CHAPITRE XIV


UNE CHASSE PRINCIÈRE

Avoir une corde pour s’échapper est une belle chose mais, quand cette corde est lisse et que l’on n’a pas pratiqué ce genre d’exercice depuis l’adolescence, se lancer dans le vide sur ce frêle appui n’est guère rassurant ; cependant, taraudé par l’idée fixe de retrouver sa liberté, Aldo se fût jeté dans le feu sans hésiter. Détournant ses yeux de l’abîme ouvert sous ses pieds et que la nuit si bleue ne cachait pas assez, le regard vers les étoiles, il empoigna fermement le toron de chanvre et, les pieds appuyés au mur, commença la descente.

Elle lui parut interminable. Le haut de la tour reculait contre le ciel, mais pas assez vite à son gré. Pourtant, forcer l’allure eût été folie. Serrant les dents, s’efforçant d’oublier ses mains qui le brûlaient, fournissant un effort qui lui emballait le cœur, il poursuivit méthodiquement son évasion. Enfin des mains secourables le saisirent par la taille pour l’aider à prendre pied sur le rebord rocheux et broussailleux. En même temps une voix chuchotait :

— N’aie pas peur, sahib ! C’est moi, Amu… Tu ne m’as pas oublié, j’espère ?

— Amu ? Mais comment es-tu là ? Je te croyais…

— Mort, n’est-ce pas ? Comme mon pauvre frère Uday que le maharadjah a obligé à avaler du verre pilé ?… C’est parce que je l’ai su tout de suite que je me suis enfui en te conseillant d’en faire autant.

— Le papier dans le verre à dents, c’était toi ?

— C’était moi. Quand j’ai vu comment était celui dont on préparait si soigneusement la venue, j’ai compris ce qui t’attendait ; alors j’ai voulu te prévenir, mais il était déjà trop tard : tu ne pouvais plus lui échapper, à ce démon. Alors je me suis efforcé de surveiller et quand je t’ai vu partir pour Bala Qila avec l’éléphant, j’ai compris que l’on t’emmenait là-haut pour faire de toi un autre homme, un jouet obéissant. Alors j’ai fait ce que j’ai pu…

— Pourquoi ? Tu ne me connais pas vraiment.

— J’ai vite deviné que tu étais un homme bon et courageux… mais l’endroit est mal choisi pour parler et tu n’es pas au bout de tes peines il faut maintenant descendre jusqu’en bas. C’est un peu moins raide et l’on peut s’accrocher aux rochers… Mais d’abord donne-moi tes mains.

Elles étaient en effet à vif, la peau limée, écorchée, saignait. Amu prit dans sa poche un morceau de tissu, le déchira sur toute sa longueur et enveloppa les paumes saignantes. À ce moment, la corde tomba sur eux. Amu sourit :

— Je vois que le vieil homme est devenu ton ami. Elle peut encore nous être utile, cette corde… car nous allons pouvoir nous attacher. Tu vas descendre le premier et moi je te tiendrai…

— Et tu pourras descendre sans assurance ?

— Tant de fois déjà j’ai grimpé et descendu ces pentes ! Je suis un enfant du pays, tu sais…

Il constituait surtout une incroyable bénédiction. Aldo pensa qu’il lui faudrait songer, s’il s’en tirait, à remercier son ange gardien de lui avoir suscité ce dévouement inattendu. La seconde pente, en effet, était à peine moins abrupte que la première. La différence résidait dans les rochers et les buissons qui offraient de nombreuses prises. Enfin, après quelques centaines d’années et trois haltes qui permettaient à Amu de rejoindre Aldo, ils arrivèrent enfin sur un sentier, pas bien large sans doute et raide, mais sur lequel on pouvait marcher et non ramper. Arrivés près d’une grosse roche, Amu chercha dessous un paquet de vêtements assez semblables aux siens, pantalon, chemise ample formant tunique, vieille veste, sandales et longue bande de tissu destinée à confectionner un turban.

— Il faut que tu mettes ces choses, sahib, ensuite je teinterai ton visage, tes mains et tes pieds avec ce qu’il y a dans cette fiole. Puis je te conduirai à la gare et nous y attendrons le train pour Delhi, qui passe dans la nuit de demain…

— Mais encore une fois, pourquoi ?

— Parce que grâce à toi, peut-être, le Vice-Roi sahib apprendra la vérité sur Jay Singh Kashwalla. Tu es un grand sahib, il t’écoutera. Moi je suis un pauvre homme… et on a tué mon frère !

Tant de douleur s’exprimait dans cette voix désolée qu’Aldo sentit se lever en lui un profond désir d’aider Amu et les siens, de faire le maximum pour les délivrer d’un bourreau sans âme. Ses deux mains se refermèrent sur les épaules dont on sentait les os à travers le tissu :

— Si grâce à toi je m’en tire, Amu, sur mon honneur je te promets de tout faire pour que la justice règne ici…

— Merci, sahib ! Ce ne sera pas facile : il a de si grandes protections et il est si riche ! Mais qu’au moins il aille habiter le plus longtemps possible cette Europe qu’il aime tant. Quand il n’est pas là, nous vivons en paix parce que le Diwan sahib est un homme sage et juste…

— Je ferai en sorte de te rendre ce que tu viens de faire pour moi. Un jour, j’en suis certain, il ne reviendra pas d’Europe !

La transformation fut rapide. Le visage, les pieds et les mains passés à la teinture, vêtu des vieux habits procurés par Amu, Morosini, devenu semblable à nombre d’hindous misérables, put traverser la ville nocturne sans éveiller l’attention de quiconque. Comme il ignorait la langue, Amu lui avait recommandé de ne pas ouvrir sa bouche aux dents trop blanches et de tenir ses yeux à demi fermés sur leur couleur bleue si peu courante dans le pays… Les villes des Indes vivaient beaucoup la nuit, où l’on échappait à la chaleur du jour souvent insupportable, mais personne ne fit attention à eux et ils purent gagner la gare sans encombre.

Là, Amu guida son compagnon vers un buisson d’épineux et dit :

— L’attente va être longue. Nous allons rester là durant tout le jour et jusqu’à la moitié de la nuit prochaine. Autant se reposer. Fais comme moi !

