CHAPITRE X
ET CE QUI S’ENSUIVIT !
À mesure que l’on approchait de Lucerne, Adalbert voyait s’évanouir ses espoirs d’aimable conversation avec sa jolie voisine. En dépit de deux cigarettes allumées assorties de deux sourires brefs et de deux mercis, il ne réussit même pas à surprendre son regard attaché sur lui un seul instant. Même quand il faisait semblant de dormir. De toute évidence il ne l’intéressait pas. Il ne s’en formalisa pas. Avec une grande humilité, il pensa que Morosini aurait peut-être mieux réussi que lui, mais cette jeune femme devait avoir trop de fierté pour partager ses soucis avec le premier venu, fût-il prince et séduisant au possible, et il eut le bon goût de ne pas lui imposer un regard qu’elle eût peut-être fini par trouver pesant.
Parvenu à destination, il se contenta de descendre du filet l’élégant nécessaire de toilette qu’elle y avait posé, de la saluer et de quitter le compartiment pour aller se poster dans la gare à un endroit d’où il lui serait possible d’observer ses mouvements. Un pilier fit l’affaire. De cette cachette, il put alors la voir s’attarder sur le quai en regardant autour d’elle. Sans doute, lorsqu’elle rendait visite à sa sœur, quelqu’un venait-il la chercher. Ne voyant personne – et pour cause ! – elle s’en assombrit un peu plus puis, au bout d’un moment, haussa les épaules avec agacement et se mit en marche vers la sortie. Adalbert suivit, pensant qu’elle allait prendre un taxi mais il la vit partir à pied à travers la grande place ouvrant directement sur la rivière à l’endroit où elle sort du lac. Juste en face, il y avait le port des bateaux assurant la liaison avec les autres localités riveraines et un pont enjambant la Reuss dont les eaux vertes bouillonnaient comme celles d’un torrent. Mme Manfredi s’y engagea. Adalbert suivit à distance pensant que la fameuse sœur ne devait pas habiter bien loin de la gare.
Il ne se trompait pas : franchi le pont du lac d’où l’on découvrait une vue splendide sur les montagnes neigeuses d’une part et, d’autre part sur la vieille ville et ses ponts médiévaux couverts de toits protégeant les naïves peintures décorant leurs charpentes, et dont l’un était gardé par une tour plongeant directement dans l’eau, la comtesse obliqua vers une église qu’elle contourna pour piquer droit ensuite sur une ancienne et très belle maison sous le porche de laquelle elle disparut au moment où les allumeurs de réverbères commençaient leur office. La nuit tombait et, l’une après l’autre, les maisons s’éclairaient. Celle qui intéressait Adalbert comme les autres, encore que ce fût avec quelque parcimonie…
Pensant qu’Annalina, constatant qu’on n’y avait aucunement besoin d’elle, n’allait pas tarder à ressortir, Vidal-Pellicorne s’établit dans un renfoncement de l’église où des échafaudages de chantier annonçaient des travaux de ravalement. Il y était parfaitement à l’aise pour observer ce qui se passait en face mais aussi, il s’y trouvait un peu protégé du vent glacial.
Adalbert s’y pelotonna avec résignation pour observer la suite des événements…
Ce même soir, à Lugano, Morosini, dont le téléphone s’obstinait à rester muet, sentit qu’il ne pouvait plus rester là à ne rien faire. Si tout s’était déroulé de façon normale – et il n’y avait aucune raison contre – Taffelberg devait être arrivé. Alors pourquoi ne le prévenait-on pas ainsi qu’il était convenu ? Il était déjà tard et dans la ravissante salle à manger ancienne – le Splendid avait été la villa Merlina ! – le service s’achevait. Incapable d’attendre plus longtemps, Aldo, qui n’avait même pas dîné, descendit à la réception et demanda la voiture qu’on avait dû louer pour lui dans la journée. C’était une petite Fiat assez semblable à celle qu’il avait achetée à Salzbourg. Cela lui parut de bon augure et, heureux d’agir enfin, il démarra allègrement en dépit de la pluie qui tombait dru depuis quatre heures de l’après-midi. À cause du temps et de l’heure déjà tardive il y avait peu d’animation dans la ville mais il n’y en eut plus du tout quand il en fut sorti. Au-delà du rideau liquide que l’essuie-glace combattait courageusement, la route était vide, luisante et triste. On ne voyait même pas le lac réduit à l’état de trou noir…
En arrivant à la villa Clementina, il ralentit et s’arrêta : la grille d’entrée était grande ouverte mais la maison obscure, ce qui était tout à fait anormal. En admettant que Manfredi se soit absenté, ce qui était impensable puisqu’il attendait Taffelberg ! Guidé par son instinct, Aldo se garda de franchir l’élégant ouvrage de fer forgé, rangea sa voiture sur le bas-côté de la route à l’abri d’un jardin voisin, en sortit, enfonça sa casquette sur sa tête et resserra la ceinture de son Burberry’s après s’être assuré que son revolver – il s’en était procuré un à Paris – n’avait pas glissé de sa poche. Ensuite il s’engagea dans la grande allée qui contournait la villa.
Lorsque qu’il arriva de l’autre côté, là où les jardins s’étageaient harmonieusement à flanc de montagne autour de trois bassins superposés, il vit qu’il y avait un peu de lumière à une fenêtre du rez-de-chaussée. En outre, son regard accoutumé à l’obscurité remarqua dans le sable des traces annonçant qu’un véhicule lourd s’y était arrêté, mais il ne s’attarda pas à les suivre. Tout cela lui semblant plutôt suspect, il s’avança sans bruit vers la maison, escalada les trois marches sur lesquelles donnaient les portes-fenêtres du vestibule, ouvrit sans difficulté celle du centre et obliqua vers la droite où un rai de lumière glissait sous une porte. Instinctivement, il chercha l’arme sans sa poche, la tint fermement en main et entra dans une sorte d’office habillé de hautes armoires anciennes et de vitrines ou s’étageaient pièces d’argenterie et de verrerie mais il n’y avait personne. À voix contenue il appela alors :
— Manfredi !… Vous êtes là !
