CHAPITRE XII


UNE FEMME ARABE…

La nuit était froide et silencieuse quand on approcha de l’ancien couvent. C’était comme si toute la nature retenait son souffle dans l’attente d’un drame. Haut dans le ciel, une lune ronde, dessinée avec la précision d’un pinceau japonais, suscitait des ombres bizarres à travers les grands arbres du mont des Oliviers ajoutant au décor un côté fantasmagorique, un peu inquiétant.

Comme lors de leur précédente visite, Morosini arrêta la voiture assez en contrebas et à l’abri d’un buisson – un endroit faisant suite à une petite descente qui lui avait permis de rouler sans moteur.

— Du grand art ! apprécia Vidal-Pellicorne. Si les occupants de la maison ont entendu la voiture ils penseront qu’elle se dirige sur Jéricho.

— C’est ce que j’espérais. Comme tu vois, sir Percy n’est pas encore couché : il y a de la lumière dans sa bibliothèque. À son âge, on dort peu : je ne me voyais pas braquer la lumière d’une torche électrique sur le visage effaré d’un infirme tiré du sommeil.

— On est toujours à Fontenoy, à ce que je vois ? On ne va tout de même pas aller jusqu’à sonner ?

— Idiot ! grogna Aldo en haussant les épaules. On va entrer comme tu sais si bien le faire. Montre-nous le chemin ! Prêt, Ézéchiel ?

— À tout, monsieur ! Je vous l’ai dit.

Et dans la main du jeune homme apparut soudain un pistolet prouvant que servir Jéhovah n’empêchait pas de pratiquer l’instinct de conservation ;

— Rangez ça ! On s’en servira plus tard si besoin est.

L’un après l’autre les trois visiteurs nocturnes franchirent le mur d’enceinte et, sans faire plus de bruit que des chats, ils arrivèrent au pied de la terrasse d’où, quelques mois plus tôt, Aldo et Adalbert avaient contemplé un beau soleil en train de se coucher sur Jérusalem.

La lumière qui éclairait la grande pièce était douce et suggérait l’intimité ainsi que le repos du soir. Et, de fait, rien n’était plus paisible que l’image de ce vieil homme assis dans le grand fauteuil de son bureau – la chaise roulante était poussée sur le côté – en train de compulser des notes en face de cette belle jeune femme qui buvait du champagne à demi étendue sur un divan et plus exquise que jamais dans une robe de velours bleu nuit sans autre ornement que le collier de perles à triple rang qui serrait son cou mince et les magnifiques perles en poire de ses oreilles.

Si la vue d’Hilary surprit les deux amis, ce fut moins parce qu’elle semblait installée comme chez elle puisqu’ils en étaient venus à la conclusion que sir Percy était son employeur, que de la voir « encore » là ! N’aurait-elle pas dû, après avoir mis sa prisonnière en lieu sûr, prendre le premier train ou le premier bateau en direction de n’importe où ? Eh bien non, elle était là, buvant tranquillement son champagne en souriant à l’homme dont la belle tête se relevait à cet instant même pour envelopper la gracieuse silhouette d’un regard dont l’intensité frappa les observateurs invisibles : c’était celui d’un homme à la fois passionnément épris et infiniment heureux.

— Moi qui m’étais imaginé, souffla Aldo, qu’elle pouvait être pour lui une autre fille naturelle, ou une nièce ou…

— … ou une maîtresse ! fit Adalbert. Il n’est peut-être pas aussi paralysé qu’on le croit.

— Mais tu m’as dit qu’il était dans ce fauteuil roulant depuis des années… un accident de fouilles si ma mémoire est fidèle ?

— Chut ! émit Ézéchiel. Elle parle !

En effet, Hilary quittant sa pose un rien suggestive venait de se lever et, s’approchant de sir Percy, enveloppait son cou d’un bras caressant :

— Vous savez que je pars demain matin à l’aube, très cher. Montrez-les-moi encore une fois !

Tournant la tête, Percival Clark chercha des lèvres le bras nu qui l’enveloppait :

— J’aurais aimé vous les laisser, mon amour, car vous les avez bien méritées mais il y a trop longtemps que je les cherche… je crois à la puissance que ces pierres peuvent offrir à qui sait parler leur langage…

— Oh, je connais vos dons de médiumnité !… on dit, cependant, que les « sorts sacrés » sont néfastes ?

— Aux femmes seulement, parce qu’elles n’y voient qu’un élément de parure exceptionnel. Donnés par Dieu à un homme, ils ne peuvent être maniés que par des hommes… et encore ! Pas n’importe lesquels, ajouta-t-il avec orgueil.

— Je les ai apportés cependant sans en éprouver le moindre désagrément. Alors montrez-les-moi encore une fois ? J’avoue que la beauté de ces émeraudes m’a fascinée. Leur couleur est si rare, si intense !

La flamme qui brûla soudain dans la voix de la jeune femme fit sourire l’archéologue :

— Quelle ardeur, ma chère ! Je me demande si les sortir est bien prudent ?

— Tout à fait ! Et je vous promets d’être sage !

Il recula son fauteuil pourvu de roulettes jusqu’à l’armoire de soubassement d’une des bibliothèques dont il ouvrit la porte, glissa la main à l’intérieur et, soudain, un petit tiroir pris dans une moulure s’ouvrit : les émeraudes étaient là, posées sur un coussinet de velours noir. Sir Percy, avec une sorte de respect, en prit une dans chaque main et sans refermer le mécanisme donna un coup de reins pour ramener son siège à la grande plaque de marbre noir portée par des lions de pierre qui lui servait de bureau. Enfermés dans ses poings, les joyaux étaient invisibles. Les coudes appuyés aux bras du siège, les yeux clos, le vieil homme resta là sans bouger prenant d’instinct l’attitude hiératique d’un Grand Prêtre. Ce qui impatienta Hilary :

— Vous essaierez leurs pouvoirs plus tard ! Donnez-les-moi ! J’ai tellement envie de les toucher !

Comme à regret… peut-être même avec une sorte de répugnance, il tendit les émeraudes sur sa main ouverte et la jeune femme s’en saisit avec avidité. Puis, les tenant délicatement du bout des doigts, elle fit jouer leur somptueuse couleur verte dans la lumière de la grande lampe de bronze posée sur le marbre noir :

— Magnifique !… Quelle splendeur ! Et voyez comme cette teinte me va bien !

Elle s’approchait d’un miroir ancien posé sur une console et s’y mirait en tenant les bijoux de chaque côté de son visage. La voix, soudain brève, de sir Percy la ramena à la réalité :

— Je ne connais pas une femme à qui ces pierres n’iraient pas bien et c’est là leur danger : les porter, c’est se condamner. Rendez-les-moi !

— Oh ! juste encore un moment ?… L’effet est tellement ravissant !

— Oui, mais on ne joue pas avec ce genre de joyaux. Rendez-les-moi ! Et vite !

Cette fois, c’était un ordre. Le visage de l’archéologue s’était durci et le feu impérieux de son regard parut brûler celle qu’il visait. Elle eut un mouvement des épaules comme pour chasser une gêne mais, matée, elle s’approcha à regret de la main tendue. Ce fut le moment que choisit Aldo pour entrer en scène. Franchissant d’un bond la baie entrouverte, il se trouva là à point nommé pour saisir les « sorts sacrés » au moment où ils passaient de l’un à l’autre.

— Je crois, dit-il froidement, que ceci n’appartient à aucun de vous deux. Souffrez que je les récupère pour les rendre à qui de droit ! ajouta-t-il en les glissant tranquillement dans sa poche.

— Qui de droit ? fit sir Percy sans paraître autrement surpris de le voir là. J’aimerais savoir de qui il s’agit, selon vous ? En aucun cas, je pense, à ce brigand juif qui a reçu hier le salaire de son avidité ?

— Il s’agit du peuple d’Israël… à moins que vous ne contestiez les héritiers du prophète Élie ! Quant au rabbin que vous avez fait assassiner hier, il les voulait pour donner plus de puissance aux siens et c’était, après tout, assez noble même si les moyens employés pour se les procurer ne l’étaient guère. Et à ce sujet, vous n’avez rien à lui envier : où est la princesse Morosini, mon épouse ?

— Je l’ignore… oh, mais vous êtes venu avec un véritable commando, ajouta sir Percy en voyant Adalbert suivi d’Ézéchiel l’arme au poing se précipiter sur Hilary qui s’approchait d’un gong, afin d’alerter, sans doute, le valet Farid. Ravi de vous revoir, mon cher confrère !