Relevant alors le col élimé de sa veste, il se coucha sur la terre à l’abri du buisson en ramenant sur les yeux le pan flottant de son turban et s’endormit aussi tranquillement que s’il était dans un bon lit. Morosini l’imita en tous points : il était tellement fatigué qu’il aurait sans doute pu dormir sur une planche de fakir…


Un coup de pied dans les côtes le ramena brutalement à la réalité… En se retournant il reçut dans les yeux une flèche de soleil qui l’aveugla tandis qu’une poigne vigoureuse le remettait debout :

— Si Votre Altesse attend le train, fit une voix railleuse, elle risque d’attendre longtemps. Cela ne se fait pas de fausser ainsi compagnie à un prince aussi généreux que Sa Grandeur.

Sauvé de l’aveuglement par la taille gigantesque d’un des Sikhs qui escortaient le personnage, Morosini reconnut le secrétaire du maharadjah qui le contemplait avec une satisfaction méchante. Celui-ci poursuivit :

— Sa Grandeur va être fort déçue de revoir son invité en si piteux état…

— Voilà qui m’est égal parce que, moi, je n’ai aucune envie de la revoir. Aussi vais-je tranquillement attendre le train…

— Quoi ? En cet équipage ? Sans vos bagages ? Tsst ! Tsst ! Tsst !… Ce n’est pas raisonnable, voyons ! En outre, avant de s’en aller, il est d’usage de dire au revoir !…

Là-dessus il donna un ordre et deux soldats empoignèrent Aldo chacun par un bras pour le conduire jusqu’à une voiture militaire semblable à celle qui avait emmené le malencontreux astrologue quelques jours plus tôt. Une seule satisfaction pour Aldo dans le naufrage de ses espoirs : Amu n’était visible nulle part. Où pouvait-il être ? L’idée ne l’effleura même pas qu’il ait pu le trahir. Ce brave garçon s’était donné trop de mal pour le sortir de Bala Qila. Mais alors, comment avait-on pu le retrouver si vite ? Ce fut la question qu’il posa au secrétaire tandis que la voiture les emmenait vers le palais. Celui-ci se mit à rire :

— À dire vrai, on ne vous a jamais vraiment perdu de vue. On vit beaucoup la nuit chez nous et il se trouve toujours quelqu’un pour s’intéresser à ce qui se passe d’un peu étrange. Ainsi un brave sujet de Sa Grandeur a pu observer votre sortie… acrobatique du vieux fort et ce qui s’en est suivi…, jusqu’à la gare. Une fois certain que vous n’en bougeriez pas jusqu’à ce que passe un train, cet honnête homme s’est rendu au palais le plus vite possible… Malheureusement nous n’avons pas trouvé votre sauveur. Vous étiez seul auprès de votre buisson quand nous sommes arrivés. Mais je ne désespère pas de mettre la main dessus…

Ce fut un soulagement pour Aldo. Si le malheureux Amu était tombé dans les pattes de ces gens, il aurait peut-être déjà servi de petit déjeuner aux tigres du soi-disant saint homme… Restait à savoir quel sort on lui réservait à lui…

À son étonnement, on ne le jeta pas en prison et il ne comparut même pas devant Jay Singh. On le ramena tout simplement à son appartement… pour y prendre un bain et se changer car il n’était pas question d’offenser la vue et l’odorat du maharadjah en lui présentant son invité rebelle dans cet état. Mais cette fois une demi-douzaine de serviteurs étaient chargés du récurage. Ce fut long, minutieux, et prit une bonne heure car la teinture d’Amu résista courageusement ; après quoi on lui fit passer des jodhpurs, une chemise et une veste de toile kaki, on lui mit un casque sur la tête… et on lui lia les mains derrière le dos. Sans d’ailleurs qu’il proteste : cela aurait servi à quoi ?

En cet équipage on le fit descendre dans la cour d’honneur où attendait un éléphant et, déjà assis dans le howda, le maharadjah et son voile bleu. À l’aide d’une sorte d’escabeau on le fit monter auprès d’un Jay Singh aussi muet, aussi immobile qu’une statue. Exaspéré, Aldo attaqua :

— Quelle comédie êtes-vous en train de monter… mon frère ? gronda-t-il sans plus retenir sa colère.

— Une comédie ? répondit de sa voix soyeuse la statue voilée d’azur. Où voyez-vous une comédie ? Ne vous avais-je pas promis, à Paris, de vous faire chasser le tigre ? Je tiens parole, simplement…

— Chasser le tigre ? Les mains liées ? Vous me prenez pour un imbécile ?

— Je vous prends pour un traître… pour l’homme que je voulais conduire à la sainteté et qui m’a cruellement offensé. Mon cœur blessé crie vengeance. Pourtant, vous le voyez, je me contente de vous offrir un plaisir de prince… Évidemment cette chasse va se terminer de façon regrettable. Un accident… particulièrement navrant pour moi… et douloureux pour vous la terminera. Mais je veillerai à ce que l’animal laisse assez de votre corps pour être reconnaissable…

— Vous allez oser faire ça ? Tuer un hôte sur lequel vous n’avez aucun droit ?

— Je ne vais pas vous tuer. Vous allez être victime d’un accident, je le répète !… Il n’y a rien d’autre à ajouter.

Un signe de sa main gantée et l’éléphant se mit en route, environné de rabatteurs, de serviteurs et de gardes armés de lances. Morosini dédaigna de discuter davantage avec ce monstre et rassembla son courage devant la mort affreuse qui l’attendait, mais qu’il voulait affronter avec la dignité convenable quand on est prince Morosini. Il se mit à prier en silence pour éviter de se laisser envahir par les belles images de ceux qu’il aimait et ne reverrait plus. Surtout ne pas penser à Lisa qu’il ne serrerait plus dans ses bras ! Ne plus penser aux jumeaux qu’il ne verrait pas grandir ! Aux amis chers qui le pleureraient et à tout ce qu’un potentat féroce lui arrachait… Mais que c’était difficile, mon Dieu ! Les mots de la prière semblaient s’effilocher comme un brouillard sous la poussée des belles et douces images qu’il voulait fuir ! À présent, il souhaitait que cela aille vite… plus vite que le pas solennel de cet animal qui le menait au supplice.

Après avoir traversé le parc, on s’engagea dans une piste ouverte par des sabres d’abattis à travers une jungle d’herbes hautes et d’arbres enchevêtrés. Des hommes marchaient en avant de l’éléphant pour le guider. Le soleil était haut à présent mais, voilé par une brume laiteuse, il n’en était que plus pénible. Malgré lui, Aldo fouillait les herbes du regard, cherchant à deviner d’où viendraient la puissante silhouette jaune rayée de noir, les crocs acérés, les longues griffes qui allaient le lacérer... Mourir de cette façon était abominable et il lui fallait faire appel à tout son orgueil pour ne pas trembler alors qu’une peur horrible l’envahissait… Il lui parut que cela durait une éternité…

Enfin on rejoignit un groupe de rabatteurs réunis auprès d’un « jheel », un étang plat et peu profond dont l’eau luisait comme du mercure sous cette lumière trouble. On était arrivés.

