CHAPITRE IX


UN LEGS EMBARRASSANT…

Le silence à nouveau. Celui, terrifié, qui suit les grandes catastrophes. Toujours debout sur son estrade, Taffelberg restait là, immobile, en face de cette foule qui le regardait sans comprendre. Enfin quelqu’un, un homme âgé de mine haute et sévère, s’avança en s’appuyant sur une canne :

— Qu’est-ce que ça veut dire, Fritz ? Elle est morte ? Mais de quoi ? fit-il d’une voix autoritaire.

— Un malaise soudain… Elle était souffrante depuis quelque temps mais… rien de très inquiétant… À vrai dire, on n’en sait rien, Herr General, mais le médecin est auprès d’elle. Voulez-vous venir avec moi ?…

Pour toute réponse, le vieil homme leva sa canne et rejoignit Taffelberg. Les invités, qui émettaient un chuchotement consterné, s’ouvrirent devant eux :

— On les suit ! décida Morosini. Il faut savoir…

Ils se joignirent sans peine aux quelques personnes – des proches sans doute ! – qui emboîtèrent le pas aux deux hommes et remontèrent vers l’appartement grand-ducal au milieu d’un peuple de valets qui semblait changé en statues. Quelques-uns étaient plantés devant les portes grandes ouvertes de la première pièce où s’engouffra le petit groupe mais celle, étroite et basse, de la chambre était fermée. Elle s’ouvrit cependant sous la main de Taffelberg découvrant un spectacle impressionnant : vêtue d’une longue robe de velours noir à manches longues mais très décolletée dont la traîne glissait sur les marches du lit, Fedora reposait dans le scintillement des joyaux qui couvraient sa gorge, sa tête et ses poignets : la fabuleuse parure d’émeraudes et de diamants assortie au diadème et qui devait comporter aussi des boucles d’oreilles. Mais elle avait choisi, comme elle l’avait annoncé à Aldo, de porter une fois encore l’Ourim et le Toummim dont la monture quasi barbare n’allait pas vraiment avec le reste. À leur vue, Adalbert retint un juron cependant qu’Aldo sentait une sueur glacée couler le long de son dos. L’espace d’un instant, tous deux se revoyaient en train de soulever une dalle au cœur d’une nuit d’été dans une forêt de Bohême, de fouiller la tombe d’un réprouvé. Allait-il falloir recommencer et cela d’ailleurs serait-il possible ?…

— On ne va pas l’ensevelir avec tout ça ? souffla Vidal-Pellicorne.

Morosini secoua la tête dans un geste d’ignorance. Il était tellement bouleversé qu’il se sentait incapable d’une pensée claire. Le but qu’il croyait toucher était en train de s’éloigner sans que l’on puisse dire où il s’arrêterait… L’épuisante quête allait se poursuivre…

Le médecin qui examinait le corps avec des gestes doux, d’une grande délicatesse, se redressait, le front soucieux :

— Je crains que la grande-duchesse ne soit morte par le poison. Une autopsie peut être nécessaire… et aussi le recours à la police.

— Une autopsie, la police ? Vous êtes fou, mon ami ! gronda le général. Je ne le permettrai jamais. Ma nièce souffrait du cœur, nous le savions…

— Cependant, il y a des signes…

— Je ne veux pas le savoir !

Une voix douce et triste, celle d’Hilda von Winkleried se fit alors entendre :

— L’autopsie est inutile, dit-elle en tendant une lettre au général. La grande-duchesse se savait condamnée. Elle s’est donné la mort comme cette dernière lettre vous l’explique.

Un murmure de stupeur parcourut la chambre cependant que tous les regards convergeaient vers la pâle et fabuleuse statue qui gisait en toute sérénité sur les fourrures qui recouvraient le lit.

— Voilà pourquoi elle m’a dit qu’elle devait se rendre… ailleurs, murmura Morosini mais bien qu’il eût parlé bas, le vieil homme l’entendit et braqua sur lui un regard sans tendresse :

— Que faites-vous ici, monsieur ?… Et d’abord qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas !

— J’étais l’invité de Son Altesse. Mon nom est Morosini… le prince Morosini de Venise !

— Et à quel titre vous avait-elle invité à ce bal de la Saint-Sylvestre où l’on ne convie jamais des étrangers ? Qu’étiez-vous pour elle ? ajouta-t-il en détaillant avec morgue la haute silhouette élégante de l’invité.

— Non, fit Aldo avec une hauteur au moins égale. Je n’étais pas ce que vous imaginez, général. En fait, nous devions traiter ensemble une affaire.

— Une affaire ? Avec une femme qui n’y connaissait rien ?

— Peut-être s’y connaissait-elle plus que vous ne l’imaginez. D’ailleurs Mlle von Winkleried peut vous le confirmer, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille qui suivait le dialogue. Elle était présente lors de l’entretien que j’ai eu avec la grande-duchesse en début de soirée.

— C’est la pure vérité ! dit Hilda. Il s’agissait d’une tractation…

— Portant sur quoi ?

— Des émeraudes que Son Altesse porte encore aux oreilles. Elle avait promis au prince de les lui vendre demain matin.

— Vraiment ? Eh bien, il n’en est plus question. Ces pierres entrent dans l’héritage… et l’héritier c’est moi puisque je suis le parent le plus proche.

— Un instant ! coupa Morosini scandalisé par ces froides revendications proférées à quelques pas d’un cadavre encore tiède. Que vous héritiez le titre et ce qui s’y attache comme sans doute le château ne veut pas dire que Son Altesse n’ait pas couché sur le papier ses volontés ultimes puisque, selon Mlle von Winkleried elle se savait condamnée…

— Ce qui est le cas, dit Hilda. Il y a dans ce secrétaire un pli fermé par trois cachets de cire à ses armes que j’ai vu plusieurs fois et que l’on doit ouvrir après sa mort…

— Eh bien, nous allons voir cela tout de suite, reprit le général en s’avançant vers le meuble indiqué mais, avant qu’il l’ait atteint, Fritz von Taffelberg s’était jeté devant et en défendait l’accès de ses deux bras tendus :

— Personne ne touchera à quoi que ce soit tant que le notaire ne sera pas ici ainsi d’ailleurs que le bourgmestre représentant les autorités de justice et qu’il faut prévenir. Un peu de respect, messieurs, pour celle qui vient seulement de fermer les yeux et que nous pleurons tous !

