CHAPITRE VIII


LE BAL DE LA SAINT-SYLVESTRE

Avec un vif soulagement et par l’Arlberg-Orient-Express, on rentra directement à Paris. Aldo ne voulait pas retourner à Venise sans Lisa et, en outre, il souhaitait consulter Mme de Sommières qui, en matière de Roumanie, était une autorité grâce aux relations épistolaires qu’elle entretenait toujours avec la reine Marie qu’elle avait connue en Angleterre à peu près au moment où cette petite-fille de la reine Victoria{6} épousait le roi Ferdinand. Grande voyageuse au demeurant, la marquise s’était rendue plusieurs fois, à l’invitation de la souveraine, à Bucarest ou à Sinaïa… Elle était donc toute indiquée pour aider son neveu à résoudre l’énigme posée par la « bienfaitrice » d’Ilona.

Tandis que le train roulait vers la capitale de sa seconde patrie, Morosini faisait des paris avec lui-même : l’Honorable Hilary Dawson allait-elle enfin consentir à lâcher les basques d’Adalbert auxquelles elle semblait se cramponner plus fermement que jamais ? Ce qui l’agaçait de prodigieuse façon, surtout quand l’Anglaise entraînait son ami dans le couloir des sleepings pour des apartés qui rien finissaient plus, alors qu’elle s’ingéniait à se trouver toujours en tiers quand Aldo tentait d’obtenir un instant de solitude à deux.

Le dernier soir, au wagon-restaurant, entre la sole Colbert et le filet de chevreuil Grand-Veneur, il mit autant dire les pieds dans le plat :

— Je suppose que tu ne feras que toucher terre à Paris ? fit-il en reposant le verre de chablis qu’il venait de vider.

Les sourcils d’Adalbert remontèrent jusqu’à sa mèche folle.

— Tu trouves que je n’ai pas été absent assez longtemps ? L’oiseau migrateur a grande envie de retrouver son nid douillet, ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse d’Hilary qui lui faisait face.

— Tu sais bien que miss Dawson déteste voyager seule. Tu n’auras pas le cœur de la laisser franchir sans ton appui les flots hargneux de la Manche en hiver…

Hilary releva son joli nez, ce qui annonçait chez elle une poussée d’humeur combative :

— Qui vous a dit que j’étais désireuse de rentrer à Londres ?

— Ne l’étes-vous pas ? Je pensais que vous souhaitiez reprendre contact au plus vite avec le British Muséum ?

— Rien ne presse. J’ai très envie de séjourner quelque temps à Paris, de visiter quelques musées, les boutiques de la rue de la Paix… et toutes ces choses !… Adalbert me guidera.

— Il ne vous viendrait pas à l’idée qu’Adalbert puisse avoir autre chose à faire ?

— Et vous-même ? N’ai-je pas entendu dire que vous avez d’importantes affaires… à Venise ? Pourtant on ne vous y voit pas souvent ?

— Vous devrais-je, par hasard, des comptes ?

Voyant s’allumer, dans les yeux d’Aldo, une inquiétante lueur verte, Adalbert jugea bon de prendre sa part d’un dialogue qui tournait au vinaigre :

— Calmez-vous, tous les deux ! Chère Hilary, vous ne doutez pas, j’espère, du plaisir que j’éprouve en votre compagnie…

— Du plaisir ? J’espérais mieux…

— Il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer trop tôt. Cela dit, je serai très heureux de vous consacrer tout le temps que vous voudrez… mais un peu plus tard. Je vous ai confié que nous avions, Morosini et moi, une mission à accomplir, ajouta-t-il sans paraître s’apercevoir du regard furibond que lui lançait Aldo, et nos dernières aventures ont dû vous en convaincre…

— Vous savez très bien que je suis prête à tout partager avec vous… lança-t-elle avec un feu qu’elle parut regretter aussitôt car elle rougit jusqu’à la racine de ses blonds cheveux.

Attendri, Adalbert prit sa main sur la nappe et y posa un baiser léger :

— Vous me rendez infiniment heureux, murmura-t-il, mais vous avez suffisamment pris de risques jusqu’à présent et c’est à moi de veiller à ce que vous ne couriez pas d’autres dangers. Peut-être serons-nous obligés de repartir un jour prochain et je ne vous cache pas que je serais plus tranquille de vous savoir à Londres…

Elle se leva comme si un ressort venait de se détendre sur son siège :

— Vous feriez mieux d’être plus franc et de dire, une bonne fois, que vous voulez vous débarrasser de moi…

Et, sans attendre la réponse, elle fila comme une flèche à travers la voiture-restaurant. Adalbert se leva aussitôt pour la suivre mais Morosini le retint :

— Un instant ! Que lui as-tu dit au juste de ce que nous recherchons ?

— Rien d’autre que ce qu’elle vient de te dire… sur l’honneur ! Elle nous prend, je crois, pour une paire d’agents secrets et elle trouve ça passionnant…

— Et… pardonne cette question indiscrète, mais qu’y a-t-il au juste entre vous ?

— Pas ce que tu imagines, en tout cas ! C’est une… vraie jeune fille. Elle songerait plutôt au mariage.

— Et toi ?

Vidal-Pellicorne eut un geste des épaules assez intraduisible qui pouvait signifier aussi bien ignorance que fatalisme, poussa un soupir et finalement déclara :

— Je n’ai jamais eu envie de me marier. J’aime trop ma vie de célibataire mais il est certain que, lorsque je la regarde, je me sens un peu moins sûr de moi.

— Alors va la rejoindre et faites la paix. C’est ta vie, pas la mienne et je n’ai pas le droit de m’en mêler. Au besoin, offre-lui mes excuses !…

L’incident était clos mais Morosini demeurait dans l’incertitude. Arrivés à Paris, Hilary pria Adalbert de lui trouver un taxi qui la conduirait au Ritz et, après un froid salut, Aldo eut la satisfaction de voir enfin l’Anglaise s’éloigner de lui. Escortée tout de même par Adalbert.

— Ensuite je passe chez moi, dit celui-ci, et je te rejoins rue Alfred-de-Vigny…

— Et si Tante Amélie n’y est pas ? Tu sais qu’elle a volontiers la bougeotte…

— Alors tu viens à la maison… en attendant qu’on la rejoigne. J’espère seulement qu’elle ne sera pas partie pour les États-Unis ou l’Afrique du Sud !

Mais la marquise était chez elle. Aldo, accueilli avec un large sourire par Cyprien, le vieux maître d’hôtel, tomba au milieu de son petit déjeuner qu’elle prenait au lit, tandis que Marie-Angéline lui lisait Le Figaro. En particulier le carnet mondain à la rubrique « décès ».

— À mon âge, disait-elle, il est bon de savoir qui l’on doit rayer de son carnet d’adresses…

L’arrivée d’Aldo éclaira d’un seul coup une humeur plutôt sombre que le temps gris et pluvieux n’arrangeait pas :

— Tu es juste ce dont j’avais besoin ! s’écria-t-elle en lui tendant des bras vêtus de batiste mauve à entre-deux de dentelle. Ne sachant plus ce que tu devenais, Plan-Crépin et moi étions en train de nous engluer dans un affreux cafard…

— … doublé d’hypocondrie ! flûta la lectrice. Notre humeur noire nous rendait volontiers agressive !

— Et vous revenez de la messe à Saint-Augustin où vous avez dû communier ? aboya la vieille dame indignée. Eh bien, ma fille, vous pouvez retourner à confesse ! Vous mériteriez que je vous envoie faire des courses.

— Vous ne ferez pas cela, soupira Aldo en se laissant tomber dans un petit fauteuil. J’ai beaucoup de choses à vous dire. À toutes les deux !

— Eh bien, ça attendra… jusqu’à ce qu’on t’ait servi un copieux petit déjeuner. Tu as une mine à faire peur. Toujours pas de nouvelles de Lisa, bien sûr ?

— Aucune.

— Et… les pierres ?

— Nous avons pu retracer leur parcours jusqu’à ces derniers temps.

— Alors tu sais où elles sont ?

— Pas encore… mais je compte sur vous pour me le dire…

— Moi ?

— Oui. Mais il faut d’abord que je vous raconte notre aventure.

