Il recevait ses visiteurs dans un vaste cabinet de travail ouvrant par de larges baies sur une terrasse ombragée par un vieil olivier tordu d’où l’on découvrait toute la cité sainte par-dessus la vallée du Cédron. Sa maison était un ancien couvent byzantin transformé. Autour de la dalle de marbre blanc portée par des lions de pierre qui servait de bureau, on voyait beaucoup de livres de toutes tailles, de toutes couleurs dans leurs reliures, souvent fatiguées comme il arrive lorsqu’on les a beaucoup lus et peu d’objets mais très beaux : une admirable lampe de mosquée en verre bleuté gravée d’or, un chandelier à sept branches en bronze verdi datant sans doute de l’époque du Christ et, dans une niche, derrière une vitrine, une étonnante statue d’Astarté phénicienne devant laquelle Adalbert était tombé en extase.

Ce fut celui-ci qui releva la protestation de sir Percy :

— Pour continuer à chercher, il nous aurait fallu une protection armée.

— Contre qui, mon Dieu ?

— Une tribu d’assassins. Votre précieux Khaled et ses fils. Ils attendaient que nous ayons découvert de l’or ou des bijoux ou n’importe quoi d’intéressant pour eux et nous aurions été exterminés sans pitié comme…

— Khaled ? Vous êtes fou ! Cet homme m’a toujours témoigné un dévouement total et c’est la raison pour laquelle je vous ai envoyé à lui. Vous avez dû l’offenser…

— Vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase, fit Adalbert avec une douceur factice. J’allais dire comme ils ont assassiné une femme que vous devez connaître, dès l’instant où elle venait de découvrir une partie du trésor d’Hérode le Grand.

De pâle, le visage de l’archéologue devint gris :

— Kypros ?… Vous avez vu Kypros ?… Elle était donc là-bas ?

— Elle y était. Khaled, qui la détestait, nous avait dit qu’elle venait parfois à Massada. Environ deux fois l’an…

— Au moment des solstices sans doute, murmura sir Percy comme pour lui-même…

— Cette fois, dit Aldo, elle ne repartira plus jamais. Nous avons enfermé son corps mutilé dans la seconde partie de la grotte qu’elle habitait mais, avant de mourir, elle a eu le temps de nommer ses assassins.

— Comment est-elle morte ?

— Éventrée. Afin d’adoucir ses derniers instants, mon ami Vidal-Pellicorne lui a injecté de la morphine…

— Racontez-moi cela en détail !

La voix de sir Percy était aussi décolorée que sa figure et il ne souffla plus mot tandis qu’Adalbert lui faisait le récit de leur séjour, de leurs rencontres avec cette femme qu’ils croyaient presque sauvage et de ce qui s’était passé la nuit précédant leur départ clandestin.

— Nous aurions voulu la venger en abattant ces immondes meurtriers, reprit Aldo sèchement. Mais nous avons pensé que le châtiment vous appartenait à vous. Ne nous a-t-elle pas dit qu’elle était votre fille ?

Le mot résonna dans la vaste pièce avant de s’envoler par la fenêtre comme sur l’aile d’un oiseau mais au passage il avait atteint le vieil homme dont la tête se courba. Le silence qui suivit laissa la parole aux bruits du jardin cependant que les deux visiteurs respectaient ce qui avait bien l’air d’être une douleur. Enfin, il releva la tête laissant apercevoir la trace d’une larme. Cependant, les yeux gris reprenaient leur dureté et c’était comme si un marbre s’était mis à pleurer.

— Elle vous a dit la vérité. Kypros à qui j’avais réussi à faire accepter, pour un temps, le nom d’Alexandra était bien ma fille. Le seul enfant que j’aie jamais eu… Ce qui n’empêche que, depuis plus de dix ans, je n’en avais aucune nouvelle.

— Malheureusement nous ne pouvons guère vous en apprendre au-delà de ce que nous avons déjà dit. Nous savons seulement qu’elle avait appris le français au Liban.

— Elle était très douée pour les langues. Comme pour bien d’autres choses encore mais je crois que je vous dois notre histoire à tous les deux ? À moins que je n’abuse de votre temps.

— Il est tout à vous, dit Morosini, et nous sommes honorés que vous nous jugiez dignes de l’entendre.

— C’est la moindre des choses. N’avez-vous pas été ses derniers amis, à elle qui en eut si peu ? Mais le soir tombe et je n’aurai pas le mauvais goût de vous offrir du thé. Du whisky peut-être… ou du brandy ?

— L’un comme l’autre sera parfait.

Sur l’ordre de son maître, le serviteur tout de blanc vêtu poussa la chaise roulante sur la terrasse avant d’apporter un plateau chargé. Le paysage avait quelque chose de magique. Le soleil couchant rougissait le dôme doré de la mosquée d’Omar et parait de couleurs allant du vert pâle à l’orangé les vieilles murailles, les blanches maisons cubiques, les clochers des églises, les tours, les minarets et les jardins enveloppés de cette atmosphère vaporeuse qui n’appartient qu’à Jérusalem et qui donnait, aux pèlerins de jadis, l’impression d’arriver en vue de la cité céleste. Et ce fut là qu’un vieil Anglais évoqua pour un Vénitien et un Français l’histoire de celle qu’ils appelaient la Nabatéenne…

— J’avais un peu plus de vingt ans, commença sir Percy, lorsque je suis parti pour la Palestine emmené par mon oncle sir Percival Moore qui montait une expédition archéologique destinée à explorer, à la suite de la découverte de la cité morte de Petra, les anciennes étapes caravanières des Nabatéens qui étaient de véritables citadelles. Singulièrement celle d’Oboda, le plus puissant relais entre Petra et Gaza. J’étais frais émoulu de Cambridge mais il y avait déjà deux ou trois ans que j’avais découvert que l’archéologie serait la passion de ma vie. Un énorme appétit de savoir m’habitait et je ne m’intéressais guère à quoi que ce soit d’autre… même aux femmes, à moins qu’elles ne fussent âgées de trois ou quatre mille ans mais, dès que j’eus posé le pied sur ces terres d’antiques et fascinantes civilisations, je sus que ma vie entière s’y déroulerait et qu’elles renfermaient mon unique chance de bonheur. Fils de la pluie et des gazons anglais, le désert sec, brûlant, sauvage me fascina et me fascine encore. Je peux dire que, durant les premiers mois, j’ai travaillé plus dur qu’un esclave pour essayer d’arracher aux sables leurs secrets, les yeux et les oreilles fermés à toute autre considération. Jusqu’à certain jour où dans un endroit magique, je rencontrai une jeune fille…

« À trois ou quatre kilomètres au nord de la cité du roi de Nabatène Obodas Ier, une source est nichée au fond d’une gorge qui oppose son eau transparente, couleur de turquoise, à l’aridité des rochers ocre et génère sur ses bords une végétation inattendue où, sous les jujubiers, viennent boire les bouquetins que l’on appelle ibex. C’est là que j’ai vu pour la première fois Areta venue chercher de l’eau dans la vieille tradition des rencontres bibliques. Elle avait seize ans, elle était belle comme devaient l’être ces reines qui charmaient les conquérants : Cléopâtre, Bérénice ou Balkis, la reine de Saba. Elle aussi portait en elle le sang des rois de Nabatène et moi je n’étais qu’un jeune Anglais ébloui par le merveilleux présent que m’accordait le destin. Car nous nous sommes aimés tout de suite, avec une intensité qui, dans une vie, demeure unique. Chaque nuit, je m’échappais du camp pour la rejoindre sous le plus beau ciel du monde. Environ huit kilomètres aller et retour ! ajouta le conteur avec un sourire. Je ne dormais presque plus et mon travail s’en ressentait au point que mon oncle m’a fait surveiller. On a vite découvert mes amours clandestines avec ce que chez nous on appelle une « native »…

Le vieil homme avait craché le mot comme s’il lui empoisonnait la bouche avec une colère mêlée de tristesse qui serra le cœur de ses auditeurs.

