CHAPITRE VI


LES INVITÉS DU MAHARADJAH

Le bureau du commissaire Langlois, quai des Orfèvres, ne lui ressemblait pas en dépit des violettes de Parme, ornement de sa table, qui trempaient dans une attendrissante opaline azurée. Pour le reste, classeurs de carton vert bouteille, meubles d’ébène et moleskine fatigués par les âges, rien ne cadrait avec l’élégant maître des lieux. Si pourtant : un assez joli tapis persan, rouge et bleu, étendu sous le simple bureau occupé surtout par un épais dossier, réchauffait un parquet que l’on ne cirait certainement pas plus d’une fois l’an. Et encore ! L’atmosphère ambiante sentait bien un peu la poussière mais une subtile odeur de tabac anglais la rendait respirable. Aux murs tapissés d’un papier vert foncé à palmettes, une grande carte de Paris et trois ou quatre photos jaunissantes dans des cadres de bois sombre.

— Les bureaux de la Préfecture ne ressemblent sans doute pas aux vôtres, fit Langlois qui, adossé à un classeur, fumait une courte pipe en examinant son visiteur. Mais, que voulez-vous, la République n’est pas riche. J’ajoute que le tapis est à moi.

Il portait ce matin-là un costume de serge bleu marine avec une cravate d’un grenat discret. Pour la première fois Morosini remarqua à son revers une petite rosette de la Légion d’honneur.

— Les fleurs aussi je suppose ? Elles s’épanouissent rarement dans les locaux de la police…

— Pourtant dans cette pièce il y en a toujours eu et je ne fais que suivre les habitudes de mon prédécesseur qui fut aussi mon maître : le commissaire principal Langevin dont vous voyez ici un portrait. Un grand policier maintenant à la retraite.

— Oh, je connais M. Langevin !

Et comme les sourcils de Langlois se relevaient, il expliqua :

— C’est un vieil ami de ma grand-tante, la marquise de Sommières. Je lui dois même quelques bons conseils dans une affaire difficile. Si vous le voyez, voulez-vous le saluer pour moi ?

— Je n’y manquerai pas, soyez-en certain. À présent me direz-vous ce qui me vaut votre visite ?

— Ceci !

Aldo venait de tirer de sa poche l’écrin de cuir vert dans lequel, chez le commissaire-priseur, on avait logé la « Régente ». Il l’ouvrit et le posa sur le bureau.

— Je vous l’apporte, soupira-t-il. Faites-en ce que vous voulez !

Posant sa pipe, Langlois prit l’écrin pour l’approcher de la lumière froide dispensée par la lampe qui éclairait sa table de travail. Puis il saisit doucement la perle par son chapeau de diamants :

— Quelques grammes de splendeur et tant de sang versé ! C’est à peine croyable.

— Dans la profession que j’exerce c’est plus fréquent que vous ne le croyez, mais on dirait que cet objet est particulièrement redoutable. Ce matin j’ai été éveillé aux aurores par Maître Lair-Dubreuil…

— … qui a été victime cette nuit d’une tentative de cambriolage. Si on peut appeler ça comme ça ! Il s’agissait surtout de lui faire peur en lui laissant un message du fou qui ose signer Napoléon VI. S’il veut éviter d’en répondre sur sa vie, il doit remettre la perle à son propriétaire ou à celui qui l’a mise en vente. Alors il vous a appelé ?

— C’est exact et moi, maintenant, je viens vous voir parce que j’en ai assez de cette histoire, commissaire ! Mes affaires me réclament et je voudrais bien revoir Venise.

— Vous auriez pu le faire plus tôt. Il suffisait de me dire la vérité au lieu de jouer à cache-cache avec moi. Mais, pour la bonne règle, revenons un peu en arrière : c’est bien cela que les assassins de Piotr Vassilievich cherchaient chez lui ?

— En effet. Sa sœur voulait me la confier pour que je la vende. Nous l’avons trouvée ensemble et vous connaissez la suite. Sachant que son dernier propriétaire légal était le prince Youssoupoff, je suis allé chez lui pour la lui rendre mais il n’en a pas voulu. C’est un homme… extrêmement séduisant et un peu étrange…

— Je l’ai rencontré et je suis pleinement d’accord avec vous. Je sais aussi qu’il a vendu certains des joyaux emportés par lui de Russie et, si je vous suis bien, il a refusé celui-ci ? Mais pourquoi ?

— Il n’a pas voulu y toucher. Superstition ou prémonition, toujours est-il qu’il m’a dit de m’en charger et de le vendre au plus vite, l’argent récolté devant servir à alléger la misère de ses compatriotes et assurer le sort du petit Le Bret, le jeune garçon qui a osé suivre les ravisseurs du tzigane. Je suis donc reparti avec et je l’ai confiée à Maître Lair-Dubreuil. Et voilà où nous en sommes…

— Pourquoi n’achetez-vous pas vous-même on ne faites-vous pas acheter par votre beau-père ! Vous êtes tous deux collectionneurs et plutôt riches ?

— Parce que moi non plus je n’en veux pas. Traitez-moi de Vénitien superstitieux si vous voulez, mais je ne veux pas faire entrer la « Régente » dans la maison où vivent ma femme et mes enfants. Pas davantage chez Moritz Kledermann mon beau-père. Sa passion des joyaux historiques lui a coûté suffisamment cher et ce qui s’est passé hier me renforce dans ma conviction : quiconque possédera la « Régente » sera en danger. Tout au moins tant que vous n’aurez pas mis la main sur ce maniaque de la couronne !

— Soyez sûr que je m’y efforce. En attendant vous souhaitez que je la garde ?

— Exactement. Au fond c’est une pièce à conviction et je ne pense pas que l’assassin oserait s’en prendre à votre forteresse. Quant au petit Le Bret, je vais dès à présent me charger de son avenir. Les réfugiés, eux, attendront qu’il soit possible de monnayer ce damné bijou…

— Oh, je vous comprends. Cependant je ne peux le garder.

— Mais… pourquoi ? fit Aldo affreusement déçu.

— Je pourrais vous dire que nos coffres ne sont pas assez solides mais surtout la loi ne nous autorise pas à nous charger de ce qui n’est pas vraiment une pièce à conviction puisque l’assassin ne l’a pas eue en main. Vous pourriez la confier à la Banque de France avant de partir ? Parce que, bien sûr, vous souhaitez que je vous rende votre liberté, ajouta Langlois avec un demi-sourire.

— Vous voulez dire que j’en rêve !

