CHAPITRE XI


OÙ LE MONDE SE MET À TOURNER À L’ENVERS

Tandis qu’on l’attachait à ce poteau de torture d’un nouveau genre d’où il ne devait pas sortir vivant, les idées d’Adalbert tournaient éperdument dans sa tête. Un léger, un très faible espoir venait d’y poindre du fait que le marquis croyait vides les maisons voisines, ce qui faisait grand honneur à la discrétion de La Tronchère. Pourtant il y était, lui, et aussi Karloff, dont le courage et l’esprit de décision ne faisaient aucun doute. Il fallait essayer de les alerter et, pour cela, sa seule chance – si l’on pouvait l’appeler ainsi dans une telle situation – était de hurler aussi fort que possible sous la torture qu’il allait subir.

Le premier coup de fouet lui fit comprendre qu’il n’aurait pas à se forcer. La dure lanière en cuir d’hippopotame, l’enveloppant d’une intolérable brûlure, lui arracha un cri, et le deuxième fut un véritable hurlement : le malheureux avait l’impression qu’on lui arrachait la peau du dos. Le ricanement d’Agalar le révolta :

— Comment osez-vous vous prétendre du sang de Napoléon alors que vous n’êtes qu’un fou criminel et sadique…

— N’oublie pas mon sang asiatique, pauvre imbécile ! Continue, Timour !

— Un jour… Un jour vous paierez vos…

Un troisième coup lui coupa la parole et la souffrance fut si rude qu’il faillit perdre connaissance et l’espéra… Que vienne la bienheureuse inconscience avant que le quatrième n’entame davantage sa chair ! Mais il était solide et il en fallait hélas plus pour qu’il s’évanouisse. Deux autres coups l’atteignirent sans obtenir ce résultat. Il ferma les yeux, attendant une recrudescence de souffrance, ouvrit la bouche… Un cri jaillit, mais ce n’était pas lui qui l’avait poussé, et le fouet ne s’abattit pas.

Tournant péniblement la tête il vit le Mongol tomber, un couteau dans la gorge. Un couteau qu’une main sûre venait de lancer de la porte arrière. En même temps des hommes vêtus de couleurs vives envahirent son champ de vision. L’un d’eux vint à lui pour trancher ses liens. Il se laissa glisser à terre et le spectacle qu’il eut sous les yeux lui parut relever du rêve, d’autant qu’un admirable contralto féminin se faisait entendre. Malheureusement il ne comprit pas les paroles car Masha Vassilievich s’adressait à Agalar en russe. Dressée en face de lui dans ses oripeaux rutilants, la grosse femme apostrophait le marquis avec une violence qui n’avait pas besoin d’interprète, tant elle exprimait la haine et le mépris. Médusé, celui ci l’écoutait sans faire le moindre geste pour l’écarter mais ce fut quand, à son tour, il cria qu’Adalbert comprit : elle venait de lui enfoncer dans la poitrine le poignard quelle tenait devant elle. Agalar tomba à ses pieds et elle leva le bras pour frapper encore.

— Non ! gémit Adalbert. Il faut qu’il parle ! Il faut qu’il dise où est Morosini…

Il essaya de se relever, ne réussit qu’à se mettre à genoux.

— Aidez-le donc, vous autres ! ordonna la tzigane. Vous voyez bien qu’il est plein de sang ! Soignez-le !… Mais toi, petit frère, tu as raison : il faut qu’il parle.

D’une seule main, elle empoigna Agalar par son vêtement pour le hisser jusqu’à ses genoux :

— Tu as entendu, assassin ? Où est le prince ?

— Je ne le dirai pas… Je sais que je vais… mourir mais il mourra aussi… plus lentement… voilà… tout !

Le poignard que Masha avait retiré de la blessure s’approcha de son œil droit :

— Tu parles ou je te fais sauter cet œil… puis l’autre ! Tu as tué mon frère, tu n’as aucune pitié à attendre de moi. Allons, parle, au moins pour sauver ton âme si c’est encore possible !