Le dernier mot était de trop. Personne n’avait l’air vraiment triste. Morosini se sentit une soudaine sympathie pour ce garçon, froid, dédaigneux et sans doute brutal mais qui portait sa douleur inscrite sur son visage. Il devait être le seul, dans cette chambre funèbre, avec Hilda, à pleurer la belle Fedora dont il était, à coup sûr, passionnément amoureux.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il gravement. C’est inadmissible et je vous offre des excuses pour avoir participé à cette discussion mais quand on me pose des questions, j’ai l’habitude d’y répondre.

— Eh bien, vous avez répondu, reprit le général. À présent vous n’avez plus rien à faire ici et je vous autorise à vous retirer ainsi qu’à quitter Hohenburg…

— Pas question ! coupa brutalement Taffelberg. Personne ne quittera cette maison jusqu’à ce que les autorités en donnent l’autorisation. Il arrive qu’un suicide cache un meurtre.

— Vous êtes complètement fou, mon pauvre ami ! Vous oubliez la lettre mais, après tout, faites comme vous voulez ! Cependant j’insiste pour que ce personnage sorte de cette chambre. Nous avons le droit de rester entre nous.

— C’est trop naturel, fit Morosini avec un demi-sourire. Je vous laisse à votre grande douleur, général !

Et il regagna son appartement suivi d’Adalbert qui était resté aussi muet que les personnages des tapisseries mais, à peine la porte refermée, il poussa un énorme soupir et dit :

— Dans quelle histoire de fous nous sommes-nous encore fourrés ? Que faisons-nous à présent ?

— On attend, bien sûr.

— Quoi ?

— Je ne devrais pas avoir besoin de le dire : on attend de savoir qui est l’héritier. Des bijoux, tout au moins… Quelle incroyable guigne ! Nous avons ces foutus « sorts sacrés » à portée de la main et ils nous échappent encore !

Laissant enfin éclater la rage qui menaçait de l’étouffer, Aldo saisit la première chose qui lui tomba sous la main – en l’espèce un vase en terre cuite contenant des branches de houx – et l’envoya se briser contre le poêle qui réchauffait la chambre puis il se laissa tomber sur un tabouret et se mit à fourrager à deux mains dans ses épais cheveux bruns. Adalbert regarda autour de lui, repéra un autre vase à peu près semblable et le lui apporta :

— Si ça peut te soulager, casse aussi celui-là, il est encore plus laid que l’autre ! fit-il avec un calme qui doucha Morosini.

Celui-ci hocha la tête en relevant sur son ami un œil qui était en train de retrouver sa couleur normale et eut un petit rire :

— Je dois être en train de devenir fou ! Remets ça en place et donne-moi plutôt quelque chose à boire ! Et si tu as un plan donne-le aussi !

— Pas vraiment. Si cette pauvre femme n’avait pas eu la fâcheuse idée d’accrocher ces sacrées pierres à ses oreilles, je t’aurais proposé une visite domiciliaire discrète puisque tu dis qu’elles traînaient sur la coiffeuse mais dans l’état actuel des choses c’est impossible. On nous écorcherait tout vif !

— Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi elle a fait ça ! Voilà une femme qui me fait une promesse pour le lendemain, qui me dit vouloir porter une dernière fois ses boucles d’oreilles, qui les porte en effet mais qui, au lieu de descendre ouvrir le bal, se couche tranquillement sur son lit et s’empoisonne ? Ça ne se tient pas ! S’il n’y avait pas la lettre d’adieu, je pencherais plutôt…

— Pour un meurtre ? J’y ai pensé aussi. Seulement que c’en soit un ou non, ce n’est pas notre affaire…

— Tout de même ! Si cette malheureuse a été assassinée…

— Ça ne nous regarde pas ! répondit Adalbert en détachant bien les syllabes. Va ranger au grenier ton équipement de chevalier d’un autre âge et laisse ces gens-là se débrouiller entre eux. Ce qu’il nous faut, c’est récupérer enfin les émeraudes. Elle te les avait promises ?

— Oui.

— Et devant témoin ?

— Mlle von Winkleried était là. Restait à en définir le prix.

— Alors nous devons attendre la lecture du testament s’il existe et discuter avec l’héritier. À nous deux on devrait arriver à le convaincre…

— Attendre ! Encore attendre ! Et ça prendra combien de temps ?

Adalbert haussa des épaules désabusées. C’était l’un des deux points d’interrogation importants, l’autre s’attachant surtout à la personnalité de l’héritier. La grande-duchesse n’avait pas d’enfants et si le bénéficiaire était cette vieille culotte de peau de général, il y aurait sans doute encore pas mal de fil à retordre.

— On ferait aussi bien d’aller se coucher, conclut-il. Demain matin on en saura peut-être un peu plus !

— Demain matin on va nous prier poliment de déguerpir.

— Ce ne sera pas si dramatique : on s’installera à Langenfels pour attendre les funérailles, voilà tout !

— Peut-être mais, moi, je n’ai pas la moindre envie de dormir. Il faut que j’essaie d’en savoir plus !

Et, sans attendre la réaction d’Adalbert, Aldo se précipita dans la galerie mais ne dépassa guère le seuil de la porte : un groupe assez houleux composé du général von Langenfels, de Fritz von Taffelberg et de la jeune Hilda sortait de chez la défunte : le vieil homme était furieux et les deux autres essayaient vainement de le calmer :

— Jamais je n’autoriserai cette indécente comédie ! Ma nièce devait être folle quand elle a exprimé ces volontés insensées…

— Insensées peut-être et croyez qu’elles ne me réjouissent pas plus que vous, général, plaidait Taffelberg avec, dans la voix, une note douloureuse qui, fit dresser l’oreille de Morosini mais elles existent. Nous devons en tenir compte.

— Balivernes ! Un simple chiffon de papier !

— Signé par deux témoins, scellé à ses armes !…

— Le feu en viendra à bout tout aussi bien !

— Sans doute, coupa la voix paisible de la jeune fille, mais il ne pourra venir à bout du double, écrit lui aussi de la main de Son Altesse, et déposé chez son notaire de Bregenz. Il faut que sa volonté soit accomplie !

— Eh bien, on achètera le notaire et voilà tout !