— Dire que je vous croyais quelqu’un de bien ! soupira Adalbert déjà occupé à ficeler la jeune femme avec un cordon de tirage arraché aux rideaux. Désolé, ma chère mais avec vous on ne prend jamais assez de précautions.

— Parce que vous croyez me réduire à l’impuissance définitive avec votre bout de ficelle ? dit la jeune femme en riant. Ne rêvez pas, mon cher Adalbert ! Je resterai encore moins longtemps dans ces liens-là que dans ceux dont vous rêviez pour nos deux vies.

— Non sans quelques débats intimes, ma chère amie. Je peux vous confier à présent qu’on ne renonce pas si facilement à l’agréable existence qui est la mienne. Avec vous, je risquais de perdre mon fidèle Théobald, la perle des serviteurs. Cela demandait réflexion…

— Ne fanfaronnez pas ! Vous savez bien que vous êtes très amoureux de moi…

— J’étais, ma chère, j’étais ! Voyez-vous, je parais peut-être un peu lent mais il m’arrive de comprendre vite. Ainsi je n’aurai aucun état d’âme en remettant Margot la Pie à quelque police que ce soit.

Elle haussa des épaules dédaigneuses :

— Vous en êtes toujours à cette fable ridicule ?

— Pas si ridicule que ça ! Il y a, ici même, la preuve que vous et cette intéressante personne n’en font qu’une…

Ce qu’il considérait comme un insupportable marivaudage exaspéra soudain Ézéchiel :

— Assez parlé ! gronda-t-il en pointant son pistolet alternativement sur la jeune femme et sur le vieil homme. Je veux savoir qui a fait tuer Rabbi Abner ?… Et ne me répondez pas que ce sont des Arabes quelconques ! Ils n’ont été que les exécuteurs et ce que je veux savoir, moi, c’est qui a donné l’ordre. Vous ? ou vous ?

— Lui sans doute, dit Morosini. Avant de nous abandonner ligotés à la piscine de Siloé, cette femme nous a dit qu’elle agissait sur ordre et comme les émeraudes étaient ici…

— Eh bien, nous allons le faire parler ! grinça le jeune homme en marchant résolument vers sir Percy ! Et je vous jure qu’il va avouer…

S’il pensait terrifier sa future victime, Ézéchiel se trompait. Au lieu de se montrer effrayé, l’archéologue éclata de rire et, haussant soudain la voix :

— En avez-vous entendu suffisamment, capitaine ?

Aussitôt un coup de sifflet strident retentit en même temps qu’un officier et deux soldats de la police militaire sortaient, l’un de derrière une bibliothèque, les autres d’une pièce voisine. Quatre autres sautèrent par-dessus la balustrade de la terrasse venant du jardin.

— Suffisamment, sir Percy, pour admettre que vous aviez raison de réclamer une protection pour cette nuit. Désarmez-les, vous autres !

En un clin d’œil, Aldo, Adalbert et Ézéchiel furent fouillés de fond en comble en dépit de leurs protestations, particulièrement violentes chez le jeune garçon auquel on passa les menottes. Et, bien entendu, la première chose que l’on trouva chez Morosini, en dehors de son revolver, ce furent les émeraudes que le capitaine posa, avec respect, sur le bureau de sir Percy :

— Votre bien, sir ! Avec mes compliments ! Il s’agit sans doute d’une découverte récente qui fera grand honneur à la Grande-Bretagne !

— Dites-moi, capitaine ! intervint Aldo qui bouillait de rage. Vous êtes sourd ou quoi ?

L’officier le toisa avec une morgue qui donnait la juste mesure de son intelligence.

— Je ne crois pas, mon garçon ! Pourquoi cette question ?

— Un, je ne suis pas votre garçon ! Deux, je suis le prince Morosini, de Venise, expert international en joyaux anciens, et ce monsieur que vous arrêtez est un archéologue français réputé, M. Vidal-Pellicorne. Quant à ce jeune homme…

— C’est un Juif… visiblement !

— Vous avez beaucoup d’esprit, n’est-ce pas ?… J’ajoute que si vous désirez en savoir plus sur nous, vous avez tout intérêt à vous adresser à notre ami, le chef-superintendant Warren, de Scotland Yard…

— Nous sommes en terre occupée et ne dépendons pas de Scotland Yard… Et j’ai vu ce que j’ai vu !

— Mais apparemment vous n’avez rien entendu ? Voilà pourquoi je vous ai demandé si vous êtes sourd ! J’ai accusé cet homme d’avoir fait assassiner le rabbin Abner Goldberg, bras droit du Grand Rabbin de Palestine, à la piscine de Siloé la nuit dernière…

— Si un quelconque rabbin avait été assassiné à Siloé, ça se saurait. Les Juifs auraient crié comme des chats écorchés…

— Je suis juif comme l’avez si bien remarqué, s’écria Ézéchiel, et je crierai plus fort encore qu’un chat écorché contre votre justice à vous les Anglais ! Cet homme est un meurtrier…

— … cette femme une voleuse internationale connue sous le nom de Margot la Pie, enchaîna Adalbert, et j’ajoute que tous deux retiennent captive la princesse Lisa Morosini, épouse de mon ami et fille d’un richissime banquier suisse. Or, nous avons tout lieu de craindre pour la vie de Lisa Morosini si on ne la retrouve pas très vite !

Cette pluie de précisions parut entamer la couche de certitude du capitaine. Surtout, apparemment, la dernière partie :

— Un richissime banquier suisse ? Qui donc ?

— Moritz Kledermann, de Zurich. Ça vous dit quelque chose ? fit Aldo avec un haussement d’épaules.

Il voyait mal ce qui, chez un citoyen des Cantons, pouvait intéresser un Anglais qui venait de balayer superbement la caution d’une des têtes pensantes de Scotland Yard. Celui-ci daigna le renseigner :

— J’ai une grand-mère à Zurich et je vais quelquefois la voir. Là-bas on connaît bien cet homme. Ainsi, il est votre beau-père ?

— On ne saurait mieux résumer la question. J’ajoute…

Cependant cet échange sur un ton plus amène parut impatienter sir Percy qui coupa sèchement :

— Quelle que soit la famille de ce Morosini, capitaine Harding, il n’en constitue pas moins une grave menace pour moi ainsi que vous venez de vous en convaincre en suivant, de votre cachette, la scène qui vient de se dérouler. Je vous rappelle que c’est pour m’en défendre que je vous ai appelé. Alors ne changeons pas de sujet, s’il vous plaît… et commencez par libérer miss Dawson !

— Sans doute, sir Percy, fit le capitaine en s’exécutant mais comprenez qu’il me faut éclaircir certains points. Les accusations qui viennent d’être portées sont graves et je ne doute pas de leur stupidité en ce qui vous concerne, mais j’aimerais en savoir un peu plus sur cette jeune dame.

— C’est une amie chère et j’en réponds !

— Bien entendu. Malgré tout je voudrais savoir pourquoi l’on vient de l’accuser d’être une voleuse internationale ? Cet homme a même prétendu qu’il y avait ici une preuve. Or on peut toujours être abusé… même par ses meilleurs amis… et je désire voir cette preuve.

— Oh, ce sera vite fait, assura Adalbert qui commençait à se demander si ce capitaine Harding avec ses révérences et ses ménagements n’était pas plus malin que son entrée en matière ne le laissait supposer. La référence à Moritz Kledermann avait fait vibrer une corde cachée sous sa cuirasse de morgue britannique – le sang suisse peut-être, joint à une certaine nostalgie de vacances enfantines, de chocolat au lait et de ranz des vaches ? Voulez-vous prier notre hôte de vous confier les clefs de cette vitrine ? ajouta-t-il en désignant celle qui se trouvait la plus éloignée de la grande fenêtre.

Sans paraître autrement ému, Clark prit, dans un coffret de cèdre, une petite clef et la tendit sans mot dire à l’officier qui alla ouvrir le meuble, auprès duquel Adalbert le rejoignit.

— Connaissez-vous le musée de Syracuse, capitaine ?… Non ?… Cela ne m’étonne guère. En général on connaît… ou l’on croit connaître parce qu’on les a parcourus d’un œil fatigué par trop de beauté, et sur des jambes lasses, les musées de Rome, de Florence, de Venise ou de Naples. C’est pourtant l’un des plus importants d’Italie en ce qui concerne l’art grec. Les passionnés de cette période et les connaisseurs, eux, sont loin de l’ignorer et cette jeune dame fait partie des connaisseurs. Voyez cette boucle de ceinture en or figurant la tête d’Héraclès coiffée de la gueule du lion de Némée qui date du IVe siècle avant Jésus-Christ ! – et, plongeant la main dans la vitrine, Adalbert en tira le petit mais admirable objet qu’il mit sur la paume de Harding. Elle a été volée il y a trois ou quatre ans au musée, avec quelques autres babioles, par celle que la presse a surnommée Margot la Pie… et qui est en ce moment en face de vous !

