CHAPITRE I


NUIT SUR JÉRUSALEM

S’il ne se posait pas tant de questions, Aldo Morosini eût trouvé agréable la promenade nocturne que l’enfant lui imposait. Une douce fraîcheur succédait à la chaleur du jour et le ciel, paré d’une myriade d’étoiles, était de ce bleu profond, velouté dont les terres d’Orient détiennent le secret. Il était fait pour des heures de paix égrenées sur des terrasses à respirer l’odeur des plantes en écoutant l’écho d’une chanson lointaine ou un conte de la mille et deuxième nuit. En outre il y avait, pour le prince antiquaire, ce parfum d’aventure dont il savait bien que son récent mariage ne le guérirait jamais. Lisa, d’ailleurs, ne le souhaitait pas, craignant surtout de le voir « s’encroûter », comme elle disait en fronçant son joli nez, mais espérant tout de même qu’il en userait avec modération.

Tout à l’heure elle n’avait rien dit quand le jeune garçon, si grave avec sa « kippa » blanche, ses petites nattes et son pantalon court, était apparu sur la terrasse de l’hôtel au milieu du ballet des grands Soudanais en galabieh, gants blancs et fez rouge occupés au service du café. Comme s’il le connaissait, il était venu droit à Morosini sans accorder la moindre attention au maître d’hôtel qui le poursuivait et il avait tendu une lettre en disant seulement, dans un anglais parfait, qu’il attendrait dehors. Puis il était reparti toujours aussi digne, toujours aussi rapide sans permettre que l’on pose la main sur lui.

Le couple dînait seul, ce soir, sur la terrasse aux lauriers-roses du tout nouveau King David Hôtel dont les peintures étaient à peine sèches. Ceux qui l’avaient accompagné dans ce voyage, qui était aussi un voyage de noces, étaient momentanément dispersés. Adalbert Vidal-Pellicorne, l’archéologue aux mains agiles qui était devenu le meilleur ami d’Aldo durant la longue recherche des pierres manquant au Pectoral du Grand Prêtre, avait accepté l’invitation d’un confrère anglais. Où qu’il aille, ceux-ci poussaient sous ses pieds comme les violettes au printemps. Quant à la vieille marquise de Sommières – Tante Amélie ! – elle soignait sur le yacht du baron de Rothschild, ancré dans le port de Jaffa, une crise de goutte due à un léger abus de champagne, sa boisson unique et préférée. Bien entendu, Marie-Angéline du Plan-Crépin, dame de compagnie, cousine et « femme de main », ne la quittait pas et piaffait à ses côtés dans l’attente d’une guérison que la cave du yacht rendait problématique. En fait, elle ne savait pas que Mme de Sommières avait délibérément choisi d’être quasi impotente afin de permettre à son neveu et à Vidal-Pellicorne de procéder à la remise du Pectoral sans que « Plan-Crépin », vu son goût de l’aventure, soit tentée d’y mettre son nez pointu. La semaine qu’elle leur avait accordée terminée, elle se transporterait volontiers au King David et Marie-Angéline, catholique passionnée, pourrait enfin mettre ses grands pieds chaussés de toile blanche dans les pas du Seigneur. En attendant, on contemplait interminablement la mer et le minaret surmontant la vieille cité de Jaffa… et Aldo vivait avec Lisa les douces heures de la lune de miel…

Tournant sa petite cuillère dans sa tasse de café d’un air faussement distrait, Lisa Morosini observait son mari tandis qu’il lisait le message apporté par le gamin. Au temps où elle était sa secrétaire sous le pseudonyme de Mina Van Zelden, elle l’aurait ouverte elle-même avant de la lui donner mais c’était un geste qu’une épouse ne pouvait plus se permettre. Ce qui ne l’empêchait pas de griller de curiosité… Aldo abrégea son supplice en lui tendant le papier :

— Tiens, lis ! Et dis-moi ce que tu en penses !

Le texte était bref. Trois ou quatre lignes et signées :

« Pardonnez-moi cet appel qui vous surprendra sans doute mais il faut que je vous parle au plus tôt d’un sujet grave. Si vous acceptez, suivez avec confiance le jeune Ézéchiel qui est l’enfant de mon cœur. Rabbi Abner Goldberg. »

Du bout de ses longs doigts fins, Lisa rendit la lettre :

— Que veux-tu que j’en pense ? Tu connais ?

— C’est beaucoup dire. Ce Goldberg était auprès du Grand Rabbin quand nous lui avons remis le Pectoral. Son homme de confiance, en quelque sorte si j’ai bien compris.

— Alors je n’ai rien à dire…

Aldo sourit au beau regard violet qui contrastait si joliment avec l’épaisse chevelure d’un roux doré qu’aucuns ciseaux sacrilèges ne réduiraient à un petit casque court et plat comme le voulait la mode. Puis il prit la main de sa femme, en baisa tendrement la paume et se leva :

— Je crois qu’il vaut mieux y aller. Je te raconterai ça en rentrant. Tâche d’être sage ! ajouta-t-il avec un coup d’œil façon Othello en direction du quarteron de jeunes officiers anglais attablés un peu plus loin et qui, depuis plusieurs jours déjà, faisaient de touchants autant qu’inutiles efforts pour approcher Lisa.

Ézéchiel attendait en effet devant l’hôtel, assis sur un muret abrité par un térébinthe. Il se leva en voyant arriver Morosini mais se rassit aussitôt en désignant l’élégant smoking blanc coupé à Londres et les souliers vernis :

— Marche un peu longue. Changer !…

— Nous allons loin ?

— Pas très mais mieux vaut changer…

Sans insister, Aldo regagna sa chambre, mit des « tennis », enfila un pantalon, un chandail et rejoignit le jeune garçon qui se mit en marche aussitôt.

En constatant que, passés les tombeaux hérodiens on descendait vers la vallée du Cédron, Morosini bénit Ézéchiel et ses bons conseils vestimentaires. On lui avait déjà montré ce chemin, découvert depuis peu par les archéologues. C’étaient deux tronçons de ces rues à degrés tapissées par le temps de toute une végétation entre leurs pierres cassées et le prince chrétien ne pouvait se défendre d’une émotion : ce chemin, bien souvent, les sandales poussiéreuses du Christ l’avaient parcouru en allant au Cénacle, ou au jardin des Oliviers ou, plus loin encore, à Béthanie chez ses amis Lazare, Marthe et Marie. Et peut-être parce que l’heure tardive le désertait, Morosini le trouvait plus touchant, plus évocateur surtout que la Via Dolorosa toujours encombrée de pèlerins plus ou moins glapissants…

Atteint le fond du ravin du Cédron, le ciel parut reculer entre les murailles de la Vieille Ville et les pentes rocheuses où s’alignaient des tombeaux comme il convenait à ce début de la vallée de Josaphat qui signifie Jugement de Dieu : c’est là qu’à la fin des Temps les âmes seront pesées au trébuchet divin…

— C’est encore loin ? demanda Morosini, conscient d’avoir déjà parcouru un long chemin autour des restes des vieux remparts.