Tout en absorbant quantité de croissants, de tartines de beurre, de confitures, de pain d’épices et de café, Aldo fit un récit aussi précis que possible en gommant toutefois les réalités de sa nuit avec Salomé et le souvenir désagréable qu’avait laissé sur son cou celle avec Ilona. Un morceau de taffetas gommé en cachait pudiquement la trace. En réalité, Mme de Sommières ne prêta pas grande attention à ses dernières paroles. Depuis qu’il avait prononcé le nom du prince Reiner, elle était devenue songeuse. Elle garda même le silence pendant un instant quand il eut fini de parler. Finalement, elle hocha la tête d’un air dubitatif mais son œil brillait d’une petite flamme amusée quand elle le reposa sur son neveu :

— Il n’y a jamais eu de prince Reiner à la cour de Ferdinand. Cette fille t’a raconté des histoires… ou plutôt elle a mis un masque à son personnage. Il doit s’agir en réalité de Manfred-Auguste, un cousin Hohenzollern, et la reine Marie, en effet, m’a parlé de son aventure « choquante » avec une tzigane, une fille qu’il avait installée dans un ancien pavillon de chasse pas bien loin de Sinaïa…

— C’est peut-être ça en effet mais si nous en arrivons aux suppositions, les choses ne vont pas s’éclaircir facilement. Partant de ce prince, verriez-vous, dans ses cousines, une princesse allemande ayant la passion des émeraudes… en supposant qu’il y en ait encore d’assez riches après une guerre qui en a ruiné les trois quarts pour s’offrir des joyaux de cette importance…

Mme de Sommières ne répondit pas : elle venait de retomber dans ses réflexions mais, cette fois, elle pensait tout haut :

— Des cousins et cousines, la double maison de Hohenzollern et Hohenzollern-Sigmaringen d’où sortent les rois de Roumanie en déborde mais si, comme tu dis, nous partons du principe qu’il s’agit de Manfred-Auguste, je ne vois dans sa parentèle aucune princesse qui corresponde à ce qu’on cherche…

— Oh non !… gémit Aldo qui croyait bien voir un nouveau mur se dresser devant lui.

— … mais… mais il y a une grande-duchesse. Ta comtesse-tzigane n’a pas dû faire la différence et d’ailleurs l’acheteuse a dû se garder de donner son nom véritable. Oui, tout ce que j’ai à t’offrir, c’est une grande-duchesse !

— Une Russe ? Et après la révolution d’Octobre ?…

— Certains, rares je veux bien l’admettre, ont réussi à conserver une fortune mais, en l’occurrence, cette grande-duchesse-là ne doit pas son titre à la famille impériale même si elle presque russe. Je dis presque parce qu’elle est géorgienne. Fedora Dadiani, qui descend des princes de Mingrélie, a épousé le grand-duc Karl-Albrecht de Hohenburg-Langenfels qui était beaucoup plus âgé qu’elle et qui l’a laissée veuve avec une fortune, des terres et quelques châteaux dont l’un particulièrement imposant…

Ressuscité, Aldo se frappa le front du plat de la main :

— Un de ces princes médiatisés dont l’Allemagne possédait une si belle collection ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? J’ai entendu parler de la grande-duchesse Fedora mais je ne l’ai jamais rencontrée et j’ignorais qu’elle fût collectionneuse de bijoux…

— Elle ne l’est pas vraiment elle a seulement une passion pour les émeraudes…

— … et elle n’a pas pu résister à celles que je cherche. Eh bien, Tante Amélie, je crois qu’en quelques minutes vous avez fait le tour de la question. Les « sorts sacrés » sont chez cette femme et il faut que je la trouve !

— C’est plus facile à dire qu’à faire : c’est une très jolie femme qui voyage beaucoup et qui collectionne les amants. À ce que l’on m’a dit, précisa la marquise. Plan-Crépin, je prendrais bien une tasse de café : ce garçon a tout bu !

— Connaissez-vous quelqu’un qui puisse m’introduire auprès d’elle ?

— Mon Dieu, non. En dehors de Marie de Roumanie qui ne l’aime guère et de Manfred-Auguste qui a été son amant et que j’ai seulement rencontré une fois, à Bucarest, je ne vois personne…

S’éleva alors la voix tranquille mais triomphante de Marie-Angéline qui était allée jusqu’à la porte transmettre l’ordre de la marquise :

— Après-demain, la princesse Murat donne, dans son hôtel de la rue de Monceau, une soirée au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes… Elle y sera !

— Comment, diable, savez-vous ça ? exhala Aldo mais Mme de Sommières avait déjà la réponse :

— La messe de six heures à Saint-Augustin, bien entendu ! As-tu déjà oublié que Plan-Crépin y puise le plus clair de ses informations ? Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers sa lectrice, comment pouvez-vous savoir qu’elle y sera, comme vous dites ?

— Oh, c’est un peu la vedette de la soirée. Surtout auprès des serviteurs : elle est tellement généreuse que c’est tout juste si la domesticité de la princesse Murat ne brûle pas de cierges quand elle arrive. Et puis outre le fait qu’elle est extrêmement décorative, sa présence rappelle le souvenir de feu la princesse Achille Murat qui était née Salomé Dadiani et reine de Mingrélie{7} dont elle était cousine. On aime assez à entretenir le souvenir des couronnes royales chez les Murat.

— Merci infiniment, Angélina ! s’écria Morosini qui se sentait revivre. Vous êtes vraiment la meilleure source d’informations que j’aie jamais rencontrée. Et… sauriez-vous, par hasard, comment je pourrais réussir, en quarante-huit heures, à me faire inviter dans une maison où je ne connais personne et surtout pas les maîtres de maison ? fit-il avec une pointe de taquinerie.

S’il pensait la prendre de court il se trompait. Marie-Angéline lui jeta un coup d’œil plein de défi :

— Non, fit-elle, mais je vais me renseigner !

Et elle se précipita hors de la chambre. Une heure plus tard elle était de retour porteuse d’une information que Morosini jugea intéressante : il y avait vente à l’hôtel Drouot cet après-midi-là. On y disperserait la bibliothèque d’un vieux général descendant d’un officier de la Grande Armée comportant des ouvrages ayant appartenu à Napoléon Ier et une collection de lettres de l’Empereur et de ses maréchaux patiemment réunie au long d’une vie. Le prince Murat étant couché avec la grippe, sa femme se rendrait à la vente avec sa secrétaire et sa sœur, la duchesse de Camastra.

Aldo était bien conscient qu’il y avait une marge sévère entre assister à une vente où il y aurait foule à quelques pas d’une dame et amener ladite dame à une invitation et il ne savait pas trop comment il allait s’y prendre mais pour atteindre la femme qui détenait les « sorts sacrés », et donc la vie de Lisa, il était prêt à n’importe quelle folie. Et puis il comptait un peu sur sa bonne étoile.

Elle était au rendez-vous car la première personne qu’il rencontra dans le vestibule du célèbre hôtel des ventes parisien fut son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme, qui faillit lui rentrer dedans tant il était occupé à compulser un catalogue. Ce qui l’obligea à soulever les lourdes paupières lui conférant souvent un air endormi dont il jouait avec maestria :

— Comment ? C’est toi ? s’écria celui-ci en oubliant de contrôler le léger accent méridional qu’il maîtrisait si bien d’habitude. Tu es à Paris et tu ne m’as pas encore appelé ?

— Je viens d’arriver, mon bon ! J’ai débarqué de l’Arlberg-Express ce matin…

— Toujours en train de courir l’Europe derrière quelque bijou fabuleux ? Comment va ta femme ? J’espère qu’elle est avec toi et que je vais avoir le plaisir de lui être présenté ?

— Pas cette fois-ci. Lisa n’est pas avec moi…

Une fausse indignation fit frémir le grand nez de l’antiquaire qui le faisait ressembler à un Louis XI dodu habillé à Bond Street :

— Tu la laisses déjà à la maison alors que vous n’êtes mariés que depuis quelques mois ?

— Il le faut bien. Je me déplace souvent et Lisa, qui a déjà beaucoup voyagé, n’aime rien tant que Venise…

— Elle n’a pas tort mais toi tu es bien imprudent de la laisser seule : elle est ravissante.