— C’est un scandale ! clama la jeune femme. Comment osez-vous m’accuser avec un tel aplomb ? Je n’ai rien à voir avec celle dont vous parlez et quant à cet objet…

— Sir Percy nous dira peut-être alors où il se l’est procuré ? fit Vidal-Pellicorne en se tournant vers le vieil homme mais s’il espérait le décontenancer, il se trompait. L’autre lui offrit même un sourire un rien dédaigneux :

— Oh, c’est fort simple : je l’ai acheté. Très cher d’ailleurs, à un personnage bizarre qui est venu me voir un soir au Caire où je donnais une série de conférences. J’avoue ne pas m’être soucié de la provenance et en cela peut-être suis-je coupable mais j’ai été tellement séduit par la beauté de cette boucle que j’ai payé sans même marchander.

— Un homme, en vérité ? Et un homme « bizarre », ironisa Adalbert. Je ne doute pas que si l’on vous demandait de le décrire vous ne nous régaliez du plus pittoresque des portraits. Moi je crois qu’en fait de personnage mystérieux, c’est plutôt notre chère Hilary qui vous l’a apportée puisque c’était elle qui la possédait. Si l’on cherche bien, d’ailleurs, ajouta-t-il en se penchant de nouveau sur la vitrine, je suis persuadé que l’on trouverait ici d’autres produits de ses larcins. Sans compter les deux émeraudes, les « sorts sacrés » juifs que sir Percy s’est dépêché de fourrer dans sa poche quand vous les avez sorties de celles du prince. Des émeraudes qui cependant lui appartiennent bel et bien et que nous nous sommes donné un mal de chien pour ramener à Jérusalem…

— Et qui sont la rançon de ma femme ! explosa Aldo dont la patience était usée jusqu’à la corde. Pendant que nous palabrons ici elle est peut-être en train de mourir à l’endroit où cette misérable femme l’a cachée ! je vous somme – vous entendez capitaine ? – je vous somme de faire votre devoir d’honnête homme en arrêtant cette femme et en…

— Un instant ! un instant ! coupa Harding. « Cette femme » ! Je n’entends que ça ? Elle a bien un nom…

— Naturellement, elle a un nom, fit calmement sir Percy. C’est l’Honorable Hilary Dawson.

— Et ça, c’est un gros mensonge !

Contrairement à ceux qui l’avaient précédé, c’était par la porte et introduit par Farid, que le lieutenant Douglas Mac Intyre venait de faire son entrée juste à temps pour entendre la fin de la phrase.

— Comment ça, un mensonge ? tonna l’archéologue. Et d’abord qui êtes-vous ?

En rectifiant la position, l’Écossais déclina ses noms, grade et qualités mais, bien décidé à garder l’avantage causé par son arrivée inattendue, il ajouta aussitôt :

— Je connais très bien l’Honorable Hilary Dawson, attachée au British Muséum, parce que c’est une amie de ma tante Arabella depuis qu’elles étaient au collège ensemble. C’est une charmante personne avec des cheveux gris et un lorgnon qui doit avoir le même âge que ma tante : une bonne soixantaine d’années.

— Quelle sottise ! hurla celle que l’on ne savait plus comment appeler. Je suis la seule, la véritable Hilary Dawson…

— Et ma tante Arabella, c’est la reine Victoria ? émit Mac Intyre en dardant sur elle son œil rond. Je reconnais que c’était commode de prendre son identité parce qu’elle ne bouge jamais de son musée où elle s’occupe des porcelaines ni de sa petite maison de Kensington où elle élève une douzaine de chats. C’est aussi la personne la plus timide et la plus effacée qui soit. Elle ne sort jamais et ne voit presque personne. Elle serait bien surprise d’apprendre qu’une aventurière mène une vie intense sous son nom à travers le monde.

— En ce cas, miss, veuillez me dire qui vous êtes ? demanda Harding à la jeune femme…

— La reine de Saba ! fit celle-ci en haussant les épaules. Comme elle, j’apporte des trésors lorsque je viens visiter la Palestine. N’est-ce pas, mon cher Percy ?

Pour la première fois celui-ci semblait désorienté. Aldo se demanda s’il avait vraiment cru à la fausse identité de sa maîtresse ou s’il s’apprêtait à interpréter un rôle.

— Je ne sais pas, murmura-t-il en passant sur son front une main tremblante. Comment aurais-je pu savoir que vous n’étiez pas celle que vous prétendiez être ? Je n’ai pas mis les pieds au British Muséum depuis près de trente ans.

— Mais, intervint Morosini qui commençait à pencher pour la thèse de la comédie, vous acceptiez qu’elle vous apporte le produit de ses vols ? Et ne dites pas que ce n’est pas vous qui l’avez lancée sur nos traces tandis que nous recherchions les « sorts sacrés »…

— Je les cherche depuis si longtemps !…

— Kypros aussi les cherchait. Votre fille assassinée par votre ami Khaled et ses fils ! Peut-être en votre nom puisque apparemment vous n’avez pas réclamé leurs têtes à la Justice !

— Non ! Ne dites pas cela ! J’aimais Kypros mais… Khaled et ses fils sont comme le vent du désert : capables de se volatiliser aux quatre horizons sans laisser de traces… Je sais qu’ils sont avides et cruels mais…

— … mais tant que vous les payiez bien, ils vous servaient en conséquence ? Seulement c’est à ces gens-là que votre amie « Hilary » a remis Lisa, ma femme ? Alors si vous voulez que je vous crois, faites-lui dire où ils l’ont emmenée. Sinon, au cas où il lui arriverait malheur, je vous en tiendrais responsable et, sur l’honneur de mon nom, je jure que je vous tuerais !

— Un peu de calme, sir ! coupa Harding. Ce ne sont pas des propos à tenir devant moi !

— Si vous saviez ce que ça m’est égal ! Si je ne retrouve pas Lisa vivante, je n’aurai plus aucune raison de vivre, sinon la vengeance !

Le vieil homme regarda Morosini au fond des yeux, puis se tourna vers la jeune femme qui se tenait debout non loin de lui :

— Dites-lui où elle est, Hilary ! Sa mort ne vous servirait à rien. Je suis navré de ce qui vous arrive car vous allez être arrêtée mais je veillerai à ce que vous ayez le meilleur des avocats…

Brusquement les yeux de la jeune femme lancèrent des éclairs de colère :

— Vous en aurez besoin vous-même ! Croyez-vous que si l’on me traduit en justice je me tairai ? Je n’ai tué personne, moi, puisque j’ai toujours agi sur vos ordres et mes mains sont nettes de sang mais maintenant que tout se découvre vous jouez les Ponce Pilate ! Vous lavez les vôtres en me laissant tout sur le dos ? Eh bien, je refuse !

— Que vous refusiez ou non, hurla Aldo hors de lui, je n’en ai rien à faire. Je veux savoir où est mon épouse !

Abandonnant soudain toute morgue, Hilary considéra cet homme visiblement à bout de nerfs avec quelque chose qui ressemblait à de la sympathie :

— Je n’en sais rien ! soupira-t-elle. Et je vous supplie de me croire. Les fils de Khaled devaient la conduire en lieu sûr jusqu’à ce que j’aie quitté le pays. Sir Percy devait le leur faire savoir. Mais les ordres étaient de ne pas lui faire de mal…

— Ne pas lui faire de mal ? fit Aldo amèrement. Vous ignorez sans doute comment ces hommes ont tué Kypros, la Nabatéenne, qui était cependant la fille de leur patron ?

La jeune femme n’eut pas le temps de répondre Conscient de ce que ses gardiens suivaient le débat avec un vif intérêt, Ézéchiel venait de bondir sur la terrasse et, prenant appui de ses mains cependant menottées, sautait dans le jardin…

— Courez après lui, bande d’imbéciles ! hurla le capitaine en se précipitant pour fouiller des yeux l’obscurité devenue plus épaisse grâce aux nuages qui cachaient à présent la lune. Et ramenez-le-moi ou il vous en cuira !

