CHAPITRE XI


LA PISCINE DE SILOÉ

Quand, après un voyage exténuant, Morosini et Vidal-Pellicorne débarquèrent à Jérusalem et franchirent le seuil de l’hôtel King David, la première personne qu’ils rencontrèrent, avant même le portier, fut le lieutenant Douglas Mac Intyre, de l’état-major, qui, un stick sous le bras, arpentait le hall sur le mode agacé. Visiblement il attendait quelqu’un et ce quelqu’un ne venait pas !

L’apparition inattendue des deux voyageurs lui produisit l’effet d’un rayon de soleil perçant un ciel noir. Il s’arrêta net avec l’expression émerveillée que dut avoir saint Paul en voyant la lumière sur le chemin de Damas. Il était même si content qu’il en perdit sa raideur britannique et qu’Aldo crut qu’il allait se jeter à son cou :

— C’est vous ! s’exclama-t-il en français. Je suis si heureux ! Et notre princesse ?

Même si le pluriel employé ne l’enchantait pas, Aldo offrit un bon sourire à l’amoureux de Lisa :

— J’espère que nous la reverrons bientôt…

Sans lâcher son stick, Mac Intyre frappa vigoureusement sa paume gauche de son poing droit :

— By Jove !… Je suis si terriblement content !

— Mais vous même, que faites-vous là ? Vous montez la garde ?

— Non… puis baissant la voix de plusieurs tons : J’attends… comment vous dites ? Une… huile ?… Avec qui je dois faire la touriste et qui, of course, me fait faire le poireau ! Mais ce n’est plus important maintenant…

— Parce que vous avez envie de causer avec nous ? Écoutez, mon vieux, nous sommes sales et fatigués. Nous avons besoin de repos et d’un bon bain. Alors si vous voulez, venez dîner avec nous ce soir. À condition que vous soyez libre, bien sûr.

— Je serai… Merci grandement !

L’« huile » arrivait, d’ailleurs, et le lieutenant se porta à sa rencontre.

— Tu as eu bien raison de l’inviter, commenta Adalbert. Si j’en crois ce que nous venons de vivre, la situation n’est pas des plus calmes par ici et on pourrait avoir besoin de lui.

En effet, la situation en Palestine se dégradait. Relativement calme depuis que la fameuse Déclaration Balfour avait préconisé l’établissement d’un foyer national juif sans qu’il soit porté atteinte au droit des Arabes, mais c’était là un double vœu parfaitement contradictoire, elle se détériorait. Le mandat anglais sur le pays n’arrangeait rien en s’efforçant de ménager la chèvre et le chou. Des groupes de jeunes hommes déterminés se formaient dans un camp comme dans l’autre ; les émeutes et les affrontements étaient fréquents sans que quiconque puisse prévoir comment cela se terminerait, le beau projet de partage équitable entre les deux communautés s’effilochant de jour en jour entre les doigts des chancelleries. Et comme les Turcs n’étaient pas sans regrets d’avoir été contraints d’abandonner des territoires où ils étaient maîtres depuis des siècles, les troubles débordaient souvent les frontières. Ainsi le Taurus-Express où voyageaient les deux amis avait été attaqué par une bande de pillards heureusement mis en fuite par une troupe de protection locale et les voyageurs en avaient été quittes pour la peur. Prudent, Aldo avait pris soin de protéger au mieux le trésor qu’il rapportait et ce fut dans ses chaussettes que les « sorts sacrés » effectuèrent à Jérusalem une rentrée un peu humiliante peut-être, mais discrète. Il n’aurait pu supporter l’idée de les voir partir entre les mains crasseuses d’un bandit de grands chemins. Il aurait préféré les avaler, au risque d’en mourir…

Le premier soin d’Adalbert, après le déjeuner, fut de se rendre dans les bureaux du quotidien local pour y passer, trois jours de suite pour commencer, l’annonce réclamée par le rabbin Goldberg. Il ne restait plus qu’à attendre le résultat et ce ne serait pas le plus facile. Goldberg était-il seulement à Jérusalem ?

Douglas Mac Intyre apporta la réponse à cette question. Depuis le départ de ceux qu’il considérait à présent comme des amis, il s’était souvent promené, en civil, dans le quartier de Mea Shearim, fréquentant les échoppes du brocanteur et du marchand de tapis proches de la maudite maison dans laquelle il avait vu disparaître Lisa. La présence du rabbin dans la ville sainte ne faisait donc aucun doute pour lui.

— Je l’ai vu encore hier. Il est là, j’en suis sûr !

La réponse d’ailleurs ne se fit pas attendre. Le journal n’était en vente que depuis deux heures environ quand un groom de l’hôtel monta une lettre à Morosini en disant qu’un commissionnaire venait de l’apporter. Elle était courte ; elle fut vite lue :

— Le rendez-vous est pour demain soir, dit-il à Adalbert. Onze heures à la piscine de Siloé ! C’est du moins ce que je traduis puisqu’il dit : « là où nous nous sommes rencontrés la dernière fois… »

— Aucun doute là-dessus mais pourquoi ne pas nous faire venir tranquillement chez lui ? Il doit bien se douter que nous connaissons sa maison ?

— Il a ses raisons dont la meilleure est peut-être – du moins je veux l’espérer ! – qu’il trouve cet endroit désert plus commode pour me rendre Lisa…

Cela faisait encore pas mal de temps à patienter et, ce temps, il fallait l’occuper. Après être allé, avec Adalbert, reconnaître en plein jour le chemin qu’ils parcourraient de nuit, Aldo poussé par l’ancienne angoisse, un peu apaisée quand il avait pris possession des « sorts sacrés » mais qui renaissait depuis l’arrivée à Jérusalem, éprouva soudain l’impérieux besoin de déposer son fardeau au pied de la Croix comme le faisait toujours sa mère aux heures d’épreuve, comme l’avaient fait tous les Morosini au cours d’une longue histoire dont une partie, pour certains, s’était déroulée sur ces lieux mêmes. En quittant la piscine de Siloé et au lieu de remonter vers l’hôtel, il se tourna vers la vallée du Cédron. Ce qui surprit Adalbert :

— Où vas-tu ? Ne me dis pas que tu as envie d’aller rendre visite à notre vieil ami sir Percy ?