Jay Singh échangea quelques paroles avec le chef de ces hommes, eut de la tête un geste approbateur et dit :

— Votre exécuteur n’est pas loin et votre attente sera brève. Descendez !… Et recevez mes adieux !

Avec un haussement d’épaules, Morosini lui tourna le dos et se remit aux mains des deux serviteurs qui l’aidaient à reprendre pied sur la terre.

— Marchez droit devant vous ! ordonna le maharadjah. On va vous y aider.

Deux gardes, en effet, se mirent à sa suite, tenant devant eux la pointe de leur lance à la hauteur des reins du condamné. Mais, brusquement, celui-ci se retourna pour faire face une dernière fois à son bourreau :

— La mort qui m’attend est cruelle mais je la préfère cent fois à celle que Dieu t’infligera et qui, elle, n’aura pas de fin, car c’est l’enfer qui t’attend ! Adieu… saint homme !

À nouveau il se retourna et, la tête haute, suivit le bord de l’étang en se dirigeant vers les hautes herbes qui le fermaient. Il allait y entrer quand il crut apercevoir à quelques pas une forme jaune ; il ferma les yeux, attendant le choc, priant pour que, sous la violence qui le renverserait, sa tête porte sur une pierre et lui évite le pire…

Il sentait que la bête était là, qu’elle allait bondir, et il y eut en effet un bruit d’herbes froissées… aussitôt suivi d’un coup de feu. Rouvrant les yeux, il vit, à quelques pas de lui, le tigre tué net. Il se retourna. Ceci n’était-il qu’une farce ? Il s’attendait à voir le maharadjah debout dans le howda, le fusil à la main et riant à pleines dents.

Alors il crut voir double : il y avait là un autre éléphant portant plusieurs hommes en uniforme. C’était l’un d’eux qui avait tiré. Un autre dégringolait des flancs de l’animal pour accourir vers lui… perdant son casque dans sa course et révélant un chaume blond et hirsute : un officier anglais aux longues jambes qui, tout en courant, clamait :

— Ça va, Morosini ? Vous n’avez rien ?…

Un instant plus tard ils étaient face à face et Aldo se mit à rire, un rire nerveux, proche des larmes, mais qui le soulageait :

— Mac Intyre ! Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Peshawar ?

Il n’eut pas le temps d’entendre la réponse. Soudain vide de ses forces, il perdit connaissance…

Pas longtemps. Quelques claques suivies d’une solide rasade de whisky le ramenèrent à la réalité. Elle se présenta dans l’immédiat sous les traits hilares de son ami Douglas Mac Intyre, officier au service de Sa Majesté le roi George V et parrain de sa fille Amelia, qui, à genoux sur l’herbe auprès de lui, le regardait tout de même d’un œil inquiet. Il lui sourit :

— On dirait que vous êtes arrivé à temps, mon vieux ! Beau coup de fusil ! ajouta-t-il en désignant du regard le magnifique fauve tué net.

— Oh, ce n’est pas moi ! Le tireur, c’est le major Hopkins, aide de camp du général Hartwell, lui-même conseiller du Vice-Roi, qui attend en ce moment au palais.

— Le Vice-Roi ?

— No… la général Hartwell, corrigea Mac Intyre qui adorait parler français, avec les risques que cela comportait. Vous a de la chance : Hopkins est le meilleur fusil de toute l’armée des Indes. (Puis, revenant à l’anglais parce que cela devenait un peu difficile :) Vous nous avez fichu une belle frousse ! Quand on est arrivés à Alwar et que le Diwan nous a dit que le maharadjah vous avait emmené à une drôle de chasse au tigre, on s’est dépêchés de courir derrière vous… mais à une minute près c’était trop tard…

— Une minute ? Vous voulez dire une seconde. Il faut que j’aille remercier votre major Hopkins, ajouta-t-il en se relevant avec plus d’élasticité qu’il ne s’en serait cru capable. Mais… où est passé Alwar ?

Il n’y avait plus là, en effet, qu’un seul éléphant.

— Oh, il est vite parti recevoir l’envoyé du Vice-Roi !

— Qu’est-ce qui va lui advenir ? Il vient d’être pris en flagrant délit d’assassinat, il me semble ?

— Aucun doute là-dessus… mais ne vous illusionnez pas trop ! Si vous étiez mort ce serait plus embêtant, mais Alwar va dire que vous êtes très imprudent, que vous avez voulu descendre pour abattre le tigre.

— Sans fusil et les mains liées derrière le dos ? Vous vous foutez de moi, lieutenant ?

— Capitaine ! corrigea l’Écossais. Il faut que vous sachiez que si lord Willingdon, le Vice-Roi, nous a envoyés vous chercher, c’est avec l’ordre d’éviter autant que possible une complication diplomatique. Le maharadjah a de grandes protections et il faut le ménager.

— Mais, bon sang, vous pouvez témoigner de ce que vous avez vu ?

Douglas renifla d’un air gêné, arracha une herbe qu’il se mit à mordiller, puis soupira :

— On ne pourra témoigner… que si on nous le demande. Et la version sera que vous avez été très imprudent et que…

— Et que vous m’avez sauvé ? Ça, je veux bien l’admettre, mais votre maharadjah avait un fusil, lui aussi. Il aurait pu me le prêter… ou au moins m’éviter le tigre ? On croit rêver, mon vieux ! C’est ça, la justice aux Indes ?

— Je sais, je sais, mais la justice est une chose et la politique en est une autre. Et du moment que vous êtes vivant et que…

Il s’arrêta, rougit devant ce qu’il allait dire. Que Morosini n’eut guère de peine à traduire :

— … et que je ne suis pas anglais ! C’est bien ça ?

— Oh, Alwar n’aurait jamais osé, avec un Anglais.

— Eh bien, me voilà averti, fit Morosini avec amertume. Au moins dites-moi par quel miracle vous êtes arrivés ici… juste à temps pour me voir défier Sheer Khan ?