— Impossible ! Non seulement il est riche mais incorruptible. Son Altesse l’avait choisi pour cela. Il faut se résigner… monseigneur ! ajouta Hilda, employant pour la première fois le nouveau traitement du vieil homme, ce qui parut l’adoucir en flattant doucement sa vanité. Sa colère était presque tombée quand il objecta :

— Ce qui est impossible, c’est que cette folle n’aille pas reposer auprès de son défunt mari dans la chapelle du château. L’envoyer à Lugano ? Personne ne comprendrait !

— On penserait à une bizarrerie de plus. Notre pauvre maîtresse n’en était pas avare et tout le monde le savait. Fille d’un pays de neige elle adorait le climat méditerranéen. Pourquoi ne demanderait-elle pas à être enterrée au soleil ? Après tout elle n’est pas née ici.

— Je veux bien l’admettre. Mais avez-vous songé que ce… Manfredi ou quel que soit son nom pourrait refuser ?

— Il faudra bien qu’il accepte ! De gré ou de force ! gronda Taffelberg. Je saurai bien l’y obliger !

— Je crois que je peux vous faire confiance mais si nous exécutons cette volonté délirante, j’entends que ce soit en secret ! Les funérailles auront lieu ici, dans trois jours, comme le veulent les traditions et je les conduirai moi-même. Je ne veux rien savoir de plus !

Écartant les deux jeunes gens d’un geste brusque, le nouveau grand-duc partit à grands pas vers ses appartements. Ceux qu’il laissait là gardèrent le silence tandis qu’il s’éloignait. Hilda, enfin, laissa échapper un sanglot :

— C’est affreux, Fritz ! Qu’allons-nous faire s’il refuse de nous aider ?

— Faire la volonté de la grande-duchesse à la lettre ! Il aura ses funérailles puisqu’il y tient mais elle n’en reposera pas moins à Lugano. Dieu sait pourtant que je hais cet Alberto Manfredi mais elle d’abord !…

À son tour, il fonça le long de la galerie obscure comme s’il allait demander des comptes à quelqu’un, cependant qu’Hilda cherchait l’appui d’une colonne pour donner libre cours à son chagrin. Dans son coin, Morosini hésita sur ce qu’il convenait de faire. Dans le bizarre dialogue qu’il venait de surprendre les deux noms prononcés le plongeaient dans un abîme de réflexions : Lugano et Alberto Manfredi, un endroit et une personne qu’il connaissait assez bien. Le comte Alberto Manfredi, pour lui donner son nom in extenso, était même l’un de ses bons clients. Ce noble italien, issu d’une vieille famille de la région de Vérone transplantée de l’autre côté de la frontière suisse pour de multiples raisons dont la mainmise du Fascio sur l’Italie n’était pas la moindre, collectionnait avec passion les turquoises et les jolies femmes qu’une grande séduction naturelle attirait aisément. Mais de ces deux collections seule demeurait celle des pierres depuis qu’il avait épousé l’année précédente une jeune femme dont il était tombé éperdument amoureux et dont les grands yeux possédaient la nuance exacte des pierres qu’il aimait tant. En dépit d’une différence d’âge de vingt-cinq ans, c’était l’un des mariages les plus réussis qui se puissent voir. Or si Aldo avait bien compris, la belle Fedora semblait avoir demandé qu’on l’enterre auprès du domaine d’un homme qui avait sans doute été l’un de ses amants ?… Il fallait éclaircir la chose et sans plus tarder. Sortant de son encoignure, Aldo se rapprocha de la jeune fille, qui maintenant pleurait à gros sanglots sur ses mains jointes.

Tirant de se poche un grand mouchoir blanc, il le lui mit doucement entre les doigts sans qu’elle montrât le moindre étonnement tant son chagrin était intense :

— Merci ! dit-elle seulement.

— Vous avez beaucoup de peine, n’est-ce pas ? fit Aldo avec une grande douceur. Comme une petite fille, elle hocha la tête vigoureusement. Alors il ajouta : Trop pour causer un instant avec moi ?

— De quoi… voulez-vous parler ?

— Du comte Manfredi et de la grande-duchesse… Non, ne vous étonnez pas ! Il y a un instant, je sortais de ma chambre pour essayer d’avoir un entretien avec vous…

— Au sujet des boucles d’oreilles ?… Mais je ne peux plus… rien faire… Comprenez-le ! Elle les porte et…

— Il ne s’agit pas de cela. Je sortais donc quand, sans le vouloir, j’ai surpris votre conversation avec Taffelberg. Il se trouve que je connais bien Manfredi et je voudrais comprendre ce que tout cela signifie ?

— Vous le connaissez ?

— Oui… et peut-être pourrais-je vous aider ? Me ferez-vous assez confiance pour m’expliquer de quoi il est question ?…

— Oh c’est simple… C’est insensé mais c’est simple… Il y a environ un an, lorsqu’elle a appris le mariage d’Alberto Manfredi avec qui elle avait eu une aventure passionnée, Son Altesse a décidé, lorsqu’elle mourrait, de lui léguer le corps « qu’il a tant aimé », paré comme il le serait au moment de sa mort et vêtu de la robe de leur première rencontre afin qu’un jour ils reposent côte à côte dans cette terre de Lugano qui a vu leur passion. Il doit lui être remis solennellement et il pourra garder en souvenir les joyaux qui l’orneront avant de les emporter avec lui dans la tombe… Voilà !

— Et vous trouvez que c’est simple, vous ? C’est le coup le plus pervers que l’on puisse asséner à un homme qui vient de trouver enfin le bonheur de sa vie. Comment croyez-vous que la comtesse accueillera cette rivale posthume avec ou sans joyaux ?

— Des joyaux qu’elle n’aura pas le droit de porter… mais qui la tenteront peut-être.

— Pour ce que j’en sais, cela m’étonnerait beaucoup. Mais alors pourquoi s’est-elle parée aussi des émeraudes qu’elle devait me vendre ?

— Parce que vous lui avez dit qu’elles suscitaient le malheur… tout simplement !… Elle pouvait être bonne, pourtant ! Elle l’a été pour moi.

Confondu par cette nouvelle découverte des méandres d’un cerveau féminin avide de vengeance, Aldo garda le silence, imité en cela par la jeune fille plongée à nouveau dans ses tristes pensées.

— Qu’est-ce que Taffelberg compte faire dans l’immédiat ?

— Procéder selon les usages. Le corps va être embaumé puis exposé pendant trois jours et trois nuits à la piété de ses anciens sujets. Ensuite, il sera descendu dans le caveau…

— … dont, une belle nuit, Taffelberg le tirera discrètement pour le confier à quelque fourgon qu’il escortera lui-même jusqu’à Lugano afin de procéder à la remise « solennelle » ?