— Eh bien partez ! Si j’ai besoin de vous, je saurais toujours où vous trouver ! Je crains même d’avoir un peu abusé de mes pouvoirs…

Emporté par une grande vague de soulagement, Morosini aurait volontiers embrassé le commissaire qu’il remercia avec chaleur. Du coup, il récupéra l’écrin sans se faire prier davantage.

— Vous allez suivre mon conseil ? demanda Langlois.

— Pour la Banque de France ? Peut-être, si je ne parviens pas à m’en débarrasser rapidement. À ce propos, je suis invité demain à une soirée chez le maharadjah de Kapurthala et…

Brusquement, le commissaire partit d’un éclat de rire :

— Hé là ! Doucement ! Je sais bien que vous feriez n’importe quoi pour vous débarrasser de ce sacré bijou mais je vous rappelle que c’est un vieil ami de la France et même un excellent ami. Vous ne voudriez pas qu’on nous l’assassine ici ? Si vous n’avez pas pitié de lui, ayez au moins pitié de moi ajouta-t-il en retrouvant son sérieux. Alors si vous emportez votre joyau maudit à la réception, tâchez que cela ne se termine pas dans un bain de sang. Cela dit, je vous souhaite bon retour dans votre merveilleuse Venise. Si d’aventure j’avais à nouveau besoin de vous je vous téléphonerais…

Langlois raccompagna son visiteur au seuil où ils se serrèrent la main :

— Au fond je suis très content de vous avoir rencontré, dit-il. À bientôt peut-être…

— Personnellement j’en serais ravi mais tout dépend des circonstances…

— Bien entendu. Ah, pendant que j’y pense encore une question si vous voulez bien ?

— Mais… je vous en prie !

— La femme que vous avez suivie jusqu’à Saint-Ouen, vous pourriez la reconnaître ?

— Oui.

— Et… vous n’avez aucune idée de son identité ?

L’espace d’un éclair, Aldo entendit Martin Walker plaider pour la malheureuse chargée d’un nom si pesant. Il revit de même les yeux suppliant de Marie. Si sympathique soit-il, Langlois restait un policier et on ne pouvait ajouter à une liste d’épreuves déjà longue :

— Aucune, dit-il fermement. À son accent je pense qu’elle est russe mais c’est tout ce que je peux en dire.

— Il faudra bien que je m’en contente !


Le maharadjah de Kapurthala habitait au bois de Boulogne un petit château blanc, construit sous le Second Empire près du champ de courses de Longchamp afin de permettre à son propriétaire d’alors de suivre les manifestations hippiques sans bouger de chez lui. Il se nichait dans la verdure, non loin du Moulin, et donnait un cachet d’élégance supplémentaire à cette partie du Bois. Ce soir-là il brillait dans la nuit comme une colonie de lucioles. Le temps, plutôt frais, était serein, le soleil ayant brillé presque toute la journée ce qui avait incité Adalbert à sortir son petit bolide rouge en dépit des réserves d’Aldo qui aurait cent fois préféré un taxi plus adéquat, selon lui, au port de habit de soirée.

— On va sortir de là fripés comme des vieilles pommes et le cheveu en bataille ! prophétisa-t-il en s’introduisant dans le siège de cuir voisin du conducteur.

— Tout le monde ne peut pas se promener en gondole, riposta son ami. Et nous aurons toujours meilleure allure qu’avec tes chers taxis qui font affreusement bourgeois et qu’on aurait du mal à retrouver à la sortie. Si tu ne veux pas refaire tes boucles à l’arrivée, mets ça ! ajouta-t-il en lui tendant un casque de cuir semblable au sien. Tu auras l’air d’un aviateur !

Parvenus à destination, Aldo admira en connaisseur la désinvolture de l’archéologue quand il arrêta son engin entre deux Rolls miroitantes, en sauta en arrachant le casque en question qu’il laissa tomber sur le siège et céda la place à un serviteur vêtu de blanc et enturbanné chargé de garer l’Amilcar. Un autre serviteur ayant ouvert la minuscule portière, Aldo descendit plus calmement et put constater avec satisfaction que sous l’ample cape noire son habit merveilleusement coupé ne présentait pas le plus petit faux pli.

Si Morosini s’attendait à évoluer dans un décor oriental, il put constater qu’il n’en était rien. À l’exception des fabuleux tapis de soie ancienne aux tons assortis qui couvraient le sol un peu partout, le mobilier appartenait tout entier au XVIIIe siècle français, et un XVIIIe siècle de qualité.

— Étonnant, n’est-ce pas ? murmura Adalbert en prenant place avec Aldo dans la file des invités qui attendaient leur tour de saluer le maître de céans. Mais le plus étonnant dans tout cela, c’est encore le maharadjah lui-même. Un personnage vraiment hors du commun ! Tel que tu le vois aujourd’hui, ajouta-t-il en désignant la haute et mince silhouette en habit orné de plusieurs décorations scintillantes et coiffée d’un turban blanc d’où partait une fusée de diamants couronnant une énorme émeraude, on a du mal à imaginer qu’à dix-huit ans il pesait plus de cent kilos et n’était qu’un petit rajah sikh assez obscur mais déjà assis sur son trône depuis l’âge de cinq ans.

— Et il est devenu maharadjah – ça veut dire grand roi, je crois ? – par l’opération du Saint Esprit…

— Le Saint-Esprit en l’occurrence s’appelait Édouard VII. Il faut te dire que Jagad Jit Singh de Kapurthala, ce petit rajah de rien du tout, est habité par une vaste intelligence, une grande ouverture d’esprit et qu’il fait de son État un modèle du genre. Il est venu très tôt en Europe où il a conquis presque tous les souverains, à commencer par la peu commode reine Victoria, et noué une véritable amitié avec le roi Georges de Grèce. Mais c’est en France, où il n’y a plus de rois cependant, qu’il a reçu l’illumination.

— Shiva lui est apparu ?

— Non. Louis XIV. En 1900 il est venu comme tout le monde voir l’Exposition ; il séjournait à Versailles, à l’hôtel des Réservoirs, et il a longuement visité le château. Ce sont d’abord les glaces de la fameuse galerie qui lui ont révélé son obésité mais la splendeur du lieu l’a émerveillé. Rentré chez lui, il a maigri de cinquante kilos en trois ans – c’est un sage ! – et il a entrepris la construction d’un palais à la française qu’il voulait digne du modèle, car il avait l’impression que Louis XIV se réincarnait en lui…

— Notre Roi-Soleil aurait pu plus mal choisir…, chuchota Aldo, car leur tour approchait, en contemplant le fin visage empreint d’une grande noblesse et d’une grande douceur qu’éclairaient un sourire charmant et de magnifiques yeux sombres. Un homme bien séduisant en vérité !