— C’est le Diwan et Vidal-Pellicorne qu’il faudra remercier. Quand sir Akbar a compris que le maharadjah n’avait pas l’intention de vous laisser repartir, il a fait semblant d’envoyer Adalbert à la chasse avec ses fils. En réalité ceux-ci lui ont fait prendre le train pour Delhi à la station après Alwar et, en revenant, ils ont crié très fort qu’il y avait eu un affreux malheur et qu’ils avaient perdu notre ami. À Delhi, celui-ci a couru à la Résidence avec la lettre que le Diwan lui avait remise pour le Vice-Roi. Ça a été d’autant plus facile pour lui d’avoir une audience qu’il a rencontré Mary Winfield et que Lady Willingdon, qui exècre Alwar, l’a pris sous sa protection. Résultat, le Vice-Roi a donné l’ordre que l’on prépare son train pour la délégation qu’il envoyait à Alwar… et nous voilà ! Je suis bien content, mon vieux ! ajouta-t-il en une soudaine explosion de joie, allongeant une bourrade à Morosini. La chère princesse Lisa aurait eu trop de chagrin !

Aldo pensa qu’il n’en était pas si sûr mais le garda pour lui. À quoi bon troubler la joie de Mac Intyre qui, en dépit du fait qu’il était amoureux de Lisa depuis leur rencontre à Jérusalem, n’en avait pas moins montré à son époux une amitié sans faille et sans arrière-pensée… Il ne retint pas cependant une subite envie de le taquiner :

— Bah ! je pense que ses amis se seraient efforcés de la consoler ? Vous le premier ?

— On aurait tous perdu notre temps ! riposta le capitaine, l’œil sévère. La princesse Lisa n’est pas de ces femmes que l’on peut… consoler.

Ajouter quelque chose eût été de mauvais goût.

Le retour au palais ne manqua pas de pittoresque. Réintégré en un tournemain dans ses velours roses et ses diamants, le maharadjah recevait solennellement le major-général sir William Hartwell dans la grande salle du Durbar, lieu des audiences publiques où l’on se devait d’accueillir les hauts personnages. Lorsque Morosini et Mac Intyre les y rejoignirent, l’Anglais fit peser sur le Vénitien un œil chargé de recommandations muettes. En aucun cas, on ne devait évoquer les sujets qui fâchent, et Aldo rendit un hommage tout aussi muet à la clairvoyance de son ami Douglas : il n’était nullement question d’infliger même un blâme à ce satrape hindou qui venait de tenter d’offrir, en sa personne, un repas de qualité à son animal favori. Alwar d’ailleurs prit la parole, après qu’Aldo eut remercié – avec une évidente sincérité – le major Hopkins de l’avoir sauvé du tigre.

— Remarquable coup de fusil, major ! dit-il. Vous devez compter parmi les meilleurs tireurs non seulement d’Europe mais du monde occidental.

Le compliment fit plaisir. Le major devint rouge brique et serra chaleureusement la main de son rescapé :

— Je ne tire pas assez souvent à mon gré, fit-il avec bonne humeur. Les grands félins ne pullulent pas dans les jardins de la Résidence, mais le hasard a voulu qu’un bref instant la tête de l’animal se présente au bout de ma ligne de mire. Nous avons eu de la chance tous les deux.

— Moi surtout et je ne vous remercierai jamais assez…

— J’espère, coupa Jay Singh de sa voix la plus suave, que s’il vous est encore donné de chasser le tigre, vous n’aurez pas la malencontreuse idée de vouloir le tirer à terre. C’est très, très imprudent…

Morosini planta son regard – presque vert à cet instant – dans celui de l’impudent personnage :

— J’ai toujours été imprudent… voire téméraire, Altesse ! Sans ce défaut je ne serais jamais venu ici. Mais, venu simplement traiter une affaire, je n’imaginais pas que j’aurais les honneurs d’une chasse réservée généralement aux souverains ou autres chefs d’État.

— On a ce qu’on mérite, mon cher, et je regrette vivement de vous voir repartir déjà, mais sir William, qui a eu la bonté de se déranger en personne pour me porter une lettre de Son Altesse le Vice-Roi, ne souhaite pas s’attarder. Aussi ai-je donné l’ordre – en soupirant, croyez-le bien – de préparer vos bagages…

— Votre Grandeur ne doute pas, j’espère, de mon regret de la quitter si tôt ? Je n’oublierai jamais sa généreuse hospitalité.

Les visages souriaient mais les yeux jaunes brillaient d’un éclat féroce et ceux de Morosini étaient lourds de mépris. Avec une raideur quasi britannique, celui-ci salua de la tête et, suivi de Mac Intyre, regagna son appartement sous la conduite d’un serviteur.

En y pénétrant, Douglas resta un instant médusé puis éclata de rire :

— C’est chez vous, ça ? On se croirait chez une courtisane !

— N’est-ce pas ? À vrai dire, je crois que ce cher Jay Singh pensait m’amener un jour à assumer ce rôle. Accordez-moi un instant ! Je me change et je vous suis, ajouta-t-il en se rendant dans la salle de bains où il prit une douche rapide avant d’enfiler des vêtements propres.

Quand il en sortit, il vit que Mac Intyre n’était plus seul : le secrétaire était là, lui aussi, et tenait dans ses mains un écrin qu’il tendit à Morosini :

— Son Altesse m’a prié de vous rendre cet objet, Prince, dit-il avec une courbette. Il vous fait dire que, tout compte fait, il ne l’intéresse pas, et il espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à lui rendre la somme déjà versée.

— Aucun inconvénient ! répondit Morosini avec un froid sourire.

Il prit son carnet de chèques, libella le chiffre demandé, signa et tendit le rectangle de papier blanc :

— J’ai reçu des francs mais j’ai préféré convertir en livres sterling. Votre maître aurait peut-être préféré des roupies, mais c’est une monnaie qui n’a pas cours en Occident…

Le secrétaire pinça les lèvres, salua et sortit tandis qu’Aldo, avec un soupir, ouvrait l’écrin : insolente et superbe, la « Régente », semblable à Argus, le contemplait de ses cent yeux de diamant… Mac Intyre salua son apparition d’un sifflement admiratif :

— Elle n’intéresse pas Alwar ? fit-il. Qu’est-ce qu’il lui faut ? Elle est splendide, cette perle ! Le trésor de la Tour de Londres n’en a pas d’aussi grosses ! Vous n’aurez sûrement aucune peine à la vendre à quelqu’un d’autre !

— Eh bien, ne croyez pas cela ! C’est beaucoup plus difficile que vous ne le supposez ! exhala Morosini en fourrant dans sa poche le malencontreux joyau qui semblait tenir tellement à lui.