Trois hommes sautèrent à leur tour et disparurent, avalés eux aussi par les ténèbres, mais cette soudaine évasion exaspérait leur chef. En rentrant dans cette bibliothèque dont le terrain lui semblait à présent suspect et instable, il voulut retrouver des assises plus sûres :

— En voilà assez ! déclara-t-il. Vos histoires me paraissent de moins en moins claires et j’entends en finir. Miss, je vous arrête au nom du Roi et j’emmène les autres… pour audition dans mes locaux.

— Vous m’arrêtez aussi ? demanda sir Percy.

L’officier considéra un instant l’infirme :

— Pas encore mais vous devrez, sir, vous tenir à ma disposition… et peut-être songer à vous choisir un avocat.

— Ici ? Je n’en connais aucun de convenable…

— Vous les trouviez cependant suffisants pour moi ? fit amèrement la jeune femme. Et vous disiez que vous m’aimiez ?

— C’était vrai et je crois que ça l’est toujours. Vous aussi le disiez et cependant vous vous retournez contre moi dès que les choses vont moins bien ?

— Mon cher, dit-elle en riant, il est temps, je crois, de vous en apprendre un peu plus. J’ai passé avec vous des moments… agréables et vous me payiez bien les objets que je vous apportais. C’est là toute ma vérité car, sachez-le, je n’ai que deux passions au monde : les joyaux et l’argent. Cela exige beaucoup et laisse peu de place pour le reste. Le prince Morosini vous expliquerait cela aussi bien que moi…

— Non, fit Aldo. L’argent ne m’intéresse qu’en fonction de ce que l’on en peut tirer et ma passion des bijoux illustres, réelle je veux bien l’admettre, n’a jamais empêché mon cœur de battre. Tout ce que je possède ne vaudra jamais l’amour de ma femme ! Je vous plains !

— Ne vous donnez pas cette peine ! Et, tenez, je puis, sans être voyante, vous prédire d’abord que je ne resterai pas longtemps en prison. Et ensuite que nous nous reverrons un jour ou l’autre ! Vous aussi, mon cher Adalbert ! Je garde le meilleur des souvenirs de nos pérégrinations communes…

— Oui, eh bien, en voilà assez ! intervint le capitaine. Je peux vous assurer que vous irez en prison et, si vous êtes convaincue de meurtre, à la potence, belle dame !

— Qu’allez-vous faire du prince et de son ami ? demanda Douglas Mac Intyre qui n’avait rien dit depuis un moment.

— Vous n’avez pas entendu, lieutenant ? Je les emmène pour les auditionner…

— Alors je vais avec vous. J’en sais assez sur cette histoire pour vous éclairer et, en outre, je veux que vous vous assuriez de ce Khaled et de ses fils qui me semblent…

— Vous croyez peut-être que je ne connais pas mon métier parce que je suis militaire ? aboya le capitaine ! Je ferai ce que j’ai à faire mais je veux bien vous entendre !… Ah, pendant que j’y pense j’emporte cette boucle d’or, sir Percy, afin d’en connaître un peu plus sur son histoire. Je veux, en outre, que vous me remettiez ce que ces messieurs appellent les « sorts sacrés » ! J’ai l’impression qu’ils ont, eux aussi, beaucoup de choses à m’apprendre !

Sans un mot, l’archéologue, devenu soudain très pâle, fit jouer le mécanisme révélant le tiroir secret, prit les émeraudes qu’il fit jouer dans la lumière comme « Hilary » l’avait fait tout à l’heure et referma son poing dessus avant de les tendre à l’officier :

— Tenez ! Prenez-les ! Peut-être qu’elles ne vous feront pas de mal à vous ?

Harding haussa les épaules en empochant les joyaux comme il eût fait de son mouchoir :

— Sornettes !… Je n’ai jamais été superstitieux !

— C’est bien ce que je pensais ! Il faut être intelligent pour cela !… Ne me direz-vous pas adieu, Hilary ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Je crois que oui…

— Alors, adieu, Percy ! fit, d’un ton indifférent, la jeune femme que l’un des soldats aidait à s’envelopper d’une cape assortie à sa robe et doublée d’un molleton de satin blanc…

Et elle sortit sans se retourner…

Tard dans la nuit et bien après que l’ancien couvent byzantin se fut vidé de ses visiteurs, la lampe brûla sur le bureau de sir Percival Clark. Le temps d’écrire trois lettres dont l’une était particulièrement longue…

Menés au quartier général de la police militaire par un Harding devenu aussi méfiant et froid qu’un inquisiteur médiéval, les interrogatoires durèrent longtemps et force fut à Morosini et à Vidal-Pellicorne d’admettre que leur interlocuteur était peut-être moins bête qu’ils ne l’avaient cru de prime abord lorsqu’il faisait preuve envers Percival Clark d’une vénération frisant la platitude. Il se révéla ce qu’il était en réalité : un bon policier, sans génie peut-être, mais sachant au moins écouter. Ce qui n’était pas toujours facile avec le jeune Douglas qui, talonné par le désir de sortir au plus vite ses amis de ce mauvais pas, mettait son grain de sel à tout bout de champ.

Ce fut à lui que ceux-ci durent d’être autorisés à regagner leur hôtel en échange de la remise de leurs passeports et avec l’interdiction d’en sortir jusqu’à nouvel ordre : ayant pu confirmer un certain nombre de déclarations d’Aldo, il se portait garant de l’authenticité du récit des deux hommes. Et surtout il exigea – son poste à l’état-major général lui donnant beaucoup de poids, en dépit du grade inférieur sur un officier moins bien placé – que des recherches fussent entreprises dans l’instant pour retrouver Lisa Morosini. Il y mit même tant de flamme que le capitaine lui décocha, exaspéré :

— Vous êtes certain, lieutenant, de ne pas être amoureux de cette dame ?

— Je le suis… mais avec vénération ! affirma-t-il gravement.

L’œil goguenard d’Harding glissa jusqu’à Morosini

— Et vous dites ça devant le mari ? Je croyais les Italiens jaloux.

— Nous ne le sommes jamais sans raison, dit Aldo sèchement. Et je ne retiens que la vénération. Depuis le premier enlèvement de ma femme, le lieutenant Mac Intyre a fait l’impossible pour m’aider à la retrouver. Je serais stupide si je m’offensais d’un sentiment aussi dévoué… et aussi chevaleresque.

— Votre femme est belle, je suppose ?

À bout de patience, Morosini prit feu :

— Très ! mais là n’est pas la question !… Il s’agit de la retrouver vivante, vous m’entendez, capitaine ? Que vous restiez là à discuter de son physique alors qu’elle endure peut-être je ne sais quelle torture aux mains des sauvages qui ont massacré Kypros, il y a de quoi devenir fou. Faites quelque chose, sinon, dussé-je aller jusqu’au roi d’Angleterre, j’aurai votre peau, capitaine !

— Vous me menacez ?

— Prenez-le comme vous voulez ! Si ma femme est morte…

Étranglé par les larmes qu’il ne pouvait plus contenir, il n’alla pas jusqu’au bout de sa phrase et dut se rasseoir, assisté par Adalbert alarmé par cette explosion de douleur. Cependant, Douglas protestait lui aussi et Harding comprit qu’il était allé trop loin ; sans juger utile de s’excuser pour autant :

— Je vous ai déjà dit que je connaissais mon métier. Nous avons télégraphié au poste d’Hébron. Ils vont envoyer à Ein Guedi fouiller le village. Si la princesse y est…

— Ils s’en débarrasseront d’une façon ou d’une autre ! s’écria Aldo. Laissez-nous y aller, moi et Adalbert !

— Il n’en est pas question ! Rentrez à votre hôtel ou je vous colle en prison !

— Moi, je vais y aller ! assura Mac Intyre. Je retourne à l’état-major rendre compte et je pars là-bas !

— Pourquoi pas avec un détachement de l’armée ? grogna Harding. Vous savez pourtant qu’il faut prendre des gants avec les Arabes ces temps-ci. Abdallah, le nouveau roi de Transjordanie, n’est pas commode et le Grand Mufti de Jérusalem est son ami ! Pas d’incident diplomatique, s’il vous plait ! Laissez-moi faire.

— Eh bien, j’irai tout seul, grogna entre ses dents l’Écossais têtu.

— Si ça vous amuse de risquer votre carrière, ça vous regarde mais vous, jappa Harding à l’adresse de Morosini, je veux votre parole d’honneur que vous ne filerez pas avec lui ! Sinon, je vous garde !

Aldo fut bien obligé de s’exécuter et quitta le bureau avec les deux autres pour rentrer à l’hôtel la mort dans l’âme mais, au moment où le lieutenant prenait congé d’eux, Adalbert murmura.

