CHAPITRE IV


LA MAISON VIDE

La bibliothèque municipale de Dijon se partageait avec l’école de droit, dans la rue du même nom, les bâtiments de l’ancien collège des Godrans où les Jésuites dispensaient jadis la culture solide dont bénéficièrent Bossuet, Buffon, Crébillon, La Monnoye, Piron et quelques autres grands esprits des XVIIe et XVIIIe siècles. Les maîtres avaient disparu, chassés par une République sourcilleuse mais le savoir restait dans les multiples armoires et rayonnages dont étaient garnis les murs de l’ancienne chapelle aux belles voûtes arrondies. C’est là qu’au terme d’un voyage ferroviaire épuisant en dépit du confort raffiné de l’Orient-Express, atterrirent Morosini et Vidal-Pellicorne.

Le maître des lieux était alors un charmant vieux monsieur à barbiche poivre et sel, tiré à quatre épingles dans un veston noir de bon faiseur et qui, avec ses guêtres grises et ses mains soignées, s’accordait au noble décor. Il reçut ses visiteurs avec cette courtoisie, ce grand ton de politesse dont la province semblait avoir gardé le secret après une guerre dévastatrice sur tous les plans et dans ces années folles où il paraissait urgent d’oublier le passé, tous les passés. M. Gerland, lui, savait encore accueillir, avec un solide accent bourguignon, un archéologue connu et une altesse vénitienne experte en joyaux célèbres qui ne l’était pas moins.

Naturellement, l’ouvrage du voyageur bourguignon du XVe siècle faisait partie de ses trésors et, après une courte attente, il vint déposer sur son bureau un superbe in-quarto portant sur sa couverture de velours rouge orné de plaques d’argent les grandes armes du duc de Bourgogne, Philippe le Bon. Morosini leva un sourcil surpris :

— Oh, le manuscrit original ?

— En effet. C’est celui que La Broquière offrit à son maître au retour de son voyage. J’ai pensé que vous seriez heureux de le voir !

— Une pensée bien délicate, monsieur, dit Aldo en posant ses longues mains à la fois fortes et fines sur le précieux volume pour le caresser…

— … mais, enchaîna Adalbert, le vieux français est d’une lecture malaisée pour qui ne sort pas de l’école des Chartes. Vous n’auriez pas un exemplaire plus récent, plus lisible… et moins précieux ?

Un nuage passa sur l’aimable visage si doucement fleuri du conservateur :

— C’est que, justement, nous n’en avons plus. Celui de la bibliothèque nous a été volé il y a six mois environ…

— Par qui ? firent les deux amis d’une même voix.

M. Gerland eut un geste traduisant l’impuissance :

— En réalité, nous l’ignorons. Nous avions recruté à ce moment un jeune bibliothécaire bardé de diplômes et très recommandé par le ministre de l’Instruction publique mais il était de santé fragile et le climat bourguignon est continental, donc un peu plus dur que celui de la région parisienne. Il nous a quittés assez vite…

— Et il est parti avec votre livre ? fit Morosini avec un sourire.

— Nous n’en sommes pas sûrs, cependant il y a de fortes chances. En fait, nous ne nous sommes pas aperçus tout de suite de cette disparition. Au moment où ce jeune homme est parti, il a été porté sur nos livres prêté exceptionnellement à une personnalité de Dijon qui ne peut se déplacer et que nous connaissons bien… et qui ne l’a jamais reçu. Son secrétaire était même fort mécontent de se trouver mêlé sans en avoir la moindre idée à ce que l’on ne peut appeler qu’un vol. D’ailleurs, le ministre de l’Instruction publique ne connaissait même pas ce jeune Armand Duval…

— Et il avait une maîtresse nommée Marguerite Gautier ? s’écria Vidal-Pellicorne en riant franchement. Il ne nous manquait plus que la Dame aux Camélias !

M. Gerland, lui, ne riait pas. Le coup d’œil qu’il lança à cet archéologue hilare était même plutôt sévère.

— J’avais remarqué, moi aussi, mais il disait appartenir à la famille des « bouillons » bien connus et sa mère, qui admirait beaucoup Dumas Fils, avait tenu à lui donner ce prénom romantique. Seulement, ajouta-t-il d’un ton penaud, je crois qu’il s’agissait encore d’un conte et qu’il ne s’appelait pas du tout Armand Duval… En fait, j’ignore son identité réelle.

— Ne vous faites surtout aucun reproche, dit Morosini gentiment, il existe de par le monde nombre de gens fort habiles à changer de personnalité. Cependant… Pourriez-vous nous le décrire… au cas où il nous arriverait de le rencontrer…

Avec beaucoup de bonne volonté, le conservateur brossa un portrait qui, malheureusement, pouvait convenir à pas mal de monde : environ vingt-cinq ou vingt-six ans, blond, les yeux gris, mais il finit par entrer tout de même dans des détails prouvant un honnête sens de l’observation. Ainsi de la taille sur laquelle M. Gerland était formel : un mètre quatre-vingt-trois. En outre le menton volontaire se partageait sur une profonde fossette et les mains aux doigts longs et déliés eussent été belles si, justement vers le bout, ces doigts ne se spatulaient légèrement…

Comme le fit remarquer Adalbert, on n’était pas là pour courir sus à un émule d’Arsène Lupin mais bien pour connaître la suite de certain passage du livre de La Broquière. Il allait falloir interroger le manuscrit :

— Nous recherchons, avoua honnêtement Morosini, deux pierres précieuses dont il est fait mention dans ce livre. J’ai eu en main un exemplaire mais on me l’a enlevé avant que j’aie pu lire la page suivante.

— Sauriez-vous me dire à quelle époque du récit cela se situait ?

— Oui. En 1432, à Damas, La Broquière venait de rencontrer Jacques Cœur…

— Ce sera facile à trouver. Veuillez patienter un instant !

