CHAPITRE VII


UNE FILLE DE DRACULA

Morosini comprit que Vidal-Pellicorne avait eu raison de s’obstiner à prendre le transeuropéen quand il vit que leur départ était observé, suivi et qu’en gare d’Haydarpaça d’autres gens de police les escortaient à distance jusqu’à ce qu’ils eussent embarqué et attendirent même le départ. Il eût été, en effet, plus simple et plus court de prendre le bateau jusqu’à Varna et, de là, un nouveau train jusqu’à Bucarest mais le Ghazi avait ordonné, il fallait lui obéir et Aldo lui devait trop pour contester. On avait donc décidé d’aller jusqu’à Belgrade et d’y prendre l’autre tronçon de la ligne qui reliait la Suisse à l’Autriche, la Hongrie et la Yougoslavie pour aboutir dans la capitale roumaine. Une fois hors de la juridiction turque, on avait les mains libres, mais, bien entendu, Hilary Dawson n’était pas au courant de cet incident de parcours : pour elle on allait tous à Paris.

Cependant, à voir la manière frileuse dont elle traversa la gare d’Istanbul pendue au bras d’Adalbert en jetant autour d’elle des regards effrayés, Morosini éprouvait des doutes sur ce qui se passerait quand on quitterait le train sans elle à Belgrade. Tandis qu’elle s’installait dans son « single » alors que lui-même et Adalbert avaient opté pour une cabine double, il s’en ouvrit à son ami :

— Cette fille est morte de peur. Tu crois qu’elle acceptera de nous lâcher ?

— Il n’y a aucune raison que non. J’admets qu’elle est assez secouée en ce moment, pauvre chatte, mais cela tient uniquement au pays. Ce train est un prolongement de l’Occident : elle va s’y sentir déjà chez elle surtout quand la nuit sera passée. Nous serons à Belgrade demain vers 7 heures du soir et il est à peine 4 heures : cela lui donne vingt-sept heures pour reprendre son équilibre. Surtout qu’il serait bien étonnant qu’il n’y ait pas à bord un Anglais ou deux. Il y en a toujours sur cette ligne…

— Arrête ! Ton discours donne l’impression que tu cherches à te convaincre toi-même ! Je ne sais pas où vous, en êtes de votre romance mais je regrette beaucoup que nous n’arrivions pas à Belgrade en pleine nuit on descendrait pendant qu’elle dort et le tour serait joué. On y sera tout juste après le thé demain. Impossible de filer à l’anglaise…

Adalbert haussa des épaules outrées :

— C’est d’un goût ! Je te dis, moi, que tout se passera très bien. On se donnera rendez-vous à Paris ou à Londres et voilà tout. Hilary comprendra certainement. C’est la fille la plus discrète que je connaisse…

C’était peut-être la plus discrète – et encore ! – mais c’était sûrement la plus peureuse. Quand, au wagon-restaurant, Adalbert aborda le sujet, elle se figea, une huître à la main, tandis que ses grands yeux bleus s’emplissaient à la fois de crainte et de larmes. Morosini, qui s’y attendait un peu, se demanda en quoi pouvait bien consister le fameux flegme britannique. Chez elle, en tout cas, c’était une vertu inconnue :

— Vous voulez m’abandonner ? émit-elle d’une petite voix étranglée.

— Il n’est pas question de vous abandonner, Hilary. Simplement nous nous quitterons à Belgrade pour régler une affaire importante tandis que vous continuerez jusqu’à Paris où vous n’aurez qu’à nous attendre, à moins que vous ne préfériez rentrer à Londres où j’irai vous rejoindre ?

— Vous voulez que je reste seule dans ce train ?… Oh, Adalbert je ne pourrai jamais…

— Vous y étiez pourtant bien seule quand vous êtes partie pour Istanbul ? Personne ne vous avait dit que vous rencontreriez Adalbert, explosa Morosini.

Elle tourna vers Aldo la batterie indignée de son regard :

— Ce n’est pas pareil ! J’étais alors une voyageuse comme les autres, perdue dans la masse. Personne ne me connaissait… À présent c’est tellement différent !

— Je ne vois pas en quoi ?

— Oubliez-vous déjà comment nous venons de quitter Istanbul ? Chassés pour ainsi dire et surveillés par la police. Qui vous dit que quelque chose ne se trame pas contre nous dans ce train même ?

— Il n’y a aucune raison. Les autorités se sont assurées que nous partions comme elles le souhaitaient. Tout s’arrête là !

— J’ai peur que vous ne soyez un incurable optimiste, mon ami. Et, d’abord, pourquoi voulez-vous descendre à Belgrade ?

— On vous l’a dit, grogna Morosini. Une affaire à régler.

— Eh bien, c’est tout simple : nous descendons tous les trois, vous réglez votre affaire et nous reprenons le train suivant…

— Non, ce n’est pas si simple : nous ne resterons pas à Belgrade.

— Voilà qui m’est égal du moment que je reste avec vous. Où que vous alliez, j’irai…

— Mais ça peut être dangereux, émit Morosini qui pensait à sa page de carnet arrachée.

— Aucune importance ! Affronté à trois, le plus grand danger est très vivable ! Oh, Adalbert, vous n’allez pas me laisser toute seule après m’avoir promis de ne jamais m’abandonner quand je serais en difficultés !

Tout en faisant disparaître son châteaubriant sauce béarnaise, Morosini maudit le côté Don Quichotte de son ami. La cause d’Hilary était gagnée d’avance : il suffisait de voir l’air penché d’Adalbert et sa mine attendrie. Encore une minute de « lamento » et il pleurait avec elle…

— Il y a un moyen simple de trancher la question, fit-il. Je descends seul à Belgrade et vous continuez tous les deux…

La réaction d’Adalbert fut immédiate et presque violente :

— Pas question ! Dès que je te laisse seul, il t’arrive les pires catastrophes. Hilary, je vous en prie, soyez raisonnable !

— Je n’ai jamais été raisonnable ! fit-elle butée. Et je ne veux pas vous perdre !

C’était presque une déclaration d’amour. Morosini eut beau susurrer que la meilleure manière de perdre un homme était sans doute de s’accrocher à ses basques, l’Honorable Hilary Dawson le foudroya d’un regard tellement olympien qu’il abandonna la partie en pensant que, peut-être, plus elle serait collante et plus vite Adalbert en aurait assez :

— Emmenons-la ! soupira-t-il. Si nous rencontrons un vampire il s’intéressera peut-être en premier à son jeune sang plutôt qu’aux nôtres qui ont nettement plus de bouteille !

Et là-dessus, il classa le sujet, alluma une cigarette et prit un plaisir pervers à écouter Adalbert fabriquer une histoire « à ne pas raconter la nuit », tirant davantage sa substance du livre de Bram Stoker que de la vérité historique. Pas question de parler des émeraudes à cette touche-à-tout ! Il eut tout de même la satisfaction de voir son ennemie pâlir un brin sous le léger maquillage, ce qui la rendait encore plus ravissante.

Quand le train se fut arrêté en gare de Belgrade, le lendemain vers six heures et demie du soir, les trois voyageurs descendirent ensemble et Morosini se mit en quête du Vienne-Budapest-Bucarest qui allait presque les ramener sur leurs pas. Par chance il passait trois heures plus tard et, par une autre chance, la lecture de l’indicateur des chemins de fer apprit à Morosini qu’il était inutile de prendre des billets jusqu’à Bucarest pour l’excellente raison que le train s’arrêtait à Sighishoara : une économie d’une centaine de kilomètres et même du double s’ils avaient dû revenir encore sur leurs pas. L’attente dans le buffet de la gare ne fut pas agréable : une vague de froid venue de Russie passait sur l’Europe Centrale et la grande salle était à peine chauffée par de maigres braseros. En outre, la nourriture qu’on leur servit était à peu près immangeable. Ce fut pour Aldo l’occasion de rendre justice aux qualités voyageuses d’une fille d’Albion : le mauvais temps, elle connaissait, et elle réussit à trouver « delicious » les sarmas, feuilles de choux aigres – mais vraiment aigres ! – garnies d’une farce qui l’était tout autant, alors que ses deux compagnons faisaient la grimace.