— Exactement. Depuis toujours, il est amoureux de Son Altesse et il exècre en proportion le comte Manfredi. Il lui fera tout le mal qu’il pourra… Cela me désole, car le comte Alberto a aimé sincèrement ma maîtresse mais sa jalousie, ses foucades l’ont détaché d’elle peu à peu. Avant même qu’il ne rencontre sa femme actuelle.

— Et bien entendu elle n’a jamais voulu l’admettre ?

— Non. Son excuse est qu’elle a beaucoup souffert de leur séparation et qu’elle en souffrait encore. Au point d’en arriver là où nous en sommes… Mais veuillez m’excuser ! Il faut que je retourne auprès d’elle…

— Allez, mademoiselle de Winkleried ! Et pleurez en paix votre grande-duchesse sans trop vous tourmenter pour le comte Alberto ! Je vais m’en occuper.

— Vrai ? Vous pourrez faire quelque chose ?

— Cela devrait être possible avec un peu de chance !

La chance, Aldo n’était pas loin de penser qu’elle allait peut-être se décider à lui sourire enfin. Si Taffelberg était l’homme qu’il croyait – et il se trompait rarement sur le caractère de ses contemporains – les émeraudes atteindraient Lugano sans encombres. Même si le nouveau grand-duc manifestait quelque intention de refuser le départ à la parure de Fedora, on pouvait compter sur Taffelberg pour exécuter à la lettre les instructions de la défunte, dût-il pour cela déclencher une révolution de palais ou même passer son épée au travers du corps du vieil homme. Celui-ci n’aurait droit à son respect, à son obéissance qu’une fois l’âme tortueuse de Fedora satisfaite.

Ce fut aussi l’avis d’Adalbert quand Morosini lui rapporta ce qui venait de se passer.

— Si je comprends bien, on part demain pour Lugano ? Quelle bonne idée ! C’est un coin que j’aime bien et on y aura presque chaud !

— Demain, non. Je ne veux pas quitter la place aussi vite parce que je préfère voir ce qui va se passer dans l’immédiat. Le général, qui devient grand-duc, a des réactions imprévisibles : il pourrait éprouver quelque peine à voir s’éloigner des joyaux aussi précieux…

— … mais qui n’appartiennent pas au trésor grand-ducal : ils sont la propriété privée de Fedora. Moi aussi j’ai échangé quelques mots avec sa suivante quand on était dans la chambre. Quant aux réactions du vieil homme, elles devront apprendre à se méfier de celles de l’ancien aide de camp : les siennes aussi sont imprévisibles mais je les crois toujours énergiques. Fedora partira pour le Tessin avec toute sa quincaillerie, tu peux en être sûr.

— On n’est jamais trop sûr ! marmotta Morosini. Et vingt-quatre heures d’avance sur Taffelberg nous suffiront pour prévenir Manfredi…

Tout se passa le mieux du monde. Le prince Morosini ayant fait connaître son désir d’assister au service funèbre par respect pour la mémoire de celle qui l’avait invité mais proposé de se retirer à l’auberge du village, le nouveau grand-duc ne put répondre à un procédé si courtois que par une invitation à résider au château jusque-là. Ce qui permit de surveiller discrètement les préparatifs.

Le corps embaumé de Fedora paré comme il l’était au soir de sa mort fut exposé dans la salle des Chevaliers où aurait dû se dérouler le bal et pendant trois jours les gens de la région, les amis plus lointains aussi purent venir s’incliner devant cette Belle au bois dormant qu’aucun baiser ne réveillerait plus. Grâce aux ordres féroces lancés par Fritz von Taffelberg les journalistes ne purent même pas franchir les limites basses du château gardé comme pour un siège. Répandus aux alentours dans les auberges de campagne, ils devaient se contenter d’espérer l’arrivée d’une personnalité à la suite de laquelle ils pourraient s’infiltrer. L’un d’eux tenta même l’escalade mais dépisté par les chiens des gardes qui patrouillaient sans cesse, il fut reconduit piteusement mais sans dommage à la porterie. Même ceux qui montaient au château pour l’hommage ultime devaient montrer patte blanche.

Retenus symboliquement par des cordons de velours, les visiteurs défilaient lentement devant le catafalque encadré par d’anciens soldats de la Garde et flanqué de hauts candélabres de bronze portant des cierges allumés dont les flammes faisaient étinceler la fabuleuse parure dont la vue amenait quelques discrets chuchotements. Visiblement tous ces gens se demandaient si l’on allait vraiment enfermer un tel trésor dans un tombeau mais personne n’osait poser la question. Debout à trois pas du corps, Fritz von Taffelberg dans son uniforme de hussard, ses mains gantées de blanc appuyées sur la garde de son sabre planté devant lui, surveillait, l’œil grand ouvert et farouche.

— Tu crois qu’il lui arrive d’aller dormir ? chuchota Adalbert.

— Je ne suis même pas certain qu’il en ait besoin. Il a l’air fait d’une autre matière que le commun des mortels, mais…

Morosini suspendit sa phrase. Son attention venait de se fixer sur un petit homme chauve, vêtu d’une confortable pelisse gris anthracite qui passait dans la grande flaque de lumière jaune générée par les cierges. Des gens à la mine cossue il y en avait quelques-uns au milieu des paysans et celui-là n’avait rien de particulièrement remarquable, si ce n’est un nez en pomme de terre, un nez boursouflé et piqueté d’amateur de trop bonne chère. Du menton, Aldo le désigna à son ami qui s’étonnait de l’interruption de sa phrase :

— Ce type ! Tu ne te souviens pas de l’avoir déjà vu quelque part ?

— Peut-être oui… mais où ?

— Il est descendu du train avec nous à Bregenz et je l’ai vu dans celui qui nous menait ici…

— Et alors ? Il ne devait pas être le seul. Un indigène venu passer dans sa famille les fêtes de fin d’année, ou seulement de retour chez lui après un voyage. Dans l’un ou l’autre cas, qu’il vienne s’incliner devant la dépouille mortelle de son ancienne souveraine me paraît on ne peut plus normal.