Il quitta son cabinet de travail avec toute la dignité convenant à son personnage et revint quelques minutes plus tard accompagné d’un vieillard ressemblant comme un frère au Moïse de Claus Sluter dont le puits formait l’un des principaux ornements de l’ancienne sépulture des ducs de Bourgogne, la Chartreuse de Champmol sise aux portes de Dijon : l’immense barbe à deux pointes enveloppait tout le terrible faciès au regard impérieux ouvert sur un avenir dont il rendait la profondeur. Les deux visiteurs eurent beaucoup de mal à garder leur sérieux quand on leur présenta M. Lafleur, un nom allant aussi mal que possible à l’impressionnant personnage auquel d’ailleurs M. Gerland parlait avec un respect qui n’eut pas l’air d’améliorer son humeur. Le « grand archiviste paléographe » venait d’être dérangé d’une importante occupation et le faisait sentir. Il attrapa le vénérable manuscrit, chercha la page demandée d’un doigt aussi désinvolte que s’il avait consulté l’annuaire des chemins de fer, relut en traduisant simultanément les phrases déjà connues et continua :

— « Nous eûmes forte impression de ce prince dont nous sûmes le trépas au jour suivant. Il fut vilainement meurtri et navré dans les étuves de son palais après quoi beaucoup de gens furent mis à mort mais sans que l’on eût la certitude que le meurtrier soit parmi eux. Plus tard, une chose merveilleuse est advenue alors que, dans la ville d’Andrinople, nous fut donné l’honneur d’être présenté au sultan Murad, deuxième du nom, à qui venait de naître un troisième fils du nom de Mehmed. Et c’est alors que nous pûmes voir briller sur sa poitrine de part et d’autre d’une grosse perle les smaragdins que portait naguère encore le prince de Damas mais, craignant quelque sombre secret, nous ne cherchâmes pas à en apprendre plus avant.

La suite ne présentait plus d’intérêt pour les visiteurs. Ils remercièrent le savant traducteur qui ne leur accorda, en échange, qu’un grognement dont on ne savait trop s’il était de satisfaction ou d’indifférence avant de se ruer vers la porte en faisant voltiger les basques de sa redingote, puissant et redoutable comme Léviathan en personne. La séparation d’avec l’aimable M. Gerland fut infiniment plus courtoise, après quoi l’on regagna l’hôtel de la Cloche qui était alors l’un des meilleurs de France… Là, tout en dégustant un plat d’escargots fleurant bon l’ail, arrosés d’un joli Chablis, et un somptueux coq au Chambertin accompagné du même, on fit le point de la situation :

— Cela fait peut-être beaucoup de kilomètres pour une mince information, constata Adalbert, mais je ne les regrette pas, car ce que nous venons d’apprendre nous donne une bonne chance de remonter l’Histoire assez rapidement.

— Ce qui veut dire ?

— Que si les émeraudes sont entrées, avec Murad II, dans le trésor des sultans ottomans, il y a une grande chance pour qu’elles y soient encore. Ces gens-là n’ont jamais lâché facilement ce sur quoi ils mettaient la main. Tu connais un peu leur histoire ?

— Pas trop mal à partir de Mohammed II mais guère avant.

— Eh bien, il ne t’en manque pas beaucoup parce que ton Mohammed n’est autre que le gamin Mehmed qui vient de naître à Andrinople au moment où La Broquière s’y trouvait. Il n’était alors que le troisième fils de Murad mais, par la mort de ses deux frères, il est devenu le premier. C’est l’homme qui, à vingt et un ans, conquit Byzance au moyen d’un fantastique coup d’audace : en faisant passer ses galères du Bosphore dans le port de la Corne d’Or en franchissant, de nuit, la colline sur des rondins huilés et enduits de savon. Un tel homme n’a jamais lâché ses proies et nous avons peut-être une chance de retrouver nos pierres dans le trésor du sérail à Istanbul…

— Ce serait trop beau ! soupira Morosini en promenant une narine frémissante au-dessus de la large bulle de cristal dans laquelle il faisait tourner doucement son Chambertin. Et je te rappelle qu’il n’y a plus, là-bas, de sultans ! Alors le trésor…

— Je peux t’assurer qu’il est toujours là. D’abord il n’y a pas si longtemps que le dernier des sultans est parti pour l’exil et si vite qu’il n’a rien pu emporter. En outre, le nouveau maître du pays, Mustafa Kemal dit Atatürk, n’est pas homme à dilapider ce fabuleux amoncellement d’or, de diamants et de pierres de toutes sortes qui selon lui appartient au peuple dont il se veut le guide incorruptible donc le simple dépositaire de la fortune.

— Il se peut que tu aies raison. Autrement dit : on reprend le cher vieil Orient-Express ?

— D’abord on rentre à Paris. Pour changer au moins le contenu de nos valises. En outre il faut que je voie l’ambassadeur de Turquie afin d’obtenir sa recommandation auprès de son gouvernement et du gardien du Trésor, à Topkapi Saraï. J’ai assez de titres et de relations pour que cela ne pose pas de problème, ajouta-t-il avec un air qui fit sourire son ami.

— Et modeste, avec ça ! En même temps tu pourras penser à la manière de faire sortir les pierres sans y laisser nos têtes au cas où elles y seraient encore. D’accord ! On va à Istanbul mais d’abord…

— Tu veux faire un tour chez toi, à Venise ?

— Non. À aucun prix ! Rentrer à la maison sans Lisa, c’est impossible. Guy Buteau en serait malade et j’ai besoin qu’il soit en possession d’un esprit parfaitement libre pour faire marcher la baraque en mon absence. Il faut qu’il ignore l’enlèvement de Lisa qu’il aime comme si elle était sa fille. Non, pas Venise !… mais Prague.