— Non. Je veux… visiter quelqu’un de plus haut. Je… j’ai envie d’aller prier au Saint-Sépulcre. Rentre sans moi !…

— À moins que tu ne tiennes essentiellement à y aller seul, j’irais bien moi aussi. Cela me paraît même… la meilleure idée que l’on puisse avoir.

Sans répondre, Aldo se contenta de passer son bras sous celui de son ami, profondément remué par cette nouvelle preuve de leur amitié. Ensemble donc, ils suivirent le chemin longeant le rempart jusqu’à l’ancienne porte des Lions sacralisée depuis par le nom de Saint-Étienne. De là partait la Via Dolorosa, le chemin de souffrance que Jésus, déjà blessé par les fouets des prétoriens et les cruelles épines de sa dérisoire couronne, avait gravi sous la charge du bois du supplice, depuis la forteresse Antonia jusqu’au Golgotha, le « lieu du Crâne », la colline pelée où, à présent, les coupoles d’une basilique byzantine s’efforçaient de remplacer le terrible et rayonnant symbole qui avait porté le Rédempteur et ouvert aux hommes les portes de l’Espérance…

Mais là où ils attendaient silence et recueillement, les deux pèlerins impromptus ne trouvèrent que vacarme et agitation : une foule grouillante où se mêlaient toutes les religions monothéistes s’entassait, se bousculait dans l’étroite rue en pente, coupée d’escaliers aux marches usées et glissantes, qui semblait errer un peu au hasard entre de vieilles bâtisses dont les sommets menaçaient de se refermer sur elle. À chaque station du divin martyr correspondait un édifice mais appartenant à une religion différente : la prise de la Croix devant un couvent de Petites Sœurs catholiques, la rencontre avec la Vierge à l’église des Arméniens cependant que les Melchites ou Grecs Unis possédaient la station de Véronique et de son voile, l’Hospice protestant allemand la rencontre avec les Saintes Femmes et la Troisième chute à l’église copte, etc. Le plus étrange étant encore que l’entrée du Saint-Sépulcre… était gardée par un musulman.

— La basilique elle-même est encore pire, s’il se peut : elle est partagée entre sept communautés qui la gèrent, l’entretiennent… et se la disputent copieusement…, dit Adalbert.

— Tout ceci est aberrant ! Puisque tu le savais, pourquoi m’as-tu laissé faire ?

— Parce que gravir la Voie Douloureuse ne pouvait que te faire du bien mais si tu veux prier en paix, redescendons à l’église Sainte-Anne. Bâtie par les Croisés c’est la plus belle, la plus grave surtout, celle qui correspond le mieux à un élan mystique…

— Elle appartient bien à des moines quelconques ?

— À des moines, oui, mais pas quelconques ! Les Pères blancs… dont faisait partie Charles de Foucauld !

Morosini alla prier à l’église Sainte-Anne.

Vint enfin le moment de se rendre au rendez-vous fixé par le rabbin. Aldo et Adalbert se dirigèrent au pas de promenade vers la Vieille Ville en fumant l’un une cigarette, l’autre un cigare. Ils flânèrent dans les ruelles où les lampes à acétylène des échoppes entretenaient une animation, puis franchirent les vieux remparts pour descendre vers les ruines de la cité de David où ils gagnèrent enfin l’ancienne mosquée enfermant la piscine où Jésus avait ouvert les yeux de l’aveugle. La nuit était sombre. Tout était calme, silencieux, un peu effrayant même. Onze heures sonnèrent quelque part…

À voix contenue, Aldo appela en s’approchant du bassin.

— Vous êtes là ?

Rien ne lui répondit mais, soudain, il aperçut quelque chose :

— Ta lampe, Adal ! Vite !

Dans le mince pinceau lumineux apparut alors ce que, depuis une seconde, il craignait de voir : un corps flottant sur l’eau plate avec, à côté de lui, le chapeau noir tombé de sa tête. Un corps qui était celui d’Abner Goldberg. Le poignard qui l’avait tué était encore planté dans la blessure qu’il portait à la poitrine…

Les jambes d’Aldo se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber à genoux, accablé par ce dernier coup du sort dont la signification était si terrible pour lui. Il se souvenait trop des termes de la lettre reçue au soir de l’enlèvement de Lisa : si Goldberg lui-même ne venait la délivrer ses gardiens avaient ordre de la tuer. Et Goldberg, lui-même, venait d’être tué…

Adalbert réalisa aussi vite l’horreur de la situation mais y résista mieux. Fondant sur Aldo, il l’obligea à se relever :

— Viens ! Il faut filer d’ici et vite ! Ceux qui ont fait ça sont très capables de nous envoyer la police pour nous mettre le meurtre sur le dos. Mieux vaut la prévenir nous-mêmes…

— Mais Lisa ?… Elle était peut-être là ?

— Si elle y était et qu’on l’a enlevée, raison de plus pour nous faire aider !

— Tu as raison, il n’y a plus de temps à perdre…

— Et pourtant, il vous faudra bien m’en consacrer encore un peu, fit une voix moqueuse qu’ils n’osèrent pas reconnaître sur le moment tant elle leur parut incroyable, invraisemblable…

Pourtant ce fut bien l’Honorable Hilary Dawson qui apparut soudain, descendant calmement l’escalier à rampe de fer faisant communiquer l’étage du bassin avec la terrasse qui l’entourait et d’où partait l’ancien minaret. Mais aucun des deux hommes n’eut l’exclamation de stupeur qu’elle attendait peut-être.

— Je savais bien que c’était une garce ! cracha dédaigneusement Morosini.

— J’aurais dû te croire, fit Adalbert en écho, mais la légère fêlure de sa voix trahit une douleur qu’Aldo supporta d’autant moins que, derrière la jeune femme, surgissaient deux Arabes armés jusqu’aux dents et que d’autres sortaient des arches au niveau de la piscine. Or, deux de ces hommes étaient des fils de Khaled, autrement dit les assassins de la Nabatéenne.