Une sorte de gémissement lui répondit, tel que peut en produire une bouche bâillonnée. Se guidant au son, il passa dans la pièce voisine, qui, elle, était obscure, tourna le commutateur et découvrit un étrange spectacle : alignés le dos aux planches d’un fruitier, il y avait là les trois serviteurs du comte – son valet, la camériste de sa femme et la cuisinière ficelés comme des saucissons et bâillonnés. Trois paires d’yeux se levaient sur lui habités d’une supplication pleine d’espoir :
— Eh bien, on dirait qu’il s’est passé quelque chose ici ! fit-il d’un ton volontairement rassurant.
En même temps il libérait d’abord la bouche de l’homme et coupait ses liens avant de s’occuper des deux femmes qui d’ailleurs eurent le bon esprit de garder un silence encore apeuré, laissant le vieux valet s’expliquer :
— Ah, Excellence, c’est le Ciel qui vous envoie ! Depuis des heures, nous vivons un cauchemar…
— Où est le comte ?
— Là-haut, à la chapelle. Ces hommes sont arrivés à la nuit…
— Combien sont-ils ?
— Deux mais bien armés. Le chef a d’abord demandé à parler à Monsieur le comte et je l’ai introduit. Pendant ce temps-là, son compagnon, un colosse, nous a réduits à l’impuissance l’un après l’autre. Je me suis laissé surprendre. Pourtant Monsieur le comte m’avait prévenu qu’il attendait une visite… désagréable et…
— La suite, la suite !
— Je n’ai rien vu mais j’ai entendu mon maître protester contre la violence dont il était l’objet. Ils l’ont embarqué dans le fourgon qui les avait amenés et j’ai entendu le chef qui disait : « Que cela vous plaise ou non, ce sera comme cela et pas autrement et estimez-vous heureux d’avoir une chapelle, sinon je l’enterrais devant votre maison, en plein milieu ! »… Et puis ils sont partis et je ne sais rien de plus !…
— Eh bien, mettez un manteau de pluie et conduisez-moi là-haut. Le plus discrètement possible. Ah j’oubliais : prenez une arme !…
— Nous n’en avons pas.
— Quoi ? Une grande baraque comme celle-ci, une collection de bijoux et pas d’armes ?
— Monsieur le comte les a en horreur depuis la guerre et Madame la comtesse plus encore. Mais nous avons un magnifique coffre-fort pour les collections… !
Morosini pensa que c’était bien la première fois qu’il rencontrait un collectionneur pourvu d’états d’âme concernant les moyens de défense de ses trésors. La plupart de ses confrères auraient plutôt tendance à en rajouter et il connaissait certaines demeures plus difficiles à attaquer qu’un croiseur-cuirassé… Cependant la cuisinière sortait de l’espèce de léthargie où l’avait plongée l’expérience qu’elle venait de vivre :
— Je préviens la police, dit-elle en se dirigeant vers le vestibule, mais Morosini l’arrêta :
— N’en faites rien ! Pour le moment, tout au moins mais… avez-vous une lampe électrique ?
— Oui, dans le tiroir de la cuisine.
— Alors, restez près de la fenêtre d’où l’on peut voir le mieux les abords de la chapelle…
— Celle de la bibliothèque à l’autre bout de la villa.
— Bien. Allez vous y poster et donnez la lampe à…
— Giuseppe, Excellence ! intervint l’intéressé.
— À Giuseppe ! Si vous voyez la lampe s’allumer et s’éteindre trois fois vous pourrez appeler la police. Pas avant. C’est compris ?
— C’est compris !
Morosini et son guide muni d’une sorte de gourdin s’engageaient silencieusement dans le chemin, sous de grands arbres, qui contournait les terrasses et où le fourgon avait imprimé une double trace. Bientôt ils aperçurent la chapelle qui ressemblait à un temple grec en réduction. Le fourgon était garé devant les cinq colonnes doriques abritées sous le fronton triangulaire de la façade. Ses portières arrière ouvertes et éclairées faiblement par la lumière de l’intérieur du monument montraient qu’il était vide.
Faisant signe à Giuseppe de rester derrière lui, Morosini s’approcha sans faire le moindre bruit du petit portail et jeta un coup d’œil, découvrant sans surprise un spectacle auquel il s’attendait… Entièrement vêtu de cuir noir comme un motocycliste, Taffelberg tenait sous la menace de son revolver un Alberto Manfredi assis sur un prie-Dieu, visiblement épuisé et en train d’essuyer avec son mouchoir son visage et son cou en nage. Devant l’autel. des dalles avaient été enlevées pour creuser une fosse dans laquelle un homme qui ressemblait à un lutteur turc travaillait encore tandis qu’une colline de terre s’accumulait à côté. Le long cercueil était posé un peu plus loin et Taffelberg le désignait à sa victime :
— Déjà fatigué, mon cher ? Je vous croyais plus vigoureux. Il est vrai que c’est plus pénible et plus salissant que mettre des femmes dans son lit mais vous avez encore un petit travail à accomplir tandis qu’Achmet achève le sien. Il faut maintenant ouvrir ceci…
— Vous êtes fou ? Jamais vous ne me convaincrez de commettre un sacrilège !
— Ce n’est pas un sacrilège mais l’expression même de la volonté de Son Altesse : elle veut que vous puissiez la contempler encore une fois dans tout son éclat avant de la confier à la terre. En outre – et c’est toujours sa volonté – elle souhaite que vous conserviez les joyaux qu’elle porte afin qu’ils vous rappellent toujours son souvenir. Elle voyait là une sorte de… compensation pour les légères difficultés que son arrivée pourrait vous causer. Alors, au travail !
— Avec quoi ? lança l’autre avec fureur. Mes ongles ?
— Vous autres Italiens, il faut toujours que vous dramatisiez. Il y a tout ce qu’il faut dans cette mallette, ajouta l’Allemand en poussant du pied l’objet annoncé. Allons ! dépêchez-vous !
Il fallut bien s’exécuter. Tandis que Manfredi commençait à enlever les longues vis, Aldo sentit derrière lui le souffle de Giuseppe s’écourter. Il l’entendit même chuchoter avec angoisse :
— Devons-nous vraiment laisser faire cela ?