Adalbert qui sirotait voluptueusement son bourgogne leva un œil surpris :

— Tu veux aller voir…

— Jehuda Liwa ? Oui. J’aurais dû y penser plus tôt. Si quelqu’un peut nous aider dans notre recherche, c’est bien le Grand Rabbin de Prague. L’œil de cet homme perce le passé comme l’avenir. De toute façon, j’obtiendrai de lui au moins un bon conseil…

Sa voix mourut et le décor luxueux s’effaça : une longue silhouette noire, imposante et noble avec ses longs cheveux blancs coulant d’une calotte noire, venait à lui du fond des âges. Avec un frisson il revécut un instant la nuit d’orage où le spectre d’un empereur avait répondu à l’appel de cet homme :

— Dès l’instant où il s’agissait d’objets de culte juif, j’aurais dû me précipiter chez lui, murmura-t-il comme dans un rêve.

— Pourquoi serait-il trop tard ? Tu as raison c’est une excellente idée. Finissons de déjeuner et rentrons à Paris ! Je m’y livrerai aux démarches nécessaires pendant que tu te rendras en Bohême. De là, tu n’auras qu’à gagner directement Istanbul où l’on se retrouvera au Pera Palace dans huit ou dix jours…

Le surlendemain, Morosini retrouvait Prague où l’année précédente il avait vécu une aventure extraordinaire dans la salle du trône du Hradschin et vu la mort de près. L’hôtel Europa le reçut avec cette affabilité discrète que les palaces réservent à leurs habitués. On lui donna, au second étage, la même chambre avec ses balcons au-dessus des tilleuls de la place Venceslas et, dans la vaste salle à manger ornée de palmiers en pots et de vitraux signés Mucha, la table qu’il avait déjà occupée. Pour un peu, on lui aurait servi le même menu…

Pourquoi pas, puisqu’il avait un peu le même état d’esprit ? Il cherchait alors le rubis de Jeanne la Folle et espérait beaucoup de sa prochaine rencontre avec Jehuda Liwa, l’homme exceptionnel auquel le recommandait une lettre du baron de Rothschild. Ce soir, il attendait plus encore de l’entretien qu’il aurait avec lui le matin suivant parce que, s’il s’agissait encore de pierres précieuses, le fil conducteur escompté était beaucoup plus ténu et qu’en outre, les émeraudes du prophète Élie n’étaient jamais venues dans la ville aux toits d’or. Mais la grande différence, elle était en lui-même : il était alors marié, par force, à une femme ravissante mais qu’il avait appris à détester. Cette fois, il était uni à une femme tout aussi charmante et qu’il aimait passionnément mais sa belle épouse lui avait été enlevée et la joie des jours à venir dépendait à nouveau de joyaux quasi maléfiques parce que sacrés et qu’il n’était pas certain de retrouver un jour… Il s’avoua alors que la présence roborative d’Adalbert lui manquait et qu’il ne s’était jamais senti aussi seul…

En d’autres temps, il eût sans doute passé sa soirée au bar à boire des fines à l’eau, à fumer et à observer ceux qui s’y trouvaient mais cette fois, son dîner achevé, il choisit de sortir, laissa ses pas le porter jusqu’à la Moldau pour en regarder couler l’eau noire givrée des reflets lumineux des réverbères. C’est ce qu’il aurait fait si Lisa eût été avec lui : une lente promenade jusqu’au magnifique pont Charles, appuyés l’un sur l’autre pour y rêver à l’ombre des grandes statues qui s’y échelonnaient, puis l’on serait revenus, tout aussi lentement, pour laisser le désir s’exacerber vers le grand lit de l’hôtel où l’on se serait aimés une partie de la nuit sinon la nuit entière… Le corps de Lisa, fin, nerveux et cependant d’une infinie douceur exhalait un mélange de fraîcheur et de volupté plus capiteux que les savantes caresses d’autres femmes dont il gardait le souvenir mais dont il s’était lassé. De Lisa jamais il ne se lasserait. Il le sentait bien aux poussées de jalousie primitive qui torturaient ses nuits à la savoir si loin de lui, si proche d’inconnus dont il ignorait s’ils la respecteraient. Pour se calmer il évoquait alors les deux années vécues auprès de ce corps adorable sans en soupçonner la grâce, empaqueté qu’il était dans les vêtements à peu près informes de « Mina Van Zelten » dont même Plan-Crépin ne se fût pas accommodée. Alors il oubliait sa souffrance et il souriait… C’était, à tout prendre, un bon remède pour éviter de devenir fou…

Ce soir-là, l’évocation lui fit si mal qu’il prit la direction de la place de la Vieille-Ville, le cœur battant de Prague près de laquelle s’ouvrait, par une porte médiévale flanquée d’échauguettes, le quartier de Josefov, l’ancien ghetto, pour s’en aller frapper tout de suite à la porte du vieux rabbin, en finir avec cette cité trop romantique et reprendre un train pour Vienne puis pour Istanbul, mais il s’arrêta, revint sur ses pas pour rejoindre l’Europa : il ne voulait pas risquer d’indisposer Jehuda Liwa en lui tombant dessus nuitamment alors qu’il savait bien que les nuits de cet homme étrange ne ressemblaient pas à celles des autres. Et puis les lits de tous les hôtels du monde n’étaient jamais que ce qu’ils sont : des meubles commodes pour dormir. Décidé à en chasser le rêve, Aldo regagna le sien après une douche rapide et l’absorption exceptionnelle d’un comprimé de somnifère. Moyennant quoi, il dormit comme une souche…

Le lendemain, il faisait froid, il faisait gris et il pleuvait. Ce qui convenait tout à fait à l’humeur de Morosini. Sanglé dans son inusable Burberry’s dont il releva le col, une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils et ses mains gantées de pécari au fond de ses poches, il se dirigea à travers l’activité matinale de la capitale tchèque et le tintement des tramways vers l’antique synagogue Vieille-Nouvelle, si vénérable que l’on en disait les pierres venues des ruines du temple de Jérusalem et apportées là par les émigrants juifs. Chargée d’histoire, de légende aussi, elle était à l’image de son desservant : d’une austère et énigmatique beauté.