Son impression devint conviction quand les phalanges princières serrèrent les siennes et que Jagad Jit Singh se déclara vraiment très heureux et très honoré de le recevoir :

— M. Vidal-Pellicorne et moi nous connaissons depuis longtemps et je sais quelle belle amitié est la vôtre, et c’est une joie d’accueillir avec lui ce soir celui en qui s’incarnent non seulement la grande histoire mais aussi la splendeur de Venise. J’espère que tout à l’heure nous pourrons parler un peu…

Cela dans un français irréprochable servi par une voix ferme et bien timbrée qui donnait toute sa valeur au compliment auquel Morosini répondit – chose rarissime chez lui car il avait appris à se méfier des mouvements de son cœur – avec la chaleur d’une sympathie spontanée. Il ne savait pas pourquoi mais cet homme lui plaisait.

Un peu plus loin, une très belle jeune femme brune drapée dans un sari couleur d’aurore, un véritable déluge de perles autour du cou et aux oreilles, recevait à son tour les invités de son beau père : la princesse Brinda était en effet l’épouse du prince héritier Karam Jit Singh qui évoluait quelque part dans la foule des invités. Elle reçut l’hommage des deux amis avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison parisienne jointe à la grâce innée des grandes dames indiennes. Aldo apprit ainsi que sa réputation était allée jusqu’aux Indes…

Tandis que le lent défilé se poursuivait – le maharadjah tournait un petit discours courtois à chacun de ses invités – Aldo et Adalbert se réfugièrent près des grandes compositions florales qui formaient le fond des salons. En saluant le maharadjah, le premier avait remarqué sur sa poitrine la plaque de la Légion d’honneur.

— Rien de plus normal, le renseigna Adalbert ! Outre qu’il est un ami personnel de Clémenceau, Jagad Jit Singh, qui est aussi un juriste de première force, a représenté l’ensemble des princes indiens à la Société des nations pendant les quatre ans de guerre, ce qui lui a valu de signer le traité de Versailles. Il faudra tout de même que j’aille un jour à Kapurthala. Il paraît qu’il a fait de son pays, grand comme le Grand-duché de Luxembourg, l’État le plus moderne et l’un des plus riches des Indes…

— En tout cas, s’il est habité par Louis XIV, il a du se tromper de roi. C’est du Louis XV ici ?

— Parce qu’il préfère les modes du Bien-Aimé. Là-bas il arrive que la Cour porte des costumes de l’époque et des perruques blanches par quarante-cinq degrés à l’ombre ! Et alors on parle français…

— Incroyable ! fit Morosini amusé. Quoi qu’il en soit, moi je me trouve bien chez lui… Que de jolies femmes !

— Ça, il les adore…

En effet, mêlées à des diplomates dont le plus important était l’ambassadeur d’Angleterre, quelques-unes des plus belles dames de Paris, françaises ou étrangères, réunissaient autour d’elles, dans les vastes salons, des petits cercles admiratifs. Il y avait la ravissante marquise de Chasseloup-Laubat, lady Mendl, la princesse de Faucigny-Lucinge, la comtesse de Mun, Mrs Daisy Fellows, la femme du couturier Lucien Lelong née princesse Paley et devenue vedette à Hollywood, ainsi que l’éblouissante Pola Negri présente elle aussi qui était désormais princesse Mdivani et propriétaire du château de Seraincourt. À elles deux, elles drainaient une bonne part des hommages masculins. Et d’autres dont Aldo connaissait certaines qu’il salua et avec lesquelles il échangea quelques mots. Toutes somptueusement parées et habillées à ravir.

Aldo se retrouva soudain en train de bavarder avec une dame, encore ravissante en dépit du temps passé, qu’il avait connue avant la guerre en Angleterre lorsqu’elle était duchesse de Marlborough. C’était avec une vraie joie qu’il retrouvait celle qui, née Consuelo Vanderbilt, avait tenté le pinceau du peintre Helleu et qui, tombé amoureuse pendant la guerre d’un des as de l’aviation française, le colonel Jacques Balsan, un héros, l’avait épousé après son veuvage et brillait à présent dans la haute société. Extrêmement généreuse, elle savait se pencher sur d’innombrables misères. La retrouver là, toujours aussi exquise malgré ses cheveux blancs, lui procurait un réel bonheur et tous deux évoquaient joyeusement leurs souvenirs communs quand, soudain, le regard de Morosini devint fixe : une jeune femme vêtue de velours noir et d’une grande étole de satin bleu pâle était en train de saluer le maharadjah à qui elle offrait un sourire ensorcelant : Tania Abrasimoff, qui était censée ne pas mettre le nez hors de chez elle, faisait, dans le château du bois de Boulogne, une entrée conquérante. Vite rejointe par deux jeunes gens visiblement à sa dévotion, elle s’avança ensuite dans les salons, souriant à l’un ou tendant la main à l’autre.

Laissant à regret sa place auprès de Mme Balsan à lord Nolham et à l’aimable prince Karam, quatrième fils de Jagad Jit Singh, Aldo se lança sur la piste de la comtesse et l’atteignit au moment où elle prenait place dans une sorte de niche creusée dans un buisson de jasmins et acceptait la coupe de champagne que lui offrait l’un des deux sigisbées visiblement décidés à ne pas s’éloigner d’elle de plus d’un mètre. Aussi Aldo eut-il droit à un double regard offensé quand, s’approchant du groupe, il pria courtoisement ces messieurs de bien vouloir lui permettre de s’entretenir un instant avec leur belle compagne. Ce qu’il fallut bien accepter. Ils s’écartèrent donc mais sans aller bien loin et en montrant moralement les crocs.

Différent fut l’accueil de Tania. Non seulement elle ne parut pas mécontente de la rencontre mais elle tendit spontanément ses deux mains à Morosini !

— Que je suis heureuse de vous voir ! J’ignorais que vous seriez ici ce soir.

En même temps elle le faisait asseoir près d’elle sur le canapé Régence encastré dans les fleurs.

— Moi aussi, soupira-t-il, l’œil sévère. Voulez-vous me dire ce que vous faites là alors que…

— … je devrais être en train de me morfondre dans mon triste logis en me faisant tirer les cartes par Tamar ? Vous n’avez donc pas lu Le Figaro ce matin ?