— Chut ! Nous interviendrons quand je le jugerai bon. Je veux en savoir davantage…
Il fallut de longues minutes au malheureux Alfredo pour venir à bout d’une tâche qui lui répugnait trop pour qu’il l’accomplît avec adresse. Le Turc – puisque c’en était bien un ! – avait achevé son ouvrage et le regardait faire après avoir ébauché le geste de l’aider, ce que Taffelberg refusa. Visiblement, l’ancien officier d’ordonnance de la grande-duchesse jouissait de l’humiliation qu’il infligeait à un homme qu’il haïssait. Les mains du malheureux tremblaient à faire pitié…
Enfin, le couvercle fut enlevé et Fedora apparut, toujours aussi belle entre les parois de satin blanc, avec la fabuleuse parure que la lumière, cependant pauvre, des deux lampes tempête posées à même le sol fit scintiller. Manfredi était déjà à genoux mais il y fût tombé sans doute tant l’image qu’il découvrait était fascinante. Il en oublia sa triste situation pour souffler :
— Comme elle est belle !…
— N’est-ce pas ? lança la voix sarcastique de Taffelberg. Trop pour un amant aussi vulgaire que vous ! Elle était digne d’un roi… d’un dieu !
Croyant son ennemi définitivement abattu, il l’écrasait de sa morgue teutonne mais, bien que l’Italien fût à bout de fatigue et de rage impuissante, il trouva assez de force pour réagir et se mit à rire à grands éclats qui ressemblaient à des sanglots :
— Un dieu comme vous, peut-être ? Vous êtes impayable, Taffelberg ! Croyez-vous que j’ignore vos sentiments envers elle ? Si toutefois il s’agit de sentiments. Elle n’y a d’ailleurs jamais répondu, même par ennui ou par lassitude un soir de spleen.
— Qu’en savez-vous ? Qui vous dit qu’une nuit je ne l’ai pas tenue dans mes bras ?
— Une nuit peut-être… mais pas deux ! Elle a dû comprendre ce que vous étiez…
— C’est faux ! Je l’aurais gardée si vous n’étiez arrivé, vous et votre suffisance ! Au temps de son époux j’étais son confident, son seul véritable ami et c’est vous qui nous avez séparés. Je vous ai haï alors et, à présent, je vous exècre.
Manfredi haussa les épaules :
— Pas moi. Vous n’en valez pas la peine.
Taffelberg ébaucha le geste de se jeter sur lui mais se retint, se contentant d’agiter légèrement son arme :
— Pensez de moi ce que vous voulez. Cela n’empêche que vous ne soyez en mon pouvoir. À présent, assez parlé : ôtez-lui ses joyaux !
— Que je… ah non ! Je refuse d’y toucher !
— Il le faut pourtant puisqu’elle vous les a légués. Ensuite vous m’en donnerez décharge pour le notaire de Bregenz…
Dans son coin Morosini écoutait de toutes ses oreilles. Ce duel de deux fureurs au-dessus de cette morte somptueuse avait quelque chose de surréaliste.
Avec une extrême répugnance, Alberto Manfredi s’exécutait, ôtant la tiare, le collier, les bracelets… les boucles d’oreilles qu’il garda dans ses mains :
— Curieux ! pensa-t-il tout haut. Elles ne vont pas avec le reste de la parure. Pourtant Fedora ne commettait jamais de fautes en cette matière…
— Elle avait ses raisons. Mettez tout cela dans ce sac, ajouta Taffelberg en tendant une poche de velours noir fermée par un cordon coulissant. Et maintenant, refermez ! Achmet va vous aider à mettre Son Altesse au tombeau qu’elle s’est choisi…
Ce fut fait beaucoup plus vite que Morosini ne s’y attendait. On sentait la hâte d’en finir et Manfredi n’eut pas un geste tendre, ou simplement pieux, pour cette femme qui voulait être sienne au-delà de la mort, en replaçant la mousseline sur le visage et le couvercle. La mise en place du cercueil ne prit guère de temps, elle non plus. La force d’Achmet était telle qu’il aurait pu l’effectuer tout seul mais Taffelberg tenait à ce que son ennemi bût le calice jusqu’à la lie. En vérité celui-ci faisait pitié. Blême et tremblant, il s’appuyait à l’une des colonnes de la chapelle pour reprendre haleine :
— Vous voilà… satisfait… je pense ! haleta-t-il tandis que l’Allemand retenait le geste de son serviteur qui s’apprêtait à rejeter la terre mais il était si épuisé qu’il ne le remarqua pas.
— Pas encore tout à fait ! Il faut que vous signiez le document que voilà, dit Taffelberg avec une soudaine douceur. Achmet, ici présent et votre serviteur, tout à l’heure, signeront comme témoins et nous y apposerons votre sceau, ajouta-t-il en désignant la chevalière que le comte portait à la main droite. Ainsi seront remplies les dernières volontés de Son Altesse. Signez de tous vos noms, s’il vous plaît ! Pas d’un vague gribouillis !
Il tendait un stylo décapuchonné que l’autre prit d’un geste machinal pour s’approcher de l’autel où l’épais papier avait été jeté. Voyant venir la fin de son cauchemar, il tremblait moins et ce fut d’une main assez ferme qu’il s’exécuta. Ensuite il se baissa pour ramasser le sac de velours mais Taffelberg, souriant cette fois, s’en empara avant lui :
— C’est ici qu’intervient, dans notre belle histoire, la petite modification que j’entends y apporter. Il vaut mieux, je crois, que je garde ces bijoux dont, au fond, vous ne sauriez que faire.
— Quoi ? s’écria Manfredi ressuscité comme par miracle. Vous voulez…
— Les garder, bien sûr ! Vous-même ne sauriez comment expliquer leur présence à votre épouse que je regrette beaucoup de n’avoir pu saluer. En revanche ils me seront, à moi, d’une grande utilité car, si vous voulez tout savoir, je n’ai pas l’intention de rentrer dans une Allemagne au bord de l’anarchie pour servir de domestique à un vieillard bientôt gâteux et j’ai quitté Hohenburg sans esprit de retour. Avec ça et le peu que je possède nous allons passer en Amérique, mon fidèle Achmet et moi-même, pour y commencer une nouvelle vie !