Dans la petite gare de grès rose, le train du Vice Roi attendait, gardé militairement. Frappé aux armes d’Angleterre, laqué d’un blanc que le soleil rendait aveuglant, il était le symbole de la puissance britannique sur tout le réseau ferroviaire indien. Tenue à distance respectueuse, une foule bigarrée mais surtout misérable regardait, craintive, les grands Sikhs barbus, aux armes étincelantes, qui lui ressemblaient si peu. Hauts de six pieds en général, ils portaient en eux un sang mêlé d’arabe, de turc, de persan, d’afghan et de tartare qui n’avait rien d’hindou. C’étaient des soldats magnifiques, féroces, hautains, vivant la plupart du temps à cheval : la plus belle escorte qu’un souverain pût souhaiter… Ils contrastaient violemment avec ces gens qui les dévoraient des yeux. Morosini les effleura du regard, pourtant ce regard s’arrêta juste à côté de l’un d’eux, un peu en arrière. Il y avait là un visage d’homme si triste, si effrayé que son sang ne fit qu’un tour. Il se dirigea vers la foule, saisit Amu par le bras pour l’entraîner et, comme un Sikh tentait de s’y opposer, il jeta, impérieux :

— Cet homme est mon serviteur. Je le croyais perdu. (Puis, revenant à l’hindou dont la figure s’illuminait :) Va rejoindre les bagages !

— C’est votre domestique ? s’étonna Mac Intyre qui ne le lâchait pas d’une semelle. Il a une drôle d’allure !

— Si vous m’aviez vu au lever du soleil et à ce même endroit vous auriez trouvé que moi aussi j’avais une drôle d’allure. Si Amu reste ici il est mort. Et je lui dois la vie, car nous avons vécu ensemble une aventure peu ordinaire.

— Il va falloir que vous me racontiez ça. En attendant…

Il fit signe à Amu de le suivre, le conduisit jusqu’au wagon destiné aux bagages et aux domestiques, aboya quelques ordres et l’y laissa éperdu de reconnaissance.

Un moment plus tard, salué par le Diwan et les officiels d’Alwar, le beau train blanc s’enfonçait dans les montagnes pour rejoindre, à Rewart Junction, la ligne allant de Bombay à la capitale des Indes...


Moins vaste et moins bruyant que le « Taj Mahal » de Bombay, l’hôtel Ashoka, entouré d’un beau parc et construit à quelque distance des murs de la vieille ville de Delhi, n’en était que plus agréable et plus propice au repos. Morosini trouva Vidal-Pellicorne sur la terrasse abritée sous des parasols. Assis devant un verre à moitié vide, il écoutait avec un agacement visible les palabres entre une famille américaine installée sous le parasol voisin et un marchand de tapis probablement persans qui leur vantait sur le mode lyrique, encore que dans un anglais approximatif, les splendeurs d’une marchandise sortie tout droit d’une machine qui devait officier quelque part du côté de Manchester.

À l’apparition de son ami, Adalbert poussa une exclamation, se leva si brusquement qu’il renversa son verre, ce dont il ne se soucia pas, et, prenant Aldo par le bras, il l’entraîna à l’intérieur de l’hôtel.

— Enfin te voilà ! J’en arrivais à craindre le pire.

— Mais le pire a bien failli arriver, mon vieux ! À un petit cheveu près, je servais de lunch à un beau spécimen de tigre. Si la main du major Hopkins avait été moins sûre…

— Il n’a tout de même pas osé faire une chose pareille, cet Alwar de malheur ?

— Il est capable de faire bien pire encore ! Allons boire quelque chose, j’en ai besoin !

Ils s’installèrent au bar, à peu près désert à cette heure de la journée. Ils commandèrent des « Mint julep » bien glacés qu’ils assaisonnèrent du récit de leurs aventures mutuelles ; Aldo conclut en soupirant :

— Et tu ne sais pas encore le plus beau !

— C’est déjà pas si mal. Que peut-il y avoir encore ?

— Ça !

Et Aldo déposa ouvert devant son ami l’écrin de cuir bleu dans lequel la « Régente » se prélassait, coquine à souhait sous son petit chapeau scintillant.

— Tu l’as reprise ? souffla Adalbert.

— Penses-tu ! Il me l’a rendue. Dès l’instant où je me refusais à faire partie de son cirque, elle ne l’intéressait plus. Elle n’était qu’un appât pour m’entraîner dans son repaire…

L’archéologue prit la perle et l’admira, posée à plat sur sa paume :

— Elle est pourtant bien belle… et bien chargée d’histoire ! D’ordinaire on s’arrache les joyaux royaux ou impériaux. Celle-là n’arrive pas à se trouver un port ! Personne n’en veut. Pas même toi !

— Tu oublies notre ami Napoléon VI ?… Je pense, vois-tu, que je vais en revenir à ma première idée : l’offrir au musée du Louvre ! Quant au petit Le Bret, j’ai déjà assuré son sort.

— Et toi, tu oublies les bonnes œuvres de Youssoupoff !

— Elles auront leur part. Je suis assez riche pour cela. Et puis rien ne dit que le Musée ne me donnera pas quelque argent en échange…

— J’aime ton optimisme ! Quand je pense que nous avons fait tout ce chemin et que tu as failli te faire tuer pour en arriver là ! C’est à pleurer !

Morosini haussa les épaules avec désinvolture :

— Cela fera des souvenirs à raconter à mes petits-enfants. Et puis, à Kapurthala, elle trouvera peut-être un acquéreur, ajouta-t-il, incorrigible. Quand devons-nous partir ?

— Demain. Tu vois qu’il était temps que tu arrives.

— En attendant, je vais prendre possession de ma chambre. Le train du Vice-Roi est peut-être blanc, mais les escarbilles sont toujours aussi noires !

Tandis qu’Aldo prenait l’ascenseur pour retrouver là-haut un Amu rayonnant dans les vêtements neufs achetés avec l’argent que lui avait remis son nouveau maître, Adalbert demandait au portier de lui appeler une voiture et quittait l’hôtel après s’être assuré qu’Aldo était bien arrivé à son étage.

Ils se retrouvèrent pour le lunch et, sans laisser à son ami le temps d’articuler une parole, Adalbert lui apprit qu’il était invité à prendre le thé chez la Vice-Reine. Ce qui ne lui fit aucun plaisir. D’abord parce qu’il n’aimait pas beaucoup ce type de réunions mondaines essentiellement féminines et bavardes, ensuite parce qu’il devinait sans peine ce qui lui valait une aussi flatteuse invitation : il allait jouer à coup sûr le rôle sans gloire de bête curieuse et devoir raconter son histoire à un escadron de femmes qui la plupart du temps devaient s’ennuyer à mourir.