Jehuda Liwa habitait la maison qui en était la plus proche. Le visiteur reconnut sans peine la vieille demeure grise aux étroites fenêtres ogivales et l’étoile à cinq branches marquant au front, comme un sceau, la porte basse dont il souleva par trois fois le heurtoir de bronze comme on le lui avait enseigné jadis. Mais personne ne vint à son appel et le son, renouvelé, parut se perdre dans les profondeurs d’une maison vide.

Pensant que, peut-être, le rabbin et son serviteur se trouvaient à la synagogue, Morosini reculait pour en prendre le chemin quand un homme sortit d’une maison contiguë qu’il connaissait encore mieux puisqu’on l’y avait rapporté après le drame dont Vieille-Nouvelle avait été le théâtre. C’était d’ailleurs le propriétaire, le docteur Meisel, qui l’avait soigné et Aldo alla vers lui, heureux de retrouver un ami :

— Quelle joie de vous rencontrer, docteur ! J’avais l’intention de passer chez vous après avoir vu le rabbin mais puisque vous sortiez, je vous aurais manqué…

Derrière leurs verres épais les yeux du chirurgien brillèrent de plaisir :

— Monsieur Morosini ! Mais quel plaisir inattendu !… et d’abord comment allez-vous ?

— Aussi bien que possible ! Vous m’avez magnifiquement réparé et je ne suis pas près d’oublier votre hospitalité.

— Laissez ! Laissez ! J’étais heureux de vous l’offrir. Voulez-vous entrer un moment ?…

— Mais vous sortiez ?

— Rien d’urgent ! J’allais chez mon libraire… Cela peut attendre. D’autant que je crains bien de devoir vous annoncer quelque chose qui vous fera de la peine.

— Quoi donc ?

— Vous veniez voir Jehuda Liwa, n’est-ce pas ?

— Bien entendu ! Je lui suis, croyez-moi, très attaché…

Ebenezer Meisel hocha la tête avec tristesse et prit le bras d’Aldo pour le faire entrer dans sa demeure :

— Il vous faudra désormais vous contenter du souvenir, mon ami. Le Grand Rabbin de Bohême n’est plus. Mais venez vous asseoir : nous causerons mieux dans mon cabinet.

Aldo se laissa emmener. Une cruelle déception amplifiait la peine inattendue que lui causait la nouvelle. Depuis trois jours, il avait placé tant de confiance dans les pouvoirs surnaturels d’un homme à l’appel duquel obéissait l’ombre de l’empereur Rodolphe II, ami des magiciens et des alchimistes ! Il était certain de sortir de chez lui avec au moins un fil conducteur, une indication… si même Jehuda Liwa n’était pas capable de lui livrer toute l’histoire de l’Ourim et du Toummim ! Cette mort le laissait désarmé, hésitant à nouveau sur le chemin à suivre, parce qu’il n’arrivait pas à croire que les « sorts sacrés » pussent reposer au milieu des richesses d’un des plus importants trésors qui soient au monde. Mais il ne voulait pas offenser celui que le recevait en ami et, s’il ne songea pas un instant à cacher ses regrets, il n’en écouta pas moins attentivement le récit de la disparition de l’homme en qui s’incarnaient tout le savoir et toute la puissance spirituelle du peuple d’Israël…

L’événement en lui-même était simple quoique étrange : une nuit de shabbat un incendie s’était déclaré dans le laboratoire d’alchimie du rabbin, situé au rez-de-chaussée et sur l’arrière de la maison. Tout y avait brûlé mais l’épaisseur des murs, la voûte de pierre et la porte en fer avaient protégé le reste du logis tout en empêchant les secours d’aborder. Quand, au petit matin, on avait pu enfin pénétrer dans l’espèce de caveau, il ne restait que des carcasses de fer, des cendres, des enduits vitrifiés et quelques fragments d’os que l’on avait rassemblés pieusement pour les enterrer.

— Pensez-vous à un accident ou à un acte criminel ? demanda Morosini qui avait suivi le docteur dans sa cuisine où il était en train de faire du café, sa gouvernante étant déjà partie pour le marché.

— Personne n’en sait rien mais… Meisel lança, par-dessus ses lunettes un regard appuyé à son invité… mais moi je pense que Jehuda Liwa a allumé ce feu lui-même…

— Un suicide ? De cette manière atroce ?…

— Ce n’était pas un homme comme les autres. S’il y avait eu accident, on l’aurait entendu crier, appeler au secours. Mais on n’a rien entendu du tout. En outre, son serviteur que vous connaissiez, Abraham Holtz, n’a retrouvé aucun des grimoires de son maître et encore moins l’Indraraba, le grand Livre des Secrets dont il n’y avait que deux exemplaires au monde…

— Voilà le mobile du crime : on a tué le rabbin pour le lui voler…

— Non. Lui aussi a brûlé : Abraham a retrouvé une des ferrures de la reliure. Pour une raison connue de lui seul – peut-être parce qu’il estimait son temps venu ! – Jehuda Liwa a voulu mourir en emportant avec lui les clefs de son pouvoir…

Morosini resta songeur en pesant chacune des paroles qu’il venait d’entendre :

— C’est possible, après tout ! Pourtant quelque chose me choque : lui, le gardien des traditions, se suicider la nuit du shabbat ?

— L’incendie a dû éclater vers deux heures du matin le dimanche. Le shabbat s’achevait à minuit… On a enterré dans le cimetière le peu qu’on a retrouvé…

— Pourrez-vous m’y conduire ?

— Tout de suite, si vous le voulez…

Un moment plus tard, tous deux pénétraient dans le vieux cimetière juif si étrange et si pittoresque avec ses vagues de pierres qui se chevauchaient en un désordre qui n’était pas sans beauté. Le vent d’automne qui soufflait ce matin-là faisait voltiger les feuilles mortes comme des papillons et l’odeur de la terre humide remplaçait la divine senteur de sureau et de jasmin des beaux jours. À la surprise d’Aldo qui se demandait où l’on avait bien pu trouver, dans ce chaos, une place digne de cet homme hors du commun, Meisel le conduisit devant la haute stèle ornée de volutes, d’inscriptions hébraïques et surmontée d’une forme de pomme de pin, où reposait depuis le XVIIe siècle le fameux rabbin Löw, le maître du Golem, cette créature d’argile qu’il avait suscitée pour en faire son serviteur…

— C’est là ! fit Meisel sobrement.