— C’était un homme dur, aux principes inflexibles et nous étions au siècle de Victoria. Il exigea mon retour en Angleterre. Je n’étais pas majeur : je dus obéir mais lorsque j’atteignis notre domaine familial, j’arrivai juste à temps pour voir mourir mon père. J’étais l’héritier du nom, des biens et libre, de surcroît, d’agir selon mon bon plaisir mais, naturellement, je n’eus pas le cœur de quitter si vite ma mère et mes sœurs bien qu’en moi l’idée fixe de retourner à la source bleue du désert s’implantât avec plus de force à mesure que le temps passait. Et puis il y avait ce métier que j’aimais passionnément lui aussi et que me rendait plus cher encore l’atmosphère des salons de Londres en hiver. Désormais capable de mener mes propres campagnes de fouilles, je repartis dix-huit mois après la disparition de mon père et retournai vers Oboda. J’avais appris, au British Muséum, que mon oncle avait déplacé son chantier de fouilles à cause d’un problème avec les tribus voisines et qu’il s’était rapproché de Petra. J’ai donc revu l’éperon rocheux du roi Obodas dominant le vaste plateau entaillé par les gorges du Nahal Zin et j’ai revu la source mais, en dépit de mes recherches, je n’ai pu retrouver Areta. Elle était la fille d’un chef nomade et nul n’a pu me dire où ils avaient porté leurs pas. Le silence du désert se refermait sur eux…

« Huit ans plus tard, je travaillais au bord de la mer Rouge près de ce qui avait été le port d’Ezion-Gueber où les navires de Salomon rapportaient de l’or, du bois de santal, des pierres précieuses ou de l’ivoire. C’est là que j’ai revu Areta. Elle y vivait pauvrement en péchant le corail dans le golfe, élevant avec peine une petite fille qui approchait de ses dix ans. J’avais eu tort de chercher sa tribu : après mon départ, les siens l’avaient chassée avec l’enfant qu’elle attendait et elle avait subsisté comme elle avait pu. Mais la petite était belle.

« Le cours d’une vie semble curieusement établi par le Destin avec ses étapes et aussi ses rencontres : au moment où je revoyais Areta son existence atteignait son terme : au cours d’une de ses plongées un incident la retint un peu trop longtemps sous l’eau et elle se noya. L’enfant restait seule. Je la pris avec moi et voulus la faire élever convenablement avant d’assurer son existence. Pour cela, je la conduisis au Liban chez une cousine fraternelle, Irlandaise comme ma mère et qui était aussi la meilleure des femmes. Alexandra que j’avais présentée comme ma fille adoptive apprit à vivre selon les normes du monde occidental, fit de bonnes études et montra vite un goût prononcé pour l’histoire en général, la géographie et surtout pour l’archéologie et mes travaux en particulier. En dehors de cela, c’était une fille assez secrète. Courtoise sans doute et bien élevée, douée pour les langues au point que je pris plaisir à lui enseigner l’araméen, le grec antique et l’initiai aux écritures. Je découvris bientôt que sa mère, durant les années vécues ensemble, lui avait fait connaître les traditions de cette famille qui l’avait rejetée, son histoire et même ses légendes. Dès qu’elle fut en âge de comprendre, elle connut cette Kypros qui avait épousé Hérode Agrippa et cette autre du même nom, nabatéenne elle aussi, qui s’était laissé enfermer dans Massada avec l’homme qu’elle aimait, un Zélote du nom de Simon. Elle était si belle qu’au moment du suicide général, il n’avait pas eu le courage de la tuer et elle avait été l’une des deux femmes dont Flavius Silva avait fait ses esclaves. Mais sa beauté l’avait conquis lui aussi et, rentrant à Rome, il l’emmena avec lui comme Titus avait emmené la reine Bérénice dont elle obtint de devenir la suivante.

« Les événements dramatiques pourraient s’arrêter là mais Kypros, en sortant de Massada, emportait avec elle deux pierres sacrées qui ne l’étaient pas pour elle : deux émeraudes extraordinaires, jumelles, et dans les transparences desquelles se voyaient un petit soleil et un croissant de lune. Elle les offrit à la reine juive qui la traitait en amie et Bérénice savait ce qu’étaient ces pierres : les « sorts sacrés » du Temple de Jérusalem, l’Ourim et le Toummim. Pour les préserver des curieux, elle les fit monter en pendants d’oreilles et les porta mais, quand Titus devenu empereur dut renoncer à son amour et la renvoya à sa demande, Bérénice toujours accompagnée de Kypros rentra en Judée. Elle y fut assassinée et Kypros, épouvantée, craignant cette fois la malédiction attachée aux émeraudes, jura à Bérénice expirante de les rapporter là où elle les avait prises. Ce qu’elle fit. Par la suite elle se maria et, au jour de sa mort, légua à sa fille aînée le souvenir des « sorts sacrés » mais sans en révéler l’emplacement afin que ses descendants n’eussent pas l’idée d’aller les chercher s’attirant ainsi leur malédiction.

— Vous pensez donc qu’ils y sont toujours ?

— Certainement pas ! Mais laissez-moi finir mon histoire… La confiance entre Alexandra et moi – l’affection aussi ! – semblait s’affirmer à mesure que passait le temps. Un jour, je lui montrai un objet que j’avais trouvé chez un antiquaire de Damas : c’était une plaquette d’ivoire représentant Bérénice coiffée d’une tiare et portant aux oreilles ce qui ne pouvait être que les émeraudes jumelles. La vue de cet objet fit, sur Alexandra, une impression profonde. Elle me supplia durant des jours et des jours de le lui donner mais je ne pouvais m’y résoudre parce que j’étais attaché à ce petit portrait. Je finis par lui dire qu’elle l’aurait à ma mort puisque j’avais l’intention de lui léguer tout ce que je possédais en Palestine. Elle refusa de me croire, m’accusa de chercher une diversion « Vous ne m’avez même pas adoptée comme vous le disiez. Je ne suis rien pour vous, au fond, qu’une fille recueillie par charité. » C’est alors que je commis la faute gravissime : je lui racontai l’histoire de la source bleue et des deux jeunes gens qui s’y aimèrent. Je croyais qu’elle serait heureuse de savoir la vérité sur ses origines et aussi qu’elle était bien ma fille. Par malheur il n’en fut rien. Elle entra dans une colère furieuse, me reprochant – entre autres crimes communs selon elle à tous les Anglais – d’avoir abusé de la confiance de sa mère, de l’avoir subornée puis abandonnée à la honte et à la misère. Elle me dit aussi qu’elle ne m’avait jamais aimé… et même qu’elle me haïssait et courut s’enfermer dans sa chambre dont rien ni personne ne put la faire sortir. Jusqu’à ce qu’un matin je la trouve vide : Alexandra s’était enfuie. Tout ce que je pus savoir est qu’on avait vu sortir une femme dans le costume de ce pays. Elle laissait un mot d’adieu cruel où elle disait que je ne la reverrais jamais et que si je la cherchais, elle se tuerait. Le billet était signé Kypros et je sus qu’Alexandra avait disparu pour toujours pour retourner à la vie sauvage. Elle avait ouvert mon coffre dont elle connaissait le chiffre pour y prendre de l’argent et la plaquette d’ivoire que je lui refusais… Et vous venez m’apprendre sa mort. Quelle tristesse !