— J’aurais préféré, dit-il, voir son époux. D’abord pour le remercier, ensuite parce que j’ai des choses à lui dire…

— L’un n’empêche pas l’autre ! Il arrive à lord Willingdon de prendre le thé chez sa femme. Allons, ne joue pas les ours ! Tu auras au moins le plaisir de voir Mary Winfield ! Le portrait est déjà commencé…

— C’est vrai. Je l’oubliais. J’aime bien Mary. Elle est, en ce moment, le seul lien qui me rattache à Lisa. Et c’est tellement précieux pour moi !

— Tu oublies les liens du mariage ? Ça compte aussi… et puis, ne va pas te démolir le moral ! Fais-toi beau ! Tu vas rencontrer un tas de jolies femmes…

— C’est bien ça qui me fait peur ! Enfin…


Un peu avant cinq heures, les deux hommes, tirés à quatre épingles, sortaient de la ville en longeant un affluent de la Jumna, la plus importante rivière du Rajputana… et se retrouvèrent en pleine jungle : en dehors de la route, plus aucun signe de civilisation n’était visible.

— Tu es sûr que nous allons à la Résidence demanda Morosini.

— Tout à fait. Ceci est un bout de pays sacré, le Holly Land. Si on le laisse ainsi, c’est pour honorer la mémoire des soldats britanniques tombés pendant la fameuse révolte des cipayes. Mais nous sommes presque arrivés.

En effet, quelques tours de roues plus tard, les broussailles s’ouvraient devant l’entrée d’un parc à ce point britannique, avec ses gazons d’un vert éclatant et ses massifs de fleurs, que Morosini ne put retenir une exclamation de surprise.

— On se croirait en Angleterre. C’est un peu inattendu !

— Mais très concevable ! Tu peux faire confiance aux Anglais pour s’éviter la nostalgie autant que faire se peut. Je les crois capables de recréer un jardin anglais au pôle Nord !

Rien n’y manquait : ni les tennis, ni le terrain de criquet, ni celui de football. Un peu partout étaient semés des pavillons, des cottages réservés au personnel et, au milieu de tout cela, une grande demeure de style colonial, simple et agréable avec ses vérandas habillées de plantes grimpantes où bavardaient des groupes de femmes en robes claires et d’hommes en tenues d’été. Seules les sentinelles veillant au pied du large escalier signaient la puissance de celui qui habitait là.

— Les Anglais, ajouta Adalbert, trouvent cette résidence un peu modeste et attendent avec impatience l’énorme palais qu’on est en train de construire dans la nouvelle Delhi. À la mesure de l’Empire sans doute, mais il me semble que j’aimerais mieux habiter ici…

L’atmosphère en effet était aimable, bon enfant même. Des bruits de conversations arrivaient jusqu’aux visiteurs sur un fond de musique anglaise. Adalbert glissa son bras sous celui de son ami :

— Viens ! fit-il joyeusement. Allons faire nos révérences… et ne fais pas cette tête-là ! Tu as l’air d’un chrétien qu’on va livrer aux fauves.

En pénétrant dans la partie réservée à la Vice-Reine, Aldo eut l’impression d’entrer dans un bouquet d’orchidées. Tout ici était mauve : les rideaux, les tapis, le chintz des sièges – ce fameux chintz destiné à séduire Alwar et qui avait si mal réussi ! – et Lady Willingdon elle-même offrait une symphonie de mousselines déclinées dans la même couleur et ornées d’un piquet d’orchidées à l’épaule. D’un âge difficile à définir, elle arborait, au-dessus d’un visage à la fois aristocratique et altier, une chevelure rousse qui arracha un soupir à Aldo tandis qu’il s’inclinait sur une main chargée de bagues d’améthystes.

— Ah ! s’exclama Lady Émily, voilà donc notre voyageur égaré chez ce vautour d’Alwar ! Mesdames ! ajouta-t-elle en élevant une voix normalement claironnante, je vous avais promis le prince Morosini ? Eh bien le voici ! Vous allez pouvoir lui poser toutes les questions que vous voudrez ! Tout à fait ravie de vous accueillir, prince ! Les visiteurs venus d’Occident sont trop rares ici ! J’espère que vous pardonnerez notre curiosité… mais après que vous aurez eu votre thé !

C’était exactement ce qu’Aldo redoutait le plus ! Assis auprès de la Vice-Reine, une tasse à la main, il subit le feu roulant de questions qui avaient l’avantage d’être bienveillantes et qui, à son soulagement, abandonnèrent assez vite les méfaits de Jay Singh Kashwalla pour s’orienter vers les joyaux, célèbres ou non, qui lui faisaient une réputation quasi mondiale. En fait, Lady Émily l’accapara si bien que peu de dames osèrent se mêler à leur dialogue et quand, enfin, elle l’abandonna pour accueillir l’ambassadeur de Belgique et sa femme, Aldo se trouva aussitôt subtilisé par Mary Winfield qui guettait l’occasion depuis un moment :

— Enfin nous allons pouvoir bavarder, Aldo ! soupira-t-elle. Dès que vous apparaissez quelque part toutes les femmes se collent à vous comme des abeilles sur un rayon de miel !

— Pitié, Mary ! Vous n’allez pas, vous aussi, me demander de vous raconter ma vie depuis Bombay ? Adalbert s’en chargera. Moi je ne vous dirai qu’une chose : vous aviez entièrement raison de vouloir m’empêcher d’aller là-bas. Un point c’est tout !

— D’accord ! On parlera d’autre chose… mais si vous voulez éviter certaines personnes qui vous guettent ici et là, venez donc voir l’ébauche du portrait de Lady Émily ! Moi, j’en suis assez contente, elle aussi d’ailleurs, mais j’aimerais l’avis d’un amateur éclairé…

Elle l’entraîna hors du grand salon vers une petite pièce au nord, donnant sur d’énormes buissons d’hibiscus mauves où son chevalet était disposé à quelque distance d’une petite estrade sur laquelle on avait placé un fauteuil. Sur le dossier une écharpe mauve brodée d’or était abandonnée là par le modèle…

Le portrait était plus qu’ébauché : sur un fond brumeux, le visage, dont l’artiste avait aimablement gommé les rides, s’enlevait avec une force extraordinaire alors que le reste du corps, la robe somptueuse – et mauve ! – n’étaient qu’esquissés, de même que le diadème posé sur les cheveux roux.