— Je sais, fit d’un ton morne Aldo qui se découvrait une bien inopportune envie de pleurer. Heureusement, Vauxbrun lui demandait, sans souffler autrement, ce qu’il venait faire à Drouot alors qu’il n’y avait pas le moindre bijou inscrit au programme. Mais il n’eut pas le temps de répondre : l’antiquaire se détournait pour saluer, avec une élégance très Grand Siècle, deux dames de haute mine qui s’apprêtaient à pénétrer dans la salle près de laquelle on se tenait. Elles lui répondirent avec cette grâce souriante que l’on réserve à ceux que l’on apprécie et continuèrent leur chemin suivies des yeux par les deux hommes, surtout par Aldo à qui l’allure quasi royale d’une de ces deux femmes rappelait quelque chose. C’était une dame déjà âgée – la soixantaine fraîche – mais dont les magnifiques cheveux argentés, coiffés d’une toque de velours noir enveloppée d’une voilette, semblaient faits pour porter couronne :

— Qui sont-elles ? demanda-t-il.

— Tu ne le sais pas ? Je croyais que tu connaissais tout l’armorial européen sans compter le Gotha ? Il s’agit de S. A. la princesse Murat symbole à elle toute seule de la grandeur de l’Empire puisqu’elle est née Cécile Ney d’Elchingen. L’autre est sa sœur, la duchesse de Camastra, mais celle-là, au moins, tu devrais la connaître ? Les Camastra sont siciliens.

— Je ne sais pas si tu es au courant : entre Venise et la Sicile, il y a quelque distance. Mais tu me demandais à l’instant ce que je venais faire ici ? Eh bien, mon cher, je ne suis venu que dans l’espoir de rencontrer la princesse.

— Ah oui ? Et pourquoi ?

— Elle donne après-demain une soirée au bénéfice des réfugiés russes et je voudrais y assister…

— Tu as une telle passion pour les réfugiés russes ?

— Certains d’entre eux ont été de bons clients…

— Et tu souhaites les aider par le truchement d’une œuvre… oh, mais j’y suis ! fit soudain Vauxbrun en se frappant le front.

— Où es-tu ?

— Au fait de tes intentions ! Que je suis stupide !… tu es trop de la partie pour ignorer qu’on va vendre prochainement ici des joyaux Romanov dont la couronne de Catherine II qui porte environ 4 000 carats de pierres précieuses. Tu veux t’approcher ?

— Tu as tout compris ! exhala avec soulagement Morosini pour qui cette vente annoncée était la première nouvelle mais dont il se promit bien de se procurer la date en admettant que Guy Buteau n’en ait pas déjà connaissance.

— C’est on ne peut plus facile et, à la limite, tu pourrais même te passer de moi : tu as un grand nom, un grand titre, tu es un expert connu. Tu seras reçu… je ne dirai pas à bras ouverts parce que ce n’est pas du tout le style de la princesse, mais avec grâce. Surtout si tu es disposé à faire un don… Je te présenterai à la fin de la vacation… Ça va commencer bientôt : allons nous installer !

— Au fait, pourquoi es-tu ici ? Tu es spécialiste du XVIIIe siècle. Pas de l’Empire ?

— Mais je suis tout à fait dans mon rôle, mon bon ! Je viens acheter pour un… très bon client, une rarissime édition des Liaisons dangereuses aux armes du duc de Chartres. Une bibliothèque n’appartient jamais à une seule époque et tu vois que ma présence est toute naturelle.

Jamais vente ne parut si longue à Morosini en dépit de la petite guerre que se livrèrent la princesse Murat et l’envoyé du prince Victor-Napoléon, chef de la maison impériale, que l’exil retenait à Bruxelles où il était d’ailleurs très malade. Querelle dont lui-même se mêla pour arracher à prix d’or une lettre de l’Empereur au maréchal Marmont dont il souhaitait faire un cadeau. Cela lui valut un coup d’œil surpris de la princesse, un regard furieux du mandataire et une remarque acide de Gilles Vauxbrun :

— Quelle mouche t’a piqué ? Tu as une passion pour le « traître d’Essonnes » ?

— Non, mais il était bourguignon et cela fera plaisir à mon cher Guy Buteau qui l’est aussi. Il collectionne volontiers les souvenirs de sa province bien-aimée.

— Tu sais que la princesse n’a pas l’air content du tout ? Drôle de façon de se faire bien voir !

— Cela me permettra de lui offrir des excuses… circonstanciées. Et puis, au moins, elle saura qui je suis.

En effet, l’antiquaire vénitien était connu à l’hôtel Drouot et le commissaire priseur s’était fait un plaisir d’annoncer avec un sourire et un salut :

— Adjugé au prince Morosini que nous sommes toujours heureux de recevoir ici !

La vacation achevée et avant même d’aller chercher son achat, Aldo se dirigea droit vers la grande dame sans même laisser à son ami le temps de prendre l’initiative. Il la salua, ainsi que sa sœur, en homme qui sait son monde puis ajouta avec son plus beau sourire :

— Je crains d’avoir contrarié Votre Altesse mais je ne suis venu que pour acheter cette lettre, mentit-il avec un aplomb confondant.

Elle braqua sur lui un face-à-main réprobateur :

— Chacun est libre ici, monsieur, puisque, hélas, nous sommes en république. Vous écrivez un livre, peut-être ?

— Nullement, madame. Je souhaite seulement faire un cadeau de Noël à un vieil et cher ami pour qui une lettre de l’Empereur… même au duc de Raguse, sera le plus beau des présents.

— On dirait qu’il fait bon être de vos amis ? Vous vous montrez généreux pour eux…

Gilles Vauxbrun pensa qu’il était temps pour lui d’entrer en scène :

— Plus que généreux, Altesse, et pas seulement pour ses amis mais pour toute détresse. J’espérais d’ailleurs que Votre Altesse me permettrait de le lui présenter à l’issue de la vente. Le prince Morosini, expert en joyaux historiques, est bien connu des réfugiés russes dont Votre Altesse s’occupe avec tant de bonté…

Le face-à-main retomba au bout de sa mince chaîne d’or tandis que les beaux sourcils de la vieille dame se relevaient :

— Vraiment ? En ce cas j’aimerais à en faire l’expérience : je donne, après-demain, une soirée au bénéfice de ces malheureux. Nous vous enverrons une invitation. Où habitez-vous ?

— Rue Alfred-de-Vigny, chez ma grand-tante la marquise de Sommières…

— Oh, nous sommes voisins ! Nous aurons plaisir à vous recevoir… prince !

Le titre était enfin venu alors qu’Aldo en avait fait son deuil. En même temps, le plus charmant sourire venait d’éclore sur le beau visage hautain…

— Eh bien, voilà ! fit Vauxbrun avec satisfaction. Nous avons, je crois, bien travaillé…

— Est-ce que tu y seras, toi, à cette… soirée ?

— Non, mon bon ! Un, je ne suis pas invité et, deux, je n’ai pas du tout envie de dépenser une fortune contre un concert, même de qualité, et un souper. Alors amuse-toi bien !… mais n’oublie pas de venir déjeuner ou dîner avec moi avant de repartir !

En rentrant chez Mme de Sommières, Aldo s’arrêta chez le portier pour téléphoner à Adalbert – toujours aussi hostile à l’idée de se faire appeler par une sonnerie comme une simple domestique, la marquise continuait de refuser l’accès de ses salons à cet appareil barbare – afin de le mettre au courant des derniers développements de leur affaire mais il ne trouva que Théobald qui d’un ton légèrement acidulé lui apprit que « Monsieur était parti prendre le thé avec lady Dawson et ne rentrerait pas de sitôt ! ». De toute évidence, le fidèle valet n’appréciait pas l’Anglaise et, cela, Aldo l’aurait juré. Amusé, il s’accorda le plaisir d’une petite correction :

— Allons, Théobald, ne me dites pas que vous ignorez les règles de l’armorial anglais ? C’est l’Honorable Hilary Dawson qui est la bonne appellation pas lady Dawson. Ce titre-là appartient à sa mère.

Un énorme soupir déchaîna une tempête dans l’écouteur :

— Monsieur le prince a raison mais cette illusion me consolait un peu. Depuis que Monsieur est rentré je n’entends parler que de cette dame. Entre-temps, il n’arrête pas de lui téléphoner. J’ai peur qu’il ne soit bien atteint…

— Ne vous tourmentez pas trop, Théobald. Monsieur n’est pas encore marié.