Clark détourna la tête, et les deux autres gardèrent le silence. Puis, après un toussotement destiné à rétablir le contact, Morosini dit avec beaucoup de douceur :

— Ceci est sans commune mesure avec un chagrin véritable mais vous serez peut-être heureux de le retrouver ?

Il venait de tirer de sa poche et de déballer des papiers qui enveloppaient la plaquette d’ivoire qu’il offrit à plat sur sa main.

— Elle l’avait donc encore ?

— C’est elle qui nous l’a remise… pour vous !

Ce n’était même pas un mensonge. L’intention de Kypros mourante était sans doute de restituer la plaquette à son père dont elle venait de reconnaître l’existence… Sir Percy la caressa du bout des doigts avec une sorte de tendresse :

— C’est étrange, murmura-t-il. Vous me dites qu’elle venait de découvrir le trésor d’Hérode ou tout au moins une partie alors qu’elle ne le cherchait pas. Or ce qu’elle voulait, c’étaient les fabuleuses émeraudes. Pauvre folle ! Elle croyait de toutes ses forces aux légendes contées par sa mère et ne m’aurait pas écouté si je lui avais dit qu’il n’y avait aucune chance de retrouver les « sorts sacrés » à Massada. Elle m’aurait répondu que je voulais seulement l’empêcher de s’en occuper…

Tandis qu’il portait à ses lèvres le verre posé près de lui, Aldo et Adalbert échangèrent un bref regard. Ce fut le second qui parla de cette voix paisible, au ton d’innocence, qui en avait attrapé plus d’un :

— Une terrible aventure ! Avez-vous une idée de l’endroit où votre fille pouvait vivre entre ses séjours à Massada puisque, selon Khaled, elle n’y venait guère que deux fois l’an ?

Le vieillard haussa les épaules avec colère :

— Comment pouvez-vous imaginer que, l’apprenant, je ne serais pas allé vers elle pour tenter de la ramener ? Quant à ses visites à la vieille forteresse, je suppose qu’elles devaient obéir à je ne sais quelle position du soleil, les solstices peut-être… et aussi de la lune. Les anciens Nabatéens nomades suivaient les astres. De leurs connaissances réelles il a subsisté des extraits plus ou moins transformés par les siècles. À travers ce que racontait sa mère, elle a dû faire une sorte d’amalgame appliqué à ces deux pierres dont la légende dit qu’elles venaient de Dieu lui-même… Vous pensez bien, ajouta-t-il avec un petit rire, que si j’avais pu croire à la moindre chance de les trouver à Massada, je ne m’en serais pas privé… D’autant que j’ai travaillé sur le site pendant longtemps.

La voix et le visage d’Adalbert devinrent un poème de candeur naïve pour poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Mais… d’où vous vient la certitude que ces… enfin ces objets n’y sont pas ? La suivante de Bérénice n’avait-elle pas juré de les rapporter ?

Cette fois, sir Percy se mit à rire :

— Allons, mon cher, ne me dites pas qu’un archéologue de votre valeur gobe toutes les légendes qui traînent ?

— Toutes non, mais celle-là pourquoi pas, étant donné que je n’ai jamais entendu parler de ces pierres ni de leur histoire ?

— C’est vrai, vous êtes surtout égyptologue. Néanmoins vous vous êtes pris d’intérêt pour les Esséniens puisque vous m’avez demandé des conseils ?

— Parce que j’ai eu l’occasion de les rencontrer sur mon chemin avant que le baron de Rothschild ne nous invite, mes amis Morosini et moi, à une croisière en Orient et que, du coup j’ai voulu en apprendre un peu plus. Je suis comme ça, ajouta-t-il avec un bon sourire. J’attrape tout ce qui passe à portée de ma curiosité. Et votre histoire est belle…

— Et comme je le connais bien, relaya Morosini qui commençait à trouver le temps long, je devine qu’il est en train de tomber amoureux de ces émeraudes magiques. Moi aussi d’ailleurs, puisque les joyaux sont ma spécialité et j’avoue ne pas comprendre comment vous pouvez être sûr que la légende nabatéenne se trompait ? Comment pouvez-vous être certain qu’il n’y a plus rien à Massada puisque la femme avait juré de les rapporter ?

— Oh, j’ai pour cela la meilleure des raisons… Vous qui êtes Français, monsieur Vidal-Pellicorne, connaissez-vous les écrits d’un voyageur bourguignon du XVe siècle qui se nommait Bertrandon de La Broquière ?

— L’envoyé du duc de Bourgogne, Philippe le Bon ? Celui qu’il avait chargé de reconnaître une route terrestre entre la Terre sainte et la Bourgogne ? Philippe, en effet, avait fait vœu solennel au cours du fameux banquet du Faisan de partir en croisade et, en bon prince terrien, se méfiait des voies maritimes. Il n’a d’ailleurs emprunté ni l’une ni les autres…

— Inutile de nous régaler d’une conférence, coupa Morosini amusé. Je connais La Broquière encore mieux que toi. Guy Buteau, quand il était mon précepteur, m’en a parlé à mainte et mainte fois en bon Bourguignon qu’il est. Il m’a raconté ses voyages mais j’avoue n’avoir jamais rien lu…

— C’est un livre plutôt rare, dit sir Percy, mais il se trouve que je le possède. Voulez-vous me ramener à l’intérieur ? La nuit tombe et il nous faut de la lumière…

On le ramena près de sa bibliothèque où il prit un livre dont la reliure basanée, usée au point de montrer ses nerfs dorsaux disait assez le grand âge. Il s’ouvrit de lui-même à une page souvent lue. Son propriétaire le tendit à Adalbert.

— Lisez, s’il vous plaît ?… Ceci relate les évènements de l’an 1432… à Damas.

— « … plusieurs marchands français, vénitiens, génois, florentins et catalans entre lesquels il y avait un Français nommé Jacques Cœur qui, depuis, a eu grande autorité en France et a été argentier du Roi… »

— La page de droite, grogna l’Anglais.

— « … Damas, navrée et brûlée il y a trente ans par un fils de Satan nommé Timour le boiteux{1}, nous est apparue pourtant belle et prospère. Nous avons vu le naïb ou gouverneur marcher fièrement par rues et places sur un destrier blanc avec grande magnificence et suite nombreuse. Fils du calife d’Égypte, on le dit grand prince mais peu avenant. Il nous est apparu tout vêtu d’or avec de belles armes et de riches parures. La plus admirable est deux grands smaragdins semblables en tous points et dedans sont la lune et le soleil qu’il porte au cou attachés à une chaîne d’or. On dit que ce prince les garde toujours avec lui en talisman parce que venant du grand Saladin… »

— Saladin ? s’exclama Morosini. Comment, diable, ces maudites pierres sont-elles arrivées chez lui ?

— Peu importe, dit son hôte en récupérant le livre d’un geste rapide. L’important est qu’elles se trouvaient à Damas au cou d’un prince mamelouk en 1432. Les chercher à Massada était donc de la pure folie…

— Kypros avait-elle lu ce livre ?