— Plus vraiment, répondit Ézéchiel. Voilà la source du Gihon. Désaltérez-vous si vous le souhaitez ! L’eau est fraîche, pure. Depuis les temps anciens elle est le bien le plus précieux de notre cité.

— Merci, je n’ai pas soif.

— Vous avez bien de la chance ! Venez, nous entrons, ajouta le jeune garçon en allumant une lanterne prise dans un creux de rocher après avoir bu rapidement quelques gouttes dans le creux de sa main.

Il introduisit ensuite son compagnon dans un tunnel qui ouvrait sur un côté de la source et qui s’insinuait sous la masse énorme des rochers supportant les murailles croulantes.

— Il est heureux que le niveau de l’eau ne soit pas plus élevé, fit Aldo en considérant ses pieds déjà mouillés. On pourrait mourir noyés là-dedans… et si j’avais su, j’aurais pris des bottes !

— La source jaillit seulement toutes les trois heures. Rien à craindre. Ce souterrain a été creusé par le roi Ézéchias pour protéger le Gihon et assurer la ville contre la soif…

Quelques marches glissantes taillées dans le roc, une grille en fer que l’enfant ouvrit et referma, puis une plongée dans les entrailles de la terre. Elle parut interminable à Morosini et lui rappela quelques souvenirs qu’il n’était pas certain d’avoir envie de revivre. Sa première rencontre avec Simon Aronov, le boiteux à l’âme fière qui l’avait lancé dans une incroyable aventure, avait commencé de façon assez analogue, par un long parcours dans les caves du ghetto de Varsovie. S’il y avait eu la moindre chance de le rencontrer au bout de ce boyau où il pataugeait depuis un temps fou à la suite d’un gamin inconnu, Morosini l’eût arpenté avec joie mais le maître du Pectoral n’existait plus : il avait mis fin à ses souffrances dans l’explosion de la vieille chapelle emmenant avec lui dans la mort son ennemi de toujours… Et maintenant celui qui était devenu son ami se demandait si ce gamin n’avait pas lu Jules Verne et découvert une nouvelle galerie pour rejoindre le centre de la terre… La lumière jaune de la lanterne éclairait indéfiniment le même trou d’ombre dont rien ne laissait prévoir qu’il pût finir un jour mais qui devait tout de même mener quelque part. Détail inquiétant, on avait maintenant de l’eau plus haut que les chevilles… Enfin, de hautes marches apparurent s’élevant au-dessus du cours d’eau et l’on se retrouva à ciel ouvert… dans la cour d’une mosquée qui devait dater des Croisades. C’est dire qu’elle n’était pas dans le meilleur état. Au milieu, un grand réservoir d’eau, celui qu’alimentait la source et, assis sur une pierre, il y avait un homme barbu, chevelu, au dos voûté, vêtu d’une lévite noire et coiffé d’un simple chapeau de feutre. Pour la mémoire photographique de Morosini, c’était sans aucun doute le rabbin Abner Goldberg. Il se leva pour accueillir les arrivants :

— Tu peux nous laisser, Ézéchiel, dit-il au jeune garçon. Tu as bien rempli ta mission. Je reconduirai moi-même le prince Morosini…

— Puis-je savoir où nous sommes ? demanda celui-ci que son pantalon de flanelle et ses pieds trempés mettaient de mauvaise humeur. Quoiqu’il me semble bien avoir déjà vu cet endroit…

— Il n’y a aucune raison d’en faire mystère, fit le rabbin d’une voix paisible et si douce qu’elle en devenait soyeuse. C’est la piscine de Siloé qui, alimentée par le canal d’Ézéchias, permit à la Cité Sainte de subir maints assauts sans souffrir de la soif.

— Siloé ? explosa Morosini furieux. Vous ne pouviez pas m’y faire venir à pied sec et par le chemin normal ? J’ai l’impression d’avoir fait au moins trois kilomètres…

— N’exagérez pas et pour un homme jeune et sportif tel que vous ce n’était pas un gros effort, surtout quand la chaleur du jour est tombée Rassurez-vous, vous ne partirez pas par le même chemin.

— Vous n’aimez pas vous mouiller les pieds ?

— Ce n’est pas cela mais il fallait que notre réunion soit couverte par le plus grand secret. Nul ne pouvait vous suivre dans le tunnel d’Ézéchias et ce que j’ai à vous dire est capital pour l’avenir d’Israël.

— Encore ? Je crois qu’en vous rendant votre Pectoral au complet, j’ai fait suffisamment pour votre peuple.

— Certes, et notre Grand Rabbin vous a dit notre reconnaissance profonde. Seulement… le Pectoral n’a pas encore retrouvé tous ses pouvoirs…

— Je ne vois pas bien ce qui pourrait lui manquer ? Sinon peut-être un peu plus de patience. Vous n’avez jamais supposé qu’il suffisait qu’il rentre ici pour que d’un seul coup se reconstitue le royaume de Salomon ? La paix règne ici…

— La paix anglaise et, encore une fois, le symbole de l’unité des Douze Tribus, possédait jadis une extraordinaire puissance prophétique… dont nous aurions le plus grand besoin. N’aviez-vous pas remarqué, au dos du Pectoral, deux trous formant comme de petites poches ?

— Si, bien sûr, mais je n’y ai pas attaché d’importance, personne ne m’en ayant expliqué l’utilité, dit Aldo songeant à Simon Aronov.

— Ils en avaient pourtant une, très grande même, car ils contenaient l’Ourim et le Toummim, deux émeraudes venues de la nuit des temps. Le prophète Élie, déjà habité par l’esprit de Yaveh, les aurait reçues du ciel même au cours d’une vision… Il était déjà âgé et le Seigneur voulut lui apporter une aide dans le combat sans merci qu’il livrait à Achab, le roi impie, et à l’infâme Jézabel son épouse. Il suffisait de tenir une de ces pierres dans chaque main pour que la clairvoyance du futur jaillisse comme une source d’un rocher…

— Je n’en ai jamais entendu parler à propos du Pectoral et cela pour l’excellente raison que celui-ci fut exécuté sur l’ordre du roi Salomon, c’est-à-dire beaucoup plus tard…

Dans le sombre encadrement de la barbe noire, les lèvres minces du rabbin libérèrent l’éclair blanc d’un sourire.

— Sans doute mais leur réunion s’est révélée singulièrement efficace. Jusque-là, on sait qu’Élie a transmis les émeraudes à son disciple Élisée en même temps que son manteau. Ensuite, elles ont suivi leur route entre les mains des Grands Prêtres qui se sont succédé. Je ne vous en ferai pas l’historique, ce serait du temps perdu, mais quand le Pectoral a été créé, elles y ont trouvé leur place. Or cette place – mal défendue puisque, contrairement aux autres pierres, elles n’y étaient pas serties – elles ne l’occupaient que durant les cérémonies qui revêtaient alors une étrange magie. D’ailleurs les émeraudes étant destinées par Yaveh à renforcer les pouvoirs d’un authentique prophète, les Grands Prêtres n’en obtenaient la faculté de prédire qu’à condition d’être revêtus du Pectoral. Aussi gardaient-ils les pierres dans un sachet de cuir attaché à leur cou par une chaîne d’or…

— Comment se fait-il, en ce cas, que ceux de l’époque n’aient pas vu venir Titus, l’empereur romain qui apportait la guerre, la destruction du Temple et l’anéantissement quasi total du peuple ?