— Ainsi… avec vos grands airs, vous n’êtes qu’un voleur ? gronda Manfredi qui, au fond, se faisait doucement à l’idée d’enrichir son trésor personnel de ces pièces exceptionnelles.
— Même pas. Je ne vous prends rien puisque vous ne les avez jamais eus et Son Altesse n’en a vraiment plus besoin…
— Et ce papier pour le notaire. Vous ne devez pas le lui remettre ?
— Je l’enverrai par la poste avant de quitter l’Europe ! À présent, mon cher comte, nous nous sommes, je crois, tout dit et comme je n’ai aucune envie que vous me couriez après…
Il relevait son revolver mais il n’eut pas le temps d’appuyer sur la gâchette. Un coup de feu éclata et, avec sur le visage une immense surprise, Fritz von Taffelberg s’écroula tandis que Morosini, suivi d’un Giuseppe tellement bouleversé que ses dents claquaient, faisait son entrée dans la chapelle salué par un hurlement de fureur : le Turc fonçait sur lui comme le rocher d’une avalanche, ses énormes mains en avant.
— Attention ! hurla Manfredi, mais Aldo était sur ses gardes.
Il esquiva comme le matador devant la charge du taureau et Achmet, emporté par son élan, alla s’assommer contre les tôles du fourgon.
C’était une telle force de la nature qu’il fut seulement étourdi mais ce fut suffisant pour que Morosini, Manfredi et Giuseppe se ruent sur lui d’un accord tacite et le réduisent à l’impuissance avec les cordes dont on venait de se servir. On le rentra dans la chapelle, on l’assit contre un pilier et on revint à l’acteur principal qui, lui, ne donnait plus signe de vie. Aldo s’agenouilla, prit son pouls.
— Il… il est mort ? émit Giuseppe d’une voix chevrotante.
— Tout à fait ! Je n’avais pas l’intention de le tuer mais, dans l’urgence, j’ai trop bien tiré peut-être…
— Vous n’allez pas le regretter, j’espère ? s’écria Manfredi. Si vous ne l’aviez abattu, il me tuait. Mon cher prince, je vous dois la vie ! Mais qu’allons-nous faire de lui ? Et du prisonnier ?
— On va prévenir la police, fit Giuseppe.
— Vous êtes fou, mon ami ! Que voulez-vous que nous lui racontions ? dit le comte. Le mieux serait peut-être… d’éliminer aussi cet homme ?
— Ne comptez pas sur moi pour ça, fit Morosini sèchement. Jamais je ne tuerai de sang-froid. Surtout un homme sans défense !
— Retirez-lui ses liens et vous verrez s’il est sans défense ! Si nous n’avions réussi à le maîtriser, il nous assommait tous.
S’éleva alors, derrière eux, une voix de basse taille s’exprimant comme les autres en italien :
— Sûrement pas ! Je voulais seulement vous ôter de mon passage afin de pouvoir fuir avec le fourgon, dit Achmet qui semblait curieusement détendu.
— Fuir où ? demanda Morosini. En Amérique ?
— Non. Je voulais rentrer chez moi, à Istanbul… maintenant que je suis libre !
— Ne l’étiez-vous pas ? Un serviteur n’est pas un esclave, que je sache, et vous étiez entièrement dévoué à Taffelberg.
— Moi, j’étais esclave. Il faut vous dire qu’il y a cinq ans, j’ai commis un crime. Le baron m’a sauvé du bourreau à condition que je devienne son serviteur aveugle et sourd. Dévoué, quoi !…
— Il vous avait fait signer des aveux complets de la faute commise et gardait ce papier par-devers lui ? avança Alberto Manfredi.
Dans ses liens le Turc se redressa et, dédaignant celui qui venait de parler, il planta ses yeux noirs dans ceux de Morosini.
— Non. Pas de papier ! Il avait ma parole et savait que je n’y manquerais jamais. Je suis peut-être un meurtrier mais je suis, avant tout, un homme d’honneur. Cette parole, je vous la donnerai à vous si vous me laissez partir librement vers mon pays. Personne ne saura jamais rien de ce qui s’est passé ici !…
Il y eut un silence. Les trois autres protagonistes de la scène pesaient ce qu’ils venaient d’entendre. Enfin, le comte émit en haussant les épaules :
— C’est un peu mince comme garantie, vous ne trouvez pas ?
— Non, fit Aldo dont le regard ne quittait pas celui du prisonnier. Non, je ne trouve pas. À moi sa parole suffira… ou alors je ne sais plus juger un homme…
— Vous voulez le libérer ? Qui vous dit qu’il ne nous sautera pas dessus aussitôt ? Nous ferions mieux de le livrer à la police.
— Vous rêvez, mon cher comte ! Vous imaginez la police pataugeant dans cette histoire plus que bizarre ? À moins que vous n’ayez vraiment envie de faire connaissance avec les prisons helvétiques ? Elles ne doivent pas être beaucoup plus confortables que les autres et, en outre, si votre femme doit rester en dehors de tout ceci, vous auriez gagné…
Sans attendre la réponse, il se pencha pour libérer Achmet de ses liens et l’aida même à se relever en concluant :
— À moi sa parole suffira et j’en prends la responsabilité…
Debout, le Turc considéra ce prince qui refusait de le traiter en malfaiteur et s’inclina devant lui.
— Merci, seigneur ! Vous avez la parole d’Achmet Chelebi. Vous me rendez la liberté et je ne l’oublierai pas. Mais, avant de partir, je vais vous aider.
Il alla prendre, dans le véhicule, l’une des couvertures que les routes de montagnes avaient rendues nécessaires. Puis, après en avoir vidé soigneusement les poches, il enveloppa soigneusement le cadavre qu’il alla déposer dans la tombe ouverte à la place que le défunt avait réservé à Manfredi, après quoi il combla la fosse avec une partie de la terre et, aidé cette fois par Giuseppe, replaça les dalles que les deux hommes tassèrent de tout leur poids.