— Non, je n’en ai fait l’achat qu’après sa fuite…

— En ce cas pourquoi l’avoir laissée chercher en vain ? Je suis certain que vous auriez pu savoir où elle était et la prévenir.

Le ton d’Aldo était franchement accusateur mais sir Percy ne s’en émut pas.

— Mon cher prince, si vous viviez depuis longtemps comme moi dans ce pays, vous auriez appris à vivre selon un certain fatalisme. Dans la vie qu’elle s’était choisie, Alexandra était aussi insaisissable que le sable dans les doigts et le vent du désert. Son destin l’attendait à Massada : elle y aurait succombé un jour ou l’autre…

— Pouvons-nous espérer au moins que vous vous chargerez de la punition des bouchers qui l’ont mise à mort ? Je ne vous cache pas que nous aimerions être là…

— Je l’imagine sans peine mais il vaut mieux ne pas transformer cela en expédition internationale. C’est moi le père, c’est à moi de punir. Contentez-vous de faire récupérer la voiture que l’état-major vous a prêtée.

— Oh, c’est déjà fait ! assura Adalbert qui avait encore sur le cœur une explication orageuse avec le jeune Mac Intyre affolé à l’idée de ce fleuron de la couronne britannique aux mains des infidèles et de ce qu’en diraient ses chefs. Il ne s’était calmé qu’en apprenant la remise à sir Percy de vestiges archéologiques importants.

La douceur du soir tombant sur la ville dans une belle lumière verte adoucie de mauve était telle qu’en sortant de la maison du mont des Oliviers, les deux hommes déclinèrent la proposition de voiture de leur hôte pour rentrer à pied. Pendant un long moment ils cheminèrent en silence jusqu’à ce qu’Adalbert se mette à penser tout haut :

— Par curiosité pure, j’aimerais bien savoir comment Saladin s’était procuré les émeraudes…

— C’est à cela que je songe depuis que nous sommes partis mais j’ai peut-être une idée. Elle suppose que la suivante de Bérénice n’ait pas tenu son serment et qu’elle soit tout simplement retournée chez les siens en leur rapportant, pour rentrer en grâce, ce butin assez exceptionnel…

— Mmmm… moui ! Pourquoi pas ? Mais après ?

— Les Nabatéens, pour ce que j’en ai appris depuis peu, ont dû se plier à la loi de Rome et renoncer à leurs caravanes et, sous Trajan, à leur indépendance pour devenir pasteurs et agriculteurs dans leur pays entre mer Morte et mer Rouge. Après Rome, ils ont subi Byzance et, après Byzance les Croisades. Or je connais bien ces grandes expéditions chrétiennes qui drainaient vers la Terre sainte la chevalerie d’Occident. Mes ancêtres maternels en ont pris leur part – mes ancêtres paternels aussi mais pas au même moment. Or parmi les forteresses construites par les Croisés à travers le pays, la plus puissante était peut-être le Krak de Moab érigé non loin du sud de la mer Morte pour contrôler l’ancienne route des caravanes nabatéennes reliant Petra à Damas. Le maître du Krak, appelé aussi Kerak, était Renaud de Châtillon, figure achevée du seigneur forban n’obéissant à personne sinon à sa propre volonté…

— Oh, je connais ! Moi aussi, j’ai appris l’histoire et pas seulement celle de l’Antiquité. Et tu crois quoi ?

— Je ne crois pas, je rêve, j’imagine… J’imagine que les « sorts sacrés » se cachaient encore chez les Nabatéens devenus taillables, corvéables et pillables à merci. De même qu’il dépouillait à fond tous les voyageurs, toutes les caravanes passant sur « son » chemin, Renaud a dû les écorcher jusqu’à l’os surtout si le moindre bruit de légende lui était venu aux oreilles qu’il avait fort grandes.

— Tu penses qu’il a pu les offrir à l’une de ses femmes ou concubines qu’il gardait dans son nid d’aigle !

— Sûrement pas ! Ne craignant ni Dieu ni diable mais superstitieux comme bien des gens de son temps, il a dû vouloir garder pour lui-même ce qu’il considérait peut-être comme un talisman alors que sa vraie protection, c’était le jeune homme exceptionnel qui régnait alors à Jérusalem : Baudoin IV, le roi lépreux devant qui reculait Saladin, pas à cause de la maladie mais de son génie et de sa vaillance. Par deux fois, Baudoin délivra le Krak de Moab des assauts de l’émir kurde… et puis le terrible mal qui l’avait réduit à l’état de mort-vivant a achevé son œuvre et plus personne n’est venu au secours du vieux bandit. Saladin a fini par le capturer après la désastreuse bataille de Tibériade où est mort l’un de mes aïeux. Exaspéré par son insolence, il voulut lui trancher la tête, ne trancha que l’épaule et l’abandonna ensuite au cimeterre d’un exécuteur plus expérimenté. Il se peut que ce jour-là, Saladin soit entré en possession des « sorts sacrés d’Israël »…

— Bravo ! applaudit Adalbert. Tu racontes comme un ange et on t’écouterait jusqu’au bout de la nuit mais c’est du roman…

— Peut-être vérifiable. Il doit y avoir, au château de Roquelaure, en France, une relation de cette bataille par Gérard, le blessé, qui a pu revenir ensuite au pays…

— Ce sera amusant à vérifier mais cela ne nous apprend rien sur la suite des événements. Nous sommes arrivés à Damas, en 1432, on sait que le fils du calife portait les pierres au cou, un point c’est tout. Quid de la suite ?

— Il faut y réfléchir, aller peut-être à Damas, fouiller des archives, chercher…

— avaler des tonnes de poussière après les tonnes de sable du désert ! L’atmosphère rêvée, quoi !… Ça me donne soif ! Allons boire un vieux whisky au bar, ajouta-t-il comme ils franchissaient le seuil brillamment éclairé du King David.

Et, soudain, il s’arrêta :

— C’est bizarre, fit-il, mais depuis que nous sommes sortis de chez sir Percy, je traîne l’impression d’y avoir aperçu quelque chose de déjà vu sans pouvoir dire ce que c’est…

— Rien de bien étonnant ! Tu as dû lire plusieurs de ses communications scientifiques avec des dessins ou des photographies de ses trouvailles…

— Je n’ai pas lu grand-chose de lui.

— Viens déjà boire un verre, s’impatienta Morosini en le prenant par le bras. Rien de tel qu’un bar agréable pour vous remettre les idées en place !

À leur surprise ils y trouvèrent Mme de Sommières dont ce n’était pas l’endroit de prédilection. Assise sous les pieds du Goliath peint à fresque sur le mur et déjà en robe de dîner – chantilly mauve et sautoirs de perles ! – elle était en tête à tête avec une bouteille de champagne dont elle buvait une coupe d’un air fort mélancolique.

— Que faites-vous là, Tante Amélie ? s’inquiéta Morosini.

— Je tue le temps… et je m’énerve. Heureuse que vous soyez rentrés ! Je croyais que vous dîniez chez ce vieux fouilleur à qui vous avez rendu visite ?

— Nous n’étions pas invités. Où est Marie-Angéline ?

— C’est là toute la question, émit la marquise en empoignant elle-même la bouteille pour se resservir, ce qu’Adalbert lui évita galamment. Je l’attends depuis près de trois heures. D’ordinaire elle est toujours rentrée de ses expéditions picturales pour m’aider à m’habiller. Ce soir, personne ! Je me suis débrouillée moi-même et puis, lasse de faire l’ourse en cage dans ma chambre, je suis descendue ici…

— Il est près de neuf heures, dit Aldo en consultant son poignet. Savez-vous de quel côté elle comptait aller dessiner ?