Cependant la voix qui savait pourtant se faire si douce reprenait :

— Vous devriez mieux cacher votre joie de me revoir, messieurs ! Vous surtout, cher Adalbert ! Vous pourriez admettre avec plus d’élégance que vous avez perdu. Je vous croyais beau joueur ?

— Je vous croyais une lady ! Vous n’êtes qu’une meurtrière à peine digne de la corde qui la pendra ! Car, bien sûr, c’est vous qui avez tué ce malheureux ?

— Pourquoi voulez-vous que je me salisse les mains quand Ali ou Karim savent jouer du poignard avec tant d’habileté ? Ce malheureux, comme vous dites – encore que je vous trouve bien indulgent à son égard ! –, a été tué à distance, d’une seule lancée mais en plein cœur.

— Dire que vous avez osé me présenter à votre famille ? ne put retenir Vidal-Pellicorne.

— Oh, ne vous souciez pas de ma… famille ! Elle en a vu d’autres. J’admets volontiers cependant que peu d’entre eux avaient votre valeur. Vous êtes un grand archéologue et un ennemi de qualité.

— Un ennemi ? releva Morosini méprisant. En bonne fille d’Albion vous savez mélanger les genres. Ne parliez vous pas de mariage ?

— J’aurais pu aller jusque-là ! La perspective n’était pas sans charme : un époux de bonne famille, riche, élégant, un savant qui m’aurait ouvert un accès privilégié à tous les musées de France et d’ailleurs, ce n’était pas à dédaigner. C’était même à étudier sérieusement et j’avoue que je me suis interrogée. Malheureusement pour vous, cher Adalbert, je suis trop attachée à mon indépendance… et à quelqu’un d’autre. Et puisque mon parti était pris, j’ai préféré lever le masque.

— Autrement dit : je vous dois une fière chandelle ? fit Adalbert qui retrouvait à la fois son aplomb et un certain sens de l’humour. Recevez mes remerciements pour une lourde sottise évitée ! Moi aussi j’aime mon indépendance, ma chère Hilary ! Si toutefois c’est bien votre nom ?

La jeune femme éclata de rire.

— Ah ! Il y a là une question intéressante. Suis-je Hilary ou bien Violet, Sandra, Daisy ou Pénélope ? Il m’arrive en effet de changer d’identité. C’est indispensable dans mon métier.

Triomphante, l’Anglaise semblait prendre un vif plaisir à s’étaler devant ceux qu’à cet instant elle tenait si bien en son pouvoir. Mais comme tous ceux qui n’ont pas la gloire modeste, elle parlait trop, occupée de son autosatisfaction et, tout à coup, il y eut comme un trait de lumière dans l’esprit d’Aldo : depuis deux ou trois ans, des vols de joyaux, toujours anciens et même souvent antiques, s’étaient produits dans des collections particulières, voire dans des musées moins bien défendus que les grands ensembles nationaux. Le voleur, ou plutôt la voleuse car on savait que c’était une femme, était habile et disparaissait toujours sans laisser de traces autres que, dans le souvenir d’un témoin quelconque, la présence, à un endroit ou à un autre, d’une créature vêtue d’un tailleur noir – comme l’était ce soir Hilary – sous lequel se montrait discrètement la blancheur d’un corsage. En résumé, une tenue comme en portaient beaucoup d’autres femmes et qui n’avait jamais permis de la prendre sur le fait ou même de l’identifier. Faute de mieux, la presse l’avait surnommée Margot la Pie et un début de légende se tissait…

— Dans l’énumération de vos noms, n’y a-t-il pas Margot ? demanda-t-il presque négligemment, satisfait cependant de la voir tressaillir.

— Quelle drôle d’idée ? fit-elle avec un petit rire nerveux. C’est un nom trop vulgaire pour moi…

— Peut-être. Il est vrai aussi que Margot la Pie n’a jamais tué et qu’il y a ici un cadavre. Cependant, que vous n’ayez pas frappé vous-même ne change rien à la chose : la meurtrière, c’est vous…

— On peut aussi supposer que cette Margot n’avait pas encore donné toute la mesure de son talent, coupa Adalbert. Le meurtre, tu sais, il suffit de s’y mettre ! J’imagine même que ce pourrait être bientôt notre tour. Nous en savons trop sur elle.

L’éclat de rire d’Hilary lui coupa la parole et c’était une chose étonnante que cette jeune femme blonde et élégante, riant de si bon cœur dans ce décor sinistre habité par un cadavre et des hommes à la mine sombre…

— Que vous êtes donc mélodramatique, cher Adalbert ! Je crois, décidément, que je vous aime bien. Aussi pourquoi voulez-vous que je vous tue ?

— Parce que c’est la logique des choses, fit Morosini en haussant les épaules. Il vient de vous le dire : nous en savons trop !

— Ce que vous savez ne vous servirait à rien. Je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Auparavant je tiens tout de même – à cause de cette tendresse que je vous porte – à me justifier à vos yeux, mes bons amis. J’ai dit tout à l’heure que je n’avais pas tué Goldberg et c’est vrai. Non seulement je n’ai pas accompli l’acte mais ce n’est pas moi qui en ai donné l’ordre.

— Qui, alors ?

— Vous n’imaginez pas que je vais vous le dire ? À présent, il serait peut-être temps de mettre un terme à cette agréable réunion. Me ferez-vous la grâce, mon cher prince, de me remettre les belles émeraudes pour lesquelles vous vous êtes donné tant de mal ?

Dans la nuit paisible, la réponse claqua comme une balle :

— Non !

— Vous n’avez pas le choix, soupira Hilary. Ne m’obligez pas à vous faire fouiller. Ce serait… déplaisant !

— Faites ce que vous voulez ! Vous ne les aurez pas de bon gré. Il faut que vous le sachiez… Ces pierres sont la rançon de ma femme que votre victime avait enlevée…

— Je le sais.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Je le sais, vous dis-je ! De toute façon cet homme est mort. Votre femme n’a plus rien à craindre de lui.

— Elle a tout à craindre, au contraire ! intervint Adalbert. Si ceux qui la gardent apprennent la mort de Goldberg, ils la tueront ! Hilary, s’il reste en vous quelque chose de ce que j’ai aimé, ne vous chargez pas de ce nouveau crime. Il s’agit d’une jeune femme… que l’on ne peut approcher sans l’aimer et…

— Peste ! Quelle flamme ! Vous faites apparemment partie de la troupe ?