— Comment, là ? Vous l’avez mis dans cette tombe ?

Ebenezer Meisel ramassa un caillou, le posa pieusement sur l’entablement de la stèle, s’inclina par trois fois :

— Il nous est apparu que c’était sa place normale, dit-il. À présent, je vous laisse méditer mais j’espère que nous nous reverrons et que vous n’oublierez pas le chemin de ma maison. Même s’il n’est plus là, ajouta-t-il avec un mouvement de tête en direction du tombeau…

— Soyez-en certain, mais je vous dis adieu pour l’instant : je repars tout à l’heure…

Un long moment, Morosini resta debout devant la stèle, méditant les paroles du médecin : « Il nous est apparu que c’était sa place normale… » Sans surprise. Il se souvenait de ce qu’avait dit le baron Louis de Rothschild lorsqu’il lui avait donné l’adresse de Liwa : « C’est un homme étrange… Il posséderait le secret de l’immortalité… » Ce secret-là, toute âme humaine le possédait mais le fait que l’on eût enseveli les cendres du rabbin à cet endroit accréditait une autre légende, celle qui prétendait que Liwa était la réincarnation de Löw, le maître du Golem, dont il possédait les pouvoirs. Une légende sur laquelle Aldo avait longuement réfléchi durant les jours où il guérissait de sa blessure dans la demeure d’Ebenezer Meisel. Il y avait surtout ce dernier instant de conscience au moment où la balle l’avait atteint : Butterfield, l’assassin qui venait de l’abattre et avait tiré sur Liwa sans l’atteindre, avait poussé un cri terrifiant avant de s’écrouler sous quelque chose d’indéfinissable qui avait fait à Morosini l’impression d’un mur en marche. Quand on avait retrouvé son corps, on aurait dit qu’il était passé sous un rouleau compresseur. Ne chuchotait-on pas aussi qu’il y avait, dans le grenier de la synagogue Vieille-Nouvelle, un tas d’argile capable de reprendre forme à l’appel d’une formule secrète ?… Somme toute, c’était, en effet, chose normale que les deux rabbins fussent réunis dans cette sépulture puisque, peut-être, ils ne faisaient qu’un…

Morosini choisit, dans les environs, une pierre blanche, ronde et polie comme un galet et la posa sur la stèle, se recueillit, salua de la tête et du buste puis quitta le cimetière sans se retourner. Il n’avait plus rien à faire à Prague d’où il emportait une déception sévère : il avait tant compté sur les étonnants pouvoirs du vieux rabbin ! Sans cette aide puissante, la quête des « sorts sacrés » devenait beaucoup plus aléatoire. Deux heures plus tard, il prenait le train pour Vienne où passerait le lendemain l’Orient-Express qui le conduirait à Istanbul.

Il avait toujours aimé Vienne et singulièrement l’hôtel Sacher dont la patronne, la vieille Mme Sacher, lui réservait toujours un accueil presque affectueux. En outre, la grand-mère de Lisa, la comtesse von Adlerstein, y possédait un palais dans la Himmelpfortgasse et il savait qu’elle l’aimait bien. Un sentiment qu’il rendait de tout son cœur à cette fière vieille dame dont la conquête n’avait pas été des plus faciles. Aussi en débarquant à la gare sa première pensée fut-elle d’aller l’embrasser, pourtant il y renonça. Non sans regrets mais il connaissait trop sa clairvoyance : se présenter à elle comme en voyage d’affaires en lui portant les tendresses de Lisa restée à Venise était proprement impensable : la grand-mère le percerait à jour au premier regard. Il savait qu’il n’avait pas la mine d’un jeune marié heureux. Valérie von Adlerstein aurait tôt fait de le passer à la question jusqu’à ce qu’il lâche son paquet de souffrance et, à aucun prix, il ne voulait troubler sa sérénité. Il se fit donc conduire à l’hôtel sachant bien que Mme Sacher, la discrétion même, se ferait découper les doigts en rondelles plutôt que d’avouer sa présence chez elle, s’il lui disait que personne ne devait le savoir à Vienne. Il en serait quitte pour ne pas bouger de sa chambre avant l’heure du train…

Grâce à sa vieille amie, ce fut moins pénible qu’il ne le craignait. Les repas qu’elle lui fit monter avec des journaux et des revues étaient autant de petits chefs-d’œuvre ; elle vint en personne lui tenir compagnie et il eut, par elle, un aperçu complet des faits et gestes de la bonne société viennoise. Il sut ainsi que Mme von Adlerstein était toujours à Rudolfskrone, sa propriété de Bad Ischl et que le baron de Rothschild était en Angleterre. Elle marqua aussi son étonnement de la disparition totale du « baron Palmer » mais Morosini se garda bien de lui faire connaître la fin dramatique du Boiteux que lui connaissait sous le nom de Simon Aronov sans savoir au juste d’ailleurs si c’était son véritable nom. Une seule alerte mais de taille : au moment où Aldo se disposait à quitter l’hôtel pour rejoindre la Kaiserin Élizabeth Bahnhof, Fritz von Apfelgrüne, le cousin et ancien soupirant de Lisa, fit son apparition et Morosini eut juste le temps de se jeter derrière un grand palmier en pot pour éviter de se trouver nez à nez avec ce redoutable bavard. Mme Sacher qui était en train de lui dire au revoir se précipita sur Fritz et l’entraîna dans les profondeurs de l’hôtel tout éberlué d’un honneur auquel la maîtresse des lieux ne l’avait pas habitué. Aldo put partir tranquille.

Enfin réfugié entre les élégantes marqueteries et les cuivres étincelants de son sleeping, il décida de continuer sa politique viennoise et d’en bouger le moins possible, choisissant de prendre ses repas au second service pour rencontrer aussi peu de monde que possible. Sa bonne étoile protégea sa crise de sauvagerie en faisant qu’il n’y eût personne de connaissance dans les luxueux wagons bleu nuit à bandes jaunes mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’il débarqua à la gare d’Haydarpaça sur la rive même de la Corne d’Or.