— Mon Dieu non ! J’ai assez de mes propres soucis sans me charger de ceux des autres…

— Eh bien, c’est dommage parce qu’il y avait, à la rubrique mondaine, un petit article très intéressant annonçant que, son deuil achevé, miss Muriel Van Kippert et le marquis d’Agalar rendraient officielles leurs fiançailles qui précéderaient de peu leur mariage. En conséquence me voilà, mon cher prince, aussi libre que l’air ! Ah, vous n’imaginez pas quelle joie j’éprouve depuis ce matin et, comme j’étais invitée de longue date chez le maharadjah, j’ai pensé que venir à cette réception allait être pour moi l’occasion rêvée de reprendre ma vie mondaine. N’est-ce pas merveilleux ?

— Si vous le dites, cela doit l’être. Cependant êtes-vous bien certaine que le mariage va inciter votre ténébreux ami à renoncer à vous manipuler ?

— Manipuler ? Quel vilain mot !

— La chose est encore plus laide. C’est pourtant bien le terme qui convient.

— Mais voyons, il n’a plus que faire de moi ! Si son Américaine ressemble aux autres, il ne doit plus pouvoir la quitter d’une semelle. Et je vous rappelle qu’elle est en grand deuil. Donc lui aussi et on ne les verra pas de sitôt dans les salons parisiens. D’ailleurs ils vont sans doute partir pour l’Amérique afin que le pauvre père repose dans sa terre natale…

— Je ne sais pas si c’est ma vue qui baisse mais il me semble bien que votre hidalgo n’est pas aussi en deuil que vous l’imaginez. Ou bien cette figure de loup distingué qui salue notre hôte en ce moment ne lui appartient-elle pas ?

Tania suivit des yeux le geste discret de Morosini et pâlit. Sa main, gantée de velours jusqu’au haut du bras saisit celle d’Aldo et se crispa :

— Par Notre-Dame de Kazan, mais comment est-il ici ?

— Voilà un petit mystère qu’il va falloir éclaircir mais en attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de quitter les lieux immédiatement… et discrètement !

— Mais c’est impossible, voyons ! Le souper va être servi dans un instant…

— Rien n’est impossible à une jolie femme. Elle a toujours droit à quelques vapeurs et je vois là deux gaillards qui ne demanderont pas mieux que de vous ramener. Sinon au logis – afin de ne pas révéler votre adresse – mais dans n’importe quel palace où vous pourriez désirer passer la nuit parce que vous avez donné congé jusqu’à demain à vos serviteurs et que vous n’avez pas la clef…

— Vous croyez ? fit-elle d’un ton méfiant en retirant sa main. Ils connaissent José et ne comprendraient pas…

— Que vous vouliez l’éviter ? Mais s’ils sont amoureux de vous comme je le pense, ils comprendront avec enthousiasme. Croyez-moi, Tania ! Si cet homme vous effraie autant que vous me l’avez dit, il faut partir. Et vite !

C’était malheureusement plus facile à dire qu’à faire. Comme Aldo se levait pour laisser la place, l’assistance se figea. Deux jeunes aides de camp en tuniques miroitantes venaient de se ranger près de chacune des deux colonnes d’entrée tandis que le serviteur chargé d’annoncer les invités proclamait :

— Sa Grandeur le maharadjah d’Alwar !

— Nous sommes gâtés ce soir en matière de potentats orientaux, murmura Adalbert qui s’était rapproché d’Aldo avec le vague espoir d’être présenté à la ravissante dame brune. Mais celui-là, je n’en raffole pas…

Il n’en dit pas plus car un silence s’établissait à l’entrée du prince oriental au-devant de qui Jagad Jit Singh s’avançait les mains tendues. Un homme impressionnant en vérité !

Dédaigneux de l’habit occidental, son atchkan(10) de velours vieux rose ruisselait de diamants et de rubis mais, entre ce vêtement fabuleux et l’espèce de toque bordée d’un diadème scintillant qui le coiffait, le visage était d’un autre âge. Sous les traits d’une grande pureté le sang mongol transparaissait et les yeux étirés, striés de jaune, étaient ceux d’un tigre. Quant au sourire dont s’éclairait cette énigmatique figure, il donnait froid dans le dos…

— Tu le connais ? chuchota Morosini.

— Un peu, mais c’est surtout ton ami Youssoupoff qui le connaît. Il a eu toutes les peines du monde à le tenir à distance il y a deux ou trois ans. Je crois que Sa Grandeur était tombée amoureuse de lui…

Les deux princes s’étant donné une cérémonieuse accolade, l’ambiance un instant rompue se reformait. Aldo remarqua que le nouveau venu se faisait présenter surtout des hommes, les femmes semblant l’intéresser fort peu… Cependant, Adalbert réclamait, la bouche fendue d’une oreille à l’autre par un large sourire :

— Si tu me présentais à Madame ?

Aldo sursauta :

— Hein ?… Quoi ? Ah oui, mais je te préviens que Madame nous quitte. Ma chère Tania, voici mon ami Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue distingué. La comtesse Tania Abrasimoff.

— Nous quitter ? Pas si vite tout de même ! protesta Adalbert en baisant galamment les doigts de la jeune femme. On va bientôt servir le souper et si la comtesse n’y assiste pas il manquera de la lumière !

— Peut-être mais cette lumière risque de s’éteindre si l’on tarde trop : elle est en danger.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Comme il se retournait pour faire signe aux deux amoureux transis qui l’assassinaient du regard, José d’Agalar se glissa dans son champ de vision.

— Permettez, je dois parler à la comtesse !

Puis se tournant vers la jeune femme avec un bref salut, il s’adressa à elle en russe, langue incompréhensible pour Aldo mais sur un ton d’agressivité qui ne laissait guère de doute sur le contenu des paroles et l’agaça immédiatement :

— Pardon, monsieur, mais êtes-vous proche parent de Madame ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

— Il se trouve que la sérénité, le bien-être de la comtesse me regardent… comme tous ses amis, ajouta-t-il en constatant avec satisfaction que les deux cavaliers momentanément évincés s’étaient rapprochés et se rangeaient de son côté en approuvant vigoureusement. Or vous lui parlez sur un ton dont aucun gentilhomme ne saurait user envers une femme. Et j’ai entendu dire que vous êtes marquis ? C’est à peine croyable…

Le visage aigu, au teint légèrement olivâtre parut jaunir un peu plus. En même temps Agalar émettait un rire bref qui ressemblait au sifflement d’un serpent…

— Que pouvez-vous savoir du comportement d’un gentilhomme, mon garçon ? Je suis grand d’Espagne, sachez-le ! Et vous, vous êtes quoi ?