— Tu as sans doute raison, soupira Morosini. Je commence à voir des ennemis partout…

Pourtant il ne put s’empêcher d’observer l’homme avec une attention accrue. Il le vit s’arrêter assez longuement devant le corps, les mains jointes comme s’il priait, puis esquisser un signe de croix et passer son chemin comme à regret quand on lui fit comprendre qu’il fallait laisser la place à d’autres. Morosini songea à le suivre mais il aperçut tout à coup Mlle von Winkleried qui, du fond de la salle, lui faisait signe et il la rejoignit.

— Vous avez l’intention de vous rendre à Lugano n’est-ce pas ?

— En effet. Si l’on veut éviter un drame la première chose est de prévenir. Nous comptions partir dès la fin de la cérémonie.

— Trouvez un prétexte mais partez aujourd’hui. Vous avez un train pour Bregenz dans deux heures… D’abord les funérailles ont été avancées de vingt-quatre heures elles auront lieu demain et, ensuite, Fritz emportera le corps la nuit suivante. Si l’on compte que vous pouvez manquer une correspondance ou ne pas trouver tout de suite le comte Manfredi, le délai pourrait être trop court…

— Vous êtes la sagesse même ! Pouvez-vous m’aider à invoquer un télégramme venu de Venise ?

— Sans aucun doute, mais soyez sûr que personne ne vous demandera de preuves : le nouveau grand-duc vous déteste et Taffelberg plus encore. Ils seront ravis de vous voir partir.

— Je ne les regretterai guère mais merci de m’avoir prévenu !

Une heure et demie plus tard, après des adieux protocolaires accueillis avec une visible satisfaction, Aldo et son « secrétaire » quittaient Hohenburg dans la voiture qui les avait amenés et qui les déposa à la gare où le petit train qui n’allait pas au-delà de Langenfels les emmena à Bregenz. Ils y passèrent la nuit avant de tracer leur chemin vers la capitale du Tessin à travers le lacis touffu des chemins de fer suisses.

Le lendemain, tandis que les derniers visiteurs allaient quitter le château avant que l’on procède, dans l’intimité, à la mise en bière de la grande-duchesse, un petit homme chauve, vêtu d’une pelisse gris foncé et dont la physionomie aurait été celle de Monsieur Tout-le-monde sans un nez turgescent, demanda à parler à la suivante de la princesse morte. Un petit homme qui semblait extrêmement ému et qui, mis en présence de la jeune fille, se confondit en excuses désolées :

— On me dit, mademoiselle, que le prince Morosini a quitté ce château hier soir. Sauriez-vous me dire où il est allé ? C’est une catastrophe si je ne le rejoins pas au plus vite !

— Qui êtes vous, monsieur ?

— Oh, veuillez me pardonnez si je ne me suis pas présenté mais je suis tellement bouleversé : je suis son cousin, Domenico Pancaldi. Il faut à tout prix qu’il rentre à Venise le plus tôt possible !

— Que s’est-il passé ?

— Oh ! un drame, mademoiselle, un drame affreux ! Son fondé de pouvoir a été assassiné au cours d’un cambriolage particulièrement audacieux. Il faut que je le ramène très vite !

— Mais, puisque vous le saviez ici pourquoi n’avoir pas téléphoné au lieu de faire le voyage ? C’eût été plus rapide.

— Mais votre téléphone ne marche pas. Il est en panne depuis deux jours. Alors j’ai sauté dans le premier train et me voilà. Où est-il, mademoiselle ? Je vous en supplie ! Dites-le-moi !

Il était au bord des larmes et Hilda savait qu’en effet, la ligne reliant Hohenburg-Langenfels au reste du monde avait subi une avarie…

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je le sais ?…

— Le fait que vous êtes amis. Du moins d’après le domestique qui m’a renseigné. Alors, je vous en conjure, si vous êtes une amie, dites-moi où je peux le joindre. À Venise la police est méfiante et sévère. Elle le cherche déjà et si on ne le retrouve pas, je n’ose même pas penser à ce qui pourrait se passer. Alors, pitié ! Où est-il ?

— Il avait une affaire à traiter à Lugano. Je pense que vous le trouverez là-bas…

Elle crut qu’il allait tomber à ses pieds :

— Ah merci !… Merci de tout mon cœur, mademoiselle ! Morosini vous remerciera lui aussi pour ce que vous venez de faire ! Vous le sauvez, tout simplement !… Vous êtes vraiment une amie !… je file prendre le train. De Bregenz j’essaierai déjà d’appeler les différents hôtels…

— C’est la meilleure solution. Bon voyage, monsieur !

Revenu à l’air libre, le faux Domenico Pancaldi qui s’appelait en réalité Alfred Ollard, sujet en partie presque égale de S. M. britannique George V et de S. M. italienne Victor-Emmanuel III, s’accorda une longue respiration de cet air des Alpes un peu frais mais tellement vivifiant. Tout s’était admirablement passé grâce à son « extraordinaire » talent de comédien et à cette bienheureuse faculté de pleurer à volonté qu’une nature, avare sur d’autres plans, lui avait concédée à titre de consolation. D’ailleurs il n’aimait rien tant que jouer la comédie et celle qu’il venait de monter pour la jeune Winkleried l’emplissait d’aise. Il regrettait seulement qu’aucun public n’eût été là pour l’apprécier : ceux qui l’employaient auraient pu découvrir de quel artiste exceptionnel ils s’étaient assuré le concours.

Seulement l’autosatisfaction s’effaça bientôt devant le problème qui se posait à lui : qu’est-ce que Morosini et son archéologue préféré pouvaient bien aller faire à Lugano alors que les émeraudes – il venait d’en avoir la confirmation – pendaient toujours aux oreilles d’une grande-duchesse allemande dont on venait tout juste de fermer le cercueil ? Aussitôt une nouvelle question se présenta à son esprit accompagnée d’une soudaine et horrible angoisse : et si les pierres étaient fausses ? À la limite ce serait logique : enfermer pour l’éternité au fond d’un caveau des bijoux aussi somptueux tenait de la démence même si l’intervention des pilleurs de tombe n’était pas à craindre : qui serait assez fou pour aller forcer une sépulture triplement gardée par les portes d’une crypte, celles d’une chapelle et enfin les défenses, médiévales sans doute mais combien efficaces, de Hohenburg ? Alors on pouvait penser que ce diable de prince expert en joyaux anciens avait pu réussir à en faire une copie, mais quand et où ? Depuis leur départ de Jérusalem lui et son complice avaient été suivis, surveillés continuellement au moyen de relais astucieusement disposés. Pendant son séjour à Paris au moment des fêtes de Noël ? Mais il n’avait rien approché qui ressemblât à un joaillier ou même à un ouvrier en chambre. Même chose en Angleterre pour Vidal-Pellicorne. Alors ?