— Magnifique ! dit Aldo. Cependant vous avez fait quelques concessions, ajouta-t-il en riant. C’est Lady Willingdon à trente ans !

— Qu’importe si l’essentiel y est ? Mary a saisi à merveille ce mélange d’orgueil et d’innocence qui est le fond de son caractère. En ce qui me concerne, je pense, sincèrement, que ce portrait sera l’un des plus beaux réalisés par elle…

Médusé, Aldo s’était retourné au son de cette voix et, à présent, il contemplait, sans oser y croire encore, la longue jeune femme vêtue de mousseline vert Nil dont les boucles brillantes s’auréolaient d’une légère et souple capeline de même teinte. Elle cependant ne le regardait pas, poursuivant tranquillement la critique magistrale de l’œuvre de son amie.

— Lisa ! exhala-t-il. Dis-moi que je ne rêve pas !

Elle lui fit face et il vit que tout son être souriait, qu’elle était plus belle que jamais aussi, et son cœur fondit d’amour sans que pourtant il ose l’approcher :

— Si, dit-elle tu rêves. Nous rêvons tous les deux mais le cauchemar, lui, est terminé… Oh, mon amour, j’ai eu tellement peur ! Et je m’en suis tellement voulu…

Enfin elle était dans ses bras ! Enfin il pouvait à nouveau la respirer, l’étreindre, caresser de ses lèvres sa peau si douce ! Et, pendant une très longue minute, ni elle ni lui ne parlèrent. Leur baiser durerait peut-être encore si un toussotement bien élevé ne l’avait interrompu. Mary Winfield venait les prévenir qu’une horde de curieuses, menée par la Vice-Reine, allait les envahir :

— Vous devriez descendre au jardin, conseilla-t-elle. Il y fait délicieusement doux ce soir et en cherchant un peu vous trouverez des buissons de jasmins et de roses que personne n’a encore pu convaincre de se teindre en mauve…

En même temps elle leur ouvrait la porte-fenêtre donnant sur quelques marches. Lisa se mit à rire et prit la main de son époux :

— Tu sais toujours ce qu’il faut dire, Mary, et à quel moment il convient de le dire… J’espère que ta filleule te ressemblera.

— Sûrement pas ! Je suis un modèle unique… et c’est aussi bien comme ça… Allons, filez ! J’entends la volière qui arrive.

Se tenant par la main comme deux enfants, ils s’enfuirent dans la fraîcheur du jardin où un banc de pierre abrité sous une guérite de jasmin les accueillit… et pendant de longues minutes aucun bruit ne vint troubler la sérénité de l’endroit. Seule une fragile capeline verte, fleurissant le gazon encore plus vert et taillé à miracle, indiquait qu’il pouvait y avoir quelqu’un dans ce berceau fleuri…

Lisa la première se reprit :

— Tu sais qu’il est défendu de faire l’amour dans les jardins britanniques ? Ainsi en a décidé la reine Victoria !

— Qu’elle aille au diable ! Lisa, Lisa… j’ai trop envie de toi !

— Moi aussi, admit la jeune femme, mais la mousseline est un tissu trop fragile et je ne veux pas regagner en loques la Résidence !

— Alors rentrons ! Je te ramène à l’hôtel !

— Il faut tout de même attendre un peu, mon amour ! Nous avons déjà tant attendu…

— Justement ! Je trouve cette pénitence très suffisante et je t’annonce dès maintenant que je ne me sépare plus de toi ! Même si je dois un jour aller chercher le trésor des Incas au fond du Pérou ! Jamais plus, Lisa, jamais plus je ne te quitterai pour plus d’une journée !

Il la reprenait contre lui, cherchant ses lèvres, mais elle le repoussa en riant :

— Non, Aldo ! Pas maintenant !… D’ailleurs tu es un père indigne : tu ne m’as même pas demandé des nouvelles des jumeaux.

— Je suppose qu’ils vont bien, sinon tu me l’aurais déjà dit. Qu’en as-tu fait ? Tu les as emmenés avec toi ?

— Tu n’es pas un peu fou ? Dans ce pays où l’on peut attraper n’importe quoi au coin de chaque rue ? Ils sont à Zurich, chez mon père. Il ne va pas très bien, tu sais, ajouta-t-elle avec tristesse. C’est un homme solide pourtant, mais il se remet mal de la mort de sa femme. La présence de ces deux petits démons lui fait du bien : il les adore.

— N’empêche qu’on ira les rechercher dès notre retour. Si cela continue, tout le monde saura à quoi ils ressemblent sauf moi.

Du petit sac de mousseline pendu à son poignet, Lisa sortit deux photos :

— Ah ça ! dit-elle. Quand je suis partie, Père avait déjà engagé une solide fille des Grisons pour aider Trudi. Sans moi elle ne suffirait pas à la tâche et je n’ai pas envie qu’elle me fasse une dépression nerveuse.

— Ils sont si durs que ça ? fit Aldo, les yeux fixés sur les deux frimousses éveillées parées du même sourire coquin. Moi je les trouve adorables, soupira-t-il, prêt à fondre.

— Ils sont adorables ! affirma Lisa. L’ennui, c’est qu’ils commencent à le savoir et qu’ils ont un peu tendance à en abuser…

— Au fait, reprit Aldo en fourrant discrètement la photo dans sa poche, depuis quand es-tu arrivée ici ?

— En même temps que Mary. Nous étions sur le même bateau et…

— … et donc tu étais au « Taj Mahal » quand j’y étais ? découvrit Aldo en fronçant le sourcil.

Ce qui ne parut pas émouvoir autrement sa femme :

— Exactement ! Je t’ai même vu par la fenêtre de ma chambre. Où je me suis d’ailleurs copieusement ennuyée !

— Mais enfin, pourquoi ? Tu trouvais que ma pénitence n’était pas encore suffisante ? Oh Lisa ! Quand as-tu compris que je ne t’ai jamais trahie ? Que je n’ai jamais aimé cette femme ?