— Si tu tiens à garder ton Théobald qui te fait la vie si douillette, n’épouse jamais cette fille ! Tu verrais disparaître ton fidèle valet-cuisinier dans un nuage de poussière… chuchota Morosini tandis qu’Hilary était partie « se repoudrer » dans un infâme cabinet « à la turque » dont les murs présentaient plus de taches suspectes et de graffitis que de miroirs…

— Je n’ai jamais eu envie de me marier !

— Ça pourrait venir ! Elle est très convaincante !

Quand on atteignit Sighishoara, la neige recouvrait le pays qui, avec ses forêts de sapins, ses vieux châteaux assoupis sur les contreforts des Karpates et ses petites fermes en bois isolées au bout de chemins aux profondes ornières ressemblait tellement à une carte postale de Noël qu’Hilary, enchantée, battit des mains comme une petite fille :

— On se croirait chez nous au temps jadis ! soupira-t-elle presque émue.

— J’espère, fit Aldo d’une voix caverneuse, que vous continuerez à vous y croire mais j’en doute !

Pourtant elle n’avait pas tout à fait tort. Si le côté anglais n’était pas évident, l’impression de remonter le temps était frappante dès que l’on eut tourné le dos à la ligne du chemin de fer. Perchée sur un éperon dominant la Tirnava Mare, Sighishoara et ses neuf tours de défense restituaient avec une étonnante exactitude une hautaine cité médiévale enfermée dans ses murailles et dédaignant les constructions sans âge de la ville basse agenouillée à ses pieds. Le charme fut plus puissant encore lorsque l’on eut franchi la porte fortifiée débouchant sur une placette abritée d’un grand arbre défeuillé : rues tortueuses, pentues, tapissées de gros pavés inégaux, bordées de maisons vénérables dont les grands toits montraient leurs tuiles brunes autour des cheminées, là où la neige ne s’accrochait pas encore, passages sombres qui, la nuit, devaient être inquiétants, portes basses et profondes, escaliers couverts en bois noirci par le temps menant au point culminant de la cité : une église gothique au clocher à bulbe discret étendant sa protection sur un cimetière où les tombes se cachaient sous un fouillis de végétation noircie…

— Ça a l’air assez grand, marmotta Vidal-Pellicorne, et on n’a pas beaucoup de renseignements. Tu crois qu’on va trouver la personne avec qui nous devrions traiter ?

— D’abord, se loger ! Un hôtel a toujours été le meilleur centre de renseignements…

Celui qu’on leur avait indiqué à la gare portait le nom allemand de « Zum Goldene Krone » qui les soulagea grandement en leur faisant découvrir que, dans cette partie du pays, on parlait cette langue au moins autant que le roumain que ni l’un ni l’autre ne connaissait. En effet au cours des siècles, les Saxons s’étaient fortement implantés en Transylvanie qu’ils partageaient avec les Valaques et les Hongrois. Circonstance qui allait aplanir pour les deux amis les plus grosses difficultés de communications.

L’hôtel se situait dans la partie haute de la ville et offrait un certain confort en ce sens qu’il possédait nombre de poêles en faïence et des doubles fenêtres. C’était une belle maison ancienne, datant du XVIe siècle environ, mais qui aurait eu besoin de quelques travaux. Otto Schaffner, le patron, y régnait sur une dizaine de chambres et une grande salle prolongeant la cuisine, lourdement voûtée, où l’odeur de bière se mêlait à celle du tabac refroidi. Massif, rougeaud, bâti comme un ours, il commandait à deux garçons qui lui ressemblaient en plus petit, à une vieille cuisinière qui, elle, ressemblait à n’importe quelle sorcière de conte fantastique et à un quarteron de filles qu’à leurs jupons bariolés, leur teint bistré et leurs yeux de feu on devinait appartenir à l’une ou l’autre de ces tribus tziganes dont, en arrivant, on avait remarqué les campements et les feux de cuisine aux abords de la ville. Elles étaient belles, ces filles, fières et arrogantes même. Pas du tout le style servantes d’auberge et Morosini, ayant croisé au passage une œillade inviteuse, se demanda un moment si cette maison était seulement un hôtel ou un lieu fort peu convenable pour une jeune lady fraîchement émoulue du British Muséum. Ayant remarqué son froncement de sourcil, Otto Schaffner, impressionné au demeurant par son titre princier, alla au-devant de ses questions :

— Ne craignez rien. Altesse, mon auberge est une maison sérieuse. Ces filles sont des tziganes mais elles ne s’occupent pas des chambres et sont là uniquement pour servir. J’en emploie tous les hivers quand les tribus se réfugient près de la ville pour attendre le printemps. Elles attirent la clientèle parce qu’elles sont belles à regarder et savent chanter et danser.

— Qui s’occupe des chambres ?

— Mes deux garçons ! Avec eux vous n’avez pas à craindre les vols. J’espère que vous vous plairez chez nous…

C’est une question qu’il aurait fallu poser à Hilary. Lorsque l’on descendit pour le dîner et que son regard bleu se posa sur la salle où moutonnaient des dos d’hommes, vêtus de cuir brodé de couleurs vives ou de peau laineuse retournée entre lesquels voltigeaient des filles en oripeaux bariolés portant des chopes ou des pots au milieu d’un vacarme de voix et de rires soutenus par deux violons frénétiques, elle eut un mouvement de recul qu’Adalbert retint gentiment :

— Eh non, ce n’est pas l’enfer. C’est simplement un endroit où les hommes viennent, après le travail, se détendre et s’amuser. Et il paraît qu’on y mange bien…

C’était vrai. La cuisinière d’Otto qui était valaque ne s’obnubilait pas sur la choucroute saxonne et savait préparer d’excellents plats roumains. On dégusta une roborative soupe aux abattis de dinde, suivie d’un poulet à la broche avec des « mititei », petites saucisses de bœuf tendre assaisonnées d’ail et d’herbes aromatiques, le tout accompagné de l’inévitable « mamaliga », plat de semoule cuite à l’eau jusqu’au durcissement avec du beurre et du fromage. On termina par un millefeuilles à la purée de pommes, arrosé d’un bon vin rouge de Cotnari, après quoi le patron tint à leur offrir la « tsuica », une eau-de-vie de prune que l’on boit dans des carafes miniatures à longs cols dont on met l’extrémité dans la bouche. À la suite de tout cela, le regard bleu d’Hilary avait perdu beaucoup de sa sévérité et gagné une expression vague mais débonnaire. Elle applaudit même les musiciens qui vinrent exécuter près d’elle une « doïna », l’une de ces obsédantes cantilènes roumaines qu’on ne retrouve dans aucun autre folklore… Après quoi elle consentit à ce qu’on la raccompagne jusqu’à sa chambre où le poêle entretenait une douce chaleur mais, une fois la jeune fille rentrée chez elle, Aldo et Adalbert redescendirent. Le moment leur paraissait venu de poser quelques questions à Schaffner. Une fois de plus, le vieux truc du livre en préparation allait servir. Ce fut Adalbert qui attaqua :

— Je suis historien, dit-il, et nous préparons, le prince et moi, un ouvrage sur les grandes figures de l’histoire roumaine…

— Vous allez parler de notre roi Ferdinand que Dieu nous garde ?

— Dans un autre livre peut-être, fit Adalbert pour ne pas décevoir le bonhomme, et nous comptons lui dédier celui-là…

— Auquel il s’intéresse d’ailleurs ! affirma Morosini avec aplomb, certain que personne ne viendrait le démentir.