— Monsieur le prince est bien bon de m’encourager et je l’en remercie du fond du cœur. Y a-t-il un message pour Monsieur ?

— Oui. Dites-lui que je rencontrerai après-demain soir la personne qui nous intéresse. Je le rappellerai.


En pénétrant, à l’heure indiquée sur l’invitation, dans le magnifique hôtel de la rue de Monceau d’où la lumière rayonnait par toutes ses fenêtres, Morosini pensait qu’en dépit de la guerre, le faste et l’élégance des grandes maisons françaises étaient toujours au rendez-vous. Le couple princier – lui un peu pâle mais souriant, elle superbe en Chantilly noir avec d’admirables bijoux anciens – recevait ses invités avec une grâce qui n’excluait pas une dignité toute royale. La princesse Cécile, surtout, était impressionnante. Le noir mat du deuil qu’elle ne quittait plus depuis que son fils Napoléon était tombé au champ d’honneur en 1916 rehaussait l’éclat de ses diamants, sans doute, mais aussi une beauté blonde dont elle conservait plus que des traces… Elle accueillit son adversaire de l’avant-veille en lui offrant une main parfaite et scintillante sur laquelle il s’inclina, le présenta à son époux et le laissa aller prendre sa place dans la salle de bal où une scène avait été aménagée. Là se produiraient la fameuse basse Fédor Chaliapine et les balalaïkas de Tchernoyarov.

Dans la grande salle où tout portait la marque des deux empires français – la princesse Murat était en effet la première dame du monde impérial sur le territoire national – se réunissait lentement une bonne partie du Tout-Paris, celle qui pouvait payer très cher le droit de s’asseoir sur l’une des multiples chaises dorées dont la maison Catillon s’était fait une spécialité. Seul, le premier rang offrait des fauteuils aux hôtes les plus illustres égrenés aux côtés de celle qui allait présider la soirée : la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels qui, bien sûr, arriverait sans doute la dernière.

Morosini salua quelques têtes connues, serra des mains, en baisa d’autres sans cesser de guetter, du coin de l’œil, l’entrée de celle qu’il attendait. Enfin, elle parut et il crut que son cœur allait s’arrêter. Ses yeux ne la quittèrent plus. Elle était d’une beauté à couper le souffle dans l’enroulement de velours vert allongé d’une petite traîne qui étreignait sa longue et mince silhouette depuis les petits pieds chaussés d’or jusqu’à la blancheur des épaules nues dont aucun bijou ne venait déparer la ligne douce. Peut-être pour mieux mettre en valeur les boucles d’oreilles qui tremblaient contre le long cou gracieux : deux magnifiques émeraudes, simplement serties d’or ? Elles étaient du même vert, exactement, que les grands yeux légèrement étirés vers les tempes dénonçant chez cette magnifique créature une trace de sang mongol. Elles signaient la splendeur orgueilleuse de la belle Mingrélienne dont le visage au teint pâle semblait tiré en arrière par le poids d’une somptueuse chevelure d’un blond fauve nouée en torsades supportant un diadème d’or et d’émeraudes. Comme les épaules, les bras étaient nus, sans le moindre bracelet et, seule, une énorme émeraude écrasait plus qu’elle ne l’ornait une main fine et délicate.

Un murmure d’admiration avait salué son entrée et la suivait tandis que d’un pas nonchalant, un peu las même, elle se laissait guider par ses hôtes jusqu’à son fauteuil. Cette allure particulière était pleine de grâce sans doute mais si l’on y ajoutait la blancheur du visage et les cernes, légers et très émouvants, qui marquaient les beaux yeux on pouvait se demander si la grande-duchesse était en parfaite santé.

De tout le concert, Morosini n’entendit pas grand chose tant son esprit se concentrait sur cette femme. Sans l’avoir approchée, il était certain que ses joyaux étaient l’Ourim et le Toummim et il devait serrer ses mains sur le programme qu’on lui avait remis tout à l’heure pour les empêcher de trembler. Il les voyait enfin, ces pierres qu’il avait désespéré de rejoindre un jour. Elles étaient là, à quelques pas de lui, et pourtant inaccessibles. Or il fallait qu’il les approche, qu’il réussisse d’une manière ou d’une autre à s’en emparer. Restait à trouver le moyen qui n’avait rien d’évident pour les porter ainsi sans autre accompagnement, il fallait que leur propriétaire en soit très fière, outre le fait qu’elle les avait payées une fortune.

Quand un regard est posé sur une femme avec insistance, il est bien rare qu’elle ne le sente pas. Ce fut le cas de la grande-duchesse. Par deux fois, tandis que la basse russe clamait l’examen de conscience de Boris Godounov, elle se retourna, rencontra ce regard qui la dévorait. Cela n’eut pas l’air de lui déplaire car elle esquissa un sourire. Aussi quand, le concert terminé sous les acclamations, on se dirigea vers les tables du souper, ce fut elle qui chercha Aldo des yeux. Sans aucune difficulté pour le trouver d’ailleurs ; il semblait hypnotisé par elle et la suivait pas à pas. Il la vit se pencher vers son hôtesse et lui dire quelques mots.

Celle-ci se détourna, hésita puis vint vers lui pour lui dire que l’on souhaitait l’avoir comme voisin de table.

— Venez que je vous présente ! dit-elle d’une voix un peu brève où perçait un rien de réprobation. Il semblerait que ma cousine veuille s’entretenir avec vous. Peut-être souhaite-t-elle acquérir quelque joyau ? ajouta-t-elle avec une insolence toute royale qu’il accueillit d’un sourire et d’une légère inclination du buste :

— Peut-être ? fit-il en écho ironique. Décidément elle le prenait pour un boutiquier !

Mais ce que pensait son hôtesse lui importait peu. Ce qui comptait c’était d’approcher la dame aux émeraudes d’aussi près que possible et mentalement il remercia sa chance. Un instant plus tard, il était dûment présenté et prenait place à la table présidée par le maître de maison et la belle Fedora, la princesse en présidant une autre.

Vue de près, la perfection du visage était plus frappante encore. La peau était fine et unie comme une porcelaine. Quant aux émeraudes, le dernier doute disparaissait en admettant qu’il y en eût encore un : c’étaient bien les « sorts sacrés » que Morosini voyait là, enchâssés dans des volutes d’or si lourdes que le lobe des oreilles s’en trouvait légèrement distendu. Cependant il fallait passer du stade de la contemplation à celui de la conversation et, avant tout, remercier de se voir l’objet d’une si flatteuse distinction, mais elle ne lui en laissa pas le temps :

— Je n’imaginais pas, dit-elle de sa voix chantante pimentée d’un charmant accent slave, que j’allais avoir la chance de rencontrer ici un homme aussi intéressant que vous, prince. J’ai failli rester chez moi…

— C’eût été dommage ! Votre Altesse n’aime pas la musique ?

— Si, bien sûr. Chaliapine est divin mais… toutes ces soirées se ressemblent où que l’on aille à travers le monde : un concert, un souper ou alors un bal, un souper. On finit toujours par se retrouver à table et c’est fou ce que, parfois, l’on peut s’y ennuyer ! Et c’est toujours d’une longueur !…

— Je ferai de mon mieux pour vous distraire, madame, et éviter de vous décevoir. Peut-être ne suis-je pas aussi intéressant que Votre Altesse l’imagine ?

— Oh si ! Vous n’êtes pas un inconnu pour moi… mais, par pitié, oubliez l’altesse et la troisième personne. Cela alourdit tellement la conversation !

— Comme vous voudrez ! Que souhaitez-vous savoir de moi ?

— Oh, beaucoup de choses ! Je suis très curieuse… En outre il y a, sur vous, l’auréole de Venise, la ville la plus captivante qui soit, et aussi celle de toutes ces pierres précieuses, de ces joyaux fabuleux qui passent entre vos mains. Ce que j’aime le plus au monde !…

Aldo saisit la balle au bond :

— Je sais. Vous êtes connue, madame, pour votre amour des très belles pierres, surtout des émeraudes… et celles que vous portez ce soir sont fabuleuses…

— N’est-ce pas ? fit-elle, ravie. Je suis folle de ces girandoles ! Je les ai payées une fortune à une femme bizarre, à demi tzigane qui était la maîtresse d’un mien cousin et qu’il tenait cloîtrée dans un rendez-vous de chasse des Karpates. Tenez ! Admirez !