Abner Goldberg détourna les yeux comme pour éviter de contempler une image déplaisante :

— Les hommes n’étaient plus les mêmes et l’indignité, le goût de l’or polluaient ceux qui auraient dû être les plus grands, les plus nobles. Au moment du sac de Jérusalem, Toummim, les « sorts sacrés », n’étaient plus au Temple. D’ailleurs, les prophéties n’ont jamais évité les désastres parce qu’on ne les croyait pas.

— Qu’en avait-on fait ? Les avait-on vendues ? Peut-être avait-on fini par ne plus croire à leur pouvoir ? Dieu n’étant ni aveugle ni sourd, il est possible qu’il ait effacé le don des émeraudes jugeant indignes ceux qui les détenaient ? En ce cas, il ne restait plus que deux pierres précieuses… très belles, je suppose ? ajouta-t-il repris malgré lui par sa passion des joyaux, surtout chargés d’histoire.

— Tout de même pas ! Elles avaient été volées peu de temps auparavant par je ne sais par qui mais, ce qui est certain, c’est qu’elles sont passées entre les mains du chef des Esséniens qui avaient trouvé refuge à Massada, la dernière et la plus puissante des forteresses hérodiennes, celle qui a résisté le plus longtemps…

— Je connais l’histoire héroïque de Massada, grogna Morosini, et elle devrait vous faire comprendre que rechercher vos émeraudes serait une entreprise aussi vaine que tenter de compter les grains de sable du désert. Si les Esséniens ne les ont pas enfouies quelque part dans l’énorme plateforme rocheuse, elles auront été le butin de guerre du consul Flavius Silva ou le larcin d’un quelconque soldat de la Xe Légion… Alors comment voulez-vous retrouver quoi que ce soit ?… Car c’est bien ça, n’est-ce pas, la raison de notre rencontre ? Vous voulez que je retrouve ces pierres ?

— Exactement ! Si quelqu’un en est capable, c’est l’homme qui a su reconstituer le Pectoral…

— Ne rêvez pas ! Vous savez parfaitement quel fil conducteur solide j’ai eu en Simon Aronov qui étudiait la question depuis longtemps mais Simon n’est plus et jamais il n’a fait la moindre allusion à vos émeraudes…

La figure, déjà passablement sombre du rabbin, vira carrément aux couleurs de l’orage :

— Peut-être parce qu’il les possédait. J’ai entendu dire qu’il pouvait lire l’avenir…

C’était là une vérité. Morosini n’avait pas oublié les terribles prédictions du Boiteux touchant ce qu’il appelait l’Ordre Noir dont il annonçait qu’il s’étendrait sur l’Europe et dont le prince savait déjà à quoi s’en tenir avec Mussolini, l’homme aux chemises noires qui tenait l’Italie dans sa griffe et qu’un certain Adolf Hitler commençait à imiter en Allemagne. Le fascisme, sans dieu et sans frein, qui cependant séduisait déjà tant de gens chez les vaincus de la Grande Guerre.

— Je crois, fit-il avec gravité, qu’il n’avait pas besoin d’une aide quelconque, fût-ce l’héritage d’Élie, pour projeter sur l’avenir un regard clairvoyant. Mais, dites-moi, comment se fait-il que vous n’ayez pas fait allusion à ces pierres lors de la remise du Pectoral ? Vous n’auriez pas l’idée de faire cavalier seul, par hasard ?

— Notre Grand Rabbin est un vieillard sage dont les pensées se tournent plus volontiers vers le Très Haut que vers la Terre. Le retour du Joyau Sacré l’emplit d’une joie profonde et il se contente d’attendre que la Promesse se réalise et qu’Israël redevienne un État souverain. Il se peut qu’il n’y assiste pas mais, moi, je suis jeune et ce qui peut advenir m’intéresse. J’ai besoin de ces pierres et c’est pourquoi je veux les retrouver.

— Personne ne vous en empêche… mais sans moi !

— Vous refusez ?

— Positivement ! Je suis un homme d’affaires, monsieur le rabbin, et je n’ai pas de temps à consacrer à des recherches pour le moins fumeuses puisque, en dehors de Massada qui n’est plus qu’une ruine désertique, vous n’avez aucune piste à m’indiquer. Je ne sais même pas à quoi ressemblent ces pierres et vous n’en savez sûrement pas plus que moi…

— Détrompez-vous ! En voici une reproduction à l’échelle, dit Goldberg en tirant de sa lévite un carton sur lequel un véritable artiste avait reproduit à l’aquarelle ce qui, pour Morosini, représentait l’inimaginable : deux prismes d’émeraude parfaitement semblables, deux heptaèdres réguliers de trois centimètres de hauteur sur un de large, d’un vert profond et lumineux dans la transparence desquels apparaissaient deux inclusions, l’une semblable à un minuscule soleil, l’autre à un mince croissant de lune. Jamais l’expert en joyaux connu de l’Europe entière et jusqu’en Amérique n’avait vu de pierres à ce point identiques et néanmoins parfaites et, du coup, sa passion se réveillait :

— Incroyable ! apprécia-t-il. Je n’aurais jamais cru que les flancs du Djebel Sikaït où furent découvertes les premières émeraudes vers l’an 2000 avant Jésus-Christ puissent recéler ce miracle !

— Vous avez dit le mot qui convient : miracle ! Elles ne viennent pas des bords de la mer Rouge. N’oubliez pas qu’elles sont l’Ourim et le Toummim, les « sorts sacrés », et que Yaveh lui-même les a remises à Élie… à la famille de qui j’appartiens.

— Ce qui veut dire ?

— Que le Grand Rabbin de Palestine est le successeur naturel du Grand Prêtre d’autrefois et qu’un jour je serai appelé à cette haute fonction… Les « sorts sacrés » me permettront d’entendre la voix du Très-Haut… Voilà pourquoi il me les faut !

— Ne rêvez pas et songez plutôt que, si ces pierres ne sont pas enterrées quelque part depuis la nuit des temps, elles ont du parcourir un chemin impossible à retracer, qu’elles ont sans doute été séparées, retaillées…

Il n’ajouta pas « en admettant qu’elles aient jamais existé en dehors d’une légende et que leur image ne soit pas seulement le fruit d’un artiste poète », mais ses doutes se heurtèrent à une obstination pleine de certitude :

— Non. Yaveh ne l’aurait pas permis. Je sais qu’elles vivent toujours, quelque part, et que leur splendeur est intacte ! Le contraire serait impensable !