— Je ne crois pas que vous ayez encore le droit de m’interroger à ce sujet ? Cependant je veux bien admettre que je voue à Lisa Morosini un affectueux dévouement.

— Cela ne m’intéresse pas. Assez causé : les émeraudes, prince !

— Le premier qui m’approche, je l’abats !

Un geste rapide et la gueule noire du revolver apparut au poing de Morosini. Hilary, qui s’avançait déjà une main tendue, s’arrêta et même recula :

— Ne faites pas l’imbécile : elle n’a rien à craindre, vous dis-je !

— Qu’en savez-vous ?

— Oh, j’ai pour cela la meilleure des raisons : c’est en mon pouvoir qu’elle est maintenant. Ce… ce digne personnage l’avait amenée avec lui. Je n’ai eu qu’à la cueillir !

— Vraiment ? En ce cas tout est simple : rendez-la-moi et les émeraudes sont à vous. Je n’ai jamais eu l’intention de les garder.

— De ce dernier point je ne doute pas mais, si je vous suivais sur ce chemin, vous auriez tôt fait de me faire rattraper par la police et de reprendre ces si précieux cailloux.

— Non. Vous avez ma parole. Je n’ai aucune raison de vouloir conserver ces pierres. Bien au contraire ! Elles sont le pire porte-guigne que je connaisse !

— On ne m’a pas si facilement, mon cher prince, et je ne vous crois pas ! Il se trouve que j’ai besoin d’elle. Justement pour vous obliger à vous tenir tranquille pendant que je disparaîtrai. Elle vous sera rendue… en temps voulu.

— Pourquoi vous croirais-je alors que vous refusez ma parole ? Donnez l’ordre qu’on aille la chercher… ou je vous tue.

Il n’eut pas le temps d’ajouter un mot. Apparemment, les troupes de l’aventurière étaient plus nombreuses qu’il ne le croyait. Sortis de nulle part, deux hommes bondirent sur Aldo par-derrière et le maîtrisèrent. Instinctivement il appuya sur la gâchette et le coup partit mais la balle fila vers le ciel. Pendant ce temps, d’autres Arabes s’étaient emparés d’Adalbert. Un instant plus tard, tous deux étaient réduits à l’impuissance et proprement ligotés après qu’Hilary elle-même eut fouillé Aldo et découvert, sans peine aucune, les « sorts sacrés » enveloppés d’un mouchoir de soie dans la poche de poitrine intérieure de son smoking.

Elle les contempla avec le sourire que toute femme digne de ce nom réserve à la beauté :

— Quelles merveilles ! En vérité, elles valent bien la peine que nous nous sommes tous donnée…

— La vôtre n’a pas été si grande mais cela pourrait changer ! N’oubliez pas qu’elles portent malheur…

— Je n’ai pas l’intention de m’en parer et, de toute façon, je ne suis pas superstitieuse… Navrée de vous quitter à présent, chers amis. La fin de la nuit sera sans doute inconfortable mais du moins personne n’aura l’idée de vous accuser du meurtre de Goldberg ! Ceci compense cela.

— Vous ne l’emporterez pas en paradis, Hilary Dawson ! grogna Adalbert furieux…

Elle tourna vers lui un sourire presque tendre :

— À mon âge on a encore le temps de penser au Paradis et moi je préfère m’en créer un sur la terre. Adieu, mon cœur ! Et… à propos, je ne m’appelle pas vraiment Hilary Dawson. Quant à ma supposée famille, c’était une réunion d’amis chers qui ont bien voulu jouer le rôle.

— Y a-t-il en vous quelque chose de vrai ? fit Aldo avec dédain. En tout cas, retenez ceci : où que vous soyez je vous retrouverai et je vous ferai payer tout cela.

Il eut droit à la fin de son sourire :

— Je vais mourir de peur, mon cher Aldo ! En attendant, permettez-moi de vous dire que, pour un homme de goût, vous en manquez singulièrement en matière matrimoniale : cette grosse femme et vous ne devez pas former un couple bien assorti !…

Emmenant sa déplaisante troupe avec elle, Hilary quitta la piscine de Siloé, laissant ses prisonniers sous le coup de ses derniers mots. Cependant, Aldo attendit un moment avant d’exprimer sa surprise :

— Lisa, une grosse femme ? C’est impossible, voyons ! Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Que Goldberg avait dû se faire accompagner par quelqu’un d’autre et que ce n’est pas Lisa que cette damnée créature a emmenée…

— Autrement dit, Lisa est toujours au pouvoir des gardiens à qui cet homme l’avait confiée ? Et toujours en danger de mort… Bon Dieu ! c’est à devenir fou ! Et combien de temps allons-nous encore rester ici, ficelés comme des salamis ?

— Je n’ai pas de réponse à ta question, mon pauvre vieux, soupira Adalbert qui se tortillait dans ses cordes dans l’espoir de trouver un moyen de s’en libérer. Tes liens sont-ils aussi serrés que les miens ?

— Je le crains, mais si on réussit à se coucher de côté, tu pourrais peut-être essayer d’attaquer ceux de mes mains avec tes dents. Ou vice versa…

— Le malheur c’est qu’on n’y voit pas grand-chose…

Un mince jet de lumière lui apporta un soudain démenti. Aussitôt Adalbert se mit à crier :

— Par ici !… On est là !… Au secours !

La lumière s’agita au rythme de pas plus rapides puis vint les éclairer de plein fouet accompagnée d’une exclamation satisfaite :

— Je me demandais où vous étiez passés, fit le lieutenant Mac Intyre en tirant de sa poche un couteau suisse à l’aide duquel il attaqua les premiers liens qui se présentaient à lui et qui étaient ceux d’Adalbert…

— Vous nous aviez suivis ? demanda celui-ci.

— Oui… de loin. Une idée comme ça… au cas où vous auriez besoin d’aide…

— C’est le cas ! Et, en venant, vous n’avez rencontré personne ?