La vieille dame haussa furieusement les épaules faisant cliqueter ses perles :

— Vous en savez autant que moi là-dessus ! Plan-Crépin s’est incarnée dans le mystère et promène partout une mine de conspirateur qui m’amuserait si elle ne commençait à m’agacer. Elle m’a seulement dit, en partant tout à l’heure, qu’elle était sur une piste…

— Bizarre ! remarqua Vidal-Pellicorne. Elle ne nous en a rien dit hier soir au dîner. Le rapport qu’elle nous a fait à notre retour de Massada était plutôt négatif : elle n’a rien vu d’intéressant et surtout pas le jeune Ézéchiel qui semble avoir disparu de la surface de la terre. Même chose pour les dessins qu’elle nous a montrés. Il y a du talent là-dedans mais pas le moindre indice, même autour de la maison de Goldberg qu’elle a reproduite sous tous les angles possibles…

L’entrée en scène du lieutenant Mac Intyre qui venait comme chaque soir, seul ou avec des camarades, boire quelques verres au King David vint faire diversion. Paré d’un nouveau coup de soleil qui lui pelait le nez, l’officier avait l’air tellement content qu’il aborda Morosini en français :

— Splendide ! déclara-t-il. Je suis venant de Ein Guedi où j’ai recouvrir le car de…

— Parlez anglais, mon vieux, conseilla Aldo. Vous y gagnerez en précision. Vous êtes allé récupérer la voiture de l’armée ? Sans difficultés ?

— Pas de difficultés du tout ! La pauvre vieille chose qui veillait dessus – Khaled, je crois ? – n’a pas encore compris pourquoi vous avez préféré partir à pied sans même lui dire au revoir alors qu’il était… comment a-t-il dit ? Ah oui : plongé dans l’affliction.

— L’affliction ? Et de quoi, grands dieux ?

— Du départ de ses trois fils… la prune de ses yeux qui l’ont abandonné la nuit où vous êtes partis vous-même, emportant avec eux leurs dromadaires et le peu d’argent qu’il avait ! Si vous le voyiez, c’est une pitié !

Pauvre vieille chose ? Une pitié ? Ni Aldo ni Adalbert ne voyaient Khaled dans ce rôle-là. Il fallait posséder une solide dose de naïveté pour y croire. Ou alors c’était un grand artiste…

Penchant plutôt vers cette hypothèse, Morosini renonça à poursuivre un débat voué d’avance à la stérilité : pour Mac Intyre la cause était entendue.

— Je suis désolé pour lui et ravi que tout se termine bien pour vous.

— Ravi ? Vous n’avez pas l’air, fit le lieutenant qui n’était pas tout à fait aveugle. Vous avez un souci ?

— Nous ne savons pas encore : il est neuf heures passées et Mlle du Plan-Crépin n’est pas encore rentrée…

— Ce n’est pas si tard ? Elle est peut-être chez des amis…

— Elle n’en a pas ici, coupa la marquise. C’est une solitaire qui passe son temps à chercher les coins pittoresques. Dieu sait où elle a pu aller dessiner aujourd’hui ! En tout cas, elle devrait être là…

De rouge Mac Intyre devint vert.

— Vous pensez que peut-être… comme la chère princesse ? Dans ce cas il faut la chercher tout de suite ! Je propose que l’on aille chacun dans une direction et je vais demander l’aide de mes camarades, décréta le lieutenant mué comme par enchantement en général d’armée. Il faut fouiller la vieille ville… et Mea Shearim bien entendu.

— Insuffisant ! dit Adalbert. Il faut fouiller tout Jérusalem… Dieu sait où elle peut être passée ?

On la chercha toute la nuit avec l’aide de deux camarades de Douglas Mac Intyre sans trouver le moindre indice ni la moindre trace. Pourtant quand, dans une aube parée d’écharpes de brume nacrées, Aldo recru de fatigue regagna l’hôtel en compagnie d’Adalbert qui venait de le rejoindre, ils se figèrent devant le tableau qui s’offrait à eux : Marie-Angéline était couchée en chien de fusil sur la première marche d’accès, son matériel de peintre coiffé de son casque colonial posé soigneusement à côté d’elle.

— Ça, par exemple ! fit Adalbert. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?

— Tu le vois bien, elle dort !

Aldo voulut la réveiller, l’appela doucement puis la secoua sans obtenir d’autre résultat que de voir « Plan-Crépin » se tourner de l’autre côté aussi aisément que dans son lit en émettant un grognement… C’est à ce moment que l’odeur frappa les narines des deux hommes…

— Mais… elle est ivre ?

— Parfait diagnostic ! Noyée dans le whisky et saoule comme une grive ! Reste à savoir où elle a pu attraper ça ?

— On posera la question plus tard. Pour l’instant, il faut la remonter dans sa chambre avant que tout l’hôtel soit au courant. Charge-toi du matériel, moi je l’emporte.

Dans le meilleur style des pompiers opérant un sauvetage, Morosini hissa la dormeuse sur son dos, s’introduisit avec elle dans l’ascenseur, gagna le deuxième étage et atterrit finalement dans la chambre dont la porte n’était pas fermée pour l’excellente raison de Mme de Sommières s’y était installée pour attendre…

— Ne criez pas, Tante Amélie, prévint Aldo, elle est seulement ivre morte…

— Je n’ai pas l’habitude de crier pour un oui ou pour un non. Ce que j’aimerais savoir, c’est dans quel bistrot elle a pu se mettre dans cet état…

— Pas beaucoup de bistrots ici, fit Adalbert qui arrivait. Ça a dû se passer chez un particulier… Et, en plus, elle n’aime pas le scotch !

— Ça m’étonnerait qu’elle l’aime davantage après cette nuit, dit Aldo qui examinait le visage et reniflait les vêtements. On l’a forcée à boire : elle a une meurtrissure au coin des lèvres et il en est tombé sur ses habits. Descends aux cuisines où les feux doivent être déjà allumés pour avoir un pot de café très fort ! Pendant ce temps on va la déshabiller et la coucher, Tante Amélie et moi…

— Tante Amélie toute seule ! protesta la vieille dame. Je veux bien ton aide pour les vêtements du dessus mais le linge, c’est mon affaire. Cette pauvre fille mourrait de honte si elle apprenait que tu l’as vue dans le plus simple appareil ! Elle serait capable de faire le tour des églises pieds nus, vêtue d’un sac et avec des cendres sur la tête…

— Vous connaissez bien mal les femmes ! Tout dépend de ce qui se cache sous leurs vêtements ! Non, ne criez pas, je tourne le dos !

Un moment plus tard, vêtue d’une attendrissante robe de chambre en pilou rose serrée au cou et aux poignets par de petits rubans assortis, Marie-Angéline alternait les rasades de café qu’elle vomissait d’ailleurs presque aussitôt et les séances de marche forcée à travers la chambre étayée de chaque côté par Aldo et Adalbert. Non sans protester avec un degré ascendant dans l’énergie à mesure que le traitement opérait.