— C’est ce qu’on appelle la foi du charbonnier ! ironisa Aldo qui n’aimait pas beaucoup le feu fanatique allumé un instant sous les lourdes paupières du rabbin – une réflexion qu’il ne se serait jamais permise avec Aronov lui parlant du Pectoral et qui, d’ailleurs, ne lui serait jamais venue à l’esprit. Quoi qu’il en soit, ce que vous voulez obtenir de moi c’est une autre quête du Graal – ne dit-on pas que le Vase, entre tous sacré, était taillé dans une émeraude énorme ? – mais je ne suis pas Galahad, ni Perceval, ni Lancelot. Je suis un honnête commerçant, jeune marié, qui espère devenir père de famille et…

— Ne dites pas de sottises ! tonna soudain Goldberg. Vous êtes l’homme choisi par Simon Aronov. Cela veut dire que vous seul êtes capable de retrouver les « sorts sacrés ». Et il faut que cela soit ! Israël a besoin de vous.

— Écoutez, monsieur le rabbin, fit Morosini qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez, tout ce que je peux vous promettre, si d’aventure je trouvais une piste, c’est de la suivre mais ôtez-vous de la tête l’idée que je vais m’y consacrer tout entier. À présent, si vous voulez bien m’apprendre comment on sort d’ici, je voudrais rentrer à l’hôtel. J’ai froid aux pieds, figurez-vous !

Il s’attendait à une réaction de colère, d’indignation, d’obstination, à des prières peut-être mais rien de tout cela ne se produisit. Le rabbin se contenta de regarder sa montre et de sourire :

— Vous pourriez changer d’avis. Ah, j’allais oublier une chose importante, puisque vous avez bien voulu me rappeler que l’argent compte pour vous…

— Pas pour vous ?

— Plus ou moins !… Le jour où vous me rapporterez l’Ourim et le Toummim, je vous les paierai un demi-million de dollars.

Bien qu’un peu surpris par l’importance de la somme, Morosini n’en montra rien et haussa des épaules désinvoltes :

— Vous m’offririez un million entier que cela ne changerait rien à ma décision. Si je rencontre vos pierres, je vous les rendrai contre le montant des frais éventuels – achat ou autres ! – mais sans plus !

— Autrement dit, vous ne vous donnerez aucun mal pour elles ?

— Vous comprenez à merveille : depuis trois ans le Pectoral a bouleversé ma vie et je tiens beaucoup à celle que j’ai en ce moment. Priez Dieu que la chance me sourie et, puisque vous êtes Son serviteur, il tournera peut-être ses grâces vers vous ? Nous rentrons ?

— Encore un instant, puisque vous évoquez le Très-Haut ! Savez-vous que c’est près de cette eau que votre Christ a guéri l’aveugle de naissance ?

— Oui, je le savais.

— J’espérais que le même miracle se reproduirait car vous êtes aveugle, prince, aveugle en ce qui concerne les graves conséquences de votre refus touchant l’avenir de ce pays déchiré et le vôtre.

— C’est une menace ? gronda Morosini hautain.

— Une simple mise en garde. Que vous le vouliez ou non, votre quête récente vous a lié aux pierres sacrées que gardait le temple de Salomon. Vous êtes devenu leur serviteur et ce service-là ne se rompt pas si facilement.

— C’est ce que nous verrons. Me voilà bien payé de mes peines !… et je vous rappelle que j’ai toujours froid aux pieds.

— Réfléchissez encore… et veuillez me suivre !

Même sans le détour souterrain dont l’utilité était apparue à Morosini aussi peu convaincante que possible, le retour vers le King David ne se fit pas en cinq minutes. Franchies les ruines davidiennes, on passa les remparts au moyen d’un ancien souterrain ouvert par des éboulements afin d’entrer dans la vieille ville dont on traversa l’ancien quartier juif que l’heure tardive animait à peine d’ombres furtives et de chats en quête d’aventure plus silencieux que les ombres. À la porte de Jaffa on se sépara sur un froid salut et Aldo se mit à courir autant pour se réchauffer qu’entraîné par la hâte d’en finir avec les ténèbres et de retrouver la lumière qui rayonnait de Lisa. Il savait qu’elle l’approuverait d’avoir repoussé la demande de Goldberg parce que la remise du Pectoral l’avait soulagée autant que lui-même. Que les pierres meurtrières eussent repris leur place dans leurs alvéoles d’or ne les lavait pas de leurs traces sanglantes et Lisa craignait toujours une catastrophe quelconque. Les « sorts sacrés », disparus depuis si longtemps que leur recherche relevait de l’utopie, ne devaient pas être plus fréquentables…

La première personne que Morosini vit en atteignant les jardins de l’hôtel fut Adalbert Vidal-Pellicorne qui faisait les cents pas d’un cyprès à un autre devant l’entrée illuminée en mâchonnant un cigare si gros qu’il eût pu servir de perchoir à un couple de serins. En apercevant Aldo, il fondit sur lui comme l’épervier sur un poulet :

— Où étais-tu passé, sacrebleu ? Voilà une bonne heure que je t’attends ?… Et dans quel état ! Tu as barboté dans une mare ?

— Non. Dans le tunnel du roi Ézéchias et j’ai à te parler. Mais que fais-tu là tout seul ? Où est Lisa ?

— Bonne question, j’allais te la poser. On dirait que vous menez une vie intense, cette nuit, vous autres Morosini ! Il paraît qu’un jeune garçon pourvu de nattes est venu la chercher environ deux heures après t’avoir emmené toi-même.

D’avoir tant couru, Aldo avait chaud à présent mais n’en sentit pas moins une sueur soudain glacée lui couler le long du dos en même temps que sa gorge se séchait :

— Que viens-tu de dire ? Lisa est partie avec…

— Oui, le portier a cru comprendre qu’il avait dû t’arriver un accident quelconque Lisa paraissait très inquiète. En revanche, ce qu’il n’a pas compris c’est qu’on lui laisse une lettre pour toi.

— Une lettre ?

— Cesse de répéter ce que je dis ! Tiens, la voilà ta lettre : le portier me l’a remise et j’ai eu besoin de tout ce respect pour le courrier des autres que m’a inculqué ma grand-mère pour ne pas l’ouvrir.

Sans répondre, Aldo saisit le pli à son nom, en déchira l’enveloppe d’un doigt nerveux, déplia le papier… et faillit s’évanouir :

« Votre épouse vous sera rendue quand vous me remettrez les « sorts sacrés ». Je sais que vous les trouverez. Mais il dépend de vous que sa captivité soit douce ou pénible, sinon définitive. Montrez-vous raisonnable et elle sera traitée en… princesse. Prévenez quelque autorité que ce soit, civile ou religieuse, et elle sera enchaînée au fond d’une geôle dont vous trouverez d’autant moins le chemin qu’elle se situe hors du pays. Mettez-vous donc en quête sans tarder. Quand vous les aurez trouvées, vous n’aurez qu’à revenir à Jérusalem et à passer dans la presse locale l’annonce suivante “A. M. désire rencontrer A. G. pour conclure affaire envisagée.” Mais ne vous avisez pas d’user de ceci dans l’espoir de me capturer. Sachez-le : aucune torture ne me ferait avouer la cachette de votre femme et, en admettant même que je cède à la souffrance, ses gardiens ont ordre de la mettre à mort si je ne viens pas moi-même, seul et avec les paroles convenues, la rechercher. »

— Le salaud ! gronda Morosini en froissant la lettre dans son poing dont Adalbert entreprit aussitôt de l’extraire.