— Je suppose que vous allez partir en civil ? Y a-t-il une place dans votre voiture ?

— Vous ne devez pas quitter le King David ! Et je voyagerai avec ma moto.

— À moins que vous n’ayez un side-car, le porte-bagages fera mon affaire… avec un petit coussin ! Et je vous rappelle que, moi, je n’ai pas donné ma parole d’honneur…

— Un oubli regrettable !

— Un oubli bien commode. Il faut toujours savoir utiliser les fautes des autres, conclut Adalbert avec un sourire innocent qui trouva un reflet dans les yeux du jeune homme.

— Dans une heure ! conclut celui-ci. Près des tombeaux hérodiens et tâchez de ne pas vous faire remarquer !…

Une heure plus tard, Adalbert, vêtu de tweed comme n’importe quel touriste anglais en cette saison, coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’à ses lunettes noires et chaussé de solides chaussures à semelles de crêpe, une serviette de cuir et un imperméable léger sous le bras, quittait l’hôtel par l’escalier de service et les jardins, laissant Aldo sérieusement déprimé même s’il s’efforçait de le cacher. Laisser à d’autres le soin de rechercher celle qu’il aimait plus que tout au monde – même si son plus cher ami constituait la moitié de ces autres ! – lui était cruel. La parole donnée le condamnait à tourner en rond dans sa confortable cage, plus prisonnier d’un honneur qui lui semblait dérisoire que des murs de sa chambre dont les fenêtres s’ouvraient au large sur la lumière dorée et les jardins. L’action n’était-elle pas le meilleur antidote de l’angoisse ? Et non seulement il en était privé mais il ne savait même pas si les deux chevaliers sans armure partis délivrer la princesse captive ne poursuivaient pas un simple mirage puisque, au fond, nul n’avait la moindre idée de l’endroit où pouvait se trouver Lisa et, plus il réfléchissait, plus l’idée s’ancrait que la « grosse femme » évoquée par Hilary n’ayant aucune chance d’être Lisa, c’était du côté des Juifs qu’il fallait la chercher. Des Juifs qui, ne voyant pas revenir Goldberg, avaient fort bien pu mettre à mort leur otage avant de disparaître. Et de ce côté aussi l’horizon était bouché puisque Ézéchiel, le seul fil conducteur qui restât, s’était volatilisé…

Enfermé dans sa chambre, Aldo passa une longue journée sans toucher au plateau qu’un serviteur noir, inquiet de sa mine terreuse, tint absolument à lui monter et une plus longue nuit encore sans trouver un instant de repos. Debout devant la fenêtre ouverte sur l’obscurité bleue, il interrogeait inlassablement les étoiles comme ils le faisaient, Lisa et lui, en arrivant à Jérusalem, cherchant si celle que la jeune femme s’était choisie en riant brillait toujours ou bien s’était ternie. En dépit du froid nocturne qui envahissait la pièce, il ne pouvait se résoudre à fermer les battants vitrés, cherchant un peu de chaleur dans les cigarettes qu’il ne cessait de fumer.

Il vit se lever le jour, s’enflammer l’aurore et enfin briller le soleil d’hiver qui allait tout réchauffer sur terre sauf son propre cœur où l’espoir n’arrivait plus à vivre. En allant vers le meuble où il avait posé un dernier paquet de cigarettes après avoir jeté le précédent, il aperçut son image dans le miroir de la coiffeuse et lui adressa une grimace désabusée. Avec sa barbe de deux jours, les cernes qui marquaient ses yeux rougis par la fumée et l’insomnie, le smoking froissé qu’il n’avait même pas songé à ôter, il portait au moins son âge et ressemblait assez à ces joueurs décavés que l’on voit sortir des casinos, clignant des yeux dans la lumière crue du matin comme des oiseaux nocturnes soudain tirés de leur univers. Et qui, parfois, allaient tout droit chercher dans la mort l’oubli d’un sort contraire.

Il se demanda si c’était cela qu’il choisirait au cas où Lisa ne reviendrait plus. Ce serait si simple, si facile d’en finir au lieu de traîner une vie encore longue peut-être même si, chez les Morosini, on avait toujours considéré cette solution comme indigne sauf en cas de force majeure.

— Pourquoi pas ? fit-il tout haut. Mais pas dans cet état-là ! Un Morosini ne reçoit pas la mort déguisé en clochard… et puis Lisa n’aimerait pas du tout te voir comme ça ! Va au moins prendre une douche et te raser !…

Deux coups autoritaires frappés à sa porte interrompirent ses pensées amères :

— Entrez ! cria-t-il. C’est ouvert !

Le capitaine Harding entra.

Son regard fit le tour de la chambre, glissant au passage sur les cendriers pleins, le lit non défait, pour s’arrêter sur Morosini lui-même.

— Vous n’avez pas bonne mine, remarqua-t-il.

— Cela présente quelque importance pour vous ?

— Oui. Et… votre ami est dans le même état ?

— Je n’en sais rien. Allez voir !

— J’en viens. Il n’est pas chez lui. J’ai une vague idée de l’endroit où il peut se trouver. Et avec qui mais, au fond, c’est sans grande importance.

— Ah bon ? Il ne vous intéresse plus ?

— Non. Vous non plus, d’ailleurs. Vous permettez que je m’assoie ? moi non plus je n’ai pas dormi cette nuit. Et, en fait, je boirais bien un peu de café ? Il est excellent ici. Rien à voir avec celui du Q. G.

— La réputation du café anglais n’est plus à faire ! fit Morosini en décrochant le téléphone pour passer la commande. Mais je vous en prie : prenez place ! Et dites-moi ce qui me vaut l’honneur…

Harding contempla son vis-à-vis comme s’il supputait l’effet de ses paroles à venir, puis toussa pour s’éclaircir la gorge :

— Je suis venu vous rendre votre liberté. Vous pouvez désormais aller où bon vous semble. Rejoindre votre ami au nom impossible, par exemple ?

Les sourcils d’Aldo remontèrent vers le milieu de son front.

— Que s’est-il passé ?

— Quelque chose de fort ennuyeux pour nous mais qui vous met hors de cause ainsi que votre ami. Sir Percival Clark s’est tiré une balle dans la tête cette nuit…

— Il s’est tué ? souffla Morosini. Mais pourquoi ? À cause de cette femme ?…

— Sans doute, mais pas seulement cela. Avant de mourir il a écrit trois lettres : une pour elle en me priant de la lui faire tenir, une pour le haut commissaire anglais en Palestine, sir Herbert Samuel, à qui il lègue ses biens et ses collections à l’Angleterre, une pour moi, enfin, qui m’éclaire sur toute cette affaire des émeraudes et dans laquelle il reconnaît vous avoir manipulés, vous et votre ami archéologue…

— Comment est-ce possible ?

— Oh, c’était facile ! Rien de ce qui se passe ici ne lui est inconnu. Il a su, bien entendu, que vous aviez rapporté au Grand Rabbin le fameux Pectoral du Grand Prêtre et il a espéré que l’on vous demanderait de rechercher ce qu’ils appellent les « sorts sacrés ». Dès lors vous avez été surveillé continuellement et, tandis qu’il invitait M. Vidal… quelque chose à dîner, il vous a fait épier quand vous avez rejoint le rabbin Goldberg…

— C’est impossible. Le tunnel d’Ézéchias ne permet guère la poursuite.

— Mais quand on sait où il mène, il est aussi simple d’y aller directement… et à pied sec…

— Il aurait mieux fait de surveiller ma femme et de lui éviter une captivité pénible…

— Cela ne l’intéressait pas. Seul le résultat comptait et vous avez été suivi, épié tout au long de votre périple à la recherche des émeraudes…

— … par l’honorable Hilary Dawson à partir d’Istanbul ? Je sais !

— Par d’autres aussi dont, charitablement, sir Percy tait les noms et qui, au fond, n’ont rien fait que vous pister…

— À propos de noms, avez-vous appris celui, réel, de la fausse Hilary ?

Le capitaine eut soudain l’air très gêné. Il toussota, se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre…

— Non, avoua-t-il. Et je ne sais pas si quelqu’un arrivera un jour à le savoir. Pour tout vous dire, je ne pourrai même pas lui remettre le dernier message de sir Percy. Elle… elle n’est plus à Jérusalem.

Aldo bondit :

— Vous l’avez laissée filer ?…

— En aucune façon mais le résultat est le même. Hier, vers midi, un ordre est arrivé… d’assez haut pour m’obliger à l’obéissance : la prisonnière devait être transférée sur l’heure au Caire pour y être jugée. On l’a donc embarquée sur un bateau à destination de l’Égypte…

— Où vous pensez qu’elle ne débarquera jamais ?