Quand, enfin, elle repoussa ses soutiens pour aller atterrir dans un fauteuil, on jugea que le plus dur était fait. Adalbert descendit rejoindre leurs compagnons de recherches pour leur annoncer la bonne nouvelle – sans donner de détails ! – les inviter à dîner pour le soir même et commander pour les habitants du second étage un solide breakfast…

En remontant il trouva Marie-Angéline toujours assise sur son fauteuil, raide comme un piquet, les yeux fermés et pleurant toutes les larmes de son corps en un désespoir bruyant qui, visiblement, agaçait la marquise et que Morosini s’efforçait d’apaiser dans le style énergique :

— Rien ne sert de vous désespérer, Angélina ! Il vous est arrivé une aventure pénible mais vous n’êtes pas déshonorée pour autant !

— Oh si, je le suis !… Oh si, je le suis !… Moi… une Plan-Crépin dont… les ancêtres étaient… aux Croisades…

— Ah bon ? Eux aussi ? fit Mme de Sommières. Décidément il y avait un monde fou à l’époque ! Je croyais que vous descendiez, comme Colbert, d’un marchand de drap de Reims ?

— Et lui, il descendait de qui ? D’un… écuyer du… comte de Champagne dont les… enfants ont… dérogé ! Ils ont travaillé !

Le tout ponctué de reniflements qui eussent amusé Morosini si la pauvre fille ne lui avait fait pitié…

— Il n’y a aucune raison d’en douter, dit-il doucement. Allons, Angélina, calmez-vous ! Vous allez manger quelque chose et ensuite vous nous raconterez ce qui vous est arrivé. Et d’abord, où étiez-vous ? On vous a cherchée toute la nuit !

Elle prit son mouchoir, se moucha vigoureusement et essuya ses yeux :

— Au… au Sanhédrin !

Mme de Sommières se mit à rire :

— On aura tout vu dans cette ville si les Juif en ont fait un cabaret ?

— Je sais bien que vous êtes une mécréante mais respectez au moins les religions ! grogna Aldo. Allez-y, Angélina !

— Laisse-la d’abord manger, conseilla Adalbert, voilà le petit déjeuner !

En effet, deux Soudanais en gants blancs véhiculaient une table à roulettes toute servie sur laquelle la rescapée se jeta avec un cri sauvage.

— Dieu, que j’ai faim !

Elle avala coup sur coup des œufs au bacon, du jambon et trois toasts à la marmelade d’orange, le tout arrosé de thé brûlant.

— Vous avez un estomac en fer, Plan-Crépin, remarqua la marquise qui achevait tout juste de grignoter une tartine…

— Si elle n’a avalé depuis hier à midi que de l’alcool et le café de ce matin, elle doit mourir d’inanition… dit Adalbert, qui lui-même faisait honneur au breakfast.

Enfin rassasiée et apaisée, Marie-Angéline – chose inouïe ! – accepta même la cigarette que lui offrait Aldo et raconta son aventure. En fait, ce qu’elle appelait le Sanhédrin, l’antique conseil des juges devant lesquels avait comparu Jésus, n’était que les catacombes creusées dans le roc où étaient leurs tombeaux. Attirée par la beauté de l’endroit et surtout la magnifique façade d’inspiration hellénistique ornée de feuilles d’acanthes, de fruits et de grenades sculptés à même le roc, elle avait fait plusieurs aquarelles et allait se décider, non sans regrets, à chercher un autre sujet quand, de son abri de buissons et d’acacias, elle vit soudain apparaître cet Ézéchiel qu’elle cherchait depuis tant de jours sans l’avoir jamais rencontré. Son cœur en avait manqué un battement tandis que son sang ne faisait qu’un tour. Le voyant pénétrer dans les catacombes après un coup d’œil circonspect sur ses arrières, elle s’était lancée sur ses pas sans plus réfléchir.

— N’ayant pas de lampe électrique, je me suis trouvée bientôt tâtonnant dans l’obscurité. Je n’entendais aucun bruit et j’allais renoncer quand j’ai aperçu, dans les profondeurs des galeries, une lumière qui pouvait être la flamme d’une bougie. J’ai marché vers elle en prenant mille précautions pour ne pas tomber sur le sol inégal et c’est quand j’ai pu distinguer les contours d’une salle où, en effet, une bougie était posée sur une sorte de sarcophage que j’ai été assommée… Après je n’ai que des souvenirs vagues. Lorsque j’ai repris conscience, j’étais toujours à la même place et un homme masqué me faisait boire quelque chose de fort, sans doute pour me ranimer, et j’ai reconnu le goût du whisky…

— Parce que vous en aviez déjà bu ? ironisa Mme de Sommières. Ce jus de punaises ! Et dire que je croyais avoir formé votre goût !

— Pour savoir choisir, il faut essayer de tout !… Du whisky donc et sur l’instant cela m’a fait du bien mais les hommes en noir – ils étaient deux – ont insisté pour que j’en boive encore. La tête commençait à me tourner et j’ai voulu refuser. Alors on m’a fait boire de force jusqu’à ce que je reperde conscience. Et je ne sais rien de ce qui s’est passé ensuite…

— Ces gens vous ont rapportée ici avec tout votre matériel, dit Aldo. Ils vous ont déposée sur les marches de l’hôtel…

— Mon Dieu ! Des tas de gens ont pu me voir dans cet état !

— Sûrement pas. Le jour naissait à peine et même dans le hall il n’y avait personne…

— Ah ! Tant mieux ! Mais quelle honte, mon Dieu, quelle honte ! Je suis déshonorée…

— Ne faites donc pas tant d’histoires pour une malheureuse cuite ! bougonna la marquise. Quant au déshonneur… ça m’étonnerait beaucoup ! Il n’y avait pas la moindre trace de désordre dans vos vêtements !

— Il n’aurait plus manqué que cela !… Mais il se peut que l’on m’ait volée. Voulez-vous me passer mon sac, s’il vous plaît ? demanda-t-elle à Vidal-Pellicorne qui était le plus proche de l’objet.

Elle ne procéda pas à l’inventaire : en ouvrant la grande poche de cuir, la première chose qui lui sauta aux yeux fut une enveloppe blanche qu’elle n’y avait jamais vue. C’était une lettre adressée au prince Morosini, dont la suscription fit bondir le cœur de celui-ci.

— C’est l’écriture de Lisa !… Mon Dieu !

D’un doigt nerveux il décachetait l’épaisse enveloppe, en tirait une feuille pliée en quatre ne contenant que quelques mots :

« Si tu m’aimes, écrivait la jeune femme, ne me cherche pas, ne me fais rechercher par personne. Trouve ce que l’on t’a demandé, je suis sûre que tu en es capable. De toute façon je ne suis plus à Jérusalem et je suis bien traitée. Pour toi, pour nous, il faut que je prenne soin de moi. Je t’aime. Lisa… »

— Voilà la réponse à la question que nous nous posions tous, dit Aldo en tendant la lettre à Mme de Sommières – Adalbert, lui, avait lu par-dessus son épaule – Marie-Angéline a été enlevée pour servir de facteur, un point c’est tout !

— Comme c’est flatteur ! fit l’intéressée visiblement vexée.

— Ces Orientaux sont toujours excessifs ! commenta Mme de Sommières. Dans nos châteaux, il est d’usage d’offrir un verre de vin au facteur. Pas de l’imbiber au point qu’il ne tienne plus debout. Que faisons-nous à présent ? On reste ici ?

— Pour quoi faire ? soupira Vidal-Pellicorne. Nous avons la certitude que ce que nous cherchons n’est plus dans le pays depuis longtemps et, si Angélina le permet, j’emploierai le langage des truands pour dire qu’elle est « grillée ». Le mieux serait, je crois, que vous alliez rejoindre, mesdames, le yacht du baron Louis et que vous rentriez en France…

— Il a raison, dit Aldo. Ce qui vient d’arriver à notre amie donne à réfléchir. Pour rien au monde je ne veux que vous courriez quelque danger que ce soit !