D’un geste vif et gracieux, elle en avait détaché une qu’elle tendit à son voisin, ajoutant aussitôt avec un petit rire :

— Mon Dieu !… Mais votre main tremble ?… Vous êtes aussi atteint que moi, dirait-on ?

C’était vrai. Une violente émotion secouait Aldo à tenir enfin entre ses doigts cette merveille qu’il était prêt à payer de son sang s’il le fallait. Il eut beaucoup de peine à la maîtriser :

— Beaucoup plus, madame ! Vous avez, dites-vous, payé ces joyaux une fortune ? Moi je donnerais tout ce que je possède au monde pour les obtenir.

Son ton était si grave que les beaux yeux verts s’arrondirent :

— À ce point ? fit-elle en récupérant le bijou pour le remettre en place. Essayeriez-vous de me faire peur ?

— Nullement, Altesse, mais ce sont des pierres extrêmement anciennes dont l’histoire est étonnante.

— Vous la connaissez ?

— Assez bien.

— Alors dites, dites vite !

— Veuillez m’excuser mais pas ici !

On servait, en effet, des homards Thermidor et de nombreux valets s’activaient autour des tables. D’ailleurs le maître de maison, jugeant que le Vénitien accaparait un peu trop sa belle voisine, venait d’attirer son attention. Aldo en profita pour prendre deux ou trois respirations afin d’apaiser les battements de son cœur et tenter de mettre sur pied un plan d’attaque. Il en était à se demander si un cambriolage en règle ne serait pas la meilleure solution quand Fedora revint à lui :

— Vous avez raison. On ne peut pas parler ici et, d’autre part, je pars pour Langenfels demain matin afin de préparer le bal que je donne, traditionnellement, la dernière nuit de l’année. Vous y serez mon hôte à cette occasion et j’espère qu’ensuite vous me tiendrez compagnie durant quelques jours. Nous aurons alors tout le temps… de nous mieux connaître et de parler ! Viendrez-vous ?

Sa main effleura celle d’Aldo cependant que sa voix se faisait plus chaude et plus intime. Morosini se rappela alors les nombreux amants que l’on prêtait à cette sirène et pensa, avec un rien d’accablement, qu’il allait lui falloir encore payer de sa personne, mais la chance qui s’offrait à lui était trop belle pour la repousser. Il serait temps d’aviser quand il serait dans la place…

— Avec une joie infinie ! murmura-t-il avec son sourire le plus ravageur. Votre invitation m’enchante d’autant plus que je dois me rendre à Vienne par la suite. À ce propos… puis-je me permettre d’amener mon… secrétaire ? ajouta-t-il après une imperceptible hésitation sur le poste qu’il allait offrir à Adalbert dont la présence… et les talents bien particuliers lui semblaient tout à fait indispensables.

— Bien sûr ! Qu’est-ce qu’un secrétaire ? fit la grande-duchesse en balayant l’objet d’un geste désinvolte. Le château est immense et il y aura d’ailleurs d’autres invités. Mais eux ne resteront pas…

Il fallut abandonner cet intéressant aparté. L’autre voisine d’Aldo, une comtesse russe appartenant au Comité de secours, se manifestait en lui demandant quel temps il faisait à Venise. Il lui répondit avec toute l’amabilité d’un homme à qui tous les espoirs sont permis.

Le lendemain matin, il se précipitait chez Adalbert afin d’être bien sûr qu’il ne serait pas en train de courir les magasins ou de prendre le thé avec son Anglaise. En effet, il tomba au milieu de son petit déjeuner après qu’un Théobald à la mine découragée l’eut introduit. L’air pensif et la mèche plus rebelle que jamais, Adalbert trempait distraitement un croissant dans un bol de café au lait. Il n’avait pas dû beaucoup dormir car sa chambre empestait le tabac au point qu’Aldo jugea utile d’ouvrir une fenêtre avant de lâcher, d’un bloc, le paquet de nouvelles qu’il apportait. Adalbert l’écouta avec un doux sourire et articula enfin :

— Moi aussi, j’ai une grande nouvelle je suis fiancé ! Hilary et moi nous marierons au printemps.

— Mes félicitations ! C’est pour ça, j’imagine, que ce pauvre Théobald a la tête à l’envers ?

— Bah, il s’y fera ! Hilary est tellement adorable !

— Ce n’est pas l’effet qu’elle me fait mais ce que j’ai besoin de savoir maintenant, c’est si je peux compter sur toi ?

— Pour être ton secrétaire à la fin de l’année chez la grande-duchesse ? Bien sûr ! Ça tombe d’autant mieux que, du coup, je vais pouvoir accompagner Hilary en Angleterre pour fêter Christmas avec elle et sa famille. Elle veut me présenter. C’est bien naturel…

— Tout à fait ! Eh bien, mes vœux t’accompagnent… mais arrange-toi pour être sur le quai de la gare de l’Est au jour et à l’heure que je te ferai savoir ! Tâche de te souvenir, au milieu de ton paradis britannique, que je me bats pour la vie de ma femme à moi !

Et il partit en claquant la porte, plus furieux qu’il ne l’aurait cru et d’autant plus qu’il se savait injuste et même cruel. Adalbert avait bien le droit d’être heureux et, en outre, il savait quelle tendresse il portait à Lisa, une tendresse qui l’avait parfois agacé. Il se sentit si mal, même, qu’il faillit revenir sur ses pas pour se faire pardonner ses dernières paroles mais l’orgueil le retint. Et aussi une certaine lassitude. L’amour, il le savait, pouvait briser n’importe quoi, même une belle amitié. Peut-être fallait-il qu’il se fasse à l’idée de perdre Adalbert ?…

Pourtant, au jour et à l’heure indiqués, celui-ci arpentait le quai de la gare d’un pas solide, une serviette de cuir à la main et vêtu avec toute la discrétion qui convient au secrétaire d’un personnage illustre, mais Aldo ne se méprit pas sur l’air de componction avec lequel il accueillit son « patron » lorsque celui-ci fit son apparition : Adalbert n’avait pas digéré sa « sortie » meurtrière de l’autre jour. Qu’il n’avait cessé de regretter d’ailleurs. Aussi sans se soucier des autres voyageurs qui encombraient le quai et que la nuit d’hiver changeait en silhouettes imprécises, il l’empoigna aux épaules et l’embrassa :

— Pardonne-moi ! dit-il, je ne savais plus bien ce que je disais.

— Oh, c’est oublié. Moi aussi, j’ai à m’excuser de t’avoir laissé supposer que je ne pensais plus à Lisa et à ce que tu endures… À présent, il faut établir notre plan de bataille…

— Je ne demande que ça… À propos, Hilary va bien ?

Adalbert éclata de rire :

— Hilary à propos d’un plan de bataille ? Tu ne désarmes pas, on dirait ?… Rassure-toi, tu ne vas pas la voir surgir du train : elle a consenti à rester chez elle… Ah, pendant que j’y pense : quel est mon nouvel état civil ? Tu m’as fait faire un faux passeport ou quoi ?

— Inutile. Le tien ira très bien mais pour la grande-duchesse tu t’appelleras Albert Vidal, tout simplement. Montons, il fait un froid de loup !

Le train allait partir. Un haut-parleur invitait les voyageurs à prendre leurs places. Les deux hommes rejoignirent le contrôleur qui leur indiqua le compartiment qu’ils allaient partager pour ce voyage jusqu’à Bregenz d’où un petit train les conduirait à Langenfels, capitale du grand-duché de Hohenburg. Un moment plus tard, alors que le long convoi s’ébranlait en crachant des jets de vapeur, Aldo et Adalbert, installés dans leur étroit compartiment d’acajou, de cuivre et de velours, se réchauffaient à la chaleur de leur amitié intacte. Morosini goûtant avec intensité le confort de pouvoir parler tranquillement sans que le joli minois et les yeux fureteurs de l’Honorable Hilary Dawson s’interposent. C’était la première fois depuis longtemps et il en était d’autant plus heureux qu’il avait l’impression qu’Adalbert éprouvait le même sentiment mais il se garda bien de creuser la question.