— Je crois qu’au fond de moi j’en étais persuadée et, quand je t’ai vu, j’ai bien failli descendre pour courir vers toi. Mais j’avais décidé de ne me montrer qu’à Kapurthala. Et puis Mary m’a dit que tu avais une affaire à traiter avec le maharadjah d’Alwar et j’ai pensé qu’il serait inutile, dangereux peut-être, de t’encombrer d’une femme…

— C’eût été surtout dangereux pour la paix de mon âme. Je n’aurais pas vécu, te sachant à portée de ce monstre…

— C’est moi qui ai cessé de vivre, mon cœur ! Nous sommes parties pour Delhi par le premier train afin de mettre Lady Willingdon au courant de l’imprudence grave que tu venais de commettre. Elle a partagé notre inquiétude et prévenu son mari. À qui tu posais un problème puisque tu n’es pas sujet britannique…

— J’ai vu ! fit Aldo avec rancune. Alwar a délibérément tenté de me tuer et il n’a même pas eu droit à un reproche. Tout juste si on ne lui a pas tapoté la joue en disant : « Tsst ! Tsst !… Un grand garçon comme vous ? Il faut en finir avec les enfantillages ! »

— N’exagère pas ! Après l’arrivée d’Adalbert et le récit qu’il nous a fait, basé sur les confidences du Diwan, il a tout de même envoyé son plus proche conseiller… et le meilleur fusil de l’armée ! À tout hasard.

— C’est juste, et j’ai tort de me plaindre puisque je suis vivant !… Et que je t’ai retrouvée ! Viens, rentrons !

Il fallut quand même patienter jusqu’au moment convenable pour prendre congé. Naturellement, la Vice-Reine trouva tout naturel que la princesse Morosini reparte avec son époux. C’était une Anglaise sentimentale et les retrouvailles réalisées sous son toit l’emplissaient de joie car elle se voyait assez bien dans le rôle d’une fée bienfaisante – la fée des Lilas, bien sûr – et cela l’enchantait. Plus pratique, Mary, en embrassant Lisa, lui glissa qu’elle avait mis dans la voiture qui allait emmener le couple une petite valise avec le nécessaire pour une nuit :

— Le reste de tes bagages embarquera avec nous dans le train pour Kapurthala, ajouta-t-elle. Quant à Adalbert, je le garde. Il connaît déjà tout le monde à la Résidence et il dînera avec nous…

Dîner, Lisa et Aldo n’y songeaient même pas. Ils se retrouvaient, dans cet hôtel du bout du monde, les mêmes qu’au soir de leur mariage dans la petite auberge des bords du Danube ou encore qu’à Jérusalem quand Lisa, emballée dans d’invraisemblables draperies, avait rejoint au « King David » un époux qui désespérait de la revoir. Encore, ce soir-là, l’état de grossesse avancée où se trouvait la jeune femme avait-il contraint le couple réuni à quelques précautions. Mais la femme qu’Aldo tenait dans ses bras était mince comme une liane et ne réclamait aucun ménagement, bien au contraire…

Vers minuit la faim les ramena à la surface du monde. Aldo commanda du champagne, des sandwichs et ils firent la dînette au milieu du lit dévasté mais assez grand pour accueillir une famille nombreuse.

— On a presque l’impression de faire un pique-nique ! remarqua Lisa en dégustant son champagne avec un plaisir visible.

— Parce que tu as déjà fait des pique-niques dans la tenue d’Éve ? Il faudra que je surveille tes séjours en Autriche !

— En Autriche on ne fait pas ces choses-là. Le pique-nique est une spécialité anglaise… et il vaut mieux être chaudement vêtue. Mais j’avoue qu’ici… au bord d’une rivière…

Elle s’étira avec une grâce voluptueuse qui fit bouillir le sang de son époux. Repoussant le plateau, il se jeta sur elle :

— D’accord, à condition que ce soit moi qui joue les crocodiles. Les rivières en sont pleines, mon cœur, mais pour l’instant c’est moi qui vais te croquer.

Le reste de la nuit et une partie de la journée passèrent sans que la notion du temps les effleurât un seul instant. Cependant l’heure approchait où il allait falloir se rendre à la gare. Tandis qu’Aldo prenait une douche, Lisa, en bonne épouse, remettait de l’ordre dans ses bagages. Ce faisant, elle tomba sur un sachet de peau de daim et l’ouvrit. La « Régente » glissa tout naturellement dans sa paume et la jeune femme resta là un moment à la contempler :

— Voilà donc la fameuse perle ! dit-elle. Quelle merveille ! Je n’en ai encore jamais vu d’aussi grosse…

Aldo, qui sortait de la salle de bains en nouant une serviette autour de ses reins, fronça les sourcils et la lui enleva doucement :

— J’aime autant que tu n’y touches pas, mon ange ! Depuis que cette merveille, comme tu dis, est entrée dans ma vie… dans notre vie, elle a failli tout démolir.

Elle le regarda avec stupeur :

— Mais tu es devenu superstitieux, ma parole ? Tu crois vraiment qu’une chose aussi ravissante puisse avoir une influence quelconque sur une existence… ou plusieurs ? Je ne te savais pas italien à ce point-là ?

— Un : je suis vénitien, pas italien ! Deux, je ne te savais pas, moi, suissesse à ce point-là ! Interroge donc ton père ! Il te dira qu’il n’y a pas un collectionneur de joyaux qui échappe à la règle : nous savons tous que certaines pierres sont maléfiques. Par exemple le Grand Diamant bleu de Louis XIV qui, même réduit et rebaptisé « Hope », – ce qui lui va on ne peut plus mal, entre nous ! –, continue à irradier la malfaisance jusque dans sa vitrine blindée du Smithsonian Institute. Je le sais : je l’ai éprouvée moi-même… Mais n’avons-nous pas déjà évoqué le sujet en d’autres lieux et d’autres temps ? Il est vrai que ce n’était pas avec toi mais avec une certaine Mina. Qui ne se montrait d’ailleurs pas beaucoup plus compréhensive. Tu sais pourtant ce que nous avons enduré quand nous cherchions, Adalbert et moi, les pierres du pectoral et ensuite les émeraudes du Prophète ?

— Vos ennuis venaient des hommes, pas des pierres elles-mêmes !

— Je n’ai jamais dit le contraire : c’est la convoitise qu’elles suscitent qui les rend maléfiques…

— En tout cas on dirait que cette jolie perle ne veut pas te lâcher ? Que comptes-tu en faire à présent ?

— Le musée du Louvre ! fit Aldo avec un haussement d’épaules découragé. Je sais bien qu’il y a d’autres musées au monde mais, comme elle devrait s’appeler normalement « perle Napoléon » et que je suis à moitié français, sa place est en France…

Et, pour clore la discussion, Aldo remit la « Régente » dans ses chaussettes…

La nuit suivante, dans le train blanc laqué comme un coffret et allongé de plusieurs wagons, on partit pour Kapurthala dans la suite du Vice-Roi.

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