— Si tu me laissais lire ?

— Pardon !… Je… je crois que je suis en train de devenir fou !

— Il y a de quoi, apprécia l’archéologue quand il eut achevé sa lecture. Et maintenant explique-moi, ajouta-t-il en allumant une cigarette et en la plaçant entre les lèvres décolorées de son ami. D’abord qu’est-ce que « les sorts sacrés » ?

Aldo le lui dit ainsi que toutes les péripéties subies depuis qu’il avait quitté l’hôtel. Le tout sans être interrompu : Adalbert savait écouter. À mesure qu’il racontait, d’ailleurs, Morosini récupérait un peu de maîtrise de soi parce qu’en même temps il analysait les dernières heures. Ce qui n’empêche qu’en achevant son récit, il avait les larmes aux yeux.

— Ne me dis pas que tu es en train de désespérer ? murmura Adalbert sans le regarder.

— C’est bien la première fois que cela m’arrive mais veux-tu me dire quelles sont mes chances de retrouver ces foutues émeraudes, donc de revoir un jour ma femme ?…

— Je n’aime pas ta façon de dire « mes chances ». Est-ce que par hasard tu m’oublierais ? Le Pectoral a été notre tâche commune. Son corollaire le sera tout autant et nous n’aurons de cesse d’avoir retrouvé Lisa qui, elle, est bien réelle. Ce qui n’est pas forcément le cas des fameux « sorts sacrés ». C’est elle que nous allons chercher, mon garçon, et cela sans avertir la moindre autorité et en faisant semblant de nous occuper des émeraudes envolées. Ce ne sera pas la première fois que nous mènerons seuls une enquête…

— Avant de nous lancer dans une aventure à l’aveuglette, il y a peut-être mieux à faire. Je vais aller voir ce Goldberg, je lui engagerai ma parole de faires les recherches qu’il demande et il n’aura plus aucune raison de garder Lisa…

— Quel âge as-tu ?… Moi, je dirais quinze ou seize ans pour avoir gardé tant de fraîcheur d’âme… Tu t’imagines qu’il y croira, à ta parole ?

— Personne ne l’a jamais mise en doute !

— Lui ne s’en privera pas. La meilleure preuve en est qu’il n’a même pas attendu l’issue de votre entrevue pour enlever Lisa. Il devait bien se douter que tu en avais un peu assez des trésors juifs et qu’aucune envie de rempiler ne t’habitait. Cela dit, ce n’est pas moi qui élèverai la moindre objection contre un entretien à cœur ouvert mais les mains dans les poches.

Morosini alluma une nouvelle cigarette mais cette fois, sa main ne tremblait plus. Dès l’instant où une action commençait à s’engager, il savait que c’était la meilleure manière de faire taire son angoisse et son chagrin. Cependant, Vidal-Pellicorne avait reprit la lettre et l’examinait :

— Il y a un post-scriptum. Tu l’as remarqué ?

— Non, je l’avoue. J’étais trop occupé à recevoir le principal en pleine figure. Que dit-il ?

— Qu’il faut d’abord chercher à Massada parce que…

— Le chef des Esséniens réfugié possédait les pierres au moment du massacre, récita Morosini. Il espère que ce digne personnage les a enterrées quelque part avant de mourir et il compte sur moi pour retourner des tonnes et des tonnes de rochers et de murs écroulés…

— Pas de fol orgueil ! Il ne compte pas seulement sur toi mais aussi sur moi. Il y a là quelque chose de très flatteur pour mes talents d’archéologue…

— Eh bien, va là-bas si ça te chante. Moi, c’est Lisa que je veux retrouver. Et vite !

— Et tu vas faire quoi ? Prévenir le Gouverneur ? Aller interroger le Grand Rabbin ? Relis la lettre et tu verras que Lisa a tout à perdre si tu adoptes cette attitude.

— Je sais, mais c’est le gamin que je voudrais retrouver. C’est lui, cet Ézéchiel de malheur, qui est venu la chercher. Je veux savoir où il l’a conduite…

— Tu sais combien il y a de gamins juifs dans cette sainte cité ? Je crois que, pour Lisa, la meilleure conduite à tenir est de partir pour Massada. Il faut avoir l’air d’obéir à ce que l’on t’impose.

— Peut-être, mais je ne partirai pas sans avoir au moins essayé d’avoir avec Goldberg un nouvel entretien. Ce doit tout de même être possible, non ? Il ne tuera pas ma femme parce que j’irai tout à l’heure à la Grande Synagogue demander à lui parler ?

— C’est vrai, tu peux faire ça, concéda Vidal-Pellicorne. Cela ne tirera pas à conséquences. De même, on peut interroger le portier. S’il a vu deux fois le gamin dans la soirée, il l’aura remarqué et peut-être sait-il d’où il sort ?

Mais l’homme aux clefs d’or n’avait jamais tant vu le jeune Juif que ce soir-là et il ignorait tout de lui.

— Pour ces gens-là, une maison comme celle-ci est un lieu de perdition, émit-il avec un mépris visible. Celui-là devait avoir une raison bien forte pour s’y aventurer par deux fois. Mais, si monsieur le prince le désire, nous pouvons faire appel à la police ?

— Non, je vous remercie, dit Morosini. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de la mêler à un… incident sans grande importance au fond…

L’enlèvement de Lisa, un incident sans importance ? Aldo se serait battu d’être obligé de prononcer des mots pour lui sacrilèges mais il ne pouvait pas risquer de faire souffrir, si peu que ce soit, celle qu’il aimait de tout son cœur…

Durant le reste de la nuit, il usa le temps en fumant cigarette sur cigarette, assis sur le lit, le poing refermé sur la chemise de nuit en batiste et dentelles blanches que la femme de chambre avait disposée en faisant la couverture. Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie, jamais son cœur n’avait pesé si lourd…

Pourtant nul n’aurait pu l’imaginer quand, le lendemain, Aldo, élégant à son habitude, gagna d’un pas nonchalant la synagogue principale pour y demander le rabbin Abner Goldberg mais, comme il s’y attendait, il ne le trouva pas : M. Goldberg était parti de bon matin pour Haïfa accompagner le Grand Rabbin qui s’embarquait pour Gênes où il devait rejoindre un paquebot en partance pour New York : le saint homme réalisait ainsi une promesse faite de longue date aux Juifs de cette immense partie de la Diaspora qu’étaient les États-Unis.

— M. Goldberg va-t-il lui aussi en Amérique ?

Le lévite qui accueillait Morosini devait commencer à trouver qu’il posait trop de questions car il répondit d’un ton évasif :

— C’est possible… mais je n’en suis pas certain. Peut-être souhaiteriez-vous rencontrer le rabbin Lœwenstein qui est en charge de la synagogue ?

Le visiteur déclina l’invitation c’était M. Goldberg qu’il voulait voir et personne d’autre… à moins que le jeune Ézéchiel ne fût dans les parages ? Les sourcils du proposé remontèrent au-dessus de ses lunettes :

— Ézéchiel ?

— Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ? Le rabbin Goldberg me l’a présenté voici peu en soulignant qu’il était l’enfant de son âme… à défaut peut-être de son corps ?

Le lévite prit une mine navrée :

— C’est bien possible mais, à ne vous rien cacher, monsieur, je viens de Naplouse et ne suis ici que depuis peu… et je ne sais rien, ou à peu près rien de Rabbi Goldberg.

— Et vous pensez que Rabbi Lœwenstein en saurait davantage ?

— Peut-être… mais il faut le lui demander.

Ce fut du temps perdu : Rabbi Lœwenstein, pourvu d’un nez si long et d’une si remarquable absence de menton qu’il ressemblait à un pivert à la couleur près, ne s’intéressait pas du tout à un confrère qu’il jugeait hautain, cassant et qu’il préférait aussi éloigné de sa personne que possible. Moins encore, bien sûr, à un quelconque « enfant de son cœur » et il était visiblement ravi d’en être débarrassé momentanément :

— Il se peut même que Jérusalem ne le revoie pas avant un certain temps, confia-t-il à Morosini d’un ton jubilatoire. Je sais qu’il fera tous ses efforts pour accompagner notre chef jusqu’en Amérique.

Cela dit, il planta là son visiteur et s’en alla chanter les louanges d’un Dieu qui s’entendait si bien à exaucer les vœux secrets de son fidèle serviteur. Par acquit de conscience, Aldo quitta la vieille ville et se dirigea vers le quartier de Mea Shearim, sorte de citadelle du judaïsme pur et dur, surtout polonais et lituanien, construit vers 1874 par un certain Conrad Schick. Il avait tout de même appris que Goldberg avait là sa résidence. Il surveilla un long moment l’austère maison de pierre grise aux fenêtres grillées puis arpenta au pas de promenade les rues étroites peuplées de Juifs hassidiques qui semblaient tous taillés sur le même modèle en dépit de légères différences de costumes selon leur origine. Il vit aussi des enfants et des adolescents mais aucun ne possédait le sombre regard impérieux d’Ézéchiel, un regard que Morosini était certain de reconnaître n’importe où. Se pouvait-il que lui aussi fût parti avec le Grand Rabbin ?

Non, c’était impossible ! Ce garçon avait, selon toute évidence, conduit Lisa à l’endroit de sa captivité ou à ceux qui devaient l’emmener hors du pays si l’on s’en tenait aux termes de la lettre. Il était déjà assez surprenant que Goldberg fût parti courir les mers au lieu de veiller sur son otage mais, après tout, c’était peut-être un bon moyen de mettre sa précieuse peau à l’abri des sévices qu’un époux hors de lui était bien capable de lui infliger en dépit de ses menaces. Il devait avoir pleine confiance en ceux à qui l’on avait remis Lisa et dont le jeune garçon faisait peut-être partie. Apparemment, Goldberg avait bien joué son mauvais coup : il ne laissait pas à son adversaire le moindre bout de fil pour trouver l’entrée du labyrinthe… Et pourtant, il fallait y parvenir mais comment, lorsqu’on est seulement deux et qu’on ne peut demander l’aide de la police pour surveiller une ville aussi complexe, aussi enchevêtrée que Jérusalem ? Alors qu’ils avaient affaire à ce qui était peut-être une véritable et puissante organisation…

De retour à l’hôtel, il tomba en plein conseil de famille. Mme de Sommières et Marie-Angéline du Plan-Crépin venaient d’arriver enfin à Jérusalem estimant qu’il était grand temps pour elles de rejoindre les ex-gardiens du Pectoral et d’autant plus que Louis de Rothschild rappelé à Vienne par radio venait de partir. Avec l’élégance qui le caractérisait, il n’en laissait pas moins son yacht à la disposition de ses amis, ayant choisi la voie la plus rapide, c’est-à-dire le train. Son bateau avait simplement remonté la côte jusqu’à Haïfa, le plus grand port de la région, où il stationnerait jusqu’à nouvel ordre. On se sépara à la gare et tandis que la marquise et sa « suivante » prenaient un train de la grande ligne Haïfa-Lod-Jérusalem, le baron en prenait un autre jusqu’à Tripoli pour s’embarquer sur le Taurus-Express qui, par la Syrie et Ankara, le mènerait à Istanbul d’où l’Orient-Express le ramènerait chez lui dans les meilleurs délais.

En compagnie d’Adalbert qui les avait mises au courant des événements de la dernière nuit, les deux voyageuses, après s’être débarrassées des poussières du voyage, buvaient l’une un cocktail et l’autre du champagne – la crise de goutte s’était envolée sous l’effet d’un emplâtre miraculeux provenant de la boutique crasseuse d’un apothicaire de Jaffa – en attendant Aldo et l’heure du déjeuner.

Quand celui-ci pénétra dans le bar décoré d’une fresque représentant le futur roi David en train d’abattre Goliath d’un coup de fronde, trois paires d’yeux interrogateurs se dirigèrent vers lui mais Adalbert se leva pour l’accueillir :

— Alors ? Du nouveau ?

— Rien… ou si peu. Le Grand Rabbin est en route pour New York et Goldberg l’accompagne. Peut-être seulement jusqu’à Gênes mais on n’en est pas certain. Quant au jeune Ézéchiel, il viendrait de la planète Mars qu’on en saurait sans doute davantage à son sujet. Personne ne le connaît, personne ne l’a vu…

Ayant ainsi délivré son message, Aldo baisa la main de la marquise et de Marie-Angéline, se laissa tomber dans un fauteuil, appela le barman pour lui commander une fine à l’eau et enveloppa les deux voyageuses d’un même sourire :

— Le voyage a été bon ? Vous semblez au mieux, Tante Amélie !

— Je n’en dirais pas autant de toi, mon garçon. Tu as une mine affreuse.

— C’est sans aucune importance. Adalbert vous a dit ?…

— Oui. Tu aurais dû renvoyer ce fichu Pectoral par la poste et faire ton voyage de noces aux Indes ou en Égypte.

Marie-Angéline, dont le nez pointu effectuait un mouvement semi-circulaire en humant l’air ambiant comme un terrier qui cherche une piste, revint à Morosini :

— Comment la princesse était-elle vêtue hier soir ?

— Une robe de Jeanne Lanvin en mousseline blanche imprimée de fleurs jaunes…

— Portait-elle des bijoux… intéressants ?

— Non. Ce n’est jamais prudent de voyager avec des objets de trop grand prix. D’ailleurs, elle n’aime pas « avoir l’air d’une châsse », comme elle dit. Ce soir, elle avait seulement quelques minces bracelets d’or sertis de petites topazes et de brillants, son alliance et l’émeraude de nos fiançailles qui ne la quitte jamais…

— Trente carats ! Il y a déjà de quoi tenter, ironisa Adalbert, mais nous savons que ce n’est pas pour cela qu’on l’a enlevée. Où voulez-vous en venir, Angélina ?