— Ça m’étonnerait. Le bateau qui devait l’emmener est entré au port de Jaffa une heure après son départ.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une histoire de fous ?

— Oh, c’est assez facile à comprendre, fit Harding sans se démonter. Les deux navires étaient du même type et portaient le même nom.

— C’est insensé ! Comment est-ce possible ?

— Bof !… Il faut croire que cette fille, voleuse ou pas, a de hautes protections. On n’est pas près de la revoir !

Aldo sentit qu’on ne lui disait peut-être pas tout mais admira la rapidité de réalisation des prédictions d’Hilary. Son ironique adieu ne lui avait-il pas affirmé qu’elle ne resterait pas longtemps en prison… et qu’ils se reverraient ?

— La lettre que sir Percy lui destinait, verriez-vous un inconvénient à me la remettre ?

— Pour quoi faire ?

— Souvenez-vous de ce qu’elle a dit quand vous m’avez emmené ! Il y a une chance pour que je la rencontre un jour. Bien avant vous, en tout cas…

— Pour quelle raison ?

— Oh, fort simple ! Je suis spécialiste des joyaux anciens et, de préférence, historiques.

— Je sais mais…

Aldo haussa les épaules :

— Elle aussi… mais d’une autre façon !

Le capitaine Harding réfléchit puis soupira :

— Pourquoi pas, après tout ? Je vous ferai porter cette lettre. Et à propos…

Il plongea la main dans une poche de son uniforme, en tira un petit paquet blanc fait avec un mouchoir plié :

— Tenez ! Je vous les rends ! Ils sont à vous puisque c’est à vous que cette diablesse les a volés…

Sur le linge blanc, les joyaux qui avaient paré Bérénice, Saladin, des sultans ottomans, les amours de Vlad Drakul et les jolies oreilles d’une grande-duchesse laissèrent un rayon de soleil animer leur profondeur verte, plus séduisants que jamais. Morosini, pourtant, repoussa doucement la main qui les lui offrait.

— Non. Ils appartiennent à la tradition juive. Remettez-les au Grand Rabbin de Palestine ! Ils iront rejoindre le Pectoral dont ils étaient le complément…

Harding prit les émeraudes mais ce fut pour les poser sur une petite table :

— Ça, je ne veux pas le savoir. Vous êtes le dernier propriétaire connu, je vous les rends. Libre à vous d’en faire ce que vous voulez, mais ne comptez pas sur moi. Je suis officier anglais et si vous m’obligez à les reprendre, je les envoie tout droit au British Muséum. En espérant qu’ils y arriveront !… À présent vous êtes libre et je vous souhaite bonne chance.

Il salua réglementairement, alla vers la porte mais s’y arrêta :

— Ah, j’allais oublier 1 Ne vous précipitez pas à la recherche du lieutenant Mac Intyre et de votre ami. Je peux vous prédire qu’ils seront rentrés ce soir : il y a des troubles sérieux dans la région d’Hébron et jusqu’à la mer Morte. Ils vont être refoulés…

Aldo ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire à cet homme qui avait toujours considéré la disparition de Lisa comme un détail sans importance ? Et, en vérité, le sort s’acharnait contre eux. Il ne manquait plus à leur malheur qu’un nouveau réveil des affrontements qui opposaient périodiquement les Arabes aux Juifs, et l’ensemble aux occupants anglais…

Longtemps, il resta assis, l’œil rivé aux joyaux magnifiques et redoutables dont personne ne lui contestait plus la propriété mais qui lui faisaient horreur. Au point qu’il décida de ne pas les garder un instant de plus qu’il ne fallait.

Cherchant une pochette de soie, il les emballa, choisit dans la garde-robe le costume qu’il allait mettre et fourra le tout dans l’une des poches intérieures. Puis il alla prendre une douche froide, se rasa, s’habilla avec plus de soin encore que de coutume par respect pour celui qu’il allait rencontrer et quitta l’hôtel à pied pour gagner, dans la Vieille Ville, la principale synagogue où il demanda une entrevue avec le Grand Rabbin.

Le lévite qui l’accueillit – et qui le reconnut parce que c’était celui-là même qui l’avait reçu au lendemain de l’enlèvement de Lisa – acquiesça gravement et ouvrit devant lui la porte du parloir où il avait déjà attendu. Mais ce fut Ézéchiel qui parut…

Le visage soudain rayonnant, les mains tendues, il courut plus qu’il ne marcha vers le visiteur :

— Vous êtes venu ?… Est-ce que cela veut dire…

— Que je vous « les » apporte ? Oui. Le capitaine Harding me les a rendus tout à l’heure. Mais par quel miracle est-ce que je vous retrouve ici ?

Le jeune homme haussa des épaules désinvoltes :

— Un petit miracle. J’ai couru jusqu’ici en passant par le tunnel d’Ézéchias et la synagogue est lieu d’asile. D’ailleurs nous venons d’apprendre qu’aucune charge ne sera retenue contre moi. Et tout va bien… sauf pour notre pauvre Rabbi Goldberg… Je sais bien que ce qu’il vous a fait était condamnable mais il était prêt à tout pour ce trésor-là. Et il a fait prendre soin de votre épouse…

— Le malheur est que je ne sais plus du tout où la chercher. En admettant qu’elle soit encore en vie. Les Arabes n’ont pas les mêmes raisons que vous de la ménager… Puis-je voir le Grand Rabbin ?

— Hélas, non ! Il s’est rendu, avec une délégation de nos frères, chercher la dépouille de Rabbi Abner dans la grotte où vous l’aviez déposée afin qu’elle reçoive les prières qui lui sont dues avant de retourner pour toujours à la terre…

— Tant pis ! Eh bien, ajouta Morosini en sortant le petit paquet de soie pour le donner à Ézéchiel, voilà ce que nous avons tant cherché !

Comme-celui-ci l’avait fait tout à l’heure, Ézéchiel défit sur le plat de sa main les légers pans soyeux et contempla un instant les émeraudes du Prophète.

— Je ne suis pas sensible aux joyaux, soupira-t-il, mais je reconnais que ceci est magnifique…

— Et aussi dangereux que superbe ! Je suppose que les « sorts sacrés » vont aller rejoindre le Pectoral ?

— Non. Après la mort de Rabbi Abner, le Grand Rabbin a été mis au courant de ce qu’il avait exigé de vous et nous avons évoqué la destination des « sorts sacrés » alors même que nous ignorions encore si nous les retrouverions un jour. Je dois aller gravir le mont Sinaï et les y cacher là où Yahvé fit entendre sa voix et donna à Moïse les Tables de la Loi. C’est Lui qui les a donnés et c’est à Lui qu’ils doivent être rendus ! Rabbi Abner s’illusionnait en pensant qu’après tant de sang versé, de crimes et de souillures, les pierres divines pourraient encore produire la moindre prophétie…

— Il en sera comme vous voulez, fit Aldo avec un geste évasif. Ma tâche, à moi, est achevée.

— Mais pas la nôtre. Rabbi Abner vous avait promis, je crois, une grosse somme d’argent ?

Morosini eut un haut-le-corps :

— Avez-vous pensé que je pourrais accepter ?

— N… on. Mais c’était mon devoir de le rappeler.

— Merci. Je ne vous aurais pas pardonné si vous aviez insisté.

Lorsque, débarrassé des pierres mais pas de son angoisse, Aldo approcha du King David, il vit quelques badauds attroupés devant l’entrée autour d’une de ces scènes de rue comme il s’en rencontre souvent en Orient. Le centre en était le voiturier de l’hôtel, un âne et une femme arabe qui venait d’en descendre et qui avait pénétré dans le jardin du palace avec ses draperies poussiéreuses et ses pieds nus dans des babouches sales. On n’entendait guère que la voix du préposé qui déversait sur l’impudente un déluge d’imprécations arabes au milieu desquelles la malheureuse ne pouvait placer un mot. Mais, soudain, il poussa un cri de douleur : la femme venait de lui écraser les orteils d’une babouche féroce et l’on entendit alors, articulé en excellent anglais :

— Et moi, triple imbécile, je vous dis que je veux voir le prince Morosini. Je sais qu’il est ici…

Cette voix !… Pouvait-il y en avoir deux semblables ?