— Pour l’instant nous rien sommes qu’au XVe siècle et nous recherchons un grand personnage qui est, je crois, né ici : le voïvode Vlad Drakul…

— Bien sûr qu’il est né ici ! s’exclama Otto dont la figure prit une expression béate. Je vous montrerai demain sa maison natale qui n’est pas loin. Un sacré bonhomme, le Tepech ! Faisait pas bon être de ses ennemis et même quelquefois de ses amis mais il était brave comme un lion et il a chassé les Turcs. Chez les tziganes, ajouta-t-il avec un coup d’œil à Miarka, l’une des filles qui entendant le nom s’était arrêtée près d’eux, on a pour lui une sorte de vénération…

— Même les femmes ? Dieu sait pourtant qu’elles ont eu à souffrir de lui ! On évoque des femmes enceintes éventrées pour leur arracher l’enfant ou d’autres qui se disaient enceintes dans l’espoir de l’attendrir et qu’il éventrait également pour leur prouver qu’elles avaient tort…

— Les nôtres n’ont jamais eu à s’en plaindre, coupa la tzigane parce que la seule femme qu’il ait jamais aimée était l’une d’entre nous…

L’œil noir de Miarka flambait. Morosini lui offrit en retour un sourire plein de nonchalante ironie :

— Personne ne dit le contraire. La légende veut qu’il ait eu de cette tzigane une fille qui n’a jamais quitté ce pays et qui, à son tour, aurait donné le jour à une autre fille avec la collaboration d’un des tiens et ainsi de suite… Comme si c’était vraisemblable ? ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.

Le poing de la jeune femme s’abattit sur la table si violemment que la vaisselle sauta :

— Ce n’est pas une légende mais la seule vérité. Les filles de Vlad et des hommes du vent se sont succédé dans ce pays. Jamais d’autres enfants ! Toujours une fille, une seule, qui le temps venu s’offrait au tzigane de son choix… Leurs noces avaient lieu sous les étoiles dans la nuit indiquée par les devineresses et la femme expulsait son fruit devant les tribus assemblées…

— … Comme une reine du temps jadis ! Si l’on en croit ton histoire, il devrait y en avoir encore une de nos jours ?

— Mais il y en a une ! Seulement…

Brusquement, la fille se tut, cracha par terre et alla reprendre le plateau qu’elle avait posé sur une table libre avant de s’éloigner vers la cuisine.

— Que veut-elle dire ? fit Aldo qui la suivait des yeux.

— Oh !… que les temps changent, exhala Otto. La dernière n’a pas suivi la tradition. Elle n’est plus toute jeune à cette heure et elle n’a jamais eu d’enfant. Avec elle, la chaîne est cassée. D’ailleurs, elle n’habite plus ici…

Les deux amis échangèrent un coup d’œil mais ce fut Adalbert qui demanda d’une voix neutre :

— Où donc alors ?

— Pas très loin. Elle s’est trouvé un vieux château dans les premiers contreforts de la montagne. Elle y vit avec deux valets hongrois, forts comme des Turcs, et des chiens féroces qui tiennent les curieux à l’écart. Même les tziganes qui n’ont peur de rien n’osent pas approcher. Ils se sont contentés de la maudire et d’attendre qu’elle meure.

— Pourquoi donc ?

— Pour s’emparer du cadavre et lui planter un pieu dans la poitrine. Ils disent qu’elle s’est détournée d’eux parce qu’elle a commercé avec le Diable et qu’elle est devenue un vampire. Des voyageurs qui seraient allés là-bas rien seraient jamais revenus…

— Vous y croyez, vous ?

— À quoi ? Aux vampires ? Tout le monde y croit plus ou moins en Transylvanie. Pour Ilona – c’est comme ça qu’elle s’appelle comme ses mères et grand-mères – j’ignore ce qu’il y a de vrai. Les tziganes ont beaucoup d’imagination, vous savez, mais là, je me demande parfois s’ils n’ont pas un peu raison. On dit, chez nous, qu’il n’y a pas de fumée sans feu…

— On le dit chez nous aussi. Et… c’est loin, cette charmante demeure ?

— Environ vingt kilomètres en remontant le cours de la Tirnava Mare… mais ne me dites pas que vous avez l’intention d’y aller voir ?

— Il faudrait bien pourtant, fit Aldo. Je vous rappelle que nous écrivons un livre et cette histoire serait passionnante pour les lecteurs. Quelle conclusion pour celle de Vlad l’Empaleur !

Schaffner alla chercher la bouteille de tsuica et remplit généreusement les « toiu », les minuscules carafes que les trois autres s’empressèrent de vider.

— Je vous en donnerai un flacon si vous allez là-bas parce que vous en aurez besoin. Mais vous feriez mieux de laisser la dame ici. Ilona a toujours détesté les femmes… même sa mère, je crois bien !

— C’est bien notre intention.

— Il faudra aussi… Otto hésita, toussota, la mine un peu gênée, puis se décida à achever : me régler votre dépense jusqu’ici. Quand vous reviendrez nous repartirons sur de nouveaux frais…

— Il a eu le bon goût de ne pas ajouter « si vous revenez », commenta Adalbert un peu plus tard tandis que tous deux remontaient dans leurs chambres, mais il n’a pas l’air d’y croire beaucoup, à notre retour. Tu crois qu’on devrait prendre sa mise en garde au sérieux ?

— Il faut toujours prendre une mise en garde au sérieux, quelle qu’elle soit. Ce que je me demande, moi, c’est si cette Ilona a lu ton fameux bouquin ou vu un film de vampires au cinéma ? Tout y est : les chiens féroces qui remplacent les loups, les valets à tout faire, le vieux château. Tout ça me paraît surtout destiné à écarter les âmes simples mais curieuses.

— Autrement dit, elle doit avoir toujours les émeraudes et elle les fait garder en conséquence ?…

— C’est ce que pensait Salomé et je crois Salomé. Notre hôte, lui, n’a pas l’air au courant…

— Parce qu’il n’en a pas parlé ? Ce ne sont pas des choses que l’on confie à des étrangers. La convoitise fait assez facilement oublier la peur. Alors que faisons-nous ?

— On y va, bien sûr, et dès demain ! Mais cette fois, il faut convaincre Hilary de rester ici.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Quand on descendit le lendemain matin pour le petit déjeuner, miss Dawson, l’esprit et l’œil clairs, refusa une fois de plus de rester en arrière avec l’obstination d’une petite fille à qui l’on veut arracher son Nounours préféré :

— Je ne quitterai pas Adalbert et Adalbert ne me quittera pas, affirma-t-elle. Où il ira, j’irai !

Aldo sentit la moutarde lui monter au nez :

— Quel âge avez-vous ? demanda-t-il brutalement. Trois ans ? Quatre ans ?

— Vingt-trois ! fit-elle en rougissant mais si vous étiez un gentleman, monsieur le prince, vous devriez apprendre que ce n’est pas une question que l’on pose à une dame.

— Je voulais seulement préciser un point : si vous avez vingt-trois ans, comment avez-vous fait pour les vivre sans Adalbert ?

— Je n’affrontais pas les mêmes problèmes.

— Écoutez : nous devons rendre visite à une châtelaine des environs qui déteste les femmes et qui, en outre, est peut-être une folle dangereuse. Vous allez nous compliquer l’existence.

— Mais je ne vous empêche pas d’y aller tout seul ! fit-elle avec aigreur. Après tout, vous aussi vous pouvez sortir sans lui…

— Hilary, protesta Adalbert, je dois y aller aussi : cela fait partie de mon travail. Soyez un peu raisonnable !

— Non. Pas en ce qui vous concerne. Vous m’êtes… très cher, ajouta-t-elle en rougissant de plus belle.