— Vous voulez vous séparer de nous ? gémit Plan-Crépin au bord des larmes. Où allez-vous ?

— Je l’ignore, dit Aldo, mais nous ne restons pas…

— Alors, pourquoi ne partirions-nous pas ensemble ?

Avec une soudaine gentillesse, la marquise couvrit de sa main celle de sa fidèle suivante :

— Il faut vous faire une raison, ma chère ! Nous serions plus encombrantes qu’autre chose. Aldo se tourmente déjà suffisamment pour sa femme. Il n’a nul besoin d’en faire autant pour nous. Envoie un télégramme au capitaine du yacht, mon garçon nous rallierons Jaffa demain matin…

En regagnant leurs chambres respectives pour y prendre un peu de repos et une bonne douche, Adalbert gardait un silence inhabituel tandis qu’Aldo qui tenait toujours à la main la lettre de Lisa la caressait doucement du bout des doigts. Finalement, il demanda :

— As-tu une idée de ce qu’on va faire maintenant ? Tu penses à Damas ?

De sous les mèches rebelles où il fourrageait tout en marchant, Adalbert lui offrit un sourire moqueur :

— Je pencherais plutôt pour… Dijon !

— Dijon ? En France ?

— Tu en connais une autre ? La ville de la moutarde !

— Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter.

— Mais je ne plaisante pas. C’est Dijon… ou bien nous allons, la nuit prochaine, cambrioler la bibliothèque de sir Percy.

— Tu sais que tu deviens obscur ?

— Je vais éclairer ta lanterne. As-tu remarqué avec quelle rapidité, quelle virtuosité aussi, il a récupéré le bouquin de La Broquière dès que tu as fini de lire la page qu’il t’indiquait ?

— Oui, je l’ai trouvé un peu vif mais enfin…

— Il ne t’est pas venu à l’idée qu’il n’avait pas envie que tu lises plus avant ?

— Pourquoi l’aurait-il fait ?

— Peut-être parce qu’il ne souhaite pas nous en apprendre davantage au sujet des fameuses pierres ? Après tout, ton ami le rabbin n’est peut-être pas le seul à vouloir se les approprier ?

— Sauf ton respect, tu dérailles, mon bon ! Tu as vu dans quel état il est ? Paralysé jusqu’à la taille, comment veux-tu qu’il entreprenne la moindre recherche ? D’ailleurs nous sommes payés pour le savoir puisque nous l’avons suppléé à Massada…

— Mon cher prince, quand on est riche et que l’on est bien servi, on peut encore faire pas mal de choses prendre un bateau, un train, une voiture, pourquoi pas un avion…

— Mais pas, par exemple, faire de la reptation dans un boyau souterrain ou descendre avec une corde comme nous l’autre soir. En outre…

— On peut toujours le faire faire par quelqu’un d’autre…

— … en outre, s’il reste quelque chose d’intéressant dans ce sacré livre, il n’avait pas besoin de nous attendre.

— J’en conviens. Reste à savoir depuis quand il le possède ? Il nous a dit qu’il l’avait acheté depuis la fuite de Kypros mais ça peut très bien être il y a quinze jours.

— Possible, pourtant je te rappelle qu’il n’a aucune raison de se méfier de nous puisqu’il ignore ce que nous cherchons au juste. Il a même mis… je ne dirais pas une certaine condescendance à nous raconter l’affaire Bérénice.

— Tu ne crois pas que tu exagères ? On dirait que tu l’as soudain pris en grippe ?

— Pas du tout. Je le trouve même plutôt sympathique mais… mais c’est un archéologue et Anglais de surcroît ! Avec ces gens-là on en est toujours plus ou moins à Fontenoy ! Cela dit, je persiste et signe : quelque chose me dit qu’on aurait tout intérêt à lire jusqu’au bout ce passage des aventures de Bertrandon. C’est pourquoi je songe à Dijon : il y a là-bas les archives du duché de Bourgogne, plus la bibliothèque avec au moins un exemplaire…

— Je te crois sans peine, cependant il serait plus simple de retourner chez sir Percy et de lui demander tout simplement de revoir son livre.

— Dix contre un qu’on n’y arrivera pas !

— Pari tenu ! On y va cet après-midi une fois le plus gros de la chaleur passé… Inutile de l’indisposer en tombant au milieu de sa sieste !

— Avec le plus vif plaisir… à condition que tu nous trouves une voiture ! Après les galopades de cette nuit, je ne sens plus mes pieds !

— Ça te fera au moins un sujet de conversation avec ce pauvre Clark, fit Morosini féroce.

— Oh bravo ! C’est d’un goût !

Aldo l’admettait volontiers mais la notion des plus élémentaires convenances lui échappait à ce moment où il souhaitait surtout rester seul pour lire et relire encore la lettre, si courte, de Lisa. Uniquement parce qu’elle s’achevait sur un « je t’aime »… De quoi rêver pendant des semaines !

Longuement, il examina le papier, l’enveloppe : tous deux d’un très beau vélin à la forme dont il n’aurait pas désavoué l’usage. L’écriture aussi ferme, nette ne montrant aucun signe révélant une nervosité quelconque. Lisa, très certainement, était en pleine possession d’elle-même. Elle semblait accepter la captivité qu’on lui imposait mais tous deux avaient connu ensemble trop d’aventures pour qu’elle se laisse aller à la panique ou même à la simple inquiétude. En digne continuatrice des princesses Morosini du temps passé, elle faisait face, tout simplement…

La journée parut longue à Aldo, soudain saisi d’un grand besoin d’activité plus fort que sa fatigue, mais il n’y avait rien d’autre à faire que prendre un bon bain, dormir, déjeuner avec « la famille » et errer dans les jardins de l’hôtel en attendant l’heure convenable pour se rendre chez un vieil homme infirme. Enfin, elle vint et à cinq heures pile la voiture fournie par l’hôtel s’arrêtait devant l’entrée de l’ancien couvent byzantin au flanc du mont des Oliviers… mais l’appel de la cloche fit taire en vain le chant des oiseaux dans les arbres : personne ne se montra.

Pendu à l’antique chaîne, Adalbert réitéra son appel encore et encore sans plus de résultat :

— C’est impossible, s’énerva-t-il. Même si le domestique est allé chercher le pain, le lait ou Dieu sait quoi, même si sir Percy est seul, il peut parfaitement venir ouvrir puisque tout est de plain-pied dans sa maison.

— Il est peut-être parti ? N’est-ce pas toi qui, ce matin, me faisait observer qu’un infirme riche garde bien des moyens de se déplacer ?

— Un peu précipité, ce départ ! Et pour aller où ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Il n’a parlé de rien hier mais rien ne l’y obligeait : nous ne sommes pas intimes. Maintenant, je peux te proposer une autre hypothèse : il sait que c’est nous, et il n’a aucune envie de nous voir !

— Je pencherais volontiers vers ton idée. Parce qu’elle est tout à fait conforme à ce que je pensais. Souviens-toi que nous avons parié !

— Circonstance fortuite ! grogna Morosini. Alors ? On prend le train pour Dijon ?