Ainsi italianisé, ce nom n’allait pas vraiment à sa titulaire mais enchantait une demoiselle montée en graine que la marquise appelait tout uniment « Plan-Crépin ». C’était Adalbert qui l’avait ainsi baptisée mais Lisa et Aldo l’imitaient. Pas encore habituée cependant, elle rosit de plaisir :

— À ceci : il me semble difficile qu’une jeune femme en robe du soir aussi jolie et élégante que Lisa soit escamotée sans que personne n’ait vu quoi que ce soit. D’autant qu’elle est partie à pied d’après ce que l’on sait ?

— En effet. C’est ce que m’a dit le portier. Il n’y avait pas de voiture devant la porte…

— Elle pouvait être plus loin. Est-ce que vous pouvez me dire à quoi ressemble le jeune garçon ?

— Pas moi, grogna Adalbert. Je ne l’ai pas vu…

— J’ai eu tout le temps de le voir, fit Aldo, mais pour le décrire…

— Tu sais dessiner, coupa Mme de Sommières. Fais son portrait.

Aldo fit la grimace :

— Je me débrouille assez bien avec un paysage, un joyau ou des bâtiments mais je ne vaux rien en portrait… N’est pas Titien qui veut !

— Moi si ! affirma Marie-Angéline avec sérénité en tirant de l’espèce de cabas en cuir fauve qui ne la quittait jamais un carnet à dessin et des crayons. À nous deux on devrait y arriver.

Et on y arriva. Aldo ayant réussi à tracer la silhouette et le contour du visage, « Plan-Crépin » se mit en devoir de les meubler selon ses indications mais avec un art saisissant. En peu de temps, Ézéchiel surgit du papier, parfaitement fidèle au souvenir qu’en gardait Morosini.

— C’est prodigieux ! exhala celui-ci. Vous avez même saisi le regard avec cette expression à la fois avide et orgueilleuse qui m’a frappé. Décidément la liste de vos talents cachés s’allonge chaque jour un peu plus !

— Ne va pas me la rendre vaniteuse ! grogna Mme de Sommières Et maintenant que nous savons à quoi il ressemble, que faisons-nous ?

— Si j’ai bien compris, dit Marie-Angéline qui reprenait peu à peu sa couleur normale, ces messieurs doivent aller explorer… un certain lieu dont j’ai mal saisi le nom…

— Massada ! maugréa Morosini. Une plateforme rocheuse en forme de fuseau de quelque sept cents mètres de long sur environ trois cent cinquante dans sa plus grande largeur. La moindre des choses à fouiller ! De quoi y passer le reste de sa vie. En admettant qu’il y ait une chance d’y retrouver les pierres, ce que je me refuse à croire. Songez que le drame dont Massada a été le théâtre remonte à l’an 73 de l’ère chrétienne ! Si ces damnés « sorts sacrés » y sont allés, ils doivent en être sortis depuis belle lurette !

— On n’en sait rien du tout ! affirma Vidal-Pellicorne. Si ton rabbin pense qu’il y a là une piste, il faut l’explorer…

— S’il en est si sûr, pourquoi n’explore-t-il pas lui-même ?

— Parce qu’on ne s’improvise pas archéologue, mon bon, et qu’il le sait. En outre, il a peut-être d’autres raisons. De toute façon, il ne faut pas en faire une montagne…

— C’est une montagne !

— Mais non. Tout juste un haut lieu.

— Vaste, très vaste ! fit Aldo dont la mauvaise humeur augmentait d’instant en instant.

— Tu me laisses parler ?… Ce matin, pendant que tu étais à la synagogue, je suis retourné chez sir Percival Clark, mon hôte d’hier soir qui est ici le correspondant du British Muséum. Il est déjà âgé mais il n’en reste pas moins attaché à la Palestine où il compte finir ses jours. C’est, tu ne l’ignores pas, le grand spécialiste de l’époque hérodienne. Il connaît parfaitement Massada où il a beaucoup travaillé sur les ruines du palais d’Hérode le Grand qui s’étageait sur la proue de ce navire immobile au bord de la mer Morte. Il dit que c’est l’un des plus beaux endroits du monde et que…

— Passons les considérations touristiques, si tu veux bien. On n’est pas là pour ça !

— Hélas ! En attendant, il m’a donné tous les renseignements que je pouvais souhaiter sur le siège mené par Flavius Silva et, surtout, sur l’endroit où vivaient les Esséniens. Cela réduit de beaucoup notre périmètre de recherches…

— Pourquoi les pierres ne seraient-elles pas cachées ailleurs ?

— Mais parce qu’on en revient toujours au même point : ce sont des objets sacrés et ils ne peuvent être que dans un endroit sacré. Surtout pas dans l’ancien palais d’un tyran ou Dieu sait quel édifice public. De deux choses l’une : s’ils étaient encore aux mains du chef des Esséniens au moment du suicide général, celui-ci les aura dissimulés de son mieux sur place, dans son logis ou dans la synagogue. On a une chance de les retrouver. Sinon, c’est qu’on les a emportés ailleurs ou simplement volés… et on ne retrouvera rien.

— Je parierais pour la seconde éventualité mais tu as raison : il faut tout de même aller voir. À toi de dire à présent ce que nous devons nous procurer pour cette expédition : un véritable matériel de siège, je suppose ?

— Écoute, intervint la marquise, nous savons bien que tu es malade d’angoisse mais cela ne sert à rien de te montrer hargneux.

— Pardonnez-moi ! J’enrage d’être obligé d’aller perdre sur ce maudit caillou un temps que je devrais consacrer exclusivement à la recherche de Lisa…

— Dis-toi que tu contribueras au moins à ce que sa captivité soit douce. Peut-être ne serait-ce pas le cas si l’on te voyait fouiner, chercher à Jérusalem même. Nous, nous ferons cela très bien…

— Nous ?

— Je veux dire surtout Plan-Crépin ! Souviens-toi de la messe de six heures à Saint-Augustin et des informations qu’elle en tirait ! Personne ne se méfiera d’elle. C’est bien ça que vous aviez dans l’idée en demandant un portrait, « Angélina » ?

— C’est bien ça. Nous avons tout à fait raison, fit, avec un grand sourire, la demoiselle qui ne s’adressait jamais à sa patronne et néanmoins cousine qu’à la première personne du pluriel.

— Quant au matériel « de siège », reprit Adalbert avec bonne humeur, on a besoin surtout d’une automobile solide et de tout ce qu’il faut pour camper. Pour le reste, sir Percy m’a recommandé d’aller voir un certain Khaled, depuis toujours son chef d’équipe. Il habite l’oasis d’Ein Guedi à une vingtaine de kilomètres de Massada et il connaît le rocher comme sa poche. On trouvera chez lui ce qui pourrait nous manquer…

— J’ajoute que c’est une bonne chose mais comment as-tu présenté notre future expédition à ton hôte ? Tu ne lui as tout de même pas parlé…

— Des émeraudes ? À un archéologue, même à la retraite ? Pas fou ! Officiellement, je me suis pris d’un intérêt passionné pour les peuples des bords de la mer Morte et, singulièrement les Esséniens. Khaled nous montrera leurs emplacements et ce sera du temps gagné…

Pour la première fois depuis des heures, un sourire vint détendre le visage crispé de Morosini :

— Qui suis-je, dit-il, pour oser te donner des conseils dans une profession que tu connais si bien ? Puis revenant aux deux femmes : Grâce à vous trois, je me sens un peu moins mal. Peut-être arriverai-je même à penser clairement…

— Si l’on veut penser clairement, il faut bien se nourrir, coupa Marie-Angéline doctorale. Et moi je meurs de faim. Si on allait déjeuner ?