— Fais… ce que tu… veux ! Tu… tu n’auras pas le temps…

Il eut un spasme qui le rejeta en arrière. C’était la fin. Le comprenant, la tzigane le laissa retomber.

— Il faut pourtant que quelqu’un nous dise où il est !

Elle regarda autour d’elle, vit que l’Espagnol qui gardait Martin toujours inconscient était mort. Mort aussi Timour.

— Il y a les hommes que nous avons enfermé se souvint Adalbert. L’un dans une chaise à porteurs… L’autre là, dans le placard.

On les en tira mais Martin avait fait du trop beau travail : ils n’étaient plus que des corps sans vie…

— La femme ! s’exclama alors Adalbert. La Mongole ! Elle doit savoir…

— La femme aux chiens ? dit l’un des frères. Aliosha a tué les deux bêtes qui attaquaient un homme. Elle s’est enfuie.

— Et l’homme ? Comment est-il ?

— Amoché ! fit le tzigane qui n’ignorait apparemment rien des finesses de la langue française. Mais il s’en tirera !

— Je veux le voir !

À ce moment, Agalar, que l’on croyait bien mort cependant, ouvrit des yeux terrifiés. Une larme en coula et on l’entendit murmurer avec une horrible tristesse :

— Sur le salut… de mon âme ! Je… je n’ai pas tué le tzigane… ni l’Américain ! Ce n’est pas moi... Napoléon ! Pas moi !… Dieu… Dieu me pardonne !

Les yeux se fixèrent dans leur épouvante et le corps se raidit une dernière fois pour ne plus bouger. Cette fois c’était bien fini. Masha ferma les paupières d’une main qui tremblait un peu et se signa avant de murmurer avec un chagrin poignant :

— Devant la mort on ne ment plus !… Tout est à recommencer !

Elle se signa et se mit à prier.

— Pendant qu’il y était, sa contrition aurait pu lui inspirer de libérer Aldo ! s’écria Adalbert furieux. Il faut fouiller cette maison de la cave aux toits ! Il faut aussi retrouver Marie-Angéline ! ajouta-t-il, se souvenant de sa compagne de tout à l’heure.

— Vous allez surtout rester tranquille ! ordonna Masha. Je dois laver vos blessures…

— On les lavera plus tard ! fit Adalbert en réendossant sa chemise et sa veste. Occupez-vous des autres blessés ! lui dit-il en lui désignant Martin qui revenait lentement à la conscience et Théobald qu’Aliosha ramenait avec un bras enveloppé dans un torchon de cuisine.

Il devait souffrir beaucoup si l’on en jugeait par son visage pâle et crispé, mais il réussit à grimacer un sourire :

— Que Monsieur ne se tourmente pas !… Ça ira ! Mais il faudra que Monsieur cire ses souliers pendant un moment ! J’en demande bien pardon à Monsieur !

Adalbert se dirigea vers lui, le prit dans ses bras pour une chaude accolade :

— Ne dis pas de sottise ! C’est moi qui vais cirer les tiens.

Et il partit avec les quatre frères Vassilievich pour visiter chaque pièce de la maison qui n’en manquait pas. On allumait au fur et à mesure et bientôt la bâtisse brilla comme si une fête y était donnée, sans révéler la moindre trace de Morosini.

En revanche, Mlle du Plan-Crépin fut retrouvée presque par miracle dans l’un des clochetons du toit. On l’y avait bourrée comme un ballot de linge sale et elle pouvait à peine respirer mais, entendant du bruit, elle réussit à pousser des gémissements qui attirèrent l’attention d’Adalbert :

— Comment se fait-il qu’on ne vous ait ligotée ni bâillonnée ? s’étonna-t-il en l’aidant à regagner le grenier.

— Parce que vous trouvez que je n’en ai pas subi assez ?

Tandis qu’ils redescendaient vers le vestibule, elle lui raconta les derniers événements, mais elle eut un haut-le-corps en découvrant tant de cadavres sur le sol. Martin Walker, enfin ranimé, considérait lui aussi le carnage d’un œil désabusé, tout en fourrageant dans ses cheveux blonds. Sa tempe s’ornait à présent d’un hématome bleu gros comme un œuf de poule. Mais ses préoccupations étaient d’un ordre différent :

— Dire que j’ai manqué tout ça, moi ! Il va falloir m’expliquer… Toujours pas de Morosini ?