— Pas avant d’avoir effectué une dernière tentative. Si sir Percy est vraiment parti, il n’a tout de même pas déménagé sa bibliothèque… et j’ai bien l’intention de m’en assurer. Pas plus tard que cette nuit !

Morosini sursauta :

— Tu n’es pas en train de me dire que tu vas…

L’innocent sourire de Vidal-Pellicorne frisa l’angélisme :

— Visiter ce vieux couvent aux alentours d’une heure du matin ? Mais si, mon bon !

— Tu es fou ?… Comment feras-tu ? Ce vieux couvent est solide et il faut un minimum d’outils pour pratiquer ce genre d’activité…

— Bof ! Un archéologue digne de ce nom emporte toujours avec lui quelques menus objets… une sorte de trousse bien utile… en cas !

— En cas ?… Et si sir Percy est retranché dans son logis, tu vas nous faire pincer et expédier en prison ! Sans compter le ridicule…

— Qui ne risque rien n’a rien ! fit Adalbert sentencieusement. Et puis tu sais très bien que je ne suis pas si maladroit !

C’était le moins qu’on puisse dire ! Aldo n’ignorait rien des talents de cambrioleur de son ami, complétant de si heureuse façon une activité occulte d’agent secret occasionnel. Comment oublier que leur première rencontre avait eu lieu dans le jardin d’un hôtel du parc Monceau à Paris quand Adalbert, qui venait de visiter le bureau d’un célèbre marchand de canons, lui était pratiquement tombé dessus depuis le premier étage ? Et dans la suite de leur quête des quatre pierres précieuses manquant au Pectoral du Grand Prêtre, les doigts si agiles d’Adalbert s’étaient souvent révélés fort utiles, voire déterminants.

— C’est ça ou Dijon ! conclut l’archéologue. On essaie ?

Morosini haussa des épaules désabusées :

— Au point où l’on en est !… Ça a, au moins, l’avantage d’être moins loin !

On resta encore un moment comme si l’on hésitait à repartir dans l’espoir qu’une présence quelconque se manifesterait mais, en réalité, Adalbert observait attentivement la maison et ses alentours :

— Je passerai par le jardin et la terrasse, murmura-t-il. Pas question de s’attaquer au porche !

— Tu crois que la grande baie sera plus facile à ouvrir ? Il y a peut-être des volets ? Surtout si le maître est parti !

— Il n’y en a pas. Vois-tu, quand je visite la maison d’un confrère, j’ai la manie d’observer toujours un tas de détails : la fermeture des portes, les protections, les accès au toit… Ça peut toujours servir, ajouta-t-il suave…

— Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme toi, observa Morosini.

Le soir venu on dîna comme convenu avec les compagnons d’aventures de la nuit précédente. Un dîner agréable, sans plus. Aldo et Douglas Mac Intyre pensaient à Lisa, quant à Marie-Angéline, si elle montra une vive reconnaissance des peines que l’on avait prise pour elle… il lui était impossible d’oublier qu’il allait lui falloir quitter un pays aussi passionnant pour retrouver le train-train de la rue Alfred-de-Vigny en hiver avec les potins du quartier et la messe de six heures à Saint-Augustin.

— On se retrouvera peut-être tous à Venise pour Noël ? lui dit Aldo pour la consoler et, de toute façon, je vous promets de vous appeler ou d’aller vous voir si nous avons besoin de vous !

Elle lui offrit un regard désolé :

— J’espérais tant pouvoir vous suivre jusqu’au bout !

— Nous ne savons pas où il est, le bout, mais soyez sûre que nous allons tout faire pour que Lisa me soit rendue le plus vite possible…

Il était environ une heure du matin quand Aldo arrêta le moteur de la voiture à l’abri d’un vieil olivier d’où il pourrait surveiller les abords de la maison et éteignit les phares. Il avait été convenu qu’il ferait la guet tandis qu’Adalbert s’introduirait dans la place. Silencieusement, celui-ci ôta sa veste de smoking pour la remplacer par un chandail noir à col roulé, échangea ses souliers vernis contre une paire de chaussures à semelles de caoutchouc, enfila des gants noirs et cacha sa toison couleur paille sous une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils. Muni d’un petit sac en peau contenant ses outils, il fit à son ami un signe d’adieu et courut vers l’ancien couvent sans faire plus de bruit qu’un chat. Aldo le vit escalader le mur du jardin et disparaître enfin de l’autre côté. L’attente commençait qui lui parut interminable. Tapi dans l’ombre de la voiture dont la capote était relevée, il fumait cigarette sur cigarette, détestant ce rôle de guetteur et l’idée qu’Adalbert affrontait seul l’inconnu de cette maison qui, à présent, lui semblait hostile. La cinquième cigarette éteinte, il n’y put tenir, sortit de la voiture et refermant la portière sans la faire claquer, s’avança de quelques pas. Rien ne bougeait, tout était tranquille. Le silence était si complet qu’on pouvait se croire sur une planète éteinte. C’était au point que Morosini accueillit avec un vague soulagement la cloche d’un couvent sonnant matines sur la route de Béthanie et de Jéricho.

Assis sous un olivier en face du mur du jardin, Aldo chercha une nouvelle cigarette mais ses doigts ne rencontrèrent que le vide. Il en fut si contrarié que, dans sa nervosité, il faillit jeter avec colère le précieux étui d’or gravé à ses armes, se retint à temps en jurant à voix basse…

Enfin la noire silhouette qu’il espérait se laissa tomber du mur d’en face et un énorme poids s’envola. Aldo courut vers son ami.

— Tu en as mis du temps !

— Si tu veux que je te donne des leçons sur l’art d’entrer chez les gens sans y être invité, tu verras que, si l’on veut faire les choses proprement, ça demande du soin, donc du temps !

— D’accord, mais selon moi tu as pris celui de lire le livre en entier.

— Il aurait fallu que je le trouve.

— Il n’y est plus ?

— Non. J’avais pourtant bien repéré l’endroit de la bibliothèque où il a sa place mais impossible de mettre la main dessus. J’ai cherché un peu partout, tu penses bien !… même dans la chambre de sir Percy en pensant que peut-être il l’avait à son chevet…

— Tu as osé ?

— Pourquoi pas ? La maison est vide comme ma main. Allez ! On rentre !

Sans plus parler, les deux hommes rejoignirent leur voiture. Aldo se réinstalla au volant, effectua une rapide marche arrière et reprit le chemin de l’hôtel.

Le lendemain matin, Mme de Sommières, Marie-Angéline, Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Jérusalem en voiture pour rejoindre Jaffa et le bateau de Louis de Rothschild qui allait remonter sur Tripoli afin de laisser les deux hommes à la gare du Taurus-Express avant de ramener les deux dames à Nice où la marquise venait de décider de faire une halte :

— Ce sera moins triste ! dit-elle. Après tout ce soleil, je n’ai aucune envie de regarder pleurer les arbres du parc Monceau…

Le soleil en question brillait joyeusement sur l’indigo scintillant de la Méditerranée, pourtant en regardant s’éloigner le vieux minaret de Jaffa, Aldo ressentit une sorte de déchirure parfaitement désagréable. La lettre de Lisa disait qu’elle n’était plus dans la Ville Sainte et il voulait bien la croire mais il n’en était pas moins persuadé qu’elle était quelque part dans cette terre de Palestine qui s’étirait jusqu’aux déserts derrière les sables et les rochers de cette côte séduisante. Un jour – le plus tôt possible ! – il faudrait bien qu’elle la lui rende… En attendant, c’était bigrement dur de s’éloigner !…

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