Il faisait froid ce matin. Un vent vif, le « meltem », soufflait du Caucase crêtant d’écume l’eau du Bosphore mais le soleil brillait sur les dômes aux dorures verdies, les toits roses et les jardins ponctués de cyprès noirs. Dans le fiacre qui l’emmenait à travers l’énorme grouillement du pont de Galata vers les anciens quartiers étrangers et les hauteurs de Beyoglu, Aldo se laissa enfin aller au plaisir du voyage. Il ne connaissait pas Constantinople et se promit de l’explorer en attendant l’arrivée d’Adalbert. Cette porte de l’Orient à la fois misérable et somptueuse lui faisait sentir la séduction que pouvait exercer sur un Vénitien la splendeur de l’ennemi héréditaire. C’était toute l’histoire guerrière de la Sérénissime qui envahissait Morosini parce qu’à l’exception de l’électricité et de quelques bateaux à vapeur, rien n’avait vraiment changé à Istanbul.

Hélas, l’enchantement vola en éclats dès que le voyageur eut mis le pied dans le hall du Pera Palace, en dépit des marbres blancs, rouges et noirs, des immenses tapis pourpres, des grappes de tulipes blanches fleurissant les bronzes dorés des grands lustres, des serviteurs en costume local et d’un décor que les bâtisseurs de ce superbe hôtel – la Compagnie internationale des wagons-lits – avaient voulu aussi ottoman que possible afin de garder sous le charme les passagers de leur Orient-Express. Il suffit pour cela de l’exclamation ravie d’une longue femme enroulée de velours et de renards noirs qui ressemblaient à un énorme boa poilu qui surgit de l’ascenseur et se précipita vers lui alors qu’il venait d’arriver à la réception :

— Aldo !… Aldo Morosini ici ? Mais quelle merveille ! Et par quel miracle ?

« Seigneur ! pensa le malheureux. Que vous ai-je fait pour trouver la Casati ici ? »

Accablé par cette criante injustice du Ciel, il baisa d’un geste machinal la main prestement dégantée que l’on offrait à ses lèvres d’un geste royal. Encore heureux de s’en tirer à si bon compte ! Il avait cru un instant qu’elle allait lui sauter au cou :

— Il n’y a pas de miracle, ma chère Luisa ! Je suis ici pour affaire. Mais… vous-même ? Je sais bien que vous voyagez beaucoup mais de là à vous rencontrer au bout de l’Europe et aux approches de l’hiver ? Vous êtes attirée par l’Islam ?…

La belle voix grave de la marquise Casati qui aurait pu, si elle l’avait voulu, tenter une carrière dans l’opéra baissa de quelques tons pour atteindre un chuchotement caverneux :

— Rien de tout cela, mon cher. Si je vous dis la vérité, vous me jurez le secret ?

— Même si vous mentez, marquise ! Je garde ce que l’on me confie.

— Je viens consulter une voyante… une femme extraordinaire, à ce que l’on m’a dit. Une Juive étonnante…

— Il faut qu’elle le soit ! Tant de pays parcourus !…

— Peu de chose en vérité, et puis, j’adore l’Orient-Express…

— Vous n’êtes tout de même pas venue seule ?

— Avec ma femme de chambre… Je ne tenais pas à donner trop d’éclat à ce petit déplacement. Je ne suis pas ici incognito mais presque. D’où cette tenue un peu simple…

S’il n’avait si bien connu cette étonnante créature, l’une des plus extraordinaires de l’époque, Morosini eût éclaté de rire mais il est vrai que, sur son enroulement de renards, Luisa ne portait qu’un modeste tricorne de velours noir enveloppé d’une voilette et totalement dépourvu des panaches et des aigrettes de toutes couleurs qui agrémentaient habituellement les débauches de brocarts, de lamés, de mousselines, pailletées ou non, dont elle faisait sa vêture ordinaire. Et deux rangs de perles seulement alors qu’elle était le plus souvent parée comme une châsse. Il lui sourit, alors, de ce curieux sourire en coin, à la fois moqueur et nonchalant qui lui donnait tant de charme :

— J’avais remarqué, fit-il en baissant la voix lui aussi, et je n’osais pas vous demander si vous étiez en deuil… Comment va le cher maître ?

Les grands yeux noirs, encore agrandis par un généreux « charbonnage », lui lancèrent un regard horrifié et elle se signa précipitamment :

— Bien voyons !… Quelle idée affreuse !… Et c’est un peu à cause de lui que je suis ici…

Depuis des années, Luisa Casati était la maîtresse du peintre Van Dongen dont elle était aussi la muse. La seule dans les débuts, mais avec le temps il s’en était trouvé d’autres et la vie, dans le palais de marbre rose du Vésinet appartenant à la marquise, n’était pas toujours sereine. D’abord parce que la sérénité relevait de l’impossible avec elle, qui faisait de sa vie un théâtre permanent ou un conte oriental, donnant des fêtes inouïes, vivant parmi les objets précieux, les fourrures rares, la vaisselle d’or, les étoffes chatoyantes, les plumes d’autruche, les serviteurs noirs, les léopards et les serpents qu’elle élevait et à qui elle portait une sorte de culte…

— Vous donnerait-il du souci ?

Son œil noir lança un éclair :

— Oui, fit-elle sobrement. Il y a des moments où Kies m’échappe et je veux savoir pourquoi. Cette Juive est capable, dit-on, de me l’apprendre. Dînons ensemble, cher Aldo et je vous dirai tout !…

Morosini n’était pas certain d’avoir envie d’en savoir plus mais, puisqu’il était reconnu, dîner avec Luisa serait autant de pris sur une solitude qui commençait à lui peser. Elle était quelquefois crispante mais on n’avait jamais le temps de s’ennuyer avec elle. On convint de se retrouver à huit heures au salon de conversation.