— Toujours pas ! On a retourné la maison entière sans relever la moindre trace.

— Qui est-ce ? demanda-t-il en désignant Marie-Angéline. Elle fait partie de la bande ?

— Non. C’est Mlle du Plan-Crépin, une cousine de Morosini. Elle a pris la place de Lisa au moment où celle-ci allait livrer la rançon et se livrer elle-même. Mais on vous le racontera plus tard ! Il faut…

— Prévenir le commissaire Langlois et un peu vite ! Au moins pour compter les cadavres et nous aider à fouiller le jardin.

— Vous pensez… qu’on l’y a enterré ? lâcha Adalbert la gorge serrée.

— Ce n’est pas à ça que je pense, fit Walker avec impatience. Réveillez-vous, mon vieux ! Avez-vous oublié ce que vous avez vu depuis la maison d’à côté ? La Tamar qui partait herboriser avec un pain et un seau, et qui revenait avec le seau vide.

— Comme je n’ai pas vu ce qu’il y avait dedans, j’ai pensé qu’elle allait jeter des ordures…

— … ou porter de la nourriture à quelqu’un ! Il doit bien y avoir des dépendances à cette foutue bicoque ?

— Vous avez raison ! Allons voir ! Mais quel malheur que cette damnée bonne femme ait réussi à s’enfuir ! Je vous jure qu’elle parlerait…

La voix paisible du colonel Karloff retentit soudain :

— Vous avez perdu quelque chose ?… Ça ne serait pas ça, par hasard ?

Ça, c’était Tamar qu’il menait en laisse comme un chien hargneux à l’aide d’une corde passée à son cou. Un autre bout lui liait les poignets dans le dos. Elle ne soufflait pas un mot et son visage plat suait la haine mais, quand elle vit son congénère étendu raide mort sur le sol, elle poussa un cri qui ressemblait à celui d’une louve, éclata en un déluge d’imprécations et de sanglots, voulut se jeter sur le corps mais Karloff la retint à l’écart :

— Si j’en crois ce qu’elle dit, c’était son homme, traduisit-il. Autrement dit, elle appartenait beaucoup plus à Agalar qu’à la pauvre Tania. Elle était chargée de la surveiller, tout simplement : la malheureuse aurait pu déménager autant qu’elle l’aurait voulu, dès l’instant qu’elle traînait ce boulet après elle…

— On la laissera pleurer tant qu’elle voudra quand elle nous aura dit où est Morosini ! coupa Adalbert. Demandez-lui où elle allait avec son seau et son pain l’autre jour ! Et avec un peu d’énergie, s’il vous plaît ! Sinon je m’en charge…

— Il vous faut un interprète : elle ne connaît que quelques phrases en français. Juste ce qu’il faut pour le service minimum d’une domestique.

Mais, sous le feu roulant des questions, la Mongole resta muette, ses lèvres serrées ne formant plus qu’une ligne mince dans son visage cireux. Pendant ce temps, les frères Vassilievich étaient allés explorer le parc à l’aide des lampes électriques dont pratiquement chacun s’était muni. Au bout d’un moment, Aliosha revint seul tandis que ses frères continuaient à battre le terrain :

— On n’a rien trouvé parce qu’il n’y a rien. Le jardin est composé d’une étendue d’herbe mal tenue, d’un petit bois et, derrière, d’une terrasse envahie par des broussailles qui domine d’assez haut une petite route… Mes frères cherchent encore, plus par acquit de conscience que pour autre chose. Le prisonnier n’est pas ici… et dans ce cas où chercher ?

Une véritable fureur s’empara d’Adalbert qui voulut se jeter sur Tamar en criant :

— Je vous jure qu’elle va parler ! Cette femme sait où il est. J’en suis sûr ! Et il faut qu’elle parle ! Il le faut ! sanglota-t-il, à bout de nerfs.