Coincé entre la Bavière et l’Autriche, résolument montagnard, le grand-duché de Hohenburg-Langenfels n’existait plus en tant qu’entité politique. Jusqu’à la guerre, son souverain était l’un de ces nombreux princes médiatisés réunis dans l’énorme empire allemand dont la Prusse militariste de Bismarck avait fait son affaire mais, protégé par les solides remparts des Alpes, il n’en avait pas souffert et ne souffrait toujours pas d’appartenir maintenant à une république chancelante. La fortune grand-ducale, en tout cas, était intacte et la belle Fedora, devenue simple châtelaine, n’en conservait pas moins la propriété de ses terres.

En débarquant dans la petite gare de Langenfels, Morosini et Vidal-Pellicorne eurent l’agréable impression que rien n’avait changé. Posée sur son tapis de neige, la petite ville offrait une image parfaite de conte de Noël avec ses maisons anciennes aux couleurs tendres ornées de fresques aux sujets religieux ou champêtres, ses balcons de bois ajourés et coloriés et ses grands toits recouverts d’un épais tapis blanc. En outre, la puissante Rolls-Royce aux portières armoriées qui attendait les voyageurs datait d’avant le conflit mais elle étincelait de bonne santé cependant que chauffeur et valet de pied en impeccable livrée anthracite étaient dignes en tout point d’une cour royale…

Le soleil orangé de la fin du jour teintait la neige et illuminait le paysage que l’on découvrit sitôt franchie une porte médiévale surmontée d’une tour carrée et qui formait un écrin magnifique au puissant château hérissé de tours, de toits et de clochers couronnant superbement une colline rocheuse sur fond de montagnes enneigées…

— Encore un château féodal ! gémit Adalbert qui avait sur le cœur celui de la « comtesse » Ilona. C’est plein de courants d’air et de cheminées énormes qui tirent mal. Un vrai calvaire quand il fait froid !

— Tu es devenu bien douillet en Angleterre. Les petits feux de tourbe n’y sont pourtant pas très réchauffants ?

— Tout dépend de la façon de s’en servir. Souviens-toi de notre petite maison à Chelsea : on y était très bien… Ça, c’est une vraie forteresse.

Aldo nota qu’il ne faisait aucune référence au château de son futur beau-père mais, prêt à jurer qu’il était vieux de plusieurs siècles, il garda ses réflexions pour lui, se contentant de faire observer que vu les dimensions de Hohenburg et les toits que l’on apercevait au-dessus des murailles, il y avait une chance pour qu’il eût des appartements confortables. Ce qui se révéla l’exacte vérité.

Après avoir gravi la longue rampe d’accès, protégée d’une muraille crénelée qui tournait autour du piton rocheux, on pénétra dans la cour d’honneur entourée sur trois côtés d’arcades basses sous lesquelles se voyaient encore d’énormes et anciens tonneaux destinés à recueillir l’eau de pluie en cas de siège. Le quatrième côté était occupé par un admirable logis Renaissance dont les multiples fenêtres sculptées dans le mode italien reflétaient glorieusement l’incendie d’un superbe soleil couchant. Une sorte de portail en chêne brun aux sculptures relevées d’or surmonté des grandes armes des Hohenburg-Langenfels et d’une statue équestre dans une niche de pierre y donnait accès. Au bruit de la voiture un maître d’hôtel et quatre valets en costumes traditionnels firent leur apparition. Le premier guida les voyageurs à l’intérieur d’un vaste hall embaumé par les senteurs d’un immense sapin décoré puis vers un grand escalier en leur souhaitant la bienvenue, tandis que les seconds s’emparaient des bagages mais Adalbert avait déjà retrouvé le sourire en constatant qu’une douce chaleur régnait dans la demeure.

— Nous avons, bien sûr, gardé les cheminées, expliquait le majordome, mais Son Altesse a fait installer le chauffage central. Elle est extrêmement frileuse.

— Qu’elle en soit bénie ! remarqua Morosini. Mon secrétaire craint fort les courants d’air.

— Il est malheureusement difficile de les éviter dans une aussi vaste demeure. Nous avons une centaine de chambres et d’appartements.

— Aurons-nous… aurai-je le privilège de saluer Son Altesse avant le dîner ? demanda Aldo.

— Non. Son Altesse se repose jusqu’à l’heure du bal. Il n’y aura d’ailleurs pas de dîner mais un souper à minuit. Votre Excellence comme les autres invités sera servie dans son appartement à huit heures. À présent, je prie Votre Excellence de m’excuser mais d’autres visiteurs nous arrivent et je dois les recevoir…

En effet deux autres voitures ajoutaient, dans la cour, leurs traces à celles qui les avaient précédées et, pendant plus d’une heure, les arrivées se succédèrent pendant que les deux amis s’installaient. Avec son grand lit à colonnes tendu de brocart mais équipé de matelas et d’oreiller moelleux, ses tapis épais et sa cheminée flambante, la chambre d’Aldo était somptueuse et confortable, tout juste un peu plus que celle, contiguë, attribuée au « secrétaire » qui devait se contenter d’un lit à chevet de chêne peint de fleurs anciennes.

— Je voudrais bien visiter la maison, fit Adalbert en mirant aux flammes un verre de vieux cognac contenu dans l’un des flacons de cristal d’un cabinet florentin dont les portes ouvertes sollicitaient une visite. Ne fût-ce que pour savoir si nous sommes loin des appartements de notre hôtesse. Et puis pour ce que nous souhaitons faire ici, il est bon de reconnaître le terrain.

— Personne n’a dit que nous devions rester enfermés. Va faire un tour. Moi, je reste. Si on te demande quelque chose, tu pourras toujours dire que tu cherches de l’aspirine pour ton bon maître. Quelque chose me dit que je vais en avoir besoin.

— Et quoi encore ? Je ne suis pas ton valet. Je dirai que je cherche la bibliothèque : c’est beaucoup plus élégant !

Il ne fut pas longtemps absent : à peine une dizaine de minutes au bout desquelles il reparut l’air mi-figue mi-raisin :

— Il y a un monde fou là-dedans. Et rien que des Allemands et des Autrichiens. C’est un va-et-vient de domestiques, de bagages, de femmes de chambre portant comme le saint-sacrement des robes du soir fraîchement repassées et tous ces gens-là ont l’air de se connaître…

— C’est assez naturel. Si le bal de ce soir est une tradition, comme elle l’a dit, sans doute Fedora reçoit-elle toujours un peu les mêmes gens : la noblesse bavaroise, autrichienne. Tu as pu repérer ses appartements ?

— Oui. Nous occupons une position privilégiée puisque nous n’en sommes séparés que par les appartements du défunt grand-duc Karl-Albert. Un domestique m’a renseigné mais ensuite je suis tombé sur un certain baron von Taffelberg qui m’a l’air de jouer ici le rôle, sinon de maître de maison, tout au moins de maître des cérémonies. Il m’a « aimablement » fait comprendre que l’heure était mal choisie pour errer dans les couloirs et qu’on souhaitait que les invités restent bien sagement chez eux en attendant l’heure de faire leur apparition.

— À quoi ressemble-t-il ?

— À un « Junker » prussien. Une gueule en ciment armé, glabre, l’œil bleu délavé sous un monocle qui lui remonte le sourcil au milieu du front, raide comme une planche au point qu’on peut supposer qu’il porte un corset. Il m’a regardé avec autant d’affection que si j’étais une vieille croûte de pain oubliée derrière une malle. Réfrigérant, quoi !

— Serait-il le dragon qui veille sur le trésor ?

— Si tu veux mon avis, il en a tout l’air. Quand je l’ai quitté, il entrait chez la grande-duchesse… disons… en habitué ! Si cette belle dame songe à entamer une romance avec toi, il faudra s’en méfier. Son prénom doit être Othello.

— Mais je n’ai pas l’intention d’exciter sa jalousie, ni d’entamer la moindre romance. L’important était de pénétrer ici. J’espère réussir à effrayer suffisamment notre hôtesse pour qu’elle me vende les pierres. Sinon… les grands moyens !

— On joue les Arsène Lupin ?

— Exactement. Cela ne te fait pas peur, je pense ? Et grâce à Dieu, la frontière autrichienne est à deux pas : il suffit d’atteindre cette croupe boisée, ajouta-t-il en désignant un point dans le vaste paysage étalé sous leurs fenêtres. L’important…

Un coup discret frappé à la porte l’interrompit. Une jeune femme blonde, vêtue avec une élégante sobriété d’une longue robe de velours gris clair gansée de satin blanc, deux rangs de perles autour du cou, trois autour des poignets, franchit le seuil et sourit. Elle était jolie et son sourire était charmant quoique un peu triste :

— Le prince Morosini, je présume ?