En gagnant derrière elle la salle à manger qui ressemblait à une serre tant il y avait de plantes vertes et de fleurs, Aldo craignait un peu de voir leur dîner envahi par toutes sortes de relations de sa compagne en dépit de la peine qu’elle se donnait pour se fondre dans l’anonymat – dentelles noires et une seule rivière de diamants ! – mais il n’y avait, en cette arrière-saison, que peu de voyageurs et les quelques personnes présentes étaient visiblement des habituées et trop jeunes pour avoir déjà rencontré la marquise Casati sur le théâtre habituel de ses opérations. On dégusta donc tranquillement un énorme et divin « imam bayildi{2} » précédé d’excellentes huîtres accompagnées de « pastirma{3} », le tout arrosé de champagne pour ne pas perdre complètement contact avec l’Occident. Luisa Casati semblait ravie de leur rencontre et finit par en donner la raison profonde à son compagnon : Salomé, la voyante, habitait le vieux quartier juif d’Haskeuï sur la rive septentrionale de la Corne d’or, autrement dit du port. En outre, elle n’acceptait de recevoir cette cliente étrangère qu’à la nuit close. Ce qui ne rassurait guère la marquise :

— Si j’avais su, confia-t-elle, je serais venue avec mon secrétaire et un valet…

— Vous pouviez demander une escorte à l’hôtel. Au moins un drogman qui pourrait être utile…

— Non. Je parle de nombreuses langues, vous le savez, et je n’ai pas besoin d’interprète. D’ailleurs, elle m’a fait comprendre qu’elle ne souhaitait pas voir venir chez elle des gens des hôtels. Évidemment, je pourrais m’adresser à l’ambassade de France ou à celle d’Angleterre mais je n’ai aucune envie que l’on me sache ici… et dans un tel but. Alors voilà quatre jours que je tourne en rond à la recherche d’une solution. Et puis vous êtes arrivé…

Morosini se mit à rire et prit sur la table la longue main ornée d’un beau diamant jonquille et occupée à rouler nerveusement des boulettes de pain. Après tout Luisa était une vieille amie…

— Vous souhaitez que je vous accompagne chez cette femme ? Je ne vois pas pourquoi je vous refuserais une sécurité qui sera pour moi un plaisir. Voulez-vous que nous y allions ce soir ?

— Oh ! Vous êtes un amour ! Salomé a répondu à ma lettre – on ne prend jamais rendez-vous autrement chez elle ! – qu’elle m’attendrait à minuit pendant sept jours. En même temps, elle me faisait connaître ses conditions…

— Eh bien, dites-moi, si toutes les voyantes qui officient à Paris, Rome, Londres, Venise ou n’importe où dans le monde avaient de telles exigences, elles ne feraient pas fortune.

— Croyez-vous ? Je pense au contraire qu’en se rendant si difficilement accessibles, elles se feraient une excellente publicité… J’ajoute que celle-ci reçoit peu et se fait payer cher mais cela, c’est sans importance.

— Vous avez peut-être raison. Il se peut que cette femme soit surtout une habile commerçante.

— Elle n’est pas que cela, dit la Casati d’un ton grave où perçait une vague angoisse. Il lui arrive de dire des choses terribles, paraît-il. Elle aurait prédit à… mais non, je ne souhaite pas en parler !

Aldo fronça le sourcil, offrit une cigarette à sa compagne, la lui alluma et en prit une pour lui :

— Vous avez aussi peur d’y aller que vous en avez envie, Luisa. Croyez-vous que vos… problèmes en vaillent la peine ?

Elle détourna ses yeux si outrageusement agrandis par le maquillage qu’elle semblait porter un masque tragique et rejeta nerveusement la fumée.

— Oui. J’ai besoin de savoir… même si je dois en souffrir. Rien n’est pire que le doute, mon ami…

Elle se leva de table sur ces paroles. Il ne restait à Aldo qu’à la suivre jusqu’à l’un des salons où ils prirent le café en regardant, étendue à l’infini, l’image séduisante d’une ville magique dont le seul nom parlait à l’imagination. Du haut de leur colline, ils découvraient, au-delà de la Corne d’or où s’entassaient les navires, Stamboul, la ville turque, le quartier royal coulant des vieilles murailles de Constantin jusqu’au foisonnement d’arbres de la pointe du Sérail, étonnant éboulis de toits, de dômes, de jardins et de vestiges antiques d’où surgissaient, éclairés par la lune comme une image de conte persan, les six minarets du Sultan Ahmed, la Mosquée Bleue, et les puissants contreforts de Sainte-Sophie. Des lumières tremblantes piquetaient le fabuleux tableau que Luisa et Aldo contemplèrent en silence, chacun d’eux enfermé dans des pensées qu’il ne jugeait pas utiles de partager. Le café était admirablement préparé par le valet enturbanné préposé à ce rôle important et ils en prirent plusieurs tasses avant de remonter prendre des vêtements de sortie et, pour la marquise, remettre ses diamants à sa femme de chambre. Un moment plus tard, tous deux dévalaient la rue de Pera au trot rapide d’un cheval vigoureux en direction du port que l’on remonta en direction des Eaux Douces d’Europe, des « échelles » de Kassim Paça, où se trouvait le vieil arsenal, et d’Haskeuï qui le jouxtait. En dépit de la nuit il était facile de se rendre compte que ces quartiers étaient plutôt misérables. Des maisons de bois aux murs rongés par le vent et le sel s’agglutinaient autour de vieilles synagogues, boursouflées d’encorbellements sous des toits aplatis. Des échoppes aux volets clos occupaient souvent les rez-de-chaussée et, de loin en loin, s’ouvrait la porte d’un entrepôt ou les fenêtres lourdement grillées d’une banque au linteau de laquelle s’imprimait l’étoile de David mais, chose étrange, si les maisons étaient vétustes, leurs ouvertures semblaient neuves et leurs ferrures solides. Les rues étaient désertes.