On la lui arracha, ce qui ne parut pas émouvoir Tamar plus que son attaque. Agenouillée près du corps de son époux et les mains toujours liées, elle avait entonné une sorte de mélopée murmurée, plus obsédante que les cris. Masha intervint alors : — Laissez-moi faire ! dit-elle calmement. Je crois savoir ce qu’il faut dire…

Elle s’agenouilla auprès de Tamar… et se mit à chanter.

Un frisson parcourut alors ceux qui l’écoutaient. Jamais sa voix n’avait été si chaude, si prenante. Pourtant le fil mélodique ne ressemblait en rien à ce qu’elle tissait d’habitude. Il y avait dedans quelque chose de plus sauvage, de plus héroïque et de plus désespéré à la fois…

— Qu’est-ce qu’elle chante là ? chuchota Karloff. Je ne comprends pas…

— Ce doit être du mongol, laissa tomber Aliosha. Mais j’ignore d’où elle le sort…

Une chose était certaine en tout cas. Tamar avait tourné la tête vers la tzigane et elle écoutait avec une attention tellement tendue que tous la ressentaient. Au bout d’un moment et sans cesser de chanter, Masha défit la corde qui liait les poignets de Tamar et, se levant, lui tendit une main, sans la lâcher quand la femme se fut relevée à son tour. On aurait dit que la vie de celle-ci était suspendue à cette voix, à ce regard… Main dans la main, elles se dirigèrent vers la porte et sortirent de la maison… Adalbert et Martin s’apprêtaient à s’élancer à leur suite mais Aliosha les retint :

— Suivons, mais à distance !

La nuit, si sombre auparavant, commençait à céder devant le jour et, dans ces deux femmes qui s’en allaient à pas lents à travers les écharpes de brume venues du fleuve et qui se glissaient sous les arbres, il y avait quelque chose d’envoûtant. Masha chantait toujours… Ceux qui venaient derrière assourdissaient leurs pas, retenaient leur souffle, conscients de la fragilité du lien entre la chanteuse et celle qui l’écoutait…

Enfin on sortit du bois. On déboucha sur la terrasse dont avait parlé Aliosha, d’où l’on découvrait la Seine, les moutonnements obscurs du bois de Boulogne et les lumières de la ville. Soudain Tamar s’accroupit dans les herbes hautes commença à déblayer de la terre et des herbes mêlées, puis, se redressant, regarda Masha. Celle ci se tut et tendit les bras pour envelopper Tamar mais, avec un cri qui était aussi un sanglot, la Mongole lui échappa, courut vers l’extrémité de la terrasse et se jeta dans le vide… Sans qu’elle fît un geste pour la retenir.

Seulement, par trois fois, Masha se signa.

Déjà les hommes étaient devant la place ainsi dégagée. Ils virent une tôle ronde munie d’une poignée, la soulevèrent. Déjà Adalbert était à genoux au bord et plongeait sa lampe dans les ténèbres d’où s’élevait une odeur pénible. Ce qu’il aperçut l’épouvanta :

— Bon Dieu ! s’écria-t-il à demi étranglé. Il est là au fond de ce trou… On dirait… on dirait qu’il est mort !

Cependant, des profondeurs du puits, une voix faible lui parvint :

— Adal… C’est toi ?

— Oui, mon vieux, c’est moi. Comment es-tu ?

— C’est… c’est sans importance ! Lisa ! Où est Lisa ?

— Elle va bien, sois tranquille ! J’arrive ! (Puis, s’adressant à ceux qui l’entouraient :) Comment descend-on là-dedans ? Trouvez-moi une corde… une échelle !

La corde n’était pas loin. On la trouva dans les herbes avec un crochet permettant de descendre et de remonter un seau : la seule communication, depuis près de trois semaines, entre l’enterré et le monde des vivants. Fédor, le plus solide des Vassilievich, se l’attacha autour du corps et s’assit par terre pour permettre à Adalbert de rejoindre son ami tandis que deux autres frères le retenaient.

— On ne le remontera pas comme ça, observa celui-ci. Il faudrait au moins une échelle ! Appelez donc les pompiers ! Ils sauront faire ça mieux que nous s’il est blessé. Sans oublier la police !