— À présent, dit-il, il faut disperser ce qui reste de terre. Avez-vous une brouette ?
Giuseppe se chargea d’aller en chercher une à laquelle il joignit deux balais et, toutes ses craintes définitivement envolées, aida le Turc à nettoyer la chapelle. Quand ils eurent fini, plus rien ne laissait supposer qu’il s’était passé quelque chose en cet endroit tant le travail était bien fait.
— La porte refermée, je jetterai la clef, dit Manfredi. Ainsi il se passera un moment avant que quelqu’un entre ici…
— Vous pouvez partir maintenant, dit Aldo au Turc. Je vous souhaite de longues années dans votre pays. Des années de paix… et d’oubli.
— J’ai déjà tout oublié…
Et il partit vers son destin avec, au fond des yeux, cette flamme qu’allume toujours le sentiment de la liberté retrouvée.
— Les papiers sont en règle, dit Morosini en le regardant démarrer doucement. Avec la valeur du fourgon et ce qu’il emporte, il va pouvoir recommencer une vie dans son propre pays.
— Grâce à vous, mon cher prince, cette dangereuse affaire finit bien, soupira Manfredi. Mais Dieu, que j’ai eu peur !
La nuit était bien avancée quand Giuseppe, redevenu le parfait serviteur, un rien compassé, qu’il était auparavant servit aux deux hommes un merveilleux café accompagné de quelques sandwichs avant de se retirer avec discrétion. Manfredi, alors, alla prendre le sac de velours noir sur la table où il l’avait abandonné, l’ouvrit et en tira, un à un, les joyaux qu’il disposa sur le bois poli. Ses gestes étaient doux, respectueux même, pourtant Morosini nota que ses mains tremblaient de nouveau. Quand ce fut fait, il prit les émeraudes fatidiques et vint les donner à Aldo.
— C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Je crois que vous les avez bien gagnées !
Ce furent alors les mains d’Aldo qui frémirent quand les « sorts sacrés » touchèrent ses paumes mais il les referma dessus avec un inexprimable sentiment de joie et de victoire : il tenait enfin la rançon de Lisa ! Cet instant le payait de ces mois d’angoisse, de peines, de durs travaux, de désespoir même. Il allait retrouver son bonheur !
— Merci, dit-il seulement.
Avec un geste qui balayait toute gratitude, Alberto Manfredi retournait vers la table où étincelaient toujours la tiare, le collier, les bracelets et les bagues. Il les contempla tandis qu’Aldo se resservait du café, passa dessus un doigt précautionneux :
— Qu’en feriez-vous à ma place ? demanda-t-il.
— Ce ne sont pas les banques qui manquent en Suisse, sourit Morosini. Toutes pourvues de coffres inviolables et de toute façon vous en avez sûrement un. C’est là qu’il faut les déposer au plus vite car je ne vois pas quelles explications vous pourriez donner à votre femme si elle les voyait.
— Et si… si vous les emportiez ?
— Moi ? Mais pour quoi faire ? Si vous n’avez pas de coffre, louez-en un !
— Ce n’est pas cela…
Il semblait tout à coup si gêné qu’Aldo se demanda ce qu’il avait derrière la tête. Il allait poser une question quand Manfredi demanda :
— À votre avis, est-ce que je peux en disposer à mon gré ?
Cette fois Morosini commençait à comprendre mais n’en fit rien paraître :
— C’est selon la façon dont on voit les choses. Si l’on s’en tient à la lettre des volontés de la grande-duchesse, vous devez les conserver par-devers vous comme un précieux souvenir de vos amours avant de les ensevelir avec vous, lorsque vous irez dormir auprès d’elle votre dernier sommeil…
— Mais je n’ai pas la moindre intention de me faire enterrer auprès d’elle. Surtout en compagnie de qui vous savez. Et c’est d’ailleurs impossible : nous irons à Vérone, moi et ma femme ! s’écria Manfredi avec impatience.
— Calmez-vous ! Je n’en doute pas, sinon ce que nous venons de faire ne servirait à rien. En outre, l’intention de nuire était patente chez la grande-duchesse quand elle vous a fait ce cadeau à la fois magnifique et empoisonné. Je pense qu’une fois la lettre de décharge partie pour Bregenz avec nos signatures – c’est moi, bien entendu, qui vais remplacer Achmet comme témoin – le notaire la classera. L’oubli et la poussière commenceront leur œuvre…
— Oui, mais, quand je mourrai moi-même, ce notaire ou son successeur pourraient demander une vérification et…
— … et ce serait difficile si les joyaux sont vendus ? C’est pour cela, n’est-ce pas, que vous souhaitez me les confier ?
— Oui.
Il prit entre ses mains le somptueux collier d’émeraudes et de diamants et en caressa les pierres. Puis, toujours sans regarder son hôte, il lâcha :
— Nous partageons maintenant un lourd secret et dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais encore quelque chose. Je suis ruiné, mon cher, ou peu s’en faut…
— Ruiné ? Vous ?
La surprise de Morosini était sincère. Pour lui, Alberto Manfredi était l’un des hommes les plus riches d’Italie. Mais celui-ci reprenait :
— Oui, moi !… En dehors de la sépulture à laquelle je faisais allusion il y a un instant, il ne reste rien de mes biens à Vérone. Les gens de Mussolini m’ont tout pris. Il me reste cette villa et quelques miettes. Je songeais même à vendre ma collection de turquoises. Alors ce trésor qui me tombe dessus est incroyablement bienvenu, quelles qu’en soient les circonstances…
— Je comprends ! fit Morosini avec compassion.
Manfredi, alors, eut un petit sourire triste :
— Non, vous ne comprenez pas comment, même amputée, une fortune comme la mienne a pu s’évaporer ? Cela tient en un seul mot : le jeu.
— Vous jouez ? Vous ?
— Non, pas moi : ma femme… Oh ! cela ne constitue pas une faille dans notre amour. Elle est la plus merveilleuse des femmes et je tiens à elle plus qu’à tout au monde mais c’est un être humain et tous, tant que nous sommes, nous avons des défauts : elle, c’est celui-là. Et malheureusement, à une demi-heure de bateau d’ici, il y a Campione d’Italia et son fameux casino… La tentation est forte.