— Non. Je vous avais même perdus et j’étais assez loin quand j’ai entendu le coup de feu… Alors je suis revenu…

— Et vous n’avez vu personne ? insista Adalbert. Une jeune femme blonde vêtue de noir et une bande d’Arabes ?

— Mais non, je vous assure !

— Ils ont dû prendre le tunnel d’Ezéchias, murmura Aldo. La fontaine de la piscine ne coule plus. Ou peut-être se sont-ils dispersés ? Et à propos de piscine, regardez un peu, lieutenant, ce qu’il y a dedans ! Vous découvrirez le cadavre d’un rabbin nommé Abner Goldberg.

Le pinceau lumineux obéit, dessina la masse noire qui flottait doucement.

— Seigneur ! gémit le jeune homme. Un rabbin !… Ça va faire une histoire de tous les diables ! Et, en plus, les Juifs crieront qu’il faut purifier ce bassin ! C’est vous qui l’avez tué ?

— Mais bien sûr, voyons ! explosa Morosini. Nous l’avons tué alors qu’il était le seul à savoir où se trouve ma femme et ensuite, comme nous sommes très futés, nous nous sommes ficelés afin de nous procurer un parfait alibi ? Vous rêvez, Mac Intyre, ou quoi ?

— Oh, je suis désolé !… Je ne réalisais pas… Seulement, je ne comprends plus rien : vous ignorez toujours où est la princesse Morosini ?

— On se tue à vous le dire. Je crois, ajouta Vidal-Pellicorne avec un soupir, qu’il va falloir tout lui expliquer… et en détail. Alors, si vous le voulez bien, on rentre à l’hôtel et on cause. Mais vous voulez peut-être prévenir la police ?

— Oh, moi, je ne préviens personne, protesta le lieutenant. Je laisse ce soin aux premiers promeneurs qui viendront ici. Pour le reste, les Juifs s’arrangeront avec les Arabes puisque le poignard que je vois là-bas a tout l’air de signer le crime. Je ne tiens pas à être pris dans la tempête. Mon colonel serait capable de me casser ! Filons d’ici !

Remettant dans sa poche le couteau dont il venait de se servir avec tant d’efficacité, il se disposait à prendre le chemin du retour quand Morosini l’arrêta :

— Un moment ! Ne crois-tu pas, Adal, que nous ferions mieux de faire disparaître ce cadavre ? Si les gens qui gardent Lisa ne voient pas revenir Goldberg, ils risquent de s’en prendre à elle et ils la tueront à coup sûr quand ils apprendront sa mort. Souviens-toi de la lettre : il faut qu’il aille lui-même la rechercher et avec les mots convenus…

— C’est impossible ! s’exclama Mac Intyre en revenant sur ses pas. Si nous y touchons, nous risquons d’être poursuivis, au moins pour complicité, et je vous rappelle que j’appartiens à l’armée anglaise : cela créerait un dangereux incident diplomatique ! La situation n’est pas bonne en ce moment.

— Et si nous ne réussissons pas à le cacher, c’est ma femme qui va mourir ! Alors les incidents diplomatiques !… Allez nous attendre à l’hôtel ! On s’en charge, Vidal-Pellicorne et moi.

Tout en parlant, il s’agenouillait sur le bord du bassin le plus proche du cadavre puis, comprenant qu’il allait tomber, s’étendit à plat ventre en s’étirant le plus possible. Il en était presque au point de rupture d’équilibre quand il réussit à attraper un pan de la lévite et tira le tout à lui…

— Viens m’aider ! souffla-t-il et Adalbert se précipita.

À eux deux, ils réussirent à sortir le corps et l’étendirent sur le sol.

— Et maintenant, qu’est-ce que vous allez en faire ? grogna l’Écossais nettement réprobateur.

— Ce ne sont pas les tombeaux désaffectés qui manquent dans la vallée du Cédron, répondit Adalbert entièrement acquis à l’idée de son ami. On va prendre le tunnel d’Ézéchias. Et ne dites pas que ce sera long et difficile : on le sait mais, comme dit Morosini, on n’a pas le choix. Retournez au King David, lieutenant, mais laissez-nous votre lampe !

— Pour qu’on me retrouve avec une jambe cassée ? Non !… je vais vous éclairer.

— Et l’incident diplomatique ? ironisa Morosini.

— On va essayer de l’éviter. Et puis une femme comme la princesse vaut que l’on risque une guerre !

Ne sachant s’il devait remercier ou montrer les dents, Aldo choisit de se taire et alla s’atteler aux pieds du corps dont il enleva les chaussures pour les vider et les fourrer dans ses poches.

— N’oubliez pas ça, grogna l’Écossais qui, du bout de son inséparable stick, avait repêché le chapeau et le posait sur la poitrine du mort. Sinon on pourrait se demander ce qu’il faisait là.

Bien que feu Goldberg fût petit, descendre son corps par un tunnel d’environ cinq cents mètres aux marches raides et glissantes fut plus que difficile : un vrai calvaire, dont Aldo et Adalbert admirent volontiers que, sans la lampe de Mac Intyre, ils ne s’en seraient pas tirés mais enfin, après un temps qui leur parut durer l’éternité, on retrouva l’air libre, la nuit du Seigneur et les senteurs de cèdre et d’eucalyptus dans la verte vallée… Trouver près des grands tombeaux un trou dans la falaise fut beaucoup plus aisé. On y installa le corps du mieux que l’on put, on empila pierres et branches sèches à l’entrée et l’on reprit, enfin, le long chemin qui ramenait à l’hôtel… Le sort de Lisa allait dépendre à présent du temps qui s’écoulerait avant la découverte du cadavre.

Vu l’heure tardive – et même matinale ! – le bar de l’hôtel était fermé, pourtant Morosini n’eut aucune peine à obtenir du portier de nuit une bouteille de whisky, un siphon, de la glace et des verres :

— Il n’est pas rare, dit cet homme courtois avec un regard de connivence à Mac Intyre, que quelques-uns de ces messieurs passent la nuit dans l’un de nos petits salons pour jouer au poker tranquillement…

— Je crois que ça m’aurait plu, fit Adalbert, mais pour l’instant nous avons mieux à faire !