— Nous arrivons, souffla Mme Casati dont ce n’était pas le premier voyage à Constantinople et qui était venue, de jour, repérer l’endroit. La maison de Salomé n’est plus éloignée.

Le fiacre, en effet, s’arrêtait peu après devant une porte de cèdre ouvragé trouant le mur d’un jardin. Un petit heurtoir de bronze y était fixé sous un étroit guichet grillagé. Aldo l’actionna. Le guichet s’ouvrit et la marquise donna son nom. Une brève attente et une servante en robe safran s’inclinait devant les visiteurs avant de les guider à travers un jardin d’où les odeurs de cèdre et de bois brûlé avaient chassé les senteurs multiples de l’été. On franchit un petit vestibule étincelant de propreté et l’on se trouva au seuil d’une grande pièce éclairée par une lampe de bronze pendue au plafond bas par une chaîne. Une femme se tenait debout sous cette lampe dont les courtes flammes dansaient au bout de leurs becs. Elle s’inclina en silence à l’entrée de ses visiteurs mais sans donner à ce geste la moindre nuance d’obséquiosité. Morosini la regarda avec curiosité, persuadé d’avoir remonté les siècles et de tomber en plein Moyen Âge. Salomé, en effet, portait le hennin orfévré des femmes de Jérusalem sous lequel son visage, couleur d’ivoire, fendu de grands yeux sombres au regard pénétrant, trouvait le moyen d’être plus impressionnant que celui de la Casati. Il était difficile de lui donner un âge car elle paraissait à peine trente ans, alors que sa réputation, d’après Luisa, était déjà ancienne mais surtout elle était d’une surprenante beauté avec son nez droit, presque grec, et ses lèvres ourlées. Son regard n’avait fait qu’effleurer sa cliente et se posait à présent sur Aldo avec une insistance qui le troubla un peu… Il s’inclina légèrement :

— Voici celle qui a besoin de vous, madame, dit-il. Je vais attendre dans le jardin…

Elle alla vers le fond de la pièce, souleva une tenture de velours :

— Il fait froid. Passez ici où il y a du feu…

Sa voix basse était chaude, un peu voilée et ajoutait encore à son charme. Ainsi posée, un bras couvert de bracelets étendu, elle évoquait ces femmes de la Bible pour qui des hommes perdaient la tête. Bethsabée, la Sulamite ou celle dont elle portait le nom, cette Salomé qui affolait Hérode et qui, par sa danse voluptueuse, obtint la tête de Jean le Baptiste devaient lui ressembler. Sous la longue tunique de soie jaune brodée et ornée de longs colliers d’ambre, de turquoises, de perles et de corail, la ligne du corps était admirable, émouvante même, et Aldo pensa qu’il valait mieux en effet que Luisa n’eût pas emmené avec elle le peintre qui lui donnait tant de soucis…

Le décor de la pièce où il pénétra était assez semblable à celui d’à côté : confortable, douillet avec ses tapis, ses coussins, ses tentures de soie épaisse obturant les fenêtres et le brasero de bronze qui dispensait une agréable température jointe à un parfum de santal. La servante de tout à l’heure reparut avec un plateau de cuivre et du café pour l’aider à attendre…

Morosini s’installa sur un divan de velours corail – c’était, avec un jaune lumineux, les couleurs dominantes de cette maison et, sans le café dont il but deux tasses, il se fût sans doute endormi. Il se sentait curieusement bien, détendu comme il ne l’était plus depuis des semaines. Le temps s’abolit et il ne vit pas passer l’heure que dura la consultation. Lorsque Salomé vint soulever à nouveau le rideau il lui sourit en disant :

— Déjà ?

L’arc fier que formaient les lèvres de la femme s’adoucit d’un sourire plein de douceur :

— Si le temps ne vous a pas duré, c’est que vous étiez bien chez moi.

— Peut-être…

En rejoignant Luisa Casati il vit qu’elle semblait très émue. Elle avait pleuré sans doute car elle s’appliquait à colmater les brèches créées par les larmes dans son maquillage de pierrot lunaire. Pourtant Aldo la devina satisfaite. Salomé avait-elle réussi à chasser le doute qu’elle portait en elle ? Les deux femmes se saluèrent avec cérémonie et la Casati se dirigea vers la porte de ce pas royal évoquant toujours une prima donna sortant de scène mais, au moment où il s’inclinait devant elle, la voyante saisit Aldo par le bras.

— Tu vas courir bientôt un grand danger. Viens me revoir une nuit prochaine à la même heure. Seul !…

Il ouvrit la bouche pour une question mais elle lui fit signe de se taire en lui désignant la longue forme noire qui se glissait dans le vestibule. Morosini hocha la tête, sourit et ne dit rien. Un moment plus tard, il roulait à nouveau aux côtés de sa compagne à travers la nuit qui s’était faite plus sombre à mesure qu’elle avançait vers le matin.

On n’échangea pas trois paroles durant le trajet… Repliée dans son coin, Luisa semblait rêver et Aldo se garda bien de la rappeler à la réalité. Ce fut seulement quand le portier du Pera Palace ouvrit la portière du véhicule et lui offrit la main pour l’aider à descendre qu’elle déclara :

— Cette femme est étonnante et je ne regrette pas mon voyage mais jamais je ne reviendrai…

— Pourquoi ?

— Elle dit des choses trop vraies !

Puis tendant une main sur laquelle Aldo s’inclina :

— Merci, ami, de m’avoir accompagnée mais je ne crois pas que nous nous reverrons demain : je vais dormir jusqu’à l’heure du train. Dormir et réfléchir…

— Alors je vous souhaite un bon retour, Luisa. Heureux d’avoir passé cette soirée auprès de vous.

— Vous restez encore quelque temps ?

— Plusieurs jours, je pense. J’ai, comme je vous l’ai dit, une affaire à régler.

— Quelque merveille à dénicher sans doute ? J’aimerais rester pour en savoir plus mais il faut que je rentre à présent. Bonne chance !

— Bon voyage !

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