— Et elle ne sait pas y résister. Le lui avez-vous seulement demandé ?
— Non. Je la veux heureuse. Je suis beaucoup plus âgé qu’elle et ce qu’elle me donne est sans prix…
— Pas tant d’humilité, je vous en prie ! Vous êtes toujours extrêmement séduisant, mon cher comte, et je vous rappelle qu’une grande-duchesse vient de se suicider pour vous ! Si je comprends bien, la comtesse croit toujours s’appuyer sur une grande fortune ?
— Exactement. Jusqu’à présent, j’ai réussi à lui cacher mes soucis…
— Et vous appelez ça être heureux ? Qu’adviendra-t-il quand elle aura tout dévoré ?
— Ne soyez pas cruel il lui arrive aussi de gagner et là elle montre une joie d’enfant…
— Je ne doute pas que ce ne soit charmant mais répondez à ma question : qu’arrivera-t-il lorsqu’elle vous aura complètement ruiné ? Acceptera-t-elle la médiocrité ?
— Je ne le verrai pas, car je mettrai fin à mes jours sachant qu’elle ne sera jamais dans la misère : sa famille a de la fortune même si c’est sa sœur aînée qui la gère par testament du père.
— C’est ridicule ! Vous devriez lui dire la vérité. Si elle vous aime comme vous le croyez…
— Je fais mieux que le croire : j’en suis sûr. Vous connaissez sa jalousie puisque nous avons monté une vraie comédie pour éviter un drame.
Morosini ne répondit pas. L’image qu’il se faisait à présent de la jeune comtesse, dont le ravissant visage souriait auprès de celui de son époux sur la photo placée en face, était singulièrement différente de ce qu’imaginait Manfredi. Aldo savait que l’extrême jalousie ne vient pas forcément d’un excès d’amour, sinon de soi-même et d’un sentiment de la propriété poussé au paroxysme. Joueuse et jalouse, Annalina Manfredi ne lui était pas follement sympathique. Son époux, cependant, reprenait avec un rien de timidité :
— Maintenant que vous savez tout, vous voulez bien emporter ces joyaux et les vendre pour moi au mieux, mais avec toute la discrétion possible bien sûr ? À moins que vous ne considériez que je n’en ai pas le droit ?
— En aucune façon. Que serait-il advenu des volontés de Fedora von Hohenburg si Taffelberg avait pu mettre ses projets à exécution ? Ils seraient en route pour l’Amérique. Donc je veux bien m’en charger mais plus tard.
— Pourquoi plus tard ?
— Parce qu’en vous quittant, je ne rentre pas chez moi et que je ne veux pas courir l’Europe et un peu plus avec ça dans mes bagages. Rangez-les, cachez-les, vous pourrez compter sur moi lorsque je reviendrai et nous verrons alors…
Il s’interrompit. Un bruit de moteur venait de précipiter Manfredi vers une fenêtre :
— Mon Dieu ! C’est ma femme… et un homme est avec elle. Comment est-elle déjà là ?…
— Plus tard, la réponse ! Il faut aller au plus pressé emportez ce sac, videz-le où vous voudrez et mettez à la place votre collection de turquoises…
— Mais… mais pourquoi ?
— Faites ce que je vous dis et vite ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Et laissez-moi la recevoir ! Ah ! quand vous reviendrez, faites comme si vous ne l’aviez pas entendue rentrer !
Manfredi s’éclipsa tandis que le marbre du vestibule résonnait sous de hauts talons et que le bruit d’une dispute emplissait la maison :
— Arriverai-je jamais à me débarrasser de vous ? clamait une voix féminine sur le mode aigu.
— Je vous ai dit et répété que j’ai reçu mission de veiller sur vous, fit en écho une voix plus mâle qui était celle beaucoup plus paisible d’Adalbert.
La seconde suivante Annalina Manfredi pénétrait en trombe dans le petit salon apportant dans les fourrures qui l’enveloppaient l’air vif du dehors et un parfum d’œillet poivré et de bois de santal. Soudain muette, elle s’arrêta net en face de l’homme de haute mine, si naturellement élégant, qui s’inclinait devant elle sans un mot. Visiblement, il n’était pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver chez elle. Elle retrouva la voix pour demander :
— Mais… mais qui êtes vous, monsieur ? Et où est mon mari ?
— Prince Aldo Morosini, de Venise, pour vous servir, comtesse ! Votre époux vient dans un instant… Bonsoir, Adalbert, ajouta-t-il en voyant son ami inscrire son mètre quatre-vingts derrière la fine silhouette d’Annalina qui réagit aussitôt :
— Vous vous connaissez ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
— Rien que de très simple, au fond, et de très naturel quand un époux aime sa femme comme vous êtes aimée, répondit Aldo en allumant son plus beau sourire au bénéfice de la jeune furie. Qui n’en parut pas d’ailleurs autrement émue :
— Ah vous trouvez ça très simple et très naturel ? Ce personnage me harcèle depuis qu’hier j’ai quitté Lugano…
— Je me suis contenté d’allumer votre cigarette, protesta Adalbert. Si vous appelez ça harceler ?…
— Je veux bien l’admettre mais ensuite vous m’avez suivie jusque chez ma sœur. Là vous m’avez épiée, guettée…
— … en manquant mourir de froid sous le contrefort glacé d’une église, oui, madame, et j’en suis fier !
Reprise par la querelle qui durait depuis Lucerne, Annalina riposta, féroce :
— Dommage que vous n’ayez pas réussi ! Et qu’avez-vous fait ensuite quand vous m’avez vue sortir…
— … à pied, en pleine nuit et furieuse pour regagner la gare ? Je vous ai suivie, parbleu ! Et j’ai essayé de vous expliquer : un, qu’il n’y avait pas de train pour Lugano avant le matin et, deux, que votre mari, devant régler une affaire délicate, m’avait chargé de veiller sur vous et de vous retenir jusqu’à ce que tout soit fini…
Annalina explosa avec une violence qui rappela à Aldo les colères de sa chère Cecina :
— Une affaire délicate ? Une affaire de femme, oui ! J’ai été écartée de chez moi sous un prétexte fumeux pour qu’Alberto puisse recevoir l’une de ses nombreuses maîtresses et vous, dont je ne veux même pas savoir le nom, vous êtes son complice dans cette histoire ignoble !… Mais ça ne va pas se passer comme ça… Alberto ! Alberto où es-tu ?… Elle se ruait vers la porte. Aldo la saisit au passage sans trop de douceur et la maîtrisa :
— Soyez un peu raisonnable, comtesse ! Je n’ai rien d’une femme, il me semble ?