À considérer les smokings et l’uniforme mouillés, froissés et salis, le portier voulut bien le croire mais se garda de commenter. Dans un palace de quelque pays qu’il soit, on en voyait bien d’autres…

Plongé dans ses pensées sombres, Aldo laissa Adalbert se charger du récit après qu’ils eurent changé de vêtements et aidé Douglas à retrouver un aspect présentable. Il fumait cigarette sur cigarette, allumant une nouvelle à celle qui allait s’éteindre. En fait il n’écoutait pas, préférant chercher une solution à leur difficile problème.

— À présent Goldberg est mort et lui seul savait où Lisa est retenue… conclut Adalbert.

— On pourrait en tout cas chercher le gamin nommé Ézéchiel qui lui était si cher. Il doit bien savoir quelque chose, celui-là.

— Qui est Ézéchiel ? demanda Douglas.

— Celui qui a porté les lettres et que Lisa a suivi chez Goldberg. Sur nos indications, Mlle du Plan-Crépin avait tiré un portrait dont je dois avoir encore une copie dans mes bagages, dit Adalbert.

— Inutile ! Je m’en souviens très bien. J’ai une bonne mémoire des visages et je vais le faire rechercher, dit le lieutenant. Il serait bien étonnant d’ailleurs que l’annonce de la mort du rabbin ne le ramène pas à la surface : je peux vous assurer que ça va faire du bruit !

— Il y autre chose qu’il faudrait savoir, reprit Aldo. Cette femme… Hilary puisque nous n’avons pas d’autre nom à notre disposition, a dit qu’elle travaillait pour quelqu’un d’autre et il faudrait peut-être se soucier de la malheureuse qu’elle a prise pour ma femme et qu’elle a emmenée pour couvrir sa fuite. Elle ne va pas tarder à s’apercevoir que ce n’est pas Lisa et alors le mystérieux employeur pourrait vouloir s’en débarrasser… L’idée qu’elle pourrait mourir me gêne…

— Moi aussi, mais, à propos du mystérieux employeur, tu n’as pas une petite idée ? Par exemple, tu n’as pas été frappé par le fait que la garde rapprochée d’Hilary était composée des fils de Khaled et, de quelques-uns de leurs copains ?

— Bien sûr que si ! Mais inutile de songer à sir Percy ! Tu oublies qu’il avait un compte à régler avec ces gens depuis la mort de Kypros ?…

— Sir Percy ? intervint Mac Intyre. Vous ne voulez pas parler de sir Percival Clark ?

— Pourquoi pas ? fit Aldo en considérant le visage soudain empourpré du jeune homme. C’est l’un de vos parents ou vous lui vouez un culte ?

— Parent ? Non. Je suis écossais, Dieu merci ! mais c’est un trop grand homme et qui sert trop bien son pays pour que je permette qu’on le soupçonne à propos d’une si vilaine histoire. Je ne vous suivrai pas sur ce chemin-là !

— Et qui vous demande de nous suivre ? s’emporta soudain Aldo. Vous êtes tous les mêmes, les Anglais ! Prêts à toutes les aventures à condition qu’on ne touche pas à votre sacré pays et à ses illustrations !

— Je ne suis pas anglais ! clama Douglas. Je suis…

— On le sait ! Et le roi George cinquième du nom, que vous servez, il est quoi ? Hottentot ?…

— Calme-toi ! intervint Vidal-Pellicorne inquiet de la façon dont tournaient les événements. Souviens-toi que ce garçon vient de nous tirer d’un mauvais pas…

— Je n’oublie rien mais il faut savoir ce que l’on veut dans la vie ou il nous aide à sauver Lisa ou il chante la gloire de Clark !

— Je veux vous aider ! émit Douglas au bord des larmes, mais je veux aussi qu’on respecte un vieil homme honorable !

Aldo se détourna, prit une nouvelle cigarette et l’alluma d’une main dont le léger tremblement traduisait son énervement :

— C’est bon ! Respectez-le autant que vous voulez… mais tâchez au moins de mettre la main sur Ézéchiel. C’est lui le plus important pour nous et il faut faire vite !

Mais on n’eut pas à rechercher le jeune garçon bien longtemps.

Alors que, rentré dans sa chambre, Aldo s’était jeté sur son lit pour détendre au moins son corps à défaut de son esprit, il surgit soudain devant lui, rejetant la moustiquaire dont la couche l’enveloppait comme une mariée son voile :

— Où est le rabbin Goldberg ? demanda-t-il en braquant sur Morosini un pistolet tenu d’une main trop ferme pour qu’il n’en eût pas l’habitude.

— Vous devriez le savoir ? fit Aldo à qui la vue de l’arme rendit soudain tout son sang-froid.

Sans paraître s’en soucier le moins du monde, il glissa au bord du lit, s’assit et commença à se chausser. En même temps, il reprenait :

— Vous êtes son fidèle acolyte, n’est-ce pas ? Vous ne le quittez jamais ? Alors ?

— Je ne l’ai pas vu depuis hier vers six heures. Il m’avait chargé d’une… commission mais je savais qu’il vous rencontrait à onze heures à Siloé. Il était très heureux parce qu’il allait recevoir les « sorts sacrés » et il avait fait de longues prières pour remercier le Très-Haut…

— Ma femme ? Est-ce qu’elle était avec lui ?

— Je ne crois pas. Son intention était, je crois, d’aller la chercher avec vous afin que vous soyez assuré qu’elle était bien traitée.

— Vous en êtes certain ? Sachez qu’il y avait une femme avec lui… que ses assassins ont enlevée !

— Ses ass… ? Misérable goy, vous l’avez tué ?…

L’arme s’agitant dangereusement dans la main du jeune garçon, Morosini se jeta sur lui et la fit sauter avant de la lancer par la porte ouverte de la salle de bains.

— Réfléchissez ! Je ne demanderais pas où est mon épouse si j’avais tué Goldberg. Nous avions les émeraudes comme l’annonce du journal l’indiquait et, à onze heures, nous étions à la piscine de Siloé. Il y était lui aussi mais flottant sur l’eau avec un poignard arabe dans la poitrine.

— Je suis allé là-bas, moi aussi, mais je ne l’ai pas vu.