La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait filer à Lugano et le plus tôt serait le mieux. Emplissant ses poumons dodus d’une grande bouffée d’air frais, Alfred Ollard prit sa course aussi vite que le permettaient ses courtes jambes vers la petite auberge de Langenfels où l’attendait son compagnon de tribulations, l’homme qui s’entendait si bien à détraquer les lignes téléphoniques…


En dépit de l’hiver, le temps était divin à Lugano où un soleil bon enfant caressait doucement les rues à arcades, les maisons à l’italienne et le beau lac autour duquel s’étalait toute la magnificence des montagnes d’Italie enneigées, à l’exception du Monte San-Salvatore boisé jusqu’au sommet. Les deux voyageurs arrivés en pleine nuit s’étaient contentés de respirer un air plus doux depuis la terrasse de la gare d’où l’on découvrait un ravissant paysage mais en prenant place, vers la fin de la matinée, dans la calèche à deux chevaux qui allait le conduire à la villa Clementina, résidence du comte Manfredi, Aldo savoura un instant le plaisir de la promenade. Le quai planté d’arbres se continuait par une route en bordure du lac d’où l’on découvrait les collines couvertes de vignes et de jardins que les bois de châtaigniers et de noyers offraient comme un écrin sombre. Jolis villages et villas ponctuaient le paysage.

Celle du comte Manfredi érigée sur des jardins en terrasse descendant jusqu’au lac était l’une des plus belles par la pureté de son style sinon l’une des plus grandes : un pavillon central formant loggia couronnée d’un fronton régnait sur deux ailes dont les terrasses supportaient une ligne de statues. Précédée de ses parterres de « broderies » en petit buis, elle s’enlevait sur un fond de verdure dense et touffue qui rendait pleine justice à sa blancheur et à sa grâce.

Prévenu par un coup de téléphone, Alberto Manfredi rentrait du jardin quand la voiture déposa son visiteur devant les marches de l’entrée. Il l’accueillit avec un plaisir que l’on sentait sincère et qu’Aldo partageait : ses rencontres avec le Véronais avaient toujours été fort agréables. À cinquante ans, Manfredi en paraissait facilement dix de moins en dépit de la belle chevelure blanche qui descendait sur sa nuque et encadrait si bien son visage hâlé aux traits impérieux corrigés par un charmant sourire dont le rayonnement faisait briller des dents blanches et fortes ainsi que des yeux gris larges et bien fendus. Sa poignée de main était ferme, solide comme le corps mince et musclé qu’habillait à la perfection un costume de flanelle anglaise.

— Vous ne pouvez savoir la joie que me cause votre visite ! s’écria-t-il en prenant son visiteur par le bras pour le faire entrer dans la maison. Je dirais même que le ciel vous envoie : j’avais l’intention de me rendre à Venise pour essayer de trouver, avec vous, quelque chose qui ferait plaisir à ma femme dont c’est bientôt l’anniversaire…

— Tout dépend de ce quelque chose ? S’agit-il encore de turquoises ?

— Non, de perles. Annalina a la passion des perles et je voudrais lui en offrir de très belles ayant, si possible, une histoire…

— Aurai-je le privilège de lui offrir mes hommages ?

— Pas dans l’immédiat. Elle vient de partir faire son marché avec la cuisinière. C’est une parfaite maîtresse de maison, vous savez ? Cela va nous permettre de parler en toute tranquillité…

Ils étaient entrés dans un petit salon où le soleil trouvait un écho dans les confortables sièges de velours jaune clair et dans les cristaux anciens emplissant une vitrine. C’était une pièce intime, fleurie de roses de Noël, de jacinthes bleues et de tulipes blanches où tout respirait la paix et le bonheur. Cela se sentait à des détails : une écharpe de mousseline restée au dos d’un fauteuil, la photographie encadrée d’argent d’un couple heureux posée sur un gracieux bureau Louis XV, un livre resté ouvert sous le poids d’une paire de lunettes, le feu flambant joyeusement dans la cheminée. Tout cela évoquait des instants d’intimité précieux sans doute et que ce qui allait suivre mettrait peut-être en danger.

Aux rafraîchissement offerts, Morosini préféra du café : il y avait trop longtemps qu’il n’en avait bu de bon !

— Mais, avant que nous ne parlions de perles, dites-moi d’abord, cher ami, ce qui vous amène. Je ne suppose pas que vous pratiquiez la transmission de pensée ?

— Non et je crains, mon cher comte, d’être un peu moins le bienvenu quand vous saurez ce qui m’amène. Je suis venu vous prévenir d’un danger qui menace votre bonheur. Car vous êtes heureux, n’est-ce pas ?

— Très heureux ! Infiniment heureux !… mais vous m’inquiétez… De quoi voulez-vous parler ?

— Vous avez gardé, je suppose, le souvenir de la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels ?

— Fedora ? Vous connaissez certainement la réponse à votre question, mon cher prince. On n’oublie pas une femme comme elle, même quand on en a connu pas mal, mais…

— Elle vient de mourir dans son château de Hohenburg. Au lieu d’ouvrir le bal traditionnel de la Saint-Sylvestre auquel elle m’avait fait la grâce de me convier, elle a choisi de se suicider par le poison…

— Que dites-vous ? Elle s’est tuée ? Fedora ?

— Oui. Par amour pour vous, je pense… ou plutôt par vengeance : vous avez osé l’abandonner pour vous marier.

Manfredi bondit de son siège et se mit à arpenter le tapis :

— Moi, je l’ai abandonnée pour me marier ? Sûrement pas ! J’ai mis fin à nos relations parce que la vie avec elle était devenue intenable, que je ne vous détaillerai pas par respect pour son âme mais qui m’aurait rendu fou si je n’y avais mis fin. Oh, ça n’a pas été sans mal : elle n’admettait pas que l’on pût renoncer à elle tant qu’on n’en avait pas reçu l’ordre. C’était elle, paraît-il, qui se lassait toujours la première. Pour une fois le contraire s’est produit mais je n’en pouvais plus : j’étouffais !

— Pour ce que j’en sais – car je ne la connais pas depuis longtemps – elle n’a jamais voulu l’accepter. De son point de vue, c’est une femme qui vous a pris à elle et, cette femme, elle entend le lui faire payer.