On passa sur la terrasse ombragée où le ballet des Soudanais en gants blancs avait déjà commencé. Les deux hommes firent asseoir les deux dames et Aldo allait prendre sa place quand un jeune géant aux cheveux de paille sur une longue figure recuite par le soleil, vêtu d’un impeccable uniforme kaki, vint se planter devant lui, claqua des talons en saluant :

— Je demande pardon si je suis indiscret…, fit-il en anglais.

— Je ne le sais pas encore. Qui êtes-vous ?

— Lieutenant Douglas Mac Intyre, de l’état-major. Je… je dînais ici hier soir avec des camarades…

— Je vous avais remarqué, fit Morosini sèchement. Vous sembliez vous intéresser beaucoup à la princesse Morosini, mon épouse, et…

Le visage tanné s’empourpra : mais les yeux d’un bleu candide ne se baissèrent pas :

— Nous l’admirions tous les quatre mais… moi surtout. Je demande pardon… je voudrais savoir si… si… si rien n’est arrivé de fâché ?…

— Fâcheux ! rectifia Aldo machinalement. Qu’est-ce qui pourrait vous faire croire ça ?

— Eh bien… je suis surpris de vous voir sans elle. Je pensais qu’elle vous avait rejoint dans la vieille maison.

— La vieille maison ?… Venez par ici ! Commencez sans moi ! ajouta Aldo pour ses compagnons en entraînant l’officier vers les jardins où il le coinça contre un palmier.

— Qu’est-ce que cette histoire de maison ?

— J’explique…

L’Écossais raconta alors qu’après le départ d’Aldo et contrairement à ce que celui-ci pensait, ni lui ni ses camarades n’avaient osé aborder Lisa.

— Nous n’étions pas présentés et elle nous… impressionnait ! Elle est restée assez longtemps sur la terrasse. Visiblement, elle vous attendait. Elle a fini tout de même par rentrer. Je suppose qu’elle est remontée chez elle. Mes trois camarades m’ont quitté mais moi je voulais rester. Je ne savais pas bien pourquoi, j’étais vaguement inquiet. Je me suis installé au bar pour attendre votre retour. Ce qui est venu, c’est le garçon. Il avait encore une lettre pour la princesse et il l’a attendue, puis ils sont partis tous les deux. J’ai suivi…

— Jusqu’où ? Une voiture garée quelque part ? Auquel cas vous avez dû les perdre très vite…

— Il n’y avait pas de voiture mais de toute façon j’aurais suivi : j’ai une motocyclette, ajouta-t-il fièrement. Ils sont partis à pied presque en courant…

— Ma femme avait-elle changé de vêtements ?

— Non. Elle portait toujours la robe ravissante qu’elle avait au dîner et des souliers dorés…

— À hauts talons ! Courir avec ça dans les rues de Jérusalem ! Et jusqu’où sont-ils allés…

— Une maison de Mea Shearim… Vous voulez que je vous montre ?

— Si je veux ?… Laissez-moi seulement dire à mes amis de déjeuner sans moi…

Un moment plus tard, juché sur le tansad d’une moto pétaradante, Morosini fonçait vers le quartier des Juifs polonais et lituaniens mais au moment de s’y enfoncer, il fit arrêter son guide :

— Votre engin fait trop de bruit. Continuons à pied !

On confia la moto à un marchand de fruits qui somnolait plus ou moins au milieu de ses dattes, figues, amandes, etc., et qui jura de veiller dessus comme sur sa propre mère, puis on s’enfonça dans l’enchevêtrement de ruelles souvent en chicane pour prévenir toute agression et défendues la nuit par des chaînes jusqu’à une haute maison qu’Aldo reconnut avec accablement : c’était celle de Goldberg…

— Vous les avez vus entrer là, fit-il mais avez-vous vu quelqu’un sortir ?

— Non. Personne. Pourtant je suis resté longtemps… aussi longtemps que j’ai pu. Le jour se levait quand je me suis résigné à partir. Il le fallait bien. Je… je suis soldat.

— … et vous avez des consignes à respecter ! Merci de ce que vous avez fait, dit Aldo en frappant sur l’épaule de ce garçon qu’il trouvait si profondément antipathique peu de temps auparavant.

— Nous n’entrons pas ?

— Non. Le maître de cette maison est parti ce matin pour Haïfa et peut-être pour les États-Unis avec le Grand Rabbin de Palestine.

— Mais je n’ai vu sortir personne ! s’entêta Mac Intyre. Ni rabbin ni quoi que ce soit ! Et pas même le garçon avec ses papillottes !

— Cela veut dire, simplement, que cette maison a une autre sortie. Les Juifs ont toujours eu la manie du souterrain. Il faut avouer que cela leur aura sauvé la vie en bien des circonstances. Ce quartier n’a que cinquante ans mais il n’échappe sûrement pas à la règle. Rentrons, voulez-vous ?

— Est-ce que… est-ce que vous ne… m’expliquerez pas ce qui se passe ?

Un instant, Morosini considéra le visage couleur de terre cuite du lieutenant. Un visage ouvert, sympathique avec ses incisives écartées et son air ingénu. Finalement, il se décida à lui livrer une partie de l’énigme : ce n’était pas vraiment une « autorité » et il était amoureux de Lisa :

— C’est difficile et je dois faire appel à votre discrétion comme à votre honneur : ma femme a été enlevée par… quelqu’un de très déterminé. Si je préviens quelque autorité que ce soit, police ou autre, elle risque la mort…

— Vous ne me direz pas qui c’est mais il veut quoi, le ravisseur ? Une rançon ? Vous êtes riche, je crois…

— Il ne veut pas d’argent mais… un objet perdu depuis longtemps qu’il pense que j’ai des chances de le retrouver.

— Et vous pensez comme lui ?

— J’ai du mal mais si c’est la seule façon de récupérer Lisa en bonne santé – on m’a assuré qu’elle serait bien traitée tant que je ne lâcherais pas les chiens – il faut bien que j’essaie…

— Je peux vous aider ? Je ne suis pas un officiel, moi ! Mais, à l’état-major on apprend bien des choses…

— Pourquoi pas ? D’autant que je vais devoir quitter Jérusalem pour quelque temps… Venez ! Rentrons à l’hôtel je vais vous présenter au reste de la famille.

Le lendemain, tandis que Marie-Angéline coiffée d’un casque colonial et chaussée de solides souliers de toile s’en allait, armée d’un attirail de peintre, dessiner ici et là mais de préférence du côté de la Grande Synagogue et aussi de Mea Shearim, Morosini et Vidal-Pellicorne partaient pour Massada…

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