— Nous l’avons emporté pour le déposer dans un tombeau provisoire afin d’éviter un affrontement entre les deux communautés…

— Vous n’éviterez rien du tout ! Chez nous, qui a tué doit le payer de sa vie. Et vous allez me dire où vous l’avez mis…

— Je vais d’abord vous raconter ce qui s’est passé. Asseyez-vous et tenez-vous tranquille un moment !

À son tour, Morosini fit le récit de la nuit tragique et Ézéchiel voulut bien l’écouter jusqu’au bout mais sans, pour autant, abandonner toute méfiance.

— En vérité, vous êtes mon seul espoir, conclut Aldo avec tristesse, car je ne sais plus de quel côté me tourner. Je n’ai plus les « sorts sacrés », Abner Goldberg est mort et je n’ai aucun moyen de retrouver ma femme. Quant aux pierres…

— Il va falloir les retrouver. Et vous ne saurez où est la princesse que lorsque vous pourrez me dire où sont l’Ourim et le Toummim. Je reviendrai ce soir, vers dix heures, et par le même chemin… Et pas de mauvaises surprises, hein ?

Morosini haussa les épaules :

— Vous craignez quoi ? La police ? Je ne suis pas fou et j’ai besoin de vous.

— Nous verrons ! Encore un mot. Si vous voulez que je vous croie, dites-moi où vous avez mis Rabbi Abner.

Aldo le lui expliqua avec suffisamment de détails pour qu’il n’y eût pas d’erreur. Le garçon eut un mince sourire :

— Sans vous en douter, vous avez obéi à l’une des lois de notre ville sainte : personne ne doit y être enterré afin de préserver sa pureté.

Morosini pensa qu’il y aurait peut-être beaucoup à dire sur la pureté des hommes qui l’habitaient mais s’abstint de tout commentaire. De même il ne fit pas un geste quand Ézéchiel s’en alla reprendre son pistolet dans la salle de bains, gagna le balcon et se servit du bougainvillier qui grimpait au mur pour descendre aussi tranquillement que s’il eût pris un escalier. Vers l’orient, une bande de ciel plus pâle annonçait le jour. Aldo réalisa alors qu’il avait mal à la tête. Ce qui ne valait rien pour la clarté des idées. C’était sans doute d’avoir trop fumé en buvant de l’alcool ?… Il chercha dans sa trousse de toilette deux cachets d’aspirine, les avala avec un grand verre d’eau et retourna s’étendre sur son lit pour y attendre l’effet du médicament. Or à peine sa tête eut-elle touché l’oreiller qu’il plongea dans le plus miséricordieux des sommeils… Et cette fois personne ne vint le réveiller pour la bonne raison qu’Adalbert, accablé de fatigue, en faisait autant et qu’il avait placé sur sa porte l’écriteau priant qu’on ne le dérangeât point.

Il était déjà tard dans l’après-midi quand Aldo refit surface avec la satisfaction de se sentir dispos même si quelques écharpes de brume voltigeaient encore dans sa tête mais sans affaiblir en quoi que ce soit la première idée qui lui était venue en ouvrant les yeux.

Afin de la rendre plus claire encore, il se précipita sous la douche, s’y savonna d’importance avant de s’étriller au gant de crin et d’user généreusement de lavande anglaise. Après quoi il se rasa et regagna sa chambre avec la réconfortante impression que rien ni personne ne lui résisterait quand il entreprendrait, tout à l’heure, l’action qu’il avait arrêtée dans son sommeil. Il y trouva Adalbert qui, installé dans une chaise dont les pieds débordaient sur le balcon, regardait les rayons du soleil couchant restituer comme presque tous les soirs à la Vieille Ville son image de Cité Céleste tissée d’or et de lumière.

— Ça va mieux ? demanda-t-il sans quitter des yeux le merveilleux paysage dont les nuances changeaient.

— Oui. Et j’ai pris une décision : ce soir, je vais rendre visite…

— À sir Percival Clark ? Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que j’ai la conviction profonde que c’est lui la cheville ouvrière de tout cela… Certains des Arabes de cette nuit étaient des fils de Khaled. J’en suis sûr. Ce qui veut dire qu’il n’en a tiré aucune vengeance pour la mort de sa fille.

— C’est assez bien raisonné… mais, moi, je sais à présent qu’il est l’homme pour qui travaille Hilary. Cette nuit, j’ai retrouvé enfin le détail qui me tracassait et que je n’arrivais pas à définir…

— Et ça t’est venu comment, cette illumination ?

— C’est l’apparition dans notre histoire de Margot la Pie. C’est elle qui a été le révélateur. Tu te souviens des nombreuses vitrines qui ornent la maison de sir Percy ?

— Bien entendu. Elles renferment de très jolis bijoux antiques ; mais cela n’a rien d’étonnant si l’on tient compte du fait qu’il a travaillé dans plusieurs pays d’Orient…

— Sans doute, mais ce qui est plus étonnant c’est qu’au milieu d’objets sans histoire… pénale tout au moins, se trouve une boucle de ceinture, en or, représentant la tête d’Héraclès portant en guise de casque la tête du lion de Némée que j’avais pu admirer il y a quelques années dans les collections du musée de Syracuse. C’est l’un des rares objets rassemblés dans les années 70 avant Jésus-Christ par le proconsul Verrès que l’on ait pu retrouver…

— Il ne cache pas qu’il ait acheté certains de ces bijoux. Pourquoi pas celui-là ?

— Parce qu’il n’a jamais été en vente. En revanche, au cours d’un voyage en Italie, il y a environ trois ans, je me souviens d’avoir lu dans un quotidien qu’un vol audacieux avait délesté Syracuse de plusieurs objets de valeur. La boucle de ceinture en faisait partie.

— Je ne nie pas qu’il ait pu l’acheter au voleur mais…

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu viens de me dire que tu veux aller chez sir Percy, j’apporte de l’eau à ton moulin et tu fais la fine bouche ? Tu es malade ou quoi ?