— Altesse Sérénissime ! Prince Aldo Morosini pour vous servir le traitement que vous méritez…

Le nom fit son effet. L’autre parut se calmer cependant qu’une lueur s’allumait dans son œil noir :

— Ah ! Vous êtes…

— Oui, je suis.

— Je voulais dire : vous êtes aussi l’amant de Madame ?

— Simplement un ami… respectueux. Et vous, si vous l’êtes, j’ajoute que vous êtes aussi un mufle !

Adalbert s’approcha aussitôt d’Aldo et posa la main sur son bras :

— L’endroit est mal choisi pour une querelle, fit-il remarquer. Le maharadjah pourrait ne pas apprécier. Allez dans le parc si vous voulez on découdre !…

Mais bien qu’il eût été insulté, la perspective d’un duel ne semblait guère tenter l’Espagnol. Il haussa les épaules :

— On ne se bat pas pour n’importe qui ou n’importe quoi. Si cette femme vous plaît, je vous la laisse bien volontiers ! J’ajoute que j’ai faim et que l’on vient d’annoncer le souper…

Et avec un geste dérisoire de la main, le beau marquis tourna les talons un peu trop hauts pour les critères de l’élégance masculine et se joignit aux autres personnes qui s’étaient intéressées au début d’altercation mais se dirigeaient à présent vers la salle du festin.

Pâle comme une morte, Tania ne bougeait pas de sa niche fleurie et levait vers les quatre hommes restés auprès d’elle un regard effrayé :

— Je… je crois que je préférerais rentrer chez moi…

— C’est trop naturel, dit Aldo. Je vais vous reconduire…

Mais à cet instant précis, le prince Karam qui avait l’air d’être en quête de quelqu’un s’approcha d’eux :

— Ah prince ! dit-il à Aldo. Je vous cherchais. Mon père souhaite vous avoir à sa table. Ainsi que M. Vidal-Pellicorne.

Aldo s’apprêtait à dire qu’il lui fallait d’abord s’occuper de la comtesse Abrasimoff souffrante, mais déjà les deux jeunes gens, réduits depuis un moment à une figuration intelligente, se hâtèrent de revenir sur le devant de la scène :

— Allez vite rejoindre le maharadjah, prince ! Nous allons, des Aubrais et moi, nous occuper de la comtesse, dit l’un. Soyez sûr que nous veillerons bien sur elle.

S’avisant de ce que ce La Royère pouvait être très sympathique, Aldo le remercia, lui tendit la main avant de s’incliner devant Tania :

— Je crois que vous pouvez leur accorder votre confiance, Tania ! Je prendrai de vos nouvelles demain…


Un judicieux mélange de civilisations orientale et occidentale faisait un lieu magique de la grande salle où l’on allait dîner. Nappes et serviettes étaient de brocart orange tissé d’or supportant l’apparat des chandeliers d’or massif où brûlaient de longues bougies ambrées, de cristaux gravé d’or, d’un admirable service de table exécuté spécialement à Sèvres dans les couleurs assorties à d’étonnants surtouts d’or dont jaillissaient des bouquets d’orchidées pâles mêlées à des roses flamboyantes et à des iris noirs. Plusieurs tables d’une douzaine de personnes étaient réparties dans la pièce et, en prenant place à celle que présidaient le maharadjah et la princesse Brinda, Aldo fut cependant surpris de se retrouver assez proche voisin de son hôte pour que la conversation fût possible puisque seule la princesse Marie de Broglie l’en séparait. Or il connaissait un peu l’originale châtelaine de Chaumont-sur-Loire, une amie de longue date de Jagad Jit Singh qui avait souvent séjourné chez elle et même lui avait fait présent d’un éléphant. Avec elle la conversation ne manquait jamais de saveur : c’était une femme un peu à l’emporte-pièce, franche, directe et presque toujours de belle humeur. Elle adorait les bijoux et on parla beaucoup de pierres, célèbres ou non et, bien entendu des fêtes que le maharadjah allait donner à l’automne pour son jubilé. Elles promettaient d’être magnifiques. Tant et si bien que Morosini fut à peine surpris quand, les femmes s’étant retirées à la mode anglaise pour laisser les hommes entre eux, le maharadjah l’invita à y participer ainsi que Vidal-Pellicorne dont il appréciait la culture universelle et les ouvrages d’archéologie.

— Je possède des trésors que j’aimerais vous montrer et dont certaines pièces n’ont jamais vu l’Europe. Naturellement, je serais particulièrement honoré si la princesse Morosini me faisait la grâce de vous accompagner. J’ai beaucoup entendu vanter son charme et son éclat…

Par qui, mon Dieu, mais après tout cela n’avait rien d’extraordinaire lorsque l’on connaissait le goût très vif de Jagad Jit Singh pour les jolies femmes de n’importe quel pays ! Au cours du repas, tandis que l’on dégustait un étonnant agneau au curry dans la sauce duquel scintillaient des parcelles d’argent, il avait écouté avec amusement les confidences de Mme de Broglie sur l’incessante chasse à la beauté qui était l’un des grands plaisirs de leur hôte.

— Il a même épousé coup sur coup une Espagnole et une Italienne, et comme je m’étonnais, étant donné sa passion pour la France, qu’il n’eût pas épinglé sur sa liste une de ses filles, savez-vous ce qu’il m’a répondu ?… « Je les aime trop ! Je n’arriverais jamais à choisir ! »

Il n’était donc pas tellement étonnant que le nom de Lisa ait volé un jour ou l’autre du côté de ses oreilles. N’était-elle pas en effet l’une des femmes les plus séduisantes de toute la planète ? Pour Aldo aucune autre ne lui venait à la cheville. Et il s’entendit répondre que lui et son épouse se rendraient avec joie dans un pays qui les fascinait depuis longtemps.

Tandis que l’ambassadeur d’Angleterre reprenait le dé de la conversation après une solide rasade de porto, Aldo, rendu à lui-même pour un instant caressa l’idée d’une seconde lune de miel dans les Indes fabuleuses. Si Lisa consentait à confier les jumeaux à leur arrière-grand-mère pour une dizaine de semaines, ce pourrait être magique. Perdu dans ses pensées, il laissait son regard glisser sur la salle somptueuse occupée seulement par les hommes et soudain il reprit contact avec la réalité, posa le verre dont il dégustait le contenu et se livra à un examen attentif de ceux qui se trouvaient là. Or, nulle part il ne vit José d’Agalar.