— Ni un serrurier ! gronda Adalbert du fond du trou. Il est enchaîné à la muraille !

Il fallut tout cela en effet, plus une bonne heure et les efforts de trois hommes pour que la civière descendue dans le puits remonte en glissant le long de l’échelle et soit déposée dans la tendre lumière d’un soleil qui se levait sans hâte.

— Mon Dieu ! exhala le policier. Quel monstre était donc ce pseudo-Napoléon ?

Morosini, en effet, aurait suscité la pitié de son pire ennemi : amaigri, blême sous les poils de barbe qui lui mangeaient le visage, les yeux creux et brûlants de fièvre, les bras enflés et les poignets couverts de croûtes dont certaines saignaient encore, sale à faire peur et répandant une odeur méphitique, il ne restait plus grand-chose de l’homme séduisant et désinvolte qui avait quitté la rue Jouffroy par une froide nuit d’avril pour s’enfoncer dans une nuit encore plus profonde. En outre, il émettait par quintes épuisantes une toux sèche qui fronça les sourcils d’Adalbert : il savait son ami sensible au froid et ce printemps ressemblait comme deux gouttes d’eau à un début d’hiver. Sans compter l’humidité du puits !

— Il faut le ramener tout de suite à la maison ! s’écria Marie-Angéline qui avait rejoint les hommes et qui pleurait dans son mouchoir. Il recevra les meilleurs soins !

— Pas question ! coupa Langlois. Il lui faut l’hôpital et nous allons le conduire à l’Hôtel-Dieu.

— Il a raison, approuva Adalbert. Il a besoin d’un examen minutieux. Après quoi on pourra le récupérer…

— Belles paroles ! ricana Langlois. Vous voilà saisi par la sagesse ? Un peu tard, on dirait ? Mais vous allez avoir des comptes à me rendre ! C’est bien la première fois que je vois faire appel à des tziganes plutôt qu’à la police pour régler les comptes d’un criminel !

— C’est moi qui ai téléphoné au Schéhérazade avant de venir ici, intervint Martin Walker. Vous appeler eût été trop risqué !

— Tandis qu’à présent vous avez lieu d’être satisfait ? Quel tableau de chasse ! Un vrai massacre…

— Vous n’auriez pas fait mieux ! Peut-être même pire, car tout le monde est entier dans notre camp. Sauf sans doute le dos de Vidal-Pellicorne. Au lieu de rouspéter, vous feriez mieux de vous pencher sur le problème qui vous reste : Agalar n’était pas Napoléon VI. Il l’a avoué avant de mourir en demandant pardon à Dieu et en jurant qu’il n’avait tué ni Piotr Vassilievich, ni Van Kippert ! Somme toute vous devriez nous remercier parce qu’on vous a éliminé une belle bande de truands sans que ça coûte un sou à la justice française !

— Je me disais aussi que j’oubliais quelque chose ! ricana Langlois. Eh bien, merci, monsieur Walker ! Tâchez au moins de ne pas en rajouter dans le papier sensationnel que vous allez pondre ?

— Allons, commissaire ! fit Walker avec un sourire désarmant. Comme si vous ne me connaissiez pas ?

— Justement, je vous connais.

— Alors, vous devez savoir que je vénère la police et que, pour rien au monde, je ne voudrais troubler sa sérénité.

Adalbert, cependant, s’était rapproché de Masha qui, à l’écart, contemplait ce qui se passait, immobile et droite, absente…

— Qu’avez-vous chanté pour cette femme tout à l’heure ?