— Pour vous servir, madame…

— Mademoiselle. Je suis Hilda von Winkleried, la dame d’honneur de Son Altesse. Elle aurait souhaité vous accueillir elle-même mais il était difficile de faire une exception étant donné le nombre et la qualité des invités. Cependant, tout le monde étant… « casé » à cette heure, elle désire vous parler. Voulez-vous me suivre ?

— Avec plaisir…

C’était inespéré, néanmoins Aldo se garda de montrer trop d’empressement et suivit son guide sans rien changer à son allure nonchalante. Cependant il ne put retenir un tressaillement de surprise en découvrant le cadre de la grande-duchesse : l’impression de se trouver transporté au Kremlin au temps d’Ivan le Terrible ! Des plafonds voûtés peints de couleurs vives et d’or masquaient les caissons d’origine, caprice sans doute d’une nostalgique de son enfance princière, des fenêtres cachées par de lourds rideaux surbrodés – la hauteur des voûtes devait leur laisser juste la place –, un sol couvert de tapis, un luxe quasi barbare de tables basses incrustées de pierres semi-précieuses, de fauteuils ressemblant à des trônes byzantins, de candélabres de bronze chargés de bougies allumées car l’électricité, qui équipait cependant le château, était proscrite de cet appartement au bénéfice d’une forêt de cierges et de chandelles brûlant un peu partout mais surtout devant des icônes, sur lesquelles l’or et l’argent laissaient juste la place des visages et des mains. Il régnait dans les deux pièces que l’on traversa une chaleur de four rendue presque étouffante par la fumée légère s’élevant de grands brûle-parfums de bronze posés à même le sol et où se consumait un mélange d’encens et d’autres senteurs que le nez, cependant sensible de Morosini, ne réussit pas à démêler. Il oublia d’ailleurs tout cela en pénétrant dans la chambre où Fedora, assise devant un haut miroir, se faisait coiffer : l’impression d’entrer dans le sanctuaire d’une tsarine qui serait en même temps la caverne d’Ali Baba ! Il y avait un peu partout des pierreries, montées ou non, dans des coupes, des vasques, des coffrets ouverts, et des colliers d’améthystes de l’Oural ou de turquoises pendaient négligemment accrochés à des chandeliers, mais sur les deux meubles bas placés de chaque côté du miroir il n’y avait que des émeraudes : en bagues, en colliers, en bracelets avec ou sans diamants. L’œil ébloui mais cependant perçant de l’expert eut cependant vite fait de repérer les « sorts sacrés », posés simplement au milieu des autres.

— Comme je suis heureuse de vous voir, prince ! fit la voix chantante qu’un léger voile assourdissait. Je craignais tant qu’un obstacle quelconque ne vous ait retenu ! ajouta-t-elle en tendant vers lui une main diaphane et nue sur laquelle il s’inclina surpris de la sentir presque froide.

— Aucun obstacle n’aurait pu me retenir, madame, fit-il sans grand effort d’imagination.

Ce qu’elle souligna aussitôt en riant :

— La courtoisie ne vous permettait pas de dire autre chose. Comment trouvez-vous mon antre ?

— Stupéfiant… et un peu magique. En parfait accord avec vous-même.

C’était l’expression même de sa pensée. En dépit du long peignoir de linon et de dentelles mousseuses qui l’enveloppait et s’étalait autour d’elle, Fedora était fascinante et accaparait la lumière sans autre reflet que la masse brillante de ses cheveux dont un coiffeur apparemment sourd et aveugle était en train de composer un somptueux chignon destiné à supporter la tiare d’émeraudes et de diamants posée près d’elle sur un coussin. En outre, elle lui parut plus pâle encore que lors de leur première rencontre en dépit de la tendre lumière des petites flammes qui habitaient sa chambre…

— Votre Altesse se sent-elle bien ? n’hésita-t-il pas à demander. Elle me semble un peu pâle…

— Je ne suis jamais très colorée mais il est vrai que, ce soir, je suis un peu lasse. Puis-je vous demander un instant, cher ami ? ajouta-t-elle en réponse à quelques grognements intraduisibles de son coiffeur. Il paraît que je bouge trop…

Elle reprit sa pose hiératique tandis que Morosini continuait à s’intéresser au décor et s’approchait du petit oratoire aménagé dans un coin de la chambre et dont la pièce principale était une admirable icône de la Vierge qu’il identifia aussitôt :

— J’aurais cru que cette icône d’Andreï Roublev faisait partie de celles peintes par l’artiste pour le couvent de la Trinité-Saint-Serge ?

Un petit cri de douleur lui répondit : dans sa surprise Son Altesse avait tourné la tête trop brusquement :

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Avant la guerre je suis allé en Russie et je l’y ai vue. Le couvent a-t-il été détruit par la révolution d’Octobre ?

— Non. Celle-ci est la sœur de celle que vous avez vue. Le peintre en a fait une seconde pour l’un de mes ancêtres. Elle est depuis toujours le précieux trésor de ma famille.

— Puisse-t-elle continuer à vous protéger longtemps ! fit-il gentiment. Elle est… merveilleuse !

— Soyez béni pour cette bonne pensée…

La coiffure était achevée. Le précieux diadème composé de longues pointes alternant diamants et émeraudes étincelait à présent sur la tête de la jeune femme qui renvoya d’un geste son serviteur. Sa suivante allait se retirer elle aussi mais Fedora la retint :

— Reste, Hilda ! Je n’ai pas de secrets pour toi… J’avais espéré, ajouta-t-elle en se tournant vers Aldo, que nous pourrions parler… longuement après le départ de mes autres invités mais… je ne suis pas certaine d’en avoir le temps… Il se peut que l’on m’appelle… ailleurs. À moins que vous n’ayez très faim, pouvons-nous causer maintenant ?

— Je n’ai pas faim, madame, fit Morosini ravi par la perspective de repartir bientôt.

Apparemment, la belle dame renonçait à faire de lui son amant et c’était une excellente nouvelle. Seulement, il allait falloir jouer serré.

— Merci…

Elle quitta son siège et vint s’asseoir sur le pied du vaste lit couvert de fourrures et de brocart doré mais, en passant, elle avait pris les bijoux qui intéressaient tant Morosini :

— Venez vous asseoir près de moi… Et apprenez-moi pourquoi l’autre soir, à Paris, vous avez dit que vous donneriez tout ce que vous possédez au monde pour vous les procurer ?

Il n’hésita qu’à peine. Ce n’était plus l’heure d’inventer une fable quelconque. Et puis, le beau regard attentif de cette femme lui inspirait confiance. En abrégeant le plus possible, il raconta son aventure de la piscine de Siloé et ce qui s’était ensuivi. Surtout, il omit de retracer la légende donnant aux « sorts sacrés » une origine divine. La grande-duchesse possédait sans doute cette foi quelque peu superstitieuse des Slaves. Si elle apprenait qu’ils venaient de Jéhovah lui-même, elle s’y accrocherait comme s’accroche à une branche quelqu’un en train de se noyer. Aussi ne manqua-t-il pas d’en souligner la malfaisance.

— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle quand il se tut.

— Plus que tout au monde, madame. Si je la perds, il ne me reste rien…

— Et… vous ne l’avez jamais trompée, bien sûr !

La réponse vint immédiate, sincère car, pour Aldo, ce qui s’était passé avec Salomé ne constituait pas une atteinte à son serment : il avait payé un renseignement, voilà tout.

— Non.

— Pourtant…

Fedora suspendit sa phrase, fermant à demi ses yeux qui ne laissèrent plus voir qu’une étroit reflet vert. Elle sourit, puis reprit :

— … pourtant vous saviez parfaitement, en acceptant mon invitation, ce que j’attendais de vous ? Vrai ou pas ?

— Vrai. J’ai assez vécu pour entendre ce que l’on ne dit pas. Votre Altesse… voulait m’honorer de façon… toute particulière.

— Foin de tous ces mots alambiqués ! Mon altesse voulait coucher avec toi, petit frère ! s’écria-t-elle. Et tu étais d’accord, non ?