Avec l’impétuosité du chien perdu qui entend celle de son maître, Aldo fonça comme un bélier à travers l’attroupement, bouscula tout le monde et attrapa la femme au moment même où le portier allait la rejeter hors des jardins. Il faillit s’étaler avec elle mais réussit à conserver assez d’équilibre pour envoyer son poing dans la figure du serviteur qui, lui, s’écroula au milieu des rires des spectateurs.

— Aldo ! soupira « l’Arabe » en secouant ses draperies douteuses. Enfin te voilà ! Je commençais à désespérer.

N’arrivant pas à en croire ses oreilles et encore moins ses yeux, il considéra avec stupeur le visage brun et rond, la natte noire qui sortait du voile de tête et l’espèce de maquillage que formaient les traces de poussière mais les grandes prunelles violettes ne pouvaient appartenir à personne d’autre.

— Lisa ?… C’est bien toi ?

Elle éclata de rire en se jetant à son cou :

— J’admets que je ne suis guère à mon avantage mais avec un bon décrassage et un shampooing, je devrais me ressembler…

Elle sentait la sueur, le sable et même l’un de ces affreux parfums qu’affectionnaient les Orientales de basse condition. Son étreinte ne dura d’ailleurs qu’un instant. Déjà elle se reprenait :

— Rentrons ! Tous ces gens qui nous regardent !… Ah, et puis, dis à ce grossier personnage de prendre soin de mon âne ! Il faudra le ramener plus tard dans la vieille ville…

Le voiturier, mal remis à la fois du coup et de la surprise mais consolé par le billet que lui glissa Aldo, acquiesça avec enthousiasme et salua même son agresseur qui entraînait déjà sa femme vers l’ascenseur à une allure telle qu’elle le pria de ralentir :

— Doucement, mon chéri, s’il te plaît !…

— C’est vrai, tu dois être morte de fatigue. D’où arrives-tu ?

— Des environs d’Hébron. Mais je te raconterai…

— Attends ! Je vais te porter..

— Non. Surtout pas ! Tout va aller très bien…

En arrivant dans la chambre, elle envoya promener ses babouches puis se hâta de laisser tomber le vaste et épais voile jadis blanc qui l’enveloppait du sommet de la tête aux chevilles et apparut dans une ample tunique à ramage qu’Aldo considéra avec ahurissement, comprenant en un éclair pourquoi Hilary avait parlé d’une grosse femme.

— Eh oui, fit Lisa amusée. Tu seras papa dans un peu plus de deux mois. Et même doublement parce que, d’après la femme qui s’est occupée de moi, il devrait y en avoir deux…

Les jambes coupées, Aldo se laissa tomber à genoux sur le sol de marbre, et se mit à rire au point d’être obligé de se plier en deux. Un rire nerveux, à la limite du convulsif, qui se mua sans transition en des sanglots et un déluge de larmes. Les ressorts qui tenaient Aldo debout depuis tant de mois venaient de céder…

Sans rien dire, Lisa regarda son époux prosterné à ses pieds aux prises avec une réaction qu’elle n’eut pas de peine à analyser. Le rejoindre fut plus difficile. À l’aide d’un canapé, elle se laissa glisser auprès de lui et attira sur ses genoux la tête qu’elle se mit à caresser doucement :

— Mon pauvre amour !… Cela a été si dur ?… mais pour moi aussi, tu sais ? Au fond, sans ces deux femmes, la Juive et l’Arabe qui m’ont aidée autant qu’elles le pouvaient, je ne sais pas si je m’en serais sortie aussi bien, dit Lisa.


Deux heures s’étaient écoulées. À présent, débarrassée de ses oripeaux, de sa crasse et de ses « peintures de guerre », la jeune femme, assise dans le grand lit et adossée contre la poitrine de son époux qui l’enveloppait de ses bras, achevait de raconter. Elle avait dit comment, arrivée à la maison de Goldberg sous la conduite d’Ézéchiel, elle y avait été droguée, endormie, ce qui avait permis à ses ravisseurs de l’emporter loin de Jérusalem sans qu’elle s’en rendît compte. Revenue à la conscience, elle s’était retrouvée dans une chambre étroite et blanche comme une cellule de nonne et en compagnie d’une grosse femme juive, en costume traditionnel, qui lui avait conseillé, sur un ton plutôt rude, de se tenir tranquille si elle ne voulait pas qu’il lui arrive malheur. Plus tard, un homme – le mari de sa gardienne – était venu la mettre au courant du marché que l’on avait imposé à son époux mais, entre-temps elle avait été prise de dégoûts de la nourriture et de nausées matinales qui avaient vite renseigné Déborah – la femme – sur son état. C’est alors qu’elle avait obtenu d’écrire à Aldo la lettre dont Marie-Angéline du Plan-Crépin avait été l’innocent facteur.

— J’avais une peur horrible que tu commettes une imprudence, que tu tentes un coup de force parce que cet enfant qu’on m’annonçait, je voulais de toutes mes forces pouvoir le mettre un jour dans tes bras. J’étais devenue fragile et même précieuse à mes propres yeux…

— Pourquoi ne pas l’avoir dit dans ton billet ?

— Pour que tu te ronges les sangs doublement ?

— Je ne crois pas qu’il soit possible de se tourmenter davantage que je ne l’ai fait, soupira-t-il en appuyant ses lèvres dans les beaux cheveux encore humides mais qui avaient retrouvé leur chaude couleur blond vénitien.

La suite des jours s’était révélée paisible pour la future mère dans la maison de Déborah et de Samuel dont elle ne sut jamais le nom. C’était une maison rectangulaire dans sa partie principale, terminée par une terrasse dont Lisa n’avait pas l’accès mais entourée d’un jardin, fermé il est vrai par de hauts murs qui ne permettaient pas de voir au-delà, mais elle devait être située dans des collines : cela se sentait à l’air plus doux et plus frais. Un grand figuier centenaire étendait ses branches sur une partie du jardin et Lisa vécut sa captivité à l’ombre de ses feuilles épaisses. Déborah la soignait attentivement. La chance voulut qu’elle soit sage-femme et, en outre, toute femme enceinte est quasi sacrée pour une Juive.

Enfin il y eut le jour récent, où l’on vint dire à la prisonnière que son époux était revenu à Jérusalem et que, selon toutes probabilités, il avait rempli sa mission. Et comme à l’aller, Lisa, endormie et les yeux bandés de surcroît, quitta la maison, somme toute hospitalière, où elle avait passé de si longs mois ! Pour qu’elle passe plus facilement inaperçue, on lui avait teint le visage et on l’avait habillée en femme juive de la campagne. D’ailleurs, il lui fallait à présent des vêtements amples et la jolie robe de mousseline blanche à fleurs jaunes n’était plus qu’un souvenir. Elle retrouva la demeure de Mea Shearim dont elle était partie.

Dans la nuit, un homme qu’elle ne connaissait pas – elle n’avait jamais vu Abner Goldberg ! – l’emmena à travers les rues et les ruines de la Vieille Ville jusqu’à cet endroit sombre où la mort attendait. Le drame s’était déroulé rapidement, ordonné par une femme blonde si visiblement anglaise que Lisa pensa qu’il valait mieux se faire connaître, mais l’autre parut s’amuser beaucoup de son aspect bizarre qu’elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’expliquer : un coup appliqué sur la tête la renvoya au pays des cauchemars dont elle ne sortit que dans une voiture lancée à toute vitesse à travers l’obscurité mais, cette fois, sous la garde d’Arabes à la mine farouche, armés jusqu’aux dents. Au bout du chemin, le scénario déjà vécu quelques mois plus tôt se renouvelait : une maison blanche dans un lieu inconnu, pas de jardin mais un patio avec des plantes autour d’un vieil olivier, une femme entre deux âges…

— Celle-là s’appelait Halima et n’était pas sage-femme, soupira Lisa, mais elle n’eut pas besoin de connaissances spéciales pour constater mon état. Elle éclata alors en imprécations contre les hommes qui m’accompagnaient. Je ne comprenais pas mais, à sa gesticulation, je n’avais pas de peine à traduire : elle était furieuse, scandalisée qu’on lui amène une créature enceinte jusqu’aux yeux. Quand les hommes se furent éloignés, elle essaya de me rassurer, expliquant dans un anglais hésitant que je devais rester chez elle jusqu’à ce qu’une personne inconnue eût quitté le pays, mais que je serais bien traitée. En fait, durant les heures que j’y suis restée, Halima se montra aussi attentive que Déborah et je ne te cache pas que cela m’a donné à penser. J’en avais plus qu’assez de cette aventure qui n’en finissait pas mais elle me faisait découvrir qu’il pouvait exister une solidarité entre les femmes quand il s’agissait d’un enfant à naître. Très vite, elle m’en a donné une preuve absolue…

— L’âne et ton accoutrement, c’est elle ?

