soupir.

À genoux de chaque côté du corps, les deux hommes échangèrent un regard stupéfait après qu’Aldo eut, d’un geste plein de douceur, clos à jamais les yeux de Kypros :

— Sa fille ? fit-il enfin. Comment est-ce possible ?

— En Palestine, tout est possible ! Il y est depuis si longtemps qu’au fond ce n’est pas très étonnant… Que faisons-nous à présent ?

— Il faut lui donner une sépulture, répondit Aldo en prenant les couvertures pour en envelopper le corps. On ne peut pas la laisser à la merci d’un charognard attiré par l’odeur du sang.

— Pas facile de creuser dans un rocher quand on n’a pas de dynamite ! Cette grotte est bien sèche et n’a d’autre ouverture que le passage donnant sur la première. Nous allons boucher ce passage et elle aura ainsi un tombeau convenable.

Deux heures plus tard, c’était fait. Dans la grisaille du petit jour, les deux hommes se retrouvèrent sur le sentier par lequel s’étaient enfuis les assassins. Repartir par celui qui les avait amenés représentait un exercice trop risqué et n’offrait plus aucun intérêt. Le sentier semblait s’arrêter dans les éboulis mais en réalité quand on était au bout, on découvrait un petit tunnel coudé débouchant derrière des broussailles sur l’un des escaliers étroits reliant les trois étages du palais d’Hérode. De là à leur campement, la distance était courte. Ils se hâtèrent de ramener la corde et se livrèrent à leurs occupations habituelles au début d’une journée : toilette et petit déjeuner. Quand s’éleva l’odeur du café, ils eurent tous deux un petit pincement au cœur en pensant à celle qui ne viendrait plus leur en demander une tasse.

Tout en buvant le sien, Adalbert déclara :

— Il faut prendre au sérieux l’avertissement qu’elle nous a donné. Khaled et ses fils sont dangereux. Ils ont attendu qu’elle trouve une partie du trésor pour l’attaquer et, très certainement, ils attendent nos résultats à nous…

— Que proposes-tu ?

— De faire tout le jour comme si de rien n’était et, cette nuit, de décamper sans tambours ni trompettes…

— C’est commode ! La voiture est à Ein Guedi, sous leur garde… S’ils ont de mauvaises intentions, ils ne nous la rendront jamais…

Adalbert tira sa pipe, la bourra, l’alluma soigneusement et tira deux ou trois bouffées méditatives.

— Te souviens-tu de notre petit exploit sportif quand nous avons quitté Hallstatt pour rentrer à Bad Ischl en vaillants routiers ?

— Tu veux nous faire rentrer à Jérusalem à pied ?

— Si c’était la seule chance de sauver notre peau je n’y verrais aucun inconvénient… et toi non plus. Il sera suffisant de gagner Hébron… une trentaine de kilomètres à travers les montagnes de Judée. On laisse tout le saint-frusquin ici, la voiture chez Khaled et on fera récupérer le tout par les autorités anglaises.

— Autrement dit, nous allons fuir, laisser impuni l’assassinat de cette pauvre femme ? Nous avons des armes, que diable !

— Ça ne me séduit pas plus que toi mais nous ne sommes que deux… contre tout un village sans doute. Il leur serait si facile de nous abattre puis de crier très fort ensuite que nous avons eu… un accident. Dans une voiture qui flambe on ne retrouve pas grand-chose. Rien ne nous empêchera, ensuite, de participer à l’expédition punitive… si sir Percy juge que la mort horrible de sa fille en mérite une… Tu me suis ?

— Pas à pas ! Le vieil archéologue nous en dira peut-être d’avantage sur cette plaquette d’ivoire.

Quand la nuit fut complète, vers onze heures du soir, les deux hommes quittaient leur campement en emportant seulement leurs trouvailles, leurs armes, l’appareil photo et ce qu’ils avaient sur le dos. Sans faire le moindre bruit, ils tournèrent le dos à la porte du Serpent et se dirigèrent vers celle qu’avait abattue le bélier de Flavius Silva.

Le soleil levant les trouva loin de Massada cheminant bravement à travers les rochers rouges des montagnes de Juda heureusement peu élevées mais ils n’en étaient pas moins exténués quand ils gravirent enfin la dernière pente grimpant jusqu’à Hébron, petite ville blanche perchée sur quatre collines dont le nom arabe, Al Khalil, signifie Ami de Dieu. Presque entièrement musulmane – les Juifs n’y étaient pas tout à fait cinq cents ! – Hébron, dont cependant la principale mosquée s’élevait sur le tombeau d’Abraham considéré comme l’un des prophètes de l’Islam, n’aimait pas les étrangers. Les deux voyageurs, qui évidemment ne payaient pas de mine, le comprirent devant l’air rogue des aubergistes et se résignèrent à demander l’asile du poste anglais établi là depuis que, en 1917, le général Allenby s’en était emparé à la suite d’une rébellion. Le nom de sir Percival Clark leur ouvrit les bras de l’hospitalité britannique et leur donna même, le lendemain, des chevaux pour regagner Jérusalem distante d’un peu plus de quarante kilomètres. Il y firent, à l’hôtel, une entrée remarquée…

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