À cet instant, la porte de la salle s’ouvrit pour livrer passage à un curieux cortège : un pope vêtu d’une robe noire et d’une étole dorée, armé d’un encensoir, entra, suivi de trois petits garçons qui semblaient jouer les enfants de chœur. Sans regarder personne, il fit le tour de la pièce en balançant son encensoir et en psalmodiant quelque chose d’inaudible, passa dans la cuisine où la vieille femme s’agenouilla pour lui baiser la main, de là gagna une autre salle qui devait se trouver sur l’arrière, revint sur ses pas, adressa un bon sourire et quelques coups d’encensoir aux trois personnages qui s’étaient levés instinctivement, rejoignit la porte où Otto à son tour lui baisa la main et sortit suivi de l’aubergiste. On entendit l’escalier craquer sous ses souliers et ceux de son escorte… Une forte odeur d’encens emplissait à présent la vaste pièce et fit éternuer Hilary qui prit la chose fort mal.

— Qu’est-ce que cette comédie ridicule ? s’écria-t-elle mais ce fut Schaffner qui lui apporta la réponse un peu plus tard sur un ton rogue démontrant clairement qu’il n’appréciait pas la protestation :

— Il faut bien, de temps en temps, faire bénir les maisons… que diable ! C’est une coutume à laquelle nous tenons ici !

Mais Aldo et Adalbert échangèrent un coup d’œil : ils devinaient que leur hôte avait dû juger bon de convoquer le pope avant de voir ses clients partir pour une expédition aussi risquée… Et lorsqu’ils partirent, une heure plus tard, dans la solide charrette attelée de deux gros chevaux qu’il avait réussi à leur trouver, il resta sur le seuil de son auberge à les regarder s’éloigner. En se retournant, Aldo vit qu’il traçait dans l’air et à leur intention un grand signe de croix avant de se signer lui-même :

— En voilà un qui ne s’attend pas à nous revoir vivants ! marmotta-t-il à l’usage d’Adalbert assis auprès de lui.

Hilary, enveloppée de fourrures et de deux couvertures, s’était installée à côté du cocher sous une espèce d’auvent censé les protéger des précipitations célestes. Le temps, cependant, était moins froid. La neige qui était la première de l’année commençait à fondre sous le pâle petit soleil qui clignait de l’œil au-dessus des sapins noirs… On remontai la rivière et le paysage était magnifique avec, en toile de fond, les Karpates et leur sauvage grandeur vers lesquelles on se dirigeait en sachant fort bien que l’on devrait faire à pied la dernière partie du chemin. Le voiturier les avait prévenus.

— Je vous attendrai à l’auberge d’un petit village qui est à deux petits kilomètres du château…

— Vous ne nous emmenez pas jusqu’au bout ? protesta Adalbert en se promettant bien de dire, au retour, quelques mots bien sentis à Schaffner. Mais il y a une dame avec nous ?

— Elle peut rester avec moi si elle veut. D’ailleurs ça s’rait bien mieux pour elle…

— Mais enfin, pourquoi ?

Au même moment, un hurlement éloigné mais, très reconnaissable, arriva du fond de la forêt :

— Vous entendez ? dit le cocher. Les loups ! Je ne veux risquer ni mes chevaux ni ma peau…

Rien ne put l’en faire démordre et il fallut bien se résigner à exposer la situation à Hilary : la peur de l’homme était réelle. Elle laissait supposer qu’il y avait peut-être, au bout de la route, un danger plus réel que ne le laissaient supposer les superstitions locales. Miss Dawson posa quelques questions touchant cette femme mystérieuse vers laquelle on se dirigeait. Adalbert lui en dit ce qu’il savait, c’est à dire pas grand-chose, et termina son discours en précisant :

— Une chose est certaine : elle déteste les autres femmes et la conclusion logique de ceci est que vous allez nous attendre tranquillement à l’auberge…

Il avait fait preuve de toute la fermeté dont il disposait mais la jeune fille lui rit au nez avant de lancer d’un ton offensé :

— Quand donc allez-vous perdre cette manie de vouloir toujours me laisser derrière vous ? Que voulez-vous que je fasse avec ce rustre et les quelques paysans crasseux que je vois ici ? Une partie de dés peut-être, en ingurgitant des pintes de cet alcool dont ne voudrait pas un docker de Wapping ?

Aldo pensa qu’hier elle n’avait pas l’air de trouver cela si mauvais mais se garda bien d’intervenir dans ce qui ressemblait de plus en plus à une scène de ménage. Hilary d’ailleurs poursuivait sa philippique.

— Sachez qu’une Anglaise bien née ne craint aucun ennemi, réel ou imaginaire !…

— Alors restez ici ! lâcha Aldo, logique.

Elle tourna vers lui le double feu de son regard indigné :

— Justement non ! La seule chose que… qui me déplairait serait d’être abandonnée dans ce pays perdu au milieu d’indigènes dont j’ignore la langue et qui ressemblent davantage à des ours qu’à des êtres humains pendant que vous irez vous faire tuer tout à votre aise ! Et maintenant assez perdu de temps ! Allons-y ! Vous venez ?

Et, sautant à bas de la voiture dans une flaque de boue qui ne parut pas l’incommoder, elle s’engagea résolument dans le chemin encore vierge de tout passage où la neige ouatait pudiquement les ornières. Il ne restait plus qu’à la suivre.

— Je vous attendrai jusqu’à demain soir mais pas plus tard ! cria le charretier. J’ai du travail qui m’attend !

Et il rentra dans l’auberge.

— C’est maigre comme oraison funèbre ! remarqua Morosini en haussant les épaules et en enfonçant sa casquette sur sa tête.

Le mauvais état du chemin rendait l’avance pénible mais la forêt de sapins était magnifique avec ses profondeurs bleues que la neige éclairait et qu’animait parfois la course rapide d’un chevreuil. Hilary se comportait dignement et marchait du même pas que les hommes. En bonne Anglaise organisée et habituée aux voyages, ses valises renfermaient toujours la tenue exactement adaptée à la situation ou au climat. Ainsi ses hautes bottes lacées protégeaient-elles ses jambes comme sa jupe de tweed, son chandail chiné et sa pelisse à capuchon d’épais drap brun doublé de castor défendaient le reste de sa personne du froid et des intempéries.

À mesure que l’on avançait, le terrain s’élevait et, soudain, la barrière des arbres s’écarta, remplacée par les hauts murs de pierre d’une antique enceinte médiévale trouée de rares meurtrières et d’un portail ogival aux sculptures rongées par le temps encastrant une porte aux énormes ferrures rouillées percée d’un judas. Le silence hivernal était encore plus épais ici que partout ailleurs.

— Qu’est-ce qu’on fait pour se faire ouvrir ? grogna Adalbert qui n’avait pas l’air d’aimer beaucoup l’endroit. On sonne de l’olifant ?

— Si tu as ça sur toi on peut toujours essayer mais il y a là une chaîne qui doit correspondre à une cloche…

— C’est tellement rouillé que cela risque de s’écrouler si on tire dessus…

Coupant court au dialogue, Hilary prit en main la chaîne et tira vigoureusement. Le son grave d’une cloche qui devait être de belle taille résonna de l’autre côté des murs déchaînant les aboiements furieux de plusieurs chiens. Hilary sonna une seconde fois avec impatience et l’on vit apparaître sur le haut du mur un personnage aussi rébarbatif que possible, un colosse vêtu de cuir, coiffé d’un bonnet en peau de loup dont les poils rejoignaient ceux de sa barbe et de sa moustache. À sa ceinture étaient accrochés une hachette et un couteau à large lame cependant qu’un fusil de chasse pendait à son épaule. D’une voix rude, il aboya quelque chose qui devait se traduire par « que voulez-vous ? ». Aldo répondit en allemand :

— Nous désirons parler à la comtesse Ilona…

— Où as-tu pris qu’elle était comtesse ? chuchota Vidal-Pellicorne.

— Dans ces pays un titre va presque toujours avec un château et cela ne peut que la flatter. Et puis comme nous ne savons pas son nom, cela fait mieux que Mme Ilona, non ?

— Si, convint Adalbert avec un petit rire.

Là-haut cependant l’homme demandait, en allemand cette fois :

— Que lui voulez-vous ?

— Lui proposer une affaire et nous venons de loin je suis le prince Morosini, antiquaire de Venise…

— Et les autres ?