Quand on sortit de table, il rejoignit Adalbert tout joyeux lui aussi à l’idée de l’accompagner aux Indes et mit un frein à son enthousiasme :

— Tu as raison, le voyage va être formidable mais quelque chose me tracasse : as-tu vu le grand d’Espagne ?

— Ma foi non… Pourtant il est entré avant nous dans la salle à manger et il prétendait mourir de faim. Comment se serait-il volatilisé ?

— D’autant plus qu’il n’y a aucune raison. Mais on peut toujours essayer de savoir…

Retournant dans la vaste pièce où les serviteurs s’affairaient à remettre de l’ordre, Morosini alla trouver celui qui dirigeait la manœuvre en priant le Bon Dieu qu’il parle au moins anglais :

— Je cherche le marquis d’Agalar, lui dit-il dans cette langue. Sauriez-vous me dire à quelle table il était placé ?

L’hindou s’inclina et partit chercher des cartons où les tables étaient dessinées avec les noms de leurs occupants, les parcourut des yeux puis montra à Aldo celui qui l’intéressait. Celui-ci remercia et rejoignit Adalbert :

— Il était à la table présidée par le maharadjah d’Alwar. Comment se fait-il que je ne l’aie pas aperçu ? D’où j’étais il devait se trouver dans mon champ de vision…

Une voix onctueuse teintée d’accent oriental se fit lors entendre :

— Feriez-vous allusion à ce… personnage qui a eu l’indécence de s’étouffer en absorbant du curry et que l’on s’est hâté d’ôter de ma vue ? Un spectacle vraiment répugnant !

Jay Singh Kashwalla, maharadjah d’Alwar en personne, se tenait là, accompagné de deux hommes de sa suite. Il souriait benoîtement mais ce sourire n’atteignait pas ses yeux qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’à l’âme d’Aldo. Celui-ci salua profondément comme l’exigeait le protocole :

— Si Votre Altesse le dit, ce doit être vrai. Cependant le marquis d’Agalar qui est un grand d’Espagne devrait savoir comment se comporter lorsque l’on a l’honneur de dîner à la table d’un prince souverain.

— Grand d’Espagne ? Fttt !… Qu’est cela ? fit Alwar avec un geste méprisant de sa main gantée et bosselée de rubis gros comme des œufs de caille. Ce n’est qu’un marquis. Vous, vous êtes prince, m’a-t-on dit ? Un grand d’Italie, je suppose ?

— De Venise ! Très honoré de l’attention qu’un souverain étranger veut bien me porter !

— Votre réputation est grande dans le monde des pierres précieuses et vous pouvez constater que je les aime aussi. Viendriez-vous en parler avec moi… en privé ?

— Il est à craindre que Votre Altesse n’en sache plus que moi sur ce sujet.

— Ne le croyez pas ! Venez plutôt déjeuner demain ! Nous comparerons nos sciences. J’habite le Claridge. Voulez-vous treize heures ?

Impossible d’échapper, quelque envie qu’il en eût, à une invitation aussi formelle. Morosini s’inclina :

— Ce sera un honneur pour moi…

— Alors donnez votre adresse à mes gens. Une voiture viendra vous prendre à midi et demi…

Le maharadjah tournait déjà les talons après un salut léger.

— Seigneur ! gémit Aldo en le regardant rejoindre leur hôte. Il ne me manquait plus que ça !

— Allons donc ! ironisa Adalbert. Tu as vu sa poitrine ? Il n’y a pas un joaillier au monde dont la vitrine puisse lutter avec elle. Tu vas nager dans les pierres précieuses, mon bonhomme !

— Sans doute, mais j’aimerais mieux nager avec quelqu’un d’autre parce que cette altesse-là ne me plaît pas. Surtout si j’y ajoute ce que tu m’as confié au sujet de ses relations avec Youssoupoff !

— Je n’ai dit que ce que l’on m’a raconté. Il ne s’agit peut-être que d’un simple potin…

— Auquel tu as cru. Cela me suffit.

— Pour refuser d’y aller ? Il ne va tout de même pas te violer entre la poire et le fromage ? Tu as une demi-tête de plus que lui, fit Adalbert en riant.

— J’ai accepté : j’irai. Seulement j’essaierai de faire en sorte qu’il n’y ait pas de seconde fois…


Le lendemain, habillé avec une élégance tout officielle – redingote noire, gilet gris, col à coins cassés et cravate-plastron en épaisse soie grise piquée d’une sardoine gravée à ses armes –, Aldo embarquait dans la Rolls argentée du maharadjah qui, en quelques silencieuses minutes, le conduisit à l’hôtel Claridge.

C’était le plus récent des palaces parisiens puisqu’il avait été inauguré en 1919 et, bien sûr, le Claridge drainait une bonne partie de la clientèle jeune issue du cinéma ou du sport grâce aux services spéciaux qu’il offrait : un hammam et une ravissante piscine gréco-byzantine où se retrouvaient quelques-unes des plus jolies femmes de Paris. Mais, quand la Rolls y déposa Morosini, celui-ci put se demander un instant si d’aventure on ne l’aurait pas transporté aux Indes car l’entrée en était gardée par deux des jeunes aides de camp dont le maharadjah d’Alwar semblait posséder une véritable collection. Choisie avec soin cependant car ces jeunes hommes étaient à peu près de la même taille, vêtus de robes fluides qui les faisaient ressembler à des jets d’eau et tous possédaient des yeux de gazelle craintive qui intriguèrent le visiteur tout en lui donnant l’envie d’en savoir plus : ce potentat oriental n’était-il donc attiré que par les garçons ? En tout cas, il aurait juré que ceux-là en avaient peur…

Cependant ils devaient être des guerriers, étant armés de longs poignards dont sans doute ils n’hésiteraient pas à se servir sur un geste du maître. Pour l’instant, ils semblaient avoir pris possession de l’hôtel car l’un d’eux s’improvisa son guide tandis que deux autres gardaient l’entrée des ascenseurs, deux autres la sortie et encore deux autres la double porte fermant l’appartement du prince. Celui-ci occupait tout un étage d’où les serviteurs habituels semblaient avoir disparu.

« Ce doit être amusant pour les autres clients de l’hôtel, pensa Morosini. Si toutefois il y en encore. »

Il n’en avait vu, en effet, aucun et, dans le hall les réceptionnistes avaient un curieux air figé.