Sans le regarder, elle répondit :

— Le chant de mort des guerriers mongols. Je l’ai appris un jour, très loin d’ici, d’un homme qui allait mourir… Cela évoque la gloire de ceux ont combattu dans l’honneur et qui s’en retournent, libérés de la haine, vers la steppe ancestrale que baignent l’Onon doré et le bleu Kéroulen… mais ne me demandez pas de traduire mot à mot : j’en suis incapable même si je comprends…

Et, ramenant sur sa tête le châle qui en avait glissé, elle s’en alla rejoindre ses frères…


Ainsi que Marie-Angéline l’avait précisé, Lisa n’eut aucune peine à se libérer de ses liens quand elle reprit conscience sur le tapis de la salle de bains où elle était étendue en chemise. Une situation parfaitement ridicule qui l’eût amusée si l’enjeu n’eût été aussi lourd. Elle aimait bien « Plan-Crépin », dont elle reconnaissait volontiers les aptitudes hors du commun, mais cette fois elle lui en voulait de s’être immiscée dans ce drame où la vie d’Aldo était en jeu.

Revenue dans sa chambre, elle constata d’abord qu’il était près de neuf heures et demie, ce qui signifiait que la machine était en marche et qu’elle ne pouvait plus rien pour l’arrêter. Que faire alors ? Rester dans cette chambre banale sans communication aucune avec qui que ce soit lui parut insupportable et, puisque l’indomptable Marie-Angéline avait pris sa place, elle allait se rendre rue Alfred-de-Vigny, certaine de s’y trouver au cœur du problème. Tante Amélie avait le réconfort vigoureux et singulièrement efficace.

Saisie d’une hâte soudaine de la retrouver, elle endossa les vêtements de Marie-Angéline, rassembla les quelques affaires sorties de sa mallette de voyage, prit son sac et descendit dans le hall pour régler sa note et demander un taxi. Il y avait réception, ce soir, au Continental et elle en fut un instant contrariée car dans ceux qui arrivaient elle pouvait reconnaître certains visages ; mais son déguisement était vraiment parfait, ainsi que la convainquirent son reflet dans l’une des hautes glaces de l’entrée et les regards sans poids de ces gens sur elle. Quelques instants plus tard elle roulait vers le parc Monceau…

Si elle s’attendait à créer une quelconque surprise, elle fut déçue.

— Enfin vous voilà ! exhala Mme de Sommières qui, depuis plus d’une heure, arpentait son jardin d’hiver dans un cliquetis de sautoirs.

— Vous m’attendiez ?

— Bien sûr ! Que pouviez-vous faire d’autre à présent que compter les heures avec moi ? On attend mieux à deux que seule en face de son imagination. J’aime bien Plan-Crépin, vous savez ?

— Pourquoi, alors, lui avoir laissé faire cela ?

— Parce que c’était la seule chose intelligente. Parce que vous avez deux petits enfants et qu’ils ont besoin de vous plus encore que de leur père Enfin parce que Plan-Crépin porte en elle le sang de ces fous qui traversaient les mers et les déserts pour récupérer un tas de pierres où le Christ n’a fait que passer.

Elle s’arrêta, regarda Lisa au fond des yeux puis la saisit dans ses bras pour la serrer contre son cœur :

— Ma pauvre petite ! Ce que vous avez dû souffrir ! Pardon de n’avoir pas d’abord pensé à vous. Pardon de cet accueil un peu abrupt mais… mais je suis comme ça ! Si je ne vocifère pas, je m’écroule !

— Je sais. Mon père est comme vous… et moi aussi je crois bien. Mais j’ai peur… J’ai tellement peur !

Se dégageant des bras de la marquise, elle se laissa tomber sur un pouf et, en dépit de ce qu’elle venait de dire, fondit en larmes avec la violence d’une rivière qui brise une vanne. Mme de Sommières la laissa pleurer un moment, se contentant de poser une main apaisante sur les cheveux teints de la jeune femme dont elle avait commencé à palper une mèche dans un geste plein de pitié. Alors, elle entendit :

— Pourquoi… pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il s’était mis à aimer cette femme ? À l’aimer au point de la tuer.

Comprenant qu’un poison ajoutait sa brûlure à la blessure de Lisa, Mme de Sommières tira une chaise basse près du pouf et s’empara des mains de la jeune femme pour essayer de découvrir son visage :

— Qu’est-ce qui peut vous faire croire une pareille horreur ? Connaissez-vous donc Aldo aussi mal ?