— Non et j’admets volontiers que je me fais l’avocat du diable mais c’est peut-être parce que ça me paraît trop beau : exposer un joyau volé me paraît dangereux…

— Ici ? Autrement dit au bout du monde des Européens ? Il faut un spécialiste comme moi et avoir non seulement visité ledit musée mais encore avoir retenu ce que l’on y a vu. Or, les foules ne se pressent pas à Syracuse même si le musée est l’un des plus importants d’Italie. J’ajoute qu’il est aussi l’un des plus mal protégés…

— Et c’est Margot qui l’a volé ?

— Le journal, en tout cas, lui attribuait le vol. Alors, on va chez notre ami Clark ?

— Sans hésiter mais pas maintenant. Je viens de recevoir la visite d’Ézéchiel et j’ai dû tout lui raconter au sujet de Goldberg. Il voulait me tuer…

— T’a-t-il appris, en échange, où est Lisa ?

— Non mais il doit revenir à dix heures ce soir. Le mieux est peut-être de l’attendre. Il pourrait nous aider.

— Au fond, pourquoi pas ? Maintenant que son patron est mort il doit vouloir récupérer les émeraudes pour son compte personnel. Et puis nous ne serons pas trop de trois puisqu’il ne faut pas compter sur Mac Intyre dans ce qui risque d’être une expédition punitive…

L’Écossais, en effet, devait bouder dans son coin car on ne le revit pas. On dîna de bonne heure, en gens affamés qui ont devant eux une longue nuit incertaine et, après avoir avalé deux cafés serrés, on alla attendre Ézéchiel dans la chambre d’Aldo. Celui-ci en profita pour tirer au clair une idée qui venait de lui revenir.

— Dis-moi, quand vous êtes allés à Londres, toi et Hilary, comment s’est-elle arrangée avec le British Muséum puisque, si je me souviens bien, tu m’as dit y être allé avec elle ?

— Oui, je l’ai dit mais en fait, nous n’y sommes pas allés, avoua Adalbert en rougissant furieusement. Elle… avait hâte de me présenter à sa famille. Et ne me regarde pas comme ça. Je me suis fait avoir sur toute la ligne. Mais je ne suis pas le premier à qui ça arrive, ajouta-t-il avec amertume.

— Je le sais puisque j’ai brillamment inauguré la série et je t’offre mes excuses. Remarque, je ne serais pas surpris qu’elle ait des relations avec les gens du musée. Ce genre de fille assure toujours ses arrières. De toute façon qu’elle soit qui elle veut, Margot la Pie ou la reine d’Angleterre, cela n’a plus d’importance puisque Goldberg est mort. Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’Ézéchiel aura des choses intéressantes à nous dire.

— Quoi qu’il en soit, fit Adalbert d’un ton rêveur, j’aimerais bien, quand nous serons sortis de cette affreuse histoire – ce que je veux espérer – j’aimerais bien, dis-je, aller bavarder de Margot la Pie avec Gordon Warren, notre ami de Scotland Yard…

Dix heures sonnaient au clocher de Notre-Dame de France, la grande église catholique proche, quand, avec une ponctualité exemplaire, le jeune garçon sortit des bougainvilliers et prit pied sur le balcon. S’il était armé, cela ne se voyait pas mais il semblait plus soucieux encore que tout à l’heure. Inquiet, Morosini l’interrogea aussitôt. N’avait-il pas réussi à retrouver la dépouille du rabbin ?

— Si. Il est bien à l’endroit que vous m’avez décrit et je vous remercie des soins que vous avez pris. Il restera d’ailleurs là-bas jusqu’à ce que je sache qui l’a fait tuer… Non, ce qui me tourmente c’est que Mme Morosini ait disparu de la maison où nous l’avions mise. Et pas seulement elle ! Ses gardiens eux aussi se sont volatilisés…

— Cela n’a rien de surprenant, fit remarquer Morosini. Ne vous ai-je pas dit qu’elle accompagnait le rabbin Goldberg la nuit dernière et que l’Anglaise l’a prise comme otage afin d’assurer sa retraite ? Dès lors les gardiens n’avaient plus aucune raison de rester.

— Vous ne comprenez pas. Il s’agit d’un couple qui habite toute l’année une maison dans les collines de Galilée et, même si le renfort qu’on leur avait donné ne présentait plus d’utilité, eux n’avaient aucune raison de quitter leur domicile.

— Les collines de Galilée alors que nous la croyions hors des frontières, fit Aldo avec amertume. Vous vous êtes bien moqués de nous !

— Même pas ! Il était seulement bon que vous le croyiez et elle aussi. On l’y a conduite par un chemin suffisamment détourné pour qu’elle se croie en Syrie ou même plus loin… Elle ne pouvait savoir où elle était.

— Si elle est restée enfermée dans une cave pendant des mois, ce devait être difficile en effet !

— Non. Ne croyez pas cela ! Elle était bien traitée, servie même par une femme dévouée à Rabbi Abner mais bonne. Je ne suis pas allé là-bas avant aujourd’hui et je ne l’ai pas approchée une seule fois, cependant je peux vous jurer qu’elle n’a jamais eu à souffrir d’autre chose que du manque de liberté.

— C’est déjà suffisant ! Et j’espère qu’à présent elle n’endure pas un traitement pire…

Visiblement agacé, Adalbert intervint :

— Cette discussion n’a aucun sens. Nous avons mieux à faire que palabrer sur des éventualités. Nous avons, nous, une idée sur l’endroit où peuvent se trouver la princesse Morosini et vos sacrées émeraudes. Alors la question est celle-ci : voulez-vous nous aider à les récupérer oui ou non ?

— Votre question est de celles qui ne se posent pas ! fit le jeune garçon avec dédain. Bien entendu je vous suis !

— Nous ne voulons pas vous prendre en traître, dit Aldo. Réfléchissez encore ! Nous allons chez un homme riche, puissant, un Anglais respecté de tous. Il vit ici comme vous-même et il pourrait vous causer de grands dommages !

— S’il a tué Rabbi Abner, il est mon ennemi, s’écria Ézéchiel avec orgueil. Et s’il a fait tuer Rabbi Abner il aura à redouter ma vengeance si je ne le tue pas cette nuit ! Qui est-il ?

— Sir Percival Clark. Vous venez toujours ?

— Plus que jamais ! Il est trop l’ami des Arabes pour être le nôtre.

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