— Non. Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il pour corriger la brutalité du mot. Vous êtes sans doute l’une des plus belles créatures de Dieu mais j’espérais être assez habile pour vous amener à me vendre ces pierres. Dans mon esprit il ne pouvait s’agir que d’une transaction commerciale…

— Et si j’en avais fait ma condition de vente ?

Il détourna les yeux pour ne plus voir le regard intense dont elle l’enveloppait :

— Je vous l’ai dit : j’aime ma femme par-dessus tout…

— Tu aurais… payé de ta personne ? fit-elle en éclatant de rire C’eût été peut-être un peu mince ? Ces émeraudes m’ont coûté une fortune.

— Dût la mienne y passer tout entière, je suis prêt à vous donner le montant que vous fixerez.

— Toute ta fortune ? Es-tu si riche ?

— Pas autant que Votre Altesse, sans doute, mais je n’ai pas à me plaindre. Je vous donnerais tout contre les pierres. Seule compte la vie de Lisa…

— Elle s’appelle Lisa ?… Lisa comment, avant votre mariage ?

— Lisa Kledermann.

À nouveau Fedora éclata de rire :

— La fille du banquier suisse ? Je comprends que tu tiennes à elle et même que tu sois prêt à me donner tout ce que tu possèdes. Avec elle, tu es sûr de ne jamais mourir de faim…

C’en était trop ! Pâle de colère, Aldo se dressa devant cette femme qui non seulement le retournait sur le gril mais en outre l’insultait :

— Ma fortune, madame, je l’ai bâtie autour d’un palais plus vieux que votre château, de souvenirs rassemblés au cours des siècles par des ancêtres dont certains portèrent le « corno » d’or des Doges et de beaucoup d’autres choses encore mais j’ai appris la leçon du travail. Si vous me prenez tout, je recommencerai sans aller tendre main à mon beau-père. À présent, dites-moi votre prix et finissons-en !

Pendant un moment elle garda le silence en le regardant comme si elle l’évaluait. Elle sentait qu’intérieurement il tremblait de colère et le trouva plus séduisant que jamais.

— Et si, dit-elle doucement, je me contentais… d’une nuit d’amour ?

Avec un dédain insultant il haussa les épaules :

— D’amour ? N’appliquez donc pas ce mot sublime à ce qui ne serait qu’une misérable caricature. Non, madame. Tenons-nous-en à l’argent ! Pour le reste, vous seriez trop mal servie !

Il esquissa un salut et se dirigea vers la porte devant laquelle se tenait Hilda von Winkleried. La voix de la grande-duchesse le rattrapa :

— Restez ! Je ne crois pas vous avoir autorisé à sortir !

— Et je ne crois pas, moi, que nous ayons encore quelque chose à nous dire, fit-il en se détournant pour la regarder.

Elle était toujours assise dans la blancheur neigeuse de son déshabillé, semblable, sous sa couronne scintillante, à une fée de conte oriental et elle faisait jouer les émeraudes entre ses doigts et les flammes d’un chandelier :

— Ne sois pas si impétueux, petit frère ! J’ai encore quelque chose à dire : ce soir, pour la dernière fois, je porterai ces pierres… et demain elles seront à toi. Nous en fixerons alors le prix… Va maintenant !

Sous la main d’Hilda, la porte ouvragée comme un coffret s’ouvrit et guidé par la jeune fille à travers l’appartement, étouffant comme un térem{8}, il se retrouva dehors encore étourdi par la scène qu’il venait de vivre et ce qu’il venait d’entendre, mais les derniers mots résonnaient au fond de lui avec les accents de la victoire. Demain, il repartirait pour Jérusalem emportant avec lui la rançon de Lisa. Une énorme bulle de bonheur s’enfla en lui, l’entraînant vers sa chambre où il entra en trombe :

— Adal, s’écria-t-il, c’est gagné !

Vidal-Pellicorne, qui était en train de faire disparaître méthodiquement le contenu d’une terrine de lièvre, faillit s’étouffer et dut avoir recours au verre de vin posé devant lui :

— Qu’est-ce que tu as dit ? émit-il d’une voix étranglée après avoir toussé plusieurs fois.

— Que tu n’auras pas à jouer les Arsène Lupin. Demain, la grande-duchesse me remettra les émeraudes…

— Con… contre quoi ?

— Je l’ignore mais j’en suis sûre : demain, elle me les vend ! Nous sommes au bout de nos peines, mon vieux ! Et je vais revoir Lisa !

Et il se jeta, pleurant presque, dans les bras de son ami qui se précipitait hors de sa chaise pour en faire autant ! Un instant de pur bonheur auquel fit écho l’orchestre lointain préludant déjà à la grande fête de la nuit.

Deux heures plus tard, sanglés dans d’impeccables habits noirs fleuris d’un gardénia, le prince et son « secrétaire » faisaient leur entrée dans l’immense salle des chevaliers qui occupait à elle seule la partie la plus ancienne du château. Sous les hautes voûtes gothiques, une collection d’armures en pied alternaient avec d’anciennes tapisseries aux vives couleurs miraculeusement conservées donnant à l’ensemble un air de grandeur que n’atténuaient pas les épaisses guirlandes de sapin mêlées de fils d’argent et de houx qui couraient de l’un à l’autre des quatre grands sapins scintillants de bougies plantés aux coins de la salle. Une énorme boule de gui était pendue au plus central des trois lustres de bronze qui éclairaient la salle. Des troncs entiers flambaient dans les hautes cheminées de pierre à chaque extrémité répandant une délicieuse et fraîche odeur de résine. À mi-chemin, sur une large estrade, l’orchestre jouait en sourdine du Lanner ou du Strauss mais en réservant la première valse pour l’instant où la grande-duchesse ouvrirait le bal.

Quand les deux hommes y pénétrèrent, la salle débordait déjà de robes brillantes, d’habits, d’uniformes, d’épaules nues, de diadèmes ou de chevelures endiamantées, perlées ou emplumées. Des groupes s’étaient formés qui causaient, riaient mais sur le ton retenu des gens de bonne compagnie. Entre ces groupes, des valets en livrée verte et blanche évoluaient avec des plateaux chargés de coupes de champagne…

La salle était en contrebas par rapport au reste du château. On y accédait par un palier suivi de quelques marches. Aldo et Adalbert s’y arrêtèrent pour examiner l’assistance mais sans apercevoir le moindre visage connu :

— Ce bal est une tradition locale, observa Morosini. Il doit y avoir surtout des gens des environs, je n’entends parler qu’allemand.

— Ça nous évitera des frais de conversation. Quoique… j’aperçoive de bien jolies femmes ! fit Adalbert qui, d’une humeur charmante, semblait décidé à enterrer l’année joyeusement. Commençons toujours par aller boire un peu de champagne ! Rien de tel pour se mettre en jambes !

— Tu as envie de danser ?

— Et pourquoi pas ? J’ai encore l’âge, tu sais ?

— Oui, mais tu es fiancé ?

— Pas officiellement ! Et même les fiançailles ne sont pas l’équivalent d’une entrée en religion !

Ensemble, ils descendirent dans la foule, prirent chacun un verre sur un plateau qui passait et trinquèrent joyeusement à ce 31 décembre qui allait clore non seulement l’année mais le cycle épuisant de leurs pérégrinations. Pas seuls, d’ailleurs, car les groupes s’ouvraient volontiers pour accueillir ces deux hommes élégants.

Soudain, il se fit un silence.

L’orchestre s’arrêta net. Le baron von Taffelberg venait de rejoindre le chef et lui parlait à l’oreille avant de se tourner vers la salle où chacun dirigea son regard vers cet homme. Il était pâle jusqu’aux lèvres et semblait bouleversé : le monocle même avait disparu de son orbite.

— Que lui arrive-t-il ? chuchota quelqu’un derrière le dos de Morosini. On dirait qu’il est sur le point de s’évanouir ?

Mais, déjà, Taffelberg se ressaisissait et ce fut d’une voix assez ferme qu’il prononça :

— Mesdames et messieurs… vous tous qui êtes les fidèles de cette fête comme de cette maison… j’ai une affreuse nouvelle à vous communiquer : Son Altesse… Mme la grande-duchesse de Hohenburg-Langenfels vient de mourir…

Загрузка...