— Bien sûr. Pourtant je ne suis pas restée longtemps chez elle. Dès le matin, des troubles éclataient et les hommes quittèrent la maison. Alors, elle vint me dire que ma présence devenait trop dangereuse et qu’elle préférait me laisser partir parce qu’elle ne voulait pas qu’on me trouve chez elle. Il fallait que je prenne la fuite et, dans ce but, elle m’a expliqué quelle route suivre pour rentrer à Jérusalem. Je ne demandais pas mieux, tu penses, mais il y avait près de quarante kilomètres et cela l’inquiétait : « Dans ton état, tu n’y arriveras jamais ! » me dit-elle. Alors, elle m’a déguisée comme tu l’as vu et elle m’a donné un âne, qui appartient d’ailleurs à sa sœur mariée à un chaudronnier de la ville arabe. C’est là qu’on doit le ramener. Et puis, hier matin, je me suis installée dessus et elle m’a souhaité bonne route… au nom d’Allah !

— Qu’il la bénisse ! s’exclama Aldo. J’aurais bien voulu te voir sur ton âne. Tu devais ressembler à la Sainte Vierge lors de la fuite en Égypte…

— Voilà que tu blasphèmes maintenant ? fit Lisa avec sévérité. Il n’y pas de quoi rire. La Sainte Vierge devait avoir encore plus peur que moi à cause des soldats d’Hérode et son chemin était plus long. Il est vrai qu’elle avait son époux et que moi j’étais malade de crainte que tu ne soies déjà reparti…

— Sans toi ? Tu es folle, Lisa ! J’étais venu te chercher et aucune force humaine ne m’aurait fait partir. La route n’a pas été trop dure ?

— Elle m’a paru interminable ! Grâce à Halima, j’avais de quoi boire et de quoi manger mais il y avait tous ces gens que je rencontrais, ceux qui fuyaient et ceux qui allaient au combat. Je me suis cachée dix fois au moins… Et j’ai marché une partie de la nuit.

— Tu savais comment manier un âne ?

— J’en ai eu un quand j’étais petite et je l’adorais. Après j’ai eu des chevaux mais je l’ai toujours regretté.

— Tu n’as pas fait de mauvaises rencontres ? Personne ne t’a parlé ?

— Des mauvaises rencontres, non. Je te l’ai dit : Je me cachais quand j’avais un doute. Quant à parler, je faisais signe que j’étais sourde et muette… Mais j’étais contente d’arriver…

La voix de la jeune femme se fêla imperceptiblement et Aldo resserra son étreinte autour des douces épaules.

— Tu es en sûreté à présent, mon ange, et je te jure que plus personne ne réussira à me séparer de toi…

— Je te crois, pourtant il va falloir que tu me laisses seule un moment.

— Pour quoi faire ? On n’est pas bien là, tous les deux ?

— Si, mais il va falloir que tu me cherches de quoi m’habiller. Je ne peux pas vivre drapée dans un peignoir de bain en tissu éponge.

— Je vais m’en occuper mais d’abord je vais demander qu’on rapporte tes bagages. Sachant que je devais revenir ici pour te récupérer, je les avais confiés à la direction de l’hôtel. Sauf tes bijoux que Tante Amélie a remportés.

— Ça, c’est une bonne nouvelle ! s’écria Lisa. Bien que je craigne de ne plus rentrer dans mes vêtements habituels…

— À cause de ton tour de taille ?

— Pas seulement. Tu n’as pas remarqué que j’ai grossi ? Mon régime de ces derniers temps était fait de pois chiches écrasés dans l’huile, de figues, de dattes, de fromages de chèvre et de pâtisseries dégoulinantes de miel et bourrées d’amandes ou de pistaches. J’adorais d’ailleurs mais ça n’a jamais fait maigrir personne ! Tout à l’heure, dans la salle de bains, j’ai eu un choc ! gémit-elle. Je ne vais plus oser me regarder dans une glace !

— Tu devrais, pourtant, mais regarde bien ! Tu n’imagines pas à quel point tu peux être appétissante avec tes rondeurs.

Et, pour mieux la convaincre, Aldo donna à sa jeune femme un baiser aussi peu conjugal que possible…

Lorsque, fidèles aux prévisions du capitaine Harding, Adalbert et Mac Intyre reparurent vers la fin de l’après-midi, ils apprirent du portier que le prince Morosini était absent mais qu’il les invitait à dîner le soir-même. Ils furent un peu étonné que leur retour eût été prévu avec tant d’exactitude mais s’en trouvèrent plutôt soulagés : Aldo devait être au courant des troubles et ne leur en voulait pas de rentrer si vite. En revanche son invitation les surprit davantage : ils l’imaginaient si bien terré au fond de sa chambre, environné d’un nuage de fumée irrespirable et malheureux comme les pierres !

À l’heure dite, pourtant, tous deux pénétraient, tirés à quatre épingles, sur la terrasse aux lauriers roses éclairée par les petites lampes posées sur les tables fleuries. Le maître d’hôtel les guida vers la partie la plus éloignée et là ils reçurent le choc de leur vie : Aldo en smoking blanc caressait des lèvres la main d’une éblouissante créature dont la vue les plongea dans une profonde stupeur : coiffée à ravir avec des épingles d’or piquées dans ses cheveux noués bas sur la nuque, vêtue d’une sorte de dalmatique de soie blanche brodée d’or, Lisa, rayonnante, leur souriait en tendant vers eux ses mains aux poignets chargés de multiples anneaux d’or, récent cadeau d’Aldo qui, pour sa femme retrouvée, avait dévalisé la boutique d’un bijoutier yéménite. Des bijoux qu’elle portait lors de son enlèvement, elle n’avait pu garder que sa bague de fiançailles…

Tétanisé par la stupeur, Mac Intyre se figea :

— C’est… c’est la reine de Saba ! bredouilla-t-il.

Mais chez Adalbert la joie balayait déjà l’étonnement :

— Non. C’est Lisa ! Notre Lisa ! s’écria-t-il en se précipitant pour embrasser la jeune femme.

— Eh oui, c’est bien elle ! fit Aldo en riant. Elle nous est revenue toute seule, comme une grande, et avec un petit âne !

Le dîner fut des plus gais, des plus passionnants aussi car chacun raconta ses aventures qui, dans cette ambiance élégante, fleurie et confortable, prenaient des airs de contes fantastiques mais on oubliait déjà les peines, les angoisses et les peurs pour la joie de cet instant où l’on se retrouvait ensemble…

Dès qu’il eut remarqué la grossesse de Lisa, Adalbert réclama l’honneur d’être parrain :

— Cela vous revient de droit, dit Lisa, mais je crois qu’il nous en faudra un autre puisque nous aurons sans doute des jumeaux ! Serez-vous celui-là, lieutenant Mac Intyre ?

Le jeune homme rougit furieusement, balbutia quelques mots incompréhensibles mais il était, de toute évidence, profondément heureux à l’idée que, par ce lien, il aurait une petite part dans la vie d’une femme qui l’avait ébloui pour toujours…

L’odeur du café emplissait l’air et le ballet discret des grands Soudanais en robes blanches déroulait son rite quand un groom s’approcha de Morosini, le salua et lui tendit un message sur un plateau d’argent :

— Une lettre pour Son Excellence !

Lisa se figea, sa coupe de champagne à la main tandis que ses yeux s’agrandissaient :

— Oh non ! émit-elle presque douloureusement. Pas encore !…

Aldo prit la lettre d’une main et posa l’autre sur le poignet de sa femme :

— Je t’avais dit que plus personne ne pourrait nous séparer.

D’un geste rapide il ouvrit l’enveloppe, déplia la feuille sans en-tête et parcourut le texte des yeux :

« J’aimerais beaucoup vous revoir, disait-il. Que diriez-vous du mois de septembre à Paris ? On y vendra, je crois, quelques pièces séduisantes. Il me semble, depuis longtemps, que nous sommes faits pour nous entendre, vous et moi… » Pas de signature, sinon un petit dessin à la plume représentant une pie à longue queue.

— Eh bien ? s’impatienta Lisa la voix un peu étranglée.

Aldo lui sourit tendrement, prit sa main soudain froide, en baisa la paume puis, reprenant la lettre, la déchira en petits morceaux qu’il jeta dans le cendrier :

— Rien d’important, mon cœur !… Et surtout, rien d’intéressant.


FIN


Saint-Mandé, février 1999.


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