Une table somptueuse, pour deux personnes était dressée dans le salon où l’on introduisit l’invité, un salon qui lui-même avait subi des transformations grâce à une infinité de coussins, de poufs et de tentures brodées d’or ou d’argent. Une odeur de vanille mêlée à celle du bois de santal y régnait, cependant qu’un invisible musicien faisait entendre un air de sitar à la fois aigre et envoûtant…

Enfin Alwar parut, les deux mains cordialement tendues et le visage éclairé d’un sourire éclatant, tel que l’on ne l’eût pas cru capable d’en produire.

— Mon cher ami ! Comme c’est aimable à vous d’avoir accepté ma modeste invitation !

— Comme c’est aimable à Votre Altesse de me l’avoir adressée !

— Oh, c’est naturel. Tout de suite vous m’avez été sympathique et je n’aime pas résister aux élans de mon cœur ! Prenez place, je vous prie, et causons ! Mais… par grâce, traitez-moi en ami et oubliez la troisième personne ! N’êtes-vous pas prince, vous aussi ?

— Certes, monseigneur, mais vous régnez sur des milliers de sujets et je ne règne que sur ma propre maison…

— Une maison que j’aimerais connaître ! Venise et ses palais sur l’eau sont fascinants. C’est la seule ville d’Europe où un homme d’Orient doit se sentir facilement chez lui. Mais déjeunons ! J’ai tant de choses à vous dire et les plaisirs de la table les accompagneront heureusement…

En fait et tout le temps que dura le repas – servi à l’occidentale et excellent –, ce fut surtout Aldo qui parla. Son hôte l’accabla de questions posées d’une voix douce et précise touchant sa famille, ses ancêtres, sa demeure, sa vie professionnelle, sa jeunesse, ses études, ses voyages, ses habitudes enfin. Parfois à la limite de l’indiscrétion. Ainsi, le fait que son invité soit marié n’eut pas l’air de l’enchanter :

— Un homme tel que vous devrait demeurer libre de ses mouvements. Avoir des enfants, c’est bien… mais pourquoi s’encombrer de la mère… ou des mères ?

— Je n’ai jamais considéré ma femme comme encombrante. Bien au contraire ! Je ne puis concevoir l’idée de vivre sans elle.

— Pourtant vous en êtes loin en ce moment. Dès lors que vous pouvez vous en passer huit jours ou huit semaines, vous pouvez l’ignorer indéfiniment. Le temps ne signifie rien pour les dieux, ni pour les hommes capables de les approcher. Est-elle belle au moins ? ajouta-t-il avec une nuance de dédain qui n’échappa pas à Morosini et lui déplut.

Mais il fallait répondre.

— Elle est mieux que belle ! Différente de toutes les autres femmes ! laissa-t-il tomber sèchement.

— Auriez-vous son portrait photographique ?

— Non.

— Pourquoi ? Les Européens ont toujours leurs poches bourrées des images des leurs et ils adorent les montrer !

— Pas moi ! Outre qu’il n’y a pas de poches dans le vêtement que je porte(11), une photographie ne saurait rendre l’éclat d’un visage. Seule la peinture le pourrait ! À condition que le peintre sache voir au-delà des traits et chercher l’âme.

— Et il en existe ? Vos peintres actuels barbouillent leurs toiles de couleurs violentes qui à mes yeux ne signifient rien, ne suggèrent rien…

Un œil sur les délicates peintures mogholes qui décoraient un pan du mur, Aldo excusa le jugement sans nuances de son hôte. Comment cet homme d’un autre âge pourrait-il comprendre quelque chose à un Derain, un Matisse, un Vlaminck ? Mais la conversation en étant venue à bout, il décida de s’y tenir. Aussi bien le déjeuner tirait à sa fin et le café était servi :

— Mais puisque nous en sommes aux beautés de la Création, je me permets de vous rappeler, Altesse, que vous m’avez promis de me montrer des merveilles…

Alwar sourit, frappa dans ses mains sur un certain rythme et deux des beaux jeunes gens aux regards craintifs surgirent, portant chacun un coffre d’assez belles dimensions qu’ils déposèrent sur une table basse. Puis, encore plus rapidement peut-être qu’ils étaient venus, ils s’inclinèrent, mains jointes, et disparurent. Le maharadjah se leva et souleva l’un des couvercles : des couronnes, des diadèmes apparurent. Parmi eux, Aldo repéra vite la bande de rubis et de diamants qui ceinturait, hier, la toque – héritage des Mongols et de Gengis Khan dont Alwar avait du sang – qui coiffait le prince. Aujourd’hui elle était d’un blanc candide avec un petit diadème de perles.

— Magnifique ! apprécia Morosini en examinant l’un après l’autre ces signes du pouvoir. Mais n’est-il pas imprudent de voyager avec un tel trésor ?

— Tout n’est pas ici. Je ne saurais emporter en voyage l’ensemble de mes joyaux et je me contente de ceux dont je me pare le plus souvent. Ceux que je préfère. Par exemple ceci.

Il ouvrait le second coffre et en tirait un collier de plusieurs rangs fait de diamants et d’énormes émeraudes. Les plus grosses sans doute qu’Aldo eut jamais vues. Il est vrai qu’elles n’étaient pas taillées mais seulement polies, en cabochons. Suffisantes pour réduire à l’état d’ornement modeste la pierre d’Ivan le Terrible achetée à Drouot. Au grand plaisir de son hôte, Aldo ne cacha ni sa surprise ni son admiration.

— Je ne crois pas en connaître d’aussi importantes.

Il se consolait un peu en constatant qu’en revanche il en avait vu de plus lumineuses.

— Oh, il en existe cependant ! soupira Alwar. Yadavindra Singh de Patiala en possède de plus belles encore. Vous les verrez sans doute si vous vous rendez à l’invitation de Kapurthala car il y sera sûrement. Auprès de lui je ne suis qu’un petit prince, ajouta-t-il avec une intraduisible amertume. Ses États comptent deux millions d’habitants alors que le mien n’en a guère plus de cinquante mille… Son palais Moti Bagh couvre quatre hectares à lui seul…

— La grandeur vraie d’un prince ne se mesure pas au nombre de ses sujets ni à la superficie de son palais, dit doucement Morosini. Ce sont ses actes, sa sagesse et la sérénité de ses États qui lui donnent sa dimension.