— Je le connais bien, au contraire. Je sais qu’il est sujet à des coups de passion qu’il a du mal à contrôler. Avez-vous oublié Anielka et, avant elle, Dianora, la femme de mon père ?

— Pourquoi ne pas remonter au Déluge ? L’affaire Dianora, c’était avant la guerre. Quant à la Polonaise, il a vite compris…

— Pas si vite que vous le dites ! J’étais auprès de lui. Même si je me fondais dans le paysage. Après la Danoise et la Polonaise, pourquoi pas cette Russe ?

— Mais qui a pu vous raconter tout ça ?

— Quelqu’un en qui j’ai entière confiance : mon cousin Gaspard. Il a vu Aldo chez Maxim’s avec cette femme et ensuite il l’a suivie. Elle était, m’a-t-il dit, d’une rare beauté et…

— Et vous avez avalé cela sans vérifier ? Pourquoi ne pas être venue le rejoindre aussitôt au lieu de rester en Autriche ?

— Mais parce que j’aurais détesté ce rôle ! s’écria Lisa. La femme jalouse qui vient récupérer son époux pour le ramener au foyer en le tirant par l’oreille ? Vous, vous auriez dû m’appeler !

— Nous étions à Nice. C’est la lecture d’un journal qui nous a fait rentrer dare-dare… après le crime. Et ça vous l’en croyez capable aussi ?

Lisa haussa des épaules désabusées :

— Pourquoi pas ? Aldo a derrière lui des siècles de violence, de jalousie, de passions…

— … comme n’importe quel habitant de cette terre qu’il soit prince ou vilain ? En tout cas, au lieu d’écouter les délations – peut-être pas si innocentes ! – de votre cher cousin, pourquoi n’avez-vous pas appelé Adalbert ? Aldo habitait chez lui et il doit en savoir plus que quiconque !

— Son ami ? Le plus que frère ?… Il ne m’aurait rien dit.

— Je n’en suis pas certaine. Peut-être ne le savez-vous pas, mais je soupçonne notre archéologue d’être amoureux de vous depuis longtemps… Il ne serait pas resté les bras croisés devant un tel désastre.

Et comme la jeune femme gardait le silence Tante Amélie reprit :

— Lisa ! Lisa ! Ce que nous vivons ensemble ce soir est trop grave, trop douloureux aussi pour y mêler ce que je pense être au mieux un malentendu, au pire une infamie !

— Cela non ! Gaspard est un homme droit, honnête…

— Et il vous aime… Oui ou non ?

— Je ne sais pas…

— Mais si vous le savez ! En ce cas, sa vision des choses n’est peut-être pas tout à fait impartiale…

Cette fois Lisa ne répondit pas.

Le vieux Cyprien d’ailleurs venait d’entrer, poussant une table roulante sur laquelle il y avait disposé tout ce qui composait normalement un thé à l’anglaise, à cette différence près qu’il n’y avait pas de thé mais du café, du chocolat… et même un seau à champagne.

— Où allez-vous avec ça ? lui lança Mme de Sommières.

— J’ai pensé que si Madame la Marquise et Madame la Princesse veulent attendre Mademoiselle du Plan-Crépin, la nuit peut leur paraître longue… et froide.

Après quoi il alla tisonner le feu et remettre quelques bûches.

Elle fut longue en effet mais quand Cyprien revint au salon après l’avoir passée dans la loge du concierge près du téléphone, il trouva les deux femmes endormies, la plus âgée dans une chaise longue, la plus jeune dans une bergère, et resta là un instant à contempler ces deux visages fatigués que le sommeil n’avait pas réussi à rendre sereins. Allons, les nouvelles qu’il apportait seraient les bienvenues même si Monsieur Aldo était en route pour l’hôpital !

Il s’approcha de sa maîtresse, posa sur son épaule une main respectueuse et la secoua doucement…


En fait d’hôpital, Morosini n’effectua qu’un très bref séjour à l’Hôtel-Dieu : le temps, pour Mme de Sommières, d’apprendre qu’on l’y avait emmené et de passer – une fois n’est pas coutume ! – deux coups de téléphone : l’un à son « vieil ami » le professeur Dieulafoy pour exiger de lui une place dans sa clinique, l’autre au commissaire Langlois pour lui donner son point de vue sur la qualité des soins que l’on était en droit d’attendre du plus vieil hôpital parisien :

— Vous voulez qu’en plus de ce qu’il a subi, il attrape des poux, des puces et Dieu sait quoi ?