— Lâchez-moi, voulez-vous ? Cela ne prouve rien, sinon que vous devez être complice vous aussi. Cette femme est quoi, votre sœur, une cousine ?…
Aldo la lâcha, puis d’une voix aussi coupante qu’une lame d’acier, il déclara :
— Je ne fais pas commerce de femmes, comtesse, mais de joyaux anciens ! Et il n’est pas question de maîtresse mais au contraire d’une preuve d’amour ! Apparemment vous n’avez jamais entendu parler de moi ?
Douchée mais avec un maximum de mauvaise grâce la jeune femme admit :
— Si, bien sûr ! Vous êtes connu mais cela ne dit pas ce que vous aviez de si secret à traiter avec mon époux… ni ce que peut bien être cette fameuse preuve d’amour ? Si Alberto veut m’offrir un bijou, il n’a pas besoin d’un si grand secret !
— Si c’était le cas, en effet ! Cependant il ne s’agissait pas pour lui d’acheter mais de vendre.
— De… vendre ? Mais quoi ?… tout de même pas…
— Sa collection de turquoises, si, madame !
Elle pâlit si brusquement qu’Aldo tendit les mains croyant qu’elle allait s’évanouir mais elle se retint à un meuble et resta debout.
— Qu’essayez-vous de me dire ? Que mon époux est… ruiné ?
— Pas encore complètement mais peu s’en faut. Vous savez comme il tient à sa collection ? Jugez en conséquence !
La voix d’Annalina jusque-là emplie des éclats aigres de la colère changea soudain, devint plus douce, plus grave et plus triste :
— Et c’est moi qui l’ai mené là, n’est-ce pas ? Moi et ma manie du tapis vert… Voilà pourquoi il lui fallait m’éloigner pour vous rencontrer en toute tranquillité ?
Morosini s’inclina sans répondre mais, à cet instant, Manfredi reparut portant une mallette :
— Tout est là, mon cher ami ! dit-il. Puis, feignant de s’apercevoir de la présence de sa femme : Comment, tu es là ? Mais il n’y a pas de train à cette heure-ci ? Comment as-tu fait ?
Il s’adressait à Annalina mais son regard interrogeait avec un parfait naturel Vidal-Pellicorne qu’il voyait cependant pour la première fois mais dont il devinait qu’il était l’accompagnateur annoncé par Morosini. Ce qui faisait grand honneur à son talent de comédien !
L’archéologue sourit :
— Le rapide de Milan… et la sonnette d’alarme !
— Tu as fait arrêter le train pour toi, mon cœur ? fit Alberto en s’approchant de sa femme qu’il enveloppa de ses bras. Est-ce bien raisonnable ?
— Pardonne-moi mais… depuis hier soir, je suis comme folle ! Lorsque je suis arrivée chez Ottavia elle tombait des nues, ne comprenait pas ce que je venais faire et quand j’ai parlé du télégramme, elle a juré ses grands dieux n’avoir jamais rien envoyé mais, tout de suite après, elle s’est livrée contre toi à une si violente diatribe que nous nous sommes disputées pendant des heures. Tout ce que nous pouvions avoir de griefs, nous nous les sommes jetés à la tête…
— Elle ne t’a même pas invitée à dîner ?
— Elle non, mais Gottfried, le vieux maître d’hôtel de mon père, nous a fait passer à table… où nous avons continué. Tu sais quel souffle elle peut avoir ?
— Toi aussi, sourit son époux. Un talent de famille en quelque sorte…
— Je sais !… Gottfried avait aussi préparé une chambre pour moi mais j’ai refusé de passer la nuit dans une maison où l’on te traîne dans la boue.
— Et comme ta sœur m’accusait d’avoir voulu recevoir une maîtresse, toi tu as voulu savoir si elle n’avait pas un peu raison ?
— Je l’avoue…
— Eh bien, tu as vu je recevais seulement le prince Morosini dont tu connais la réputation… et qui est aussi un ami.
Tout en parlant, il reprenait la mallette qu’il avait posée pour embrasser Annalina dans l’intention de la donner à Morosini mais la jeune femme s’interposa :
— Non, Alberto ! Tu ne feras pas cela !… Jamais je ne me pardonnerais si, à cause de mes folies tu te séparais des pierres que tu aimes tant. Il doit y avoir moyen de s’arranger autrement. Et d’abord, je vais me faire « interdire » !
— Tu serais trop malheureuse et je te veux heureuse !
— Auprès de toi je le serai toujours !…
Repris par leur amour, Alberto et Annalina semblaient avoir oublié qu’ils avaient des spectateurs mais la jeune femme se reprit et vint vers eux :
— Je suis désolée que l’on vous ait dérangé pour rien, prince… surtout dans des conditions aussi… inhabituelles, dit-elle en tendant une main sur laquelle Morosini s’inclina, mais je veux que mon époux garde ce qui lui est si cher et nous trouverons une autre solution. À vous aussi, monsieur, je dois des excuses, ajouta-t-elle à l’intention d’Adalbert. Je crains de vous avoir fait passer une fort mauvaise nuit !
— Une nuit exaltante, vous voulez dire, comtesse ? sourit l’archéologue.
— Eh bien, j’espère avoir le plaisir de vous recevoir tous deux un autre jour et dans des circonstances plus paisibles.
Souriante, détendue, infiniment gracieuse, la jeune comtesse était redevenue l’exquise créature et la parfaite hôtesse qu’elle était dans la vie quotidienne. Alberto, pour sa part, rayonnait de voir s’achever de si heureuse façon une aventure qui aurait pu briser sa vie à tout jamais. Écartant Giuseppe qu’il venait d’envoyer se coucher, il raccompagna lui-même les deux hommes jusqu’à la voiture laissée par Morosini en dehors de la propriété.