Il eut soudain l’impression que les yeux de tigre se mouillaient. Le maharadjah se leva et posa ses mains sur ses épaules :

— Tu as bien parlé ! fit-il d’une voix enrouée. Il faut que tu sois mon ami !

— Ce serait un grand honneur ! émit Aldo qui n’aimait pas beaucoup ce rapprochement subit et craignit même un instant qu’on ne l’embrassât. Mais Alwar se contenta d’ôter de son doigt un rubis taillé en fer de lance et de le passer au majeur de son invité :

— Voilà qui scellera mieux notre amitié ! dit-il. Cette pierre a la couleur du sang et le sang est le meilleur lien entre les hommes. Essaie de t’en souvenir quand tu regarderas ce bijou.

Aldo ne put que remercier avec tout de même un vague sentiment de honte. En venant à ce rendez-vous qui ne lui plaisait guère, il gardait une arrière-pensée : celle de proposer la « Régente » à ce prince visiblement richissime mais, après le don qu’on venait de lui faire, il était un peu difficile de parler boutique. D’autant plus que, les circonstances étant ce qu’elles étaient, Alwar pouvait très bien prendre cela pour un échange de bons procédés et la valeur de la perle était infiniment plus élevée que celle du joli rubis qu’il recevait.

— Je regrette, devant tant de générosité, de ne rien pouvoir offrir de comparable…

— Un peu de ton temps sera amplement suffisant. Je suis encore ici pour quelques semaines, Ensuite je me rendrai en Angleterre…

— C’est que moi je dois rentrer prochainement à Venise… Le temps est encore ce qui va me manquer le plus.

— Tu ne pars pas ce soir ?

— Non, bien sûr !

— Alors nous pouvons encore passer quelques moments ensemble ?

« Et dire, pensait Aldo en se retirant, que m’étais juré que cette visite n’en aurait pas de seconde ! »

Il fallait bien en prévoir au moins une, sinon l’homme aux yeux de tigre était bien capable de lui tomber dessus à la maison un jour prochain. N’avait-il pas dit qu’il aimait Venise ? Ou quelque chose d’approchant…


— Eh bien, dis-moi, s’écria Adalbert en le voyant rentrer. Vous avez eu des choses à vous dire ? Il est plus de six heures !

— Oh, le temps passe vite en sa compagnie ! Il m’a pratiquement confessé ! Et regarde ! ajouta Aldo en lui tendant la bague qu’il avait ôtée dans la voiture et mise dans sa poche. Il a décidé que nous étions quasiment frères !

— Peste ! Il a la fraternité généreuse, mais je me demande ce qu’aurait pensé ta mère d’un fils de cet acabit !… Bon ! Oublions-le pour passer à un autre sujet : on dirait que c’est aujourd’hui la journée des rubis ! Tiens, lis ça !

Il tendait le journal plié où figurait un article entouré au crayon rouge. C’était, sous la plume de Martin Walker dont la signature prenait de plus en plus de développement, un « papier » que la crainte de déplaire à un hôte illustre retenait visiblement à la limite du sensationnel : « Vol audacieux chez un grand ami de la France : des bijoux disparaissent chez le maharadjah de Kapurthala. »

Le texte disait qu’une paire de bracelets de rubis avait été subtilisée dans l’appartement de la princesse Brinda. Aucune autre parure n’avait été volée et, à la place, on avait découvert une petite carte portant simplement la lettre N. Suivait un long développement sur le mystérieux personnage dont on commençait à parler beaucoup en le rapprochant du fameux Arsène Lupin. À cette différence près que celui-là avait déjà deux meurtres sur la conscience et que le célèbre gentleman-cambrioleur ne tuait jamais.

— Alors ? fit Adalbert. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Comme toi, je suppose. Notre Napoléon VI et le sombre marquis d’Agalar pourraient bien ne faire qu’une seule et même personne. Le malaise éprouvé hier soir a été simulé et notre homme a profité de ce que tout le monde était à table pour visiter les coffrets de la princesse.

— Il est certain que c’est la première pensée qui présente, mais je t’avoue que j’ai peine à y croire.

— Pourquoi ? Parce qu’il a un type beaucoup trop espagnol pour être petit-fils d’une Russe ? La loi de Mendel joue parfois de drôles de tours. Et puis pourquoi seulement ces deux bracelets alors qu’il y avait sans doute beaucoup d’autres colifichets passionnants ?

— Je vais te dire pourquoi. Parce que ce sont des bijoux russes et que notre empereur russo-corse ne s’intéresse qu’à eux et aux Français. Les bracelets ont appartenu à la comtesse Abrasimoff qui te plaît tant.

— Pas à toi ? émit l’archéologue, la mine innocente.

— Oh ! Elle est très belle et j’en conviens volontiers, mais tu sais qu’aucune femme ne saurait plus me plaire…

— C’est beau, la vertu !

— Tu peux dire l’amour, tu ne te tromperas dit Aldo gravement. Il n’empêche que je vais aller chez elle, et dès demain, parce qu’elle non plus n’a pas assisté au dîner.

— Tu la soupçonnes ?

— Pourquoi pas ? Elle a peur d’Agalar parce qu’elle craint son emprise mais d’autre part elle délire presque lorsqu’elle évoque les joyaux que les Bolcheviks lui ont volés. Ces bracelets, elle m’en a parlé.

— Sans doute mais tu as vu dans quel état elle était lorsqu’elle a reconnu l’Espagnol ? Il faut des nerfs solides pour un vol aussi audacieux. Car enfin si tous les invités étaient à table avec nombre de serviteurs, on doit en rencontrer certainement quelques-uns dans les appartements privés ?

— Oh, je ne dis pas qu’elle a fait le coup et je pense sincèrement que c’est don José ; mais ce que je veux savoir, c’est si elle a lu le journal, ce qu’elle pense et si, d’aventure elle n’aurait pas quelques nouvelles de son bel ami ?…

— Pour en revenir à lui, il y a quelque chose d’incompréhensible : voilà un homme qui s’apprête à épouser une milliardaire et il s’amuserait à venir jouer les monte-en-l’air pour voler des bijoux que sa fiancée a largement les moyens d’acheter…

— Très juste, mais alors explique-moi ce qu’il faisait hier soir au château de Longchamp quand il aurait dû tenir la main de Miss Van Kippert dans le silence feutré d’un petit salon du Crillon ?

Aldo n’eut pas le temps de répondre. Deux coups brefs furent sonnés à la porte de l’appartement et, l’instant suivant, Théobald, mi-respectueux mi-inquiet, introduisait le commissaire Langlois…

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