— Et comment ?

— Elle vous a légué son corps !

Manfredi arrêta net son va-et-vient pour se laisser tomber sur un canapé, les yeux exorbités.

— Qu’avez-vous dit ?

— Oh, vous avez très bien entendu. Et vous devez l’accepter si vous ne voulez pas déchaîner un affreux scandale. Laissez-moi vous dire toute l’histoire car vous allez avoir des dispositions à prendre et il faudra faire vite…

En quelques phrases nettes, Morosini retraça ce qui s’était passé le 31 décembre à Hohenburg et ce qui en découlait, sans oublier la jalousie de Taffelberg et la joie mauvaise avec laquelle il entendait accomplir sa mission. Sans oublier non plus la raison de sa présence sur les lieux et la promesse non tenue de Fedora :

— … et j’ai tout lieu de croire, soupira-t-il en conclusion, que Taffelberg sera ici demain.

— C’est insensé ! s’exclama Manfredi, accablé. Une véritable histoire de fous. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?

— Y a-t-il une chapelle près d’ici ?

— Il y en a une dans cette propriété. Où personne n’a jamais été enterré d’ailleurs, mais enfin c’est une chapelle. Ce n’est pas là le problème : que vais-je dire à ma femme ? Elle me fait l’honneur d’être jalouse en dépit de notre différence d’âge. Cela m’émeut et me touche beaucoup car j’ai conscience de ma chance et du don merveilleux qu’elle m’a fait en acceptant de m’épouser…

— Elle n’a jamais entendu parler de cette aventure-là ?

— Oh si ! C’est même sa cible préférée quand elle est en colère. Ce qui est rare et m’amuse beaucoup… Vous imaginez ce que va lui suggérer l’idée d’avoir Fedora dans l’enceinte même de son domaine ?

— On pourrait peut-être éviter qu’elle le sache mais pour cela il faudrait l’éloigner.

— Pour l’envoyer où et sous quel prétexte ?

— Là est la question.

Un silence suivit qui ne pouvait, en durant, que se charger d’angoisse. Et Annalina devait revenir d’un instant à l’autre. Ce fut Morosini qui le rompit :

— Vous avez beaucoup de domestiques ici ?

— Pas beaucoup, non. Mon valet, la femme de chambre de mon épouse, la cuisinière plus un jardinier avec deux aides…

— C’est déjà pas mal quand il s’agit de faire les choses avec discrétion. Autre question : la comtesse a-t-elle de la famille un peu éloignée d’ici ? Je sais, vous allez dire que je manque d’imagination en pensant au coup classique du télégramme mais ce sont souvent les trucs les plus usés qui marchent le mieux.

— Elle a une sœur à Lucerne avec laquelle elle ne s’entend guère parce qu’elle me déteste. Je dois à la vérité que je ne l’aime pas, moi non plus…

— Si cette sœur était souffrante, votre femme se rendrait-elle auprès d’elle ?

— Ottavia, malade ? C’est un cheval ! Elle a une santé à enterrer la terre entière…

— Même une force de la nature peut se casser une jambe ?

— Elle n’appellerait pas sa sœur pour si peu… mais il y a peut-être autre chose. Depuis deux ans, elle et ma femme sont engagées dans un procès contre un personnage qui se prétend le fils naturel de leur défunt père et cherche à se faire donner une belle part de l’héritage.

— Voilà qui est intéressant. Et s’il se présentait un fait nouveau, votre belle-sœur réclamerait-elle sa présence ou viendrait-elle ici ?

— Elle a toujours considéré cette maison comme à mi-chemin entre l’antichambre de l’enfer et une maison close, et elle a juré de ne jamais y remettre les pieds !

— À merveille ! Voilà ce que nous allons faire : vous me donnez les renseignements nécessaires, je pars pour Lucerne où je serai dans la soirée et j’y expédie un télégramme signé de votre belle-sœur. Vous l’aurez demain matin et la comtesse Annalina n’aura qu’à faire sa valise…

— Je suis d’accord mais cela ne nous donnera que quelques heures. En arrivant là-bas, ma femme saura tout de suite que personne ne lui a télégraphié. Elle reviendra aussitôt. Or, il nous faut combien de temps environ ?

— Quarante-huit heures devraient suffire… et… et nous pouvons nous arranger pour que la comtesse reste à Lucerne jusqu’à ce que vous en ayez fini avec cette désagréable histoire. Je vous ai dit, je crois, que mon ami Vidal-Pellicorne m’aide à retrouver ces maudites pierres, et qu’il m’attend au Splendid Royal Hôtel.

— En effet mais je ne vois pas…

— Vous allez voir. Si vous voulez bien me confier une photographie et me téléphoner discrètement l’heure du train, Adalbert le prendra en même temps que votre femme, la suivra comme son ombre et s’arrangera pour qu’elle ne rentre pas trop tôt.

— Comment fera-t-il ?

— En vérité, je n’en sais encore rien, sourit Aldo mais c’est un homme plein de ressources qui ne manque ni d’humour ni de délicatesse. Il est pour moi comme un frère et avec ce chien de garde-là, votre femme n’aura rien à craindre de qui que ce soit. Maintenant c’est à vous de me dire ce que vous en pensez.

— Ai-je le choix ?

— À condition de trouver autre chose, oui, bien sûr !

Manfredi regarda sa montre :

— De toute façon nous n’avons plus beaucoup de temps. Annalina ne va pas tarder et j’aimerais mieux qu’elle ne vous rencontre pas. Je vais vous dire ce que vous voulez savoir, mais d’abord, voici une photographie récente… et que j’aime beaucoup, fit-il en tirant de son portefeuille un petit carton représentant une ravissante jeune femme brune dont les longs cheveux se ramassaient en chignon bas sur la nuque et dont les grands yeux clairs semblaient contenir tout le bonheur du monde…

— De quelle couleur sont ses yeux ? demanda Aldo.

— Bleus… non, pas tout à fait : de ce bleu pâle des aigues-marines…

— En ce cas, mon cher ami, nous n’aurons pas besoin de vous priver de cette belle image et l’heure du train suffira : une telle beauté ne saurait se fondre dans la foule et une description suffira, dit doucement Morosini en rendant la photo que le comte remit en place d’un geste tendre, heureux de la récupérer.

Décidément ce couple-là méritait bien que l’on fasse quelques efforts pour le sauver !