— Voici… lady Dawson, du British Muséum, raccourcit Aldo qui préférait ne pas s’embarquer dans les méandres de la noblesse britannique, et monsieur Vidal-Pellicorne… du… du Collège de France !

Pour la première fois, Hilary se dérida :

— On dirait que nous venons de recevoir chacun une promotion, souffla-t-elle à Adalbert.

— Vous êtes mieux servie que moi. Je me serais bien vu baron… ou marquis ? J’ai toujours aimé ce titre-là. Il sent la guerre en dentelles et la poudre à la Maréchale…

L’homme cependant avait disparu sans autres commentaires et dix bonnes minutes s’écoulèrent avant qu’on ne le revît après un tintamarre apocalyptique de verrous tirés, de clefs tournées et de grincements de gonds assoiffés d’huile, érigé au seuil du portail où il occupait une belle part de l’espace. Derrière lui la semi-obscurité d’une longue voûte :

— Les hommes seulement, lâcha-t-il. La femme reste dehors !

— Là, que vous avais-je dit ? chuchota Morosini tandis qu’éclataient les protestations de la jeune fille affreusement vexée. Puis, plus haut et à l’intention du gardien : C’est impossible voyons ! Nous n’allons pas laisser une dame de qualité se morfondre devant votre porte ?

— C’est ça ou rien ! Personne ne vous empêche de rester avec elle et même de repartir tout de suite… On ne vous a pas invités !

Il reculait déjà pour refermer quand Adalbert s’interposa :

— Ça ne sert à rien d’insister. Le mieux est que tu y ailles seul. Je vais tenir compagnie à Hilary.

— Oh, je peux très bien rester seule, protesta celle-ci. Je… je suis désolée, Adalbert, ajouta-t-elle plus doucement.

— Il est bien temps ! marmotta Morosini qui s’avança vers le gardien : je vous suis !

L’homme eut un sourire féroce qui fit briller de longues canines sous sa moustache hirsute :

— Dites à vos amis qu’ils feraient aussi bien de rentrer au village. L’attente pourrait leur paraître longue… très longue même. Et la nuit, en hiver, les loups viennent jusqu’ici.

— C’est gentil ne nous prévenir, fit Adalbert tout de même un peu inquiet, mais nous sommes assez grands pour savoir ce que nous avons à faire… Nous resterons !

— C’est à vous de voir !

Un instant plus tard, le vantail de chêne et de fer retombait derrière Morosini avec un bruit aussi implacable qu’une dalle de pierre sur un tombeau. Désagréablement impressionné, il fut tenté de se retourner pour voir si l’injonction que Dante vit s’inscrire en lettres de feu sur la porte de l’Enfer : « Vous qui entrez, laissez toute espérance » n’y était pas tracée, mais il repoussa l’idée avec un haussement d’épaules. Pour Lisa il se sentait prêt à affronter tous les démons de la terre.

Ce qu’il découvrit au bout de la voûte basse qu’un cavalier n’aurait pu franchir sans se courber n’était guère plus réjouissant. Le château proprement dit se dressait devant lui, érigé à même le rocher qu’il semblait continuer. Il était le centre d’une cour circulaire délimitée par la chemise de muraille dans laquelle s’inscrivaient des bâtiments et il n’avait rien d’une demeure de plaisance : c’était une sorte de donjon large et trapu percé de rares et étroites fenêtres trilobées mais, seule grâce chez ce monstre, une galerie à fines arcades ornait ce qui devait être le dernier étage. Ainsi, dressé contre le ciel gris dont le vent effilochait les nuages, il était sinistre à souhait. À peine moins que l’étrange ornement planté dans la cour : un gibet où se balançait un squelette pendu par la cage thoracique à un énorme croc de boucher… Aldo se sentit pâlir en imaginant ce qu’avait pu être la fin de cet homme… Son arrivée à lui fut saluée par les grondements furieux de quatre molosses noirs qu’une copie conforme du gardien maintenait d’une poigne de fer : n’importe lequel d’entre eux était capable de le réduire à l’état du supplicié… Il fallait cependant faire bonne figure et ce fut avec un haussement d’épaules dédaigneux qu’il considéra l’homme aux chiens et suivit son guide jusqu’aux marches de pierre accédant à l’entrée du château…

Lorsqu’il l’eut franchie, il considéra avec stupeur le décor intérieur, se demandant s’il n’avait pas changé de siècles en pénétrant dans cet univers démentiel ou peut-être gagné une autre planète. Ce qu’il voyait aurait pu servir de modèle à Piranèse pour ses « Prisons » : un assemblage délirant d’escaliers à claire-voie, de poutres armées de chaînes, de voûtes obscures, de profondeurs ténébreuses qui étaient peut-être des oubliettes. Quelques chauves-souris ajoutaient au charme de l’endroit. L’idée qu’une femme pût habiter là-dedans ne serait venue à personne. Ce fut pourtant dans ce dédale de pierre et de bois qu’on le guida jusqu’à une porte peinte en rouge donnant sur une pièce qui ressemblait beaucoup plus à une prison qu’à une antichambre. Il y avait là un lit bas avec une paillasse et une couverture, une chaise, une table supportant une lanterne éteinte et quelques commodités. L’homme alluma la lanterne, posa sur la table quelques feuilles de papier et un stylo qui faisait un peu anachronique et désigna le tout au nouveau venu :

— Écrivez ! ordonna-t-il.

— Et que voulez-vous que j’écrive ?

— Tout ce qui vous concerne : noms, profession, âge, etc. Et vous ajouterez la raison qui vous a conduit jusqu’ici…

— Vous ne pensez pas que c’est du temps perdu ? Quelques minutes d’entretien avec votre maîtresse suffiront à mon bonheur…

— Pas au sien ! Écrivez ce que je vous ai dit. Ensuite, elle verra si elle vous reçoit, si elle vous jette dehors ou si…

— Ou si quoi ? insista Morosini dont la patience s’usait à grande allure.

— Vous le verrez bien ! Maintenant, si vous ne voulez pas écrire, je vous ramène dehors et je dis à Tiarko de lâcher les chiens…

Allez donc discuter avec des gens de cette sorte ! Luttant vigoureusement contre la moutarde qui lui montait au nez, Morosini rédigea un texte court mais complet qu’il terminait en indiquant souhaiter acheter des pierres dont il avait la certitude qu’elles étaient toujours la propriété de la châtelaine. L’homme ramassa les feuillets, les mit dans sa poche et se dirigea vers la porte mais retint Aldo qui lui emboîtait le pas :

— Vous attendez ici !

Il fallut bien s’y résoudre et Aldo retourna s’asseoir sur sa chaise tandis qu’une fois de plus, des verrous se refermaient sur lui et qu’il se demandait dans quel piège il s’était encore fourré. Il se le demanda longtemps. Les heures passèrent sans rien amener d’autre que la nuit et son interlocuteur de tout à l’heure qui lui apporta un panier contenant un flacon de vin et une sorte de pot-au-feu froid accompagné de « mamaliga » bourrative. Cette fois il se fâcha :

— Je ne suis pas venu dîner, fit-il en repoussant le panier. Je suis venu discuter une affaire avec votre maîtresse. Va-t-elle me recevoir, oui ou non ?

— Elle réfléchit.

— Et ça va durer encore longtemps ?

L’homme haussa les épaules :

— C’est une dame très sage. Elle sait qu’il ne faut jamais se hâter quand on a une décision à prendre. Vous feriez aussi bien de manger et de dormir un peu en attendant qu’elle ait fini.

— Dormir ici ? Mais il fait un froid de loup !

— C’est pourquoi je vous conseille de manger. Ça vous réchauffera. Et puis vous êtes bien couvert ! ajouta-t-il en tâtant l’épais manteau à col de fourrure. C’est joli, ce tissu !