— Je n’oublierai jamais ce que je vous dois, mon ami, fit-il en serrant avec force la main de celui-ci. Le voudrais-je d’ailleurs, qu’un simple regard posé sur la chapelle le rappellerait à ma mémoire…
— Ce ne sera pas une croix trop lourde à porter que cette double présence ? Et vos servantes sauront-elles se taire ?
— Rien à craindre. Elles me sont dévouées et puis Giuseppe les tient bien en main. Elles aimeraient mieux mourir que lui faire de la peine et Giuseppe est mon plus vieux serviteur. Partez tranquilles ! Tout ira bien à présent… et je vous dois beaucoup de mercis…
On se quitta sur ces mots et de chaleureuses poignées de mains. La voiture fit demi-tour et repartit dans le paysage nocturne où la pluie faisait trêve. Pelotonné dans le siège du passager, Adalbert bâillait à se décrocher la mâchoire, exténué par la nuit qu’il venait de passer. En revenant avec Annalina, en effet, il s’était interdit le moindre petit somme craignant que la jeune femme n’en profitât pour lui fausser compagnie d’une manière ou d’une autre. À présent il s’accordait avec volupté la joie de la détente. Au bout d’un instant, un léger ronflement renseignait Aldo amusé sur le degré de profondeur de cette détente. Soudain, Adalbert, comme réveillé d’un cauchemar, sursauta et ouvrit un œil un peu hagard :
— Les émeraudes ! Est-ce qu’on les a ?
— Je me demandais quand tu allais me poser la question, fit Aldo en riant. Rassure-toi, elles sont là ajouta-t-il en posant une main sur sa poitrine. On va pouvoir aller délivrer Lisa…
— Ah ! Tant mieux.
Avec un soupir heureux, Adalbert reprit son somme…
Quand M. Pettygrew ouvrit les yeux, il se sentit un peu perdu. Il faisait toujours nuit mais on était en gare de Milan et la plupart des voyageurs avaient quitté le train. Naturellement, plus trace de ceux qu’il était chargé de surveiller ! En pensant à ce qu’allait dire son employeur principal, M. Alfred Ollard, pourvu d’un caractère irascible, il se sentit un peu froid dans le dos. Comme s’il n’avait pas eu déjà suffisamment froid à Lucerne dans les courants d’air qui tournoyaient autour de cette fichue église où s’était retranché le Français ! Aussi, en retrouvant la chaleur d’un compartiment confortable, il avait cédé à la fatigue.
N’ayant même pas remarqué que le train s’arrêtait, stoppé par la sonnette d’alarme, il se mit à arpenter la gare à la recherche de son gibier mais, naturellement, ne trouva personne et, très déprimé se rendit au buffet de la gare pour se remonter le moral avec deux ou trois cafés accompagnés de petits verres de « grappa ». Quand il se sentit suffisamment fort pour affronter son destin, il se mit en quête d’un téléphone puis, l’ayant trouvé, se ravisa. M. Ollard n’aimait pas qu’on le réveille en pleine nuit. Or on en était peut-être au matin mais le jour n’avait pas encore fait son apparition. Après tout, le téléphone n’arrangerait pas ses affaires ! Le mieux serait peut-être de prendre un train pour Lugano et d’aller rendre compte de vive voix. Il aurait au moins l’avantage de la surprise tandis que, s’il téléphonait, M. Ollard aurait tout le temps de remâcher sa rancune jusqu’à leur réunion.
Ayant ainsi retardé le moment difficile, M. Pettygrew alla consulter l’affiche des départs, prit un billet et, comme il lui restait un peu de temps, retourna au buffet pour un quatrième café-grappa… Après quoi il se sentit beaucoup mieux. M. Pettygrew était un homme qui détestait se compliquer l’existence.
Il lui fallut pourtant bien faire face à ses responsabilités quand, pénétrant par un joli soleil d’hiver dans le hall de l’ex-villa Merlina, il se trouva inopinément en face de son employeur.
— Puis-je demander d’où vous venez ? demanda M. Ollard avec une douceur qui aurait inquiété quelqu’un de plus sensible.
— De… Milan.
— Et que faisiez-vous à Milan ?
— Je suivais qui vous savez. Il avait pris à Lucerne un billet pour Milan. Alors j’ai fait pareil…
— Et vous en aviez conclu que vous pouviez dormir jusqu’au terminus ?… Seulement, il a dû descendre avant, votre gibier, parce que, tel qu’il vient de m’apparaître, il était d’une charmante humeur et se hâtait d’aller prendre le train pour Paris avec son complice. Ce qui fait qu’à présent plus personne ne les suit !
— Vous voulez dire qu’il faut que je reparte ? gémit M. Pettygrew accablé par ce nouveau coup du sort.
— Il est trop tard ! Même pour moi ! Il faut un minimum de temps pour quitter un hôtel comme celui-là et je viens seulement de les voir passer.
— On fait quoi, alors ?
— On prend le prochain train. Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous offrir des vacances dans un palace ? D’ailleurs vous rentrez à Londres je vous ai assez vu… Maintenant allez vous laver : vous empestez un de ces horribles alcools italiens douceâtres…
— Et… les autres ? fit M. Pettygrew pas tellement fâché à l’idée d’en finir avec le chemin de fer et de retrouver son cher Pimlico.
— Je vais téléphoner pour qu’il y ait quelqu’un à l’arrivée du train… Ils avaient l’air tellement contents !… je me demande s’ils n’ont pas réussi à se procurer les émeraudes ? Et si c’est le cas…
— Vous allez les attaquer ?
— Tss Tss !… Ce ne sont pas les ordres. S’ils vont prendre le prochain Orient-Express avec correspondance sur le Taurus-Express, nous serons fixés. Cela voudra dire qu’ils les ont.
Quatre jours plus tard, en effet, ayant seulement changé le contenu de leurs valises et rassuré au passage Mme de Sommières, Aldo et Adalbert s’embarquaient pour la longue traversée de l’Europe et de l’Asie Mineure.