Rentré à l’hôtel, Morosini, après avoir consulté l’horaire des chemins de fer et mis Vidal-Pellicorne au courant de ce qu’il avait échafaudé, s’accorda l’entracte d’un agréable déjeuner dans la salle à manger inondée de soleil, puis s’en alla prendre son train pour Lucerne…

Quatre heures treize plus tard – l’exactitude des trains suisses quel que soit le temps aurait pu passer en proverbe ! – il débarquait au bord du lac des Quatre-Cantons, se ruait à la poste centrale, expédiait son télégramme, puis sachant qu’il n’aurait pas de train avant le lendemain matin, alla prendre ses quartiers à l’hôtel Schweizerhof. Il en repartit tôt le matin pour gagner la gare à pied – il faisait si beau !

À Lugano, il trouva Adalbert qui lisait un journal sur la terrasse de l’hôtel en buvant un Cinzano.

— Quoi de nouveau ? demanda-t-il après avoir fait signe qu’on lui apporte la même chose.

— Tout se déroule comme prévu jusqu’à présent. Ton ami Manfredi a téléphoné vers dix heures pour dire que le télégramme est arrivé et que la comtesse prendra le train de deux heures. J’ai aussitôt retenu ma place.

— Pas de nouvelles de Taffelberg ?

— Rien jusqu’à présent mais j’espère qu’il sera là dans les temps prévus. Je ne pourrai pas retenir indéfiniment cette jeune femme à Lucerne. Surtout lorsqu’elle saura que sa sœur ne l’a pas appelée…

— Comment comptes-tu faire ?

Adalbert plia son journal, étendit ses longues jambes au soleil en s’étirant comme un chat :

— Je n’en ai aucune idée, mon bon… mais je compte sur l’inspiration. Je suis sûr qu’elle me viendra dès que j’aurai vu cette dame que tu dis si ravissante. Les jolies femmes m’ont toujours inspiré…

— Même depuis l’entrée en scène de l’Honorable Hilary Dawson ? Je croyais que tu ne voyais plus qu’elle ? Et puis, tu es presque fiancé ?

— Presque ! C’est ça qui fait la différence ! On va déjeuner ?

En vérité, Adalbert n’avait pas l’air de souffrir beaucoup de s’agiter à des dizaines de lieues de l’Honorable Hilary Dawson. Il était même d’une humeur charmante, très satisfait du rôle qu’on lui confiait dans une aventure des plus délicates. Tout cela remontait quelque peu le moral d’Aldo, franchement désolé de voir son ami perdre sa belle indépendance et renoncer à une vie des plus plaisantes au bénéfice d’une pie-grièche britannique.

De fait, si l’enjeu – la vie et la liberté de Lisa Morosini ! – n’avait été si grave, Adalbert eût trouvé ses dernières tribulations amusantes et plutôt agréables. Il sentit cette impression se conforter lorsque, deux heures plus tard, il s’installa en face d’Annalina Manfredi qu’il n’avait eu aucune peine à repérer sur le quai de la gare : elle était l’une des plus jolies femmes qu’il eût rencontrées, des plus charmantes aussi car aux traits parfaits d’une madone, elle joignait un sourire impertinent, des yeux clairs pleins de vivacité et l’allure d’une reine. Ce petit voyage en sa compagnie allait être fort plaisant !

Après l’avoir saluée avec une parfaite courtoisie, il déplia un journal de façon à ce que son regard, passant au ras des feuilles pût observer son ravissant vis-à-vis. Annalina semblait soucieuse, contrariée même, et Adalbert pensa qu’il serait peut-être difficile d’engager la conversation quand il la vit ouvrir son sac, en tirer un étui à cigarette de laque cerclé d’or. Le briquet d’Adalbert apparut instantanément au bout de ses doigts :

— Veuillez me permettre, madame !

Elle accepta, le remercia d’un sourire un peu distrait et se mit à contempler le paysage sans plus s’occuper de son compagnon. Le train commençait la remontée du Val Leventina qui, par Bellinzona, le mènerait jusqu’au tunnel du Saint-Gothard et la haute vallée de la Reuss que l’on suivrait jusqu’au lac des Quatre-Cantons et Lucerne. Adalbert se garda bien de troubler sa rêverie. Se recalant dans son coin, il repoussa son journal, croisa les bras et ferma les yeux, ce qui était le plus commode pour surveiller discrètement la jeune femme et réfléchir à ce qu’il ferait une fois à destination.

Il ignorait qu’en arrivant tout à l’heure à la gare de Lugano, il avait semé la perturbation dans l’esprit, peut-être un peu fatigué, d’Alfred Ollard, qui toujours flanqué de son acolyte venait tout juste de débarquer. Adalbert était trop occupé à suivre son joli gibier pour prêter attention à deux voyageurs de commerce que sa vue avait figés sur place.

— Dites donc, fit l’acolyte qui répondait au nom de Sam Pettygrew, c’est pas le Français qu’on vient de voir passer ?

— Si, répondit sobrement M. Ollard dont la tête était pleine de points d’interrogation.

— Et il prend le train pour aller où, à votre avis ?

— Quelque part sur la ligne d’ici à Lucerne et à Bâle.

— Et, l’autre, l’Italien ? Il est où ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Peut-être encore ici… En attendant il faut savoir si celui-là n’irait pas le rejoindre quelque part. Tiens, voilà de l’argent, ajouta-t-il en prenant quelques billets dans son portefeuille et en consultant un panneau d’affichage. Tu as tout juste le temps de sauter dans le train. Tu prendras ton billet au contrôleur.

— Vous voulez que je reparte ? gémit M. Pettygrew. C’est que j’en ai assez du train, moi. Je ne peux jamais dormir là-dedans !…

— On ne te paie pas pour dormir ! Suis le Français, je te dis ! Moi je me mets à la recherche de l’autre…

Grognant et pestant, l’acolyte obéit, rejoignit le quai d’où le train allait partir et sauta dedans juste à l’instant où un haut-parleur annonçait la fermeture des portières. Tranquille sur ce point, Alfred Ollard gagna la sortie pour faire le tour des hôtels où Aldo Morosini pouvait avoir élu domicile.

Pendant ce temps celui qui l’occupait tant s’installait près de son téléphone pour y attendre les nouvelles de la villa Clementina, bien décidé à n’en pas bouger avant de les avoir reçues. D’après ses calculs, Fritz von Taffelberg ne devait plus être bien loin…

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