On nageait en plein surréalisme. Causer « chiffons » avec cette espèce d’homme des bois était la dernière chose à quoi Morosini s’attendait. Il le repoussa d’une bourrade :

— Vous voulez l’adresse de mon tailleur ?… En voilà assez ! Allez dire à votre patronne que la plaisanterie a assez duré. Je veux la voir et aller ensuite rejoindre mes compagnons.

— Sont plus là !

— Vous les avez chassés ?

— Pas besoin. Ils ont dû en avoir assez d’attendre. Surtout que la neige s’est remise à tomber. C’est mieux comme ça… Ils finiront par oublier… acheva-t-il en ricanant.

Morosini sentit un désagréable frisson courir le long de son dos mais rien réagit que plus sèchement :

— Oublier ? Cela veut dire quoi ?

— Exactement ce que ça dit : qu’ils ont bien fait de s’en aller. Autant que vous le sachiez, les gens qu’on laisse entrer ne ressortent pas souvent. Ça se sait dans le pays… Bon appétit !

Et il ressortit sur ces paroles encourageantes laissant Aldo à des méditations sans grande gaieté. C’était le bout du monde ici, un monde quasi sauvage où l’on ne se souciait guère de ce qui pouvait arriver au voisin. Adalbert, bien sûr, ne se laisserait pas aller à « oublier », comme disait cette brute, mais que pourrait-il bien faire pour le secourir ? La seule idée d’approcher ce maudit château terrifiait les paysans et il était difficile de leur donner tort quand on avait vu le gibet de la cour. Ilona avait l’air de tenir à ses traditions familiales…

Le froid augmentait. Après avoir arpenté sa prison dans les deux sens tapant des pieds et se battant les flancs pour se réchauffer, il pensa qu’un peu de nourriture lui ferait du bien, mangea une bonne part de la mamaliga qui lui semblait moins vénéneuse que le ragoût, but le flacon de vin… et s’endormit profondément.

Le retour à la conscience fut des plus surprenants. Le décor carcéral avait disparu. Ce que Morosini voyait au-dessus de lui c’était un plafond en cintres allongés peint en crème et rechampi d’or. En tournant les yeux autour de lui, il pouvait voir un vaste salon dans le style ottoman au sol couvert de tapis chatoyants, meublé de divans bas, semblables à celui qu’il occupait lui-même, couverts de velours jaune ou de satin bleu pâle brodé de fleurs d’or, des tables basses en ébène ou en marqueterie, un superbe narguilé d’ambre et de bronze. Aux murs, tendus de soie bleue, de petits tableaux persans et, surtout, le portrait d’un homme portant un casque qui ressemblait à la pointe d’un obus. Dessous, séparés par le nasal de fer, des yeux sombres, perçants, cruels, des lèvres minces, trop rouges, une moustache hirsute et une maigre barbe faite de longs poils durs et espacés. Près d’une des fenêtres un grand piano à queue, laqué de noir, érigeait une aile qui occultait la plus grande partie de l’ouverture. Sur tout cela flottait un parfum que son nez sensible identifia, tandis que son esprit refusait d’admettre sa présence dans ce château de cauchemar : c’était l’Heure Bleue de Guerlain. Mais le plus surprenant était encore la femme qui apparut soudain dans son champ de vision. Grande, blonde, épanouie, encore éclatante en dépit des mèches blanches striant son épaisse chevelure massée en chignon bas sur la nuque, elle était vêtue d’une longue tunique noire parfilée d’argent dont les larges manches et le profond décolleté s’ourlaient de chinchilla.

— Eh bien, mon cher prince, comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle tandis que le réflexe de l’éducation remettait Morosini debout sans même qu’il s’en rendît compte :

— Bien mais…

— Surtout ne commettez pas la faute d’émettre le « Où suis-je ? » traditionnel. Vous gâcheriez tout.

— Je n’en ai pas la moindre intention. Vous êtes, je pense, la comtesse Ilona…

— Vous pouvez m’appeler ainsi…

Se détournant de lui, elle alla s’asseoir sur le tabouret du piano et laissa ses mains courir, presque négligemment, sur les touches d’ivoire. Aldo suivit machinalement et vint s’appuyer contre l’instrument pour mieux observer son hôtesse. La musique le renseigna un peu sur ce qu’elle pouvait être : elle jouait les « Liebestraüme » de Liszt et son jeu était brillant mais froid, trop mécanique. Cette sirène manquait d’âme et sans lui laisser le temps d’achever, il posa une première question :

— Voudriez-vous m’expliquer ?

— Quoi ?

— La façon dont j’ai été traité alors que l’on abandonnait mes amis au froid, au danger des loups…

— Vous devriez vous estimer heureux. Personne, jamais, n’a le droit de franchir le seuil de ce château. Je hais les curieux plus encore que les femmes… Ceux qui pénètrent ici n’en sortent pas vivants. Il faut cela pour préserver ma tranquillité…

— Alors pourquoi m’avez-vous laissé entrer ?

— Parce que vous vous appelez Morosini.

— Et ce nom vous dit quelque chose ?

— Mais oui…

Quittant son piano, elle alla se placer devant le portrait du guerrier dont Aldo aurait juré qu’il s’agissait de l’Empaleur sans avoir jamais vu de lui la moindre effigie. De ses longs doigts, elle caressa l’image de bois peint avec une sorte de sensualité :

— Un certain Paolo Morosini protégeait les comptoirs vénitiens de Dalmatie et cherchait à tisser un réseau d’alliances contre les Turcs. Pour rencontrer Vlad il est venu jusqu’ici et ils sont devenus amis…

— Et Vlad ne lui a pas offert de s’asseoir sur l’un de ses pieux les mieux aiguisés ? ironisa Morosini. C’est pourtant ainsi qu’il traitait les ambassadeurs…

— Du Sultan, oui. Pas celui d’une ville qui le fascinait. Ton ancêtre était venu en secret mais il portait des présents, il savait parler, charmer. Il était en outre vaillant et d’une grande beauté. Ils ont partagé… bien des heures privilégiées. Vlad aimait beaucoup Paolo et il n’a jamais changé de sentiments envers lui. Le temps et l’éloignement n’y ont rien fait. Voilà pourquoi moi, sa fille, je te reçois au lieu de lâcher mes chiens sur toi…

— Mal ! précisa Aldo en notant au passage qu’on lui faisait l’honneur de le tutoyer. Jeter un visiteur dans une geôle glaciale n’est guère courtois…

— Mais ton ancêtre n’a pas été traité autrement. Vlad a commencé par l’enfermer avec ses gens. Puis il a éprouvé son courage en le faisant amener au lieu où il prenait son repas…

— … dans son décor préféré : quelques malheureux agonisants sur des pals ?

Ilona caressa la joue du portrait et sourit :

— Chacun au monde a ses petits travers !… Il y avait un pieu encore vide. On a déshabillé ton ancêtre et on lui a proposé de se restaurer avant le supplice. Il a accepté, pris place, nu comme Adam, auprès de Vlad et déjeuné comme si de rien n’était en tenant des propos si brillants que celui-ci en a été définitivement charmé. C’est là qu’est née leur amitié…

Aldo se garda bien de demander jusqu’où elle était allée, cette amitié. Dans la famille on savait bien des choses sur Paolo et ses aventures mais sur celle-ci on était resté discret. Seul le Conseil des Dix{5} avait su peut-être à quoi s’en tenir et encore !… Beau comme un dieu grec, le capitaine de Venise possédait l’intelligence la plus froide et la plus calculatrice qui soit… et des goûts amoureux fort éclectiques. Surtout lorsque son intérêt ou celui de Venise se trouvaient en cause… Mais l’heure n’était pas aux réminiscences historiques, Ilona revenait vers lui après avoir allumé le tabac d’un long fume-cigarettes d’ambre… Dans la robe noire et brillante dont le décolleté, en glissant, révélait une épaule ronde, ses hanches ondulaient de façon suggestive mais il lui offrit son sourire le plus narquois :

— Curieuse rencontre en effet ! Dois-je en conclure qu’il me faut me déshabiller pour aller souper avec vous dans la cour auprès du malencontreux ornement que vous lui avez donné ?

— Le feriez-vous si je l’exigeais ?

— Ma foi, non. Il fait trop froid…

Elle vint presque contre lui, l’enveloppant à la fois de son parfum et de l’odeur sucrée du tabac d’Orient, planta ses noires prunelles dans les yeux de Morosini qui en soutint le regard sans cesser de sourire. Et, brusquement, elle éclata de rire mais un rire frais, joyeux, incroyablement jeune, celui d’une petite fille qui a fait une bonne farce :

— Dieu que c’est drôle ! s’écria-t-elle en s’écartant pour se laisser tomber sur l’un des divans. Il y a longtemps que je ne m’étais autant amusée !

— Allons, tant mieux ! Pouvons-nous rire ensemble ?

— Pourquoi pas ? Mais d’abord quittez votre air empaillé et venez vous asseoir là. Nous allons boire ensemble le verre de l’amitié, ajouta-t-elle en tendant un bras pour ouvrir un petit cabaret en marqueterie où elle prit deux verres et une prosaïque bouteille de fine Napoléon.

— L’amitié ? fit Aldo. Sur quelle base pensez-vous l’établir ?

— Pas sur celle de nos ancêtres, rassurez-vous. J’ai un amant et il me suffit !… Trinquons d’abord et dites-moi ensuite la raison qui vous a conduit jusqu’ici ? Étes-vous aussi un ambassadeur occulte ?

Tout allait si vite avec cette fille étrange que Morosini se donna le temps de goûter l’alcool ambré qui était admirable avant de répondre :

— Oui et non. Si je suis ambassadeur, c’est d’une cause à laquelle vous ne comprendriez rien mais qui me tient à cœur parce que la vie de ma femme en dépend.

— Vous êtes marié ?… Dommage ! fit-elle avec une petite grimace…

— Pourquoi ? Il n’y a là rien qui puisse empêcher l’amitié si c’est ce que vous m’offrez ?

— Je ne m’en dédis pas. Voyons votre requête !

Ce fut au tour d’Aldo de s’approcher du portrait :

— Vlad a aimé la première Ilona au point de lui léguer un trésor qu’il avait peut-être obtenu de façon contestable mais auquel il tenait parce qu’il y voyait la matérialisation de sa chance et, pour ce que j’en sais, vos mères, grand-mères, aïeules l’ont toujours conservé comme leur bien le plus précieux…

— C’étaient surtout les tziganes qui avaient décidé d’en faire une sorte de symbole de leur errance parce qu’on y voyait la lune et le soleil et mes mères, comme vous dites, se sont laissé prendre à cette fable ! Sans jamais pouvoir s’en délivrer. Les tziganes étaient trop nombreux, trop puissants en dépit du mépris dont ils ont été et sont toujours l’objet. Elles étaient leurs prisonnières et, parvenues à l’âge de porter un enfant, elles étaient livrées au roi. C’est de cela que je me suis sauvée parce que je ne veux connaître en moi que le sang de Vlad. Le premier homme auquel je me suis donnée n’était pas un roi loqueteux mais un vrai prince…

— Cependant vous avez conservé les pierres qui portaient la lune et le soleil, fit doucement Morosini. Ce sont ces pierres que je suis venu vous supplier de me vendre. À quelque prix que ce soit. J’en ai besoin…

— Vraiment ?

— Vraiment !

Et, à cette femme inconnue qui était sans doute une criminelle, il conta brièvement l’histoire des pierres vertes et le chantage dont il était l’objet. Sans entrer bien sûr dans les détails. Elle l’écouta avec une sorte de ravissement comme en éprouve un enfant lorsqu’on lui raconte une belle histoire et, quand ce fut fini, elle exhala un long soupir.

— Comme c’est passionnant ! Je regrette d’autant plus de ne plus posséder ces pierres…

Arrêté dans son élan lyrique, Aldo la considéra bouche bée :

— Que dites-vous ? Vous ne les avez plus ?

— Eh non !

— Mais qu’en avez-vous fait ? Vous les avez perdues ? On vous les a volées ?

— Ce serait sans doute beaucoup plus romantique mais ce n’est rien de tout cela : je les ai vendues, tout simplement !

— Vendues ? s’écria Morosini qui n’en croyait pas ses oreilles. Le Pape lui aurait dit qu’il venait de vendre l’Anneau du Pêcheur qu’il n’eût pas été plus surpris. Il compléta d’ailleurs sa pensée : Mais n’était-ce pas le précieux trésor de Vlad, l’emblème secret mais révéré du peuple tzigane ?

— Je vous rappelle que j’ai rejeté ce peuple qui prétendait m’imposer sa loi comme il l’a imposée à toutes les femmes de ma lignée… la lignée de Vlad et c’était cela le plus important. Avec quoi croyez-vous que j’ai pu racheter ce château qui était la demeure préférée de celui en qui je vois mon seul père ? Mes aïeules ont vécu chichement, presque dans la misère, à côté de cette fortune que les tziganes ont souvent cherché à se faire confier. Mais tant qu’on acceptait d’être livrée à leur roi, ils se tenaient tranquilles. Quand, moi, je me suis refusée, ils sont devenus menaçants. J’ai compris que je devais me protéger. J’aurais pu fuir très loin. L’homme que j’aimais voulait m’emmener mais un mariage avec lui était impossible et je ne voulais pas quitter la terre de Vlad. J’ai décidé alors de la faire revivre mais pour cela il fallait de l’argent. Mon cher Reiner n’en avait pas mais il m’a aidée tout de même en faisant venir une de ses cousines, une femme extrêmement riche et qui était habitée par la passion des joyaux…

— Vous l’avez fait venir ici ?

— Je me tue à vous dire que je n’avais pas encore ce château, fit-elle avec impatience… J’ai connu Reiner quand, avec la suite du roi Ferdinand, il est venu à Sighishoara en visite officielle. Ensuite il m’a autant dire enlevée et conduite dans une maison proche de Sinaïa, le palais d’été, qui n’est pas très éloigné d’ici. C’est là que nous nous sommes aimés, c’est là qu’est venue aussi la princesse de X… Elle a payé royalement. Riche désormais, j’ai organisé ma vie. Une vie qu’il s’agissait de protéger. J’ai compris que la peur serait ma meilleure arme et j’ai agi en conséquence avec l’aide des deux molosses à qui Reiner m’a confiée. On dit même que je bois le sang de mes victimes, que je suis un vampire…

— Et vous avez… tué beaucoup de monde ?

Brusquement, le visage qui s’était animé pendant le récit se ferma tandis qu’un sourire cruel étirait l’arc parfait de la bouche :

— La tranquillité n’a pas de prix… et puis cela ne vous regarde pas. Encore quelque chose à me demander ?

— Oui. Le nom de cette grande dame si généreuse.

— N’y comptez pas, car elle pourrait me faire des reproches ! Cette dame possède, pour ce que j’en sais, une collection de joyaux anciens et ces gens-là n’aiment guère être connus…

Sur ce chapitre, Aldo en connaissait plus qu’elle mais ce nouvel obstacle l’irrita.

— Un nom ne tire pas à conséquences et je ferai en sorte qu’elle ne sache jamais comment j’ai pu apprendre…

— Non, coupa Ilona. Si je donne le nom, vous demanderez aussi l’adresse.

— Je n’en ai pas besoin. Je connais parfaitement le Gotha européen et je sais où habite qui. Donnez-moi le nom, je vous en supplie ! Vous savez qu’il me faut retrouver ces pierres à n’importe quel prix…

— Elle ne vous les vendra jamais… et elle est sûrement plus riche que vous !

— Que puis-je dire pour vous convaincre ?… Ou alors, dites-moi celui de ce Reiner que vous aimez tant.

— Vous voulez rire ? Si je n’ai pu l’épouser c’est parce qu’il est marié et parent du roi Ferdinand. Parfois… il vient me rejoindre ici, en grand secret, et nous nous aimons. Si je vous envoyais à lui, vous gâcheriez tout et cela je ne le permettrai pas.

— Vous me désespérez, madame !

— Voilà qui m’est indifférent ! (Puis changeant brusquement de ton.) Mais puisque vous souhaitiez vous engager, vous allez me jurer de ne jamais révéler à personne ce qui me concerne et que j’ai eu la faiblesse de vous raconter en mémoire de Paolo Morosini.

— Et si je refuse ?

— Alors je n’aurai plus le choix. Croyez-moi, contentez-vous de ce que je vous ai dit… et estimez-vous heureux de sortir indemne des griffes de la fille de Dracula !

Le nom le fit tressaillir :

— Dracula ? Mais…

Alors comme tout à l’heure elle se mit à rire :

— Eh oui, mon cher ami, j’ai pu lire, grâce à Reiner, certain livre qui prolonge d’étrange façon la vie de mon ancêtre vénéré. Cela m’a été fort utile pour créer ma propre légende. Les exploits de mon cher Vlad avaient tendance à s’effacer un peu dans les brumes du temps. Ce bouquin ridicule est arrivé à point nommé pour leur ajouter un nouvel élément de terreur…

Elle partit soudain d’un grand éclat de rire qui, dans la lumière des chandelles, fit briller ses dents blanches… et curieusement pointues :

— Cela m’a permis de mieux comprendre le plaisir que pouvait éprouver Vlad à voir trembler devant lui tant de gens cependant courageux. La peur donne à celui qui la génère la puissance… et un merveilleux sentiment de tranquillité ! Mais à présent, je crois que l’heure est venue de nous séparer. En bons amis, j’espère ?

La nuance de menace qui sonna dans les dernières paroles n’échappa pas à Morosini qui s’inclina légèrement :

— N’en doutez pas ! Votre hospitalité est inoubliable, madame…

— Et vous me garderez le secret ? Même si vous devez repartir sans savoir le nom de la princesse ?

— Même ! fit-il avec un sourire qu’il n’eut aucune peine à offrir. (Tandis que se poursuivait la conversation entre lui et l’étrange femme, son cerveau travaillait. Après tout, il en savait assez sur la noblesse européenne et sur le monde réduit des collectionneurs de joyaux pour découvrir sans trop de peine le nom qu’on lui cachait.) Vous avez ma parole.

— Merci ! En ce cas, je vais vous faire raccompagner aux abords du village mais, auparavant, partageons ensemble un peu de ce tokay, le vin des rois !

— Volontiers…

Elle alla prendre d’autres verres et, dans une armoire, une bouteille poussiéreuse, versa le liquide ambré et l’offrit porté à deux mains, comme un calice, avant de se servir elle-même. En un toast muet, ils élevèrent leurs verres avant d’y tremper les lèvres. Avec un vif plaisir pour Aldo le tokay était de grande classe. Mais ce plaisir fut bref à peine eut-il bu, qu’il s’écroulait sur le tapis…

Quand il s’éveilla, une aurore glaciale rosissait l’épaisse couche de neige sur laquelle on l’avait déposé au pied d’un sapin si lourdement chargé que seules ses jambes dépassaient. La tête lourde et la bouche pâteuse – ce tokay était beaucoup plus diabolique que royal ! – il mit quelque temps à rassembler ses idées. Enfin, en se traînant hors de son sapin, il vit qu’on avait eu la bonté de le déposer au bord du chemin et que les toits du village étaient en vue. Réconforté par cette vue et par la sensation d’être toujours vivant, il se mit en route d’un pas encore un peu flageolant. Là-bas, d’ailleurs, au bout du chemin une silhouette venait d’apparaître marchant aussi vite que le permettaient la neige et les ornières. C’était Adalbert et il essaya de se précipiter vers lui en criant :

— Adal !… Me voilà !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre avec une joie qui faisait monter les larmes à leurs yeux :

— Tu es vivant ? Tu es entier ? fit Adalbert en tâtant Aldo sur les bras et le dos. Seigneur, ce que j’ai eu peur !

— Tu retournais là-bas ?

— Bien sûr. À la nuit close j’ai été obligé de ramener Hilary qui mourait de peur et risquait de mourir de froid et cette fois il a bien fallu qu’elle accepte de rester à l’auberge. Je dois dire, à sa décharge, que l’atmosphère n’y est guère réjouissante. Les indigènes sont persuadés que tu es mort et que, moi, j’allais à un trépas certain. On m’a même arrosé d’eau bénite et c’est tout juste s’ils n’ont pas dit les prières des agonisants. Mais toi, tu as vu la fameuse Ilona ?

— Oui et je n’ai pas encore décidé si c’est une folle ou une femme trop bien organisée. Une criminelle, à coup sûr !… Elle a même lu le fameux bouquin de Stoker et elle s’en inspire…

— Et les pierres ? Tu as pu en parler ?

— Elle les a vendues pour acheter le château. Je te raconterai mais loin des oreilles d’Hilary car j’ai dû engager ma parole.

— Et tu sais où elles sont ?

— Elle n’a pas voulu me donner de nom mais je pense qu’on devrait arriver à trouver. Rentrons vite, s’il te plaît ! J’ai une envie folle d’une tasse de café !

— Pas de fol espoir ! Attends d’avoir goûté ce qu’ils appellent café dans ce fichu pays !

L’entrée de Morosini à l’auberge fit événement. Lazare sortant du tombeau n’aurait pas surpris davantage. On voulut bien admettre qu’il n’était pas un revenant que lorsqu’il eut réclamé avec énergie un repas solide, après quoi il fut entouré, félicité avec cette espèce de révérence que l’on réserve aux héros. Le cocher qui les avait amenés ne fut pas le dernier et fit montre d’une joie exubérante en recevant l’ordre de se tenir prêt à repartir pour Sighishoara. Quant à miss Dawson, elle se déclara « heureuse » de le revoir avec autant de chaleur que s’il revenait d’une partie de chasse et non d’une porte de l’enfer mais Aldo ne se faisait guère d’illusions sur les sentiments qu’elle lui portait.

— Elle a dû rêver toute la nuit qu’elle était à jamais débarrassée de moi, confia-t-il à Adalbert tandis que celui-ci le conduisait à la soupente qu’on lui avait attribuée en guise de chambre afin qu’il pût y faire un semblant de toilette…

— Elle n’a pas rêvé du tout parce qu’elle n’a pas dormi. Elle avait tellement peur que je ne profite de son sommeil pour retourner à ce damné château qu’elle m’a obligé à rester toute la nuit auprès de la cheminée de la salle. Jamais nuit n’a été aussi longue !

— Tu dormiras dans la charrette et mieux encore dans le train. J’espère qu’on en aura un ce soir pour rejoindre Budapest. J’en ai plus qu’assez de ce pays…

Tout en parlant, il ôtait son épais manteau fourré et l’écharpe de soie qui lui entourait le cou…

— Tiens ! dit soudain Adalbert. Qu’est-ce que tu as là ? Tu t’es écorché ?

Aldo s’approcha du morceau de miroir censé permettre de se raser au voyageur assez imprudent pour s’arrêter dans cette auberge et considéra avec stupeur la petite blessure, rouge et boursouflée, qui marquait son cou. Le visage d’Adalbert, soudain pâli, s’inscrivit à côté avec le doigt qu’il avançait pour toucher. Un doigt qui tremblait.

— Juste au niveau de la veine jugulaire !… murmura-t-il d’une voix curieusement détimbrée.

Dans le morceau de glace leurs regards se rencontrèrent.

— Je crois qu’il est grand temps de partir, dit Aldo. Le plus tôt et le plus loin possible ! Ici on doit pouvoir devenir fou avec une grande facilité…

Et d’un geste vif, il enroula étroitement l’écharpe autour de son cou blessé. Une chance encore qu’aucun des naturels du pays n’ait vu cela !…

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