— Des cafards peut-être ? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, Madame, et si l’Hôtel-Dieu accueille les indigents, les filles publiques et autres épaves de la rue, il a tout de même entendu parler de l’asepsie et de l’antisepsie.

— Il a une chambre particulière ?

— Non mais…

— Vous voyez bien ! En résumé, si vous l’avez mis là, c’est pour l’avoir sous la main. Encore une chance que vous ne l’ayez pas envoyé à l’infirmerie de la Santé !

— Je comprends votre émotion, Madame, mais je vous prie de vous calmer ! Il est vrai que j’ai encore plusieurs questions à lui poser, mais au titre de simple témoin : plus aucune charge ne pèse contre lui !

— J’aime mieux cela ! Bon, veuillez m’excuser, et comprendre qu’à mon âge je préfère ne pas avoir à traverser la moitié de Paris chaque fois que j’irai le voir. La clinique du professeur Dieulafoy n’est pas loin de chez moi…

— En ce cas, faites comme vous le désirez ! Je n’ai aucune raison de m’y opposer… Mais puisque j’ai le… hum !… plaisir de vous entendre, m’autorisez-vous une question ?

— Pourquoi pas ?

— Merci. On me dit que la princesse Morosini est chez vous ?

— Oui. Cependant, si vous désirez lui parler, je vous demande de prendre un peu patience. Elle vient de vivre un cauchemar dont elle n’est pas encore bien réveillée…

— C’est trop naturel. J’attendrai et je vais prévenir l’Hôtel-Dieu.

Une heure plus tard, couché au milieu de l’océan de blancheur d’une chambre dont la fenêtre donnait sur les arbres du parc Monceau, Aldo, que l’on avait nettoyé et pansé à l’Hôtel-Dieu, subissait le premier examen du professeur Dieulafoy. Sans en avoir d’ailleurs la moindre conscience. Depuis qu’on l’avait tiré du puits, la fièvre ne cessait de monter et, proche du délire, il ne se rendait compte de rien.

L’examen fut minutieux mais, quand il l’eut achevé, le « vieil ami » – qui n’avait guère plus de cinquante ans – ne cacha pas ses craintes lorsqu’il vint en personne rue Alfred-de-Vigny en donner le résultat :

— Il est atteint de broncho-pneumonie, expliqua-t-il. La sous-alimentation et l’eau, peut-être douteuse, qu’il a dû boire n’ont rien arrangé. Il était grand temps qu’on le tire de là.

— Mais enfin il est solide ? émit Lisa dont tout l’être protestait contre un bilan aussi dramatique. Il a toujours fait du sport…

— Cela ne l’empêche pas d’avoir des poumons fragiles. Cependant il jouit visiblement d’une excellente constitution et c’est sur elle que je compte pour le tirer d’affaire… Ne désespérez pas ! Le cas est grave mais pas extrême et je suis seulement venu vous donner le bilan…

— Je vais y aller ! Je veux le voir !

— Non, je vous en prie ! Pas maintenant ! Donnez-moi un jour ou deux ! Il n’aimerait pas, je crois, que vous le voyiez dans l’état où il est.

— C’est mon époux ! Et cela pour le meilleur et pour le pire. Et si le pire est là je dois y être aussi. Je viendrai… demain !

Dieulafoy haussa les épaules :

— Je ne peux pas vous en empêcher…

— Et moi je ne peux que vous donner raison, dit Mme de Sommières quand le médecin les eut quittées, mais peut-être devriez-vous faire quelque chose pour votre apparence ? Vous êtes méconnaissable ainsi.

Lisa se leva et se dirigea vers la glace de la cheminée qui lui renvoya l’image d’une femme dont la pâleur contrastait avec les cheveux d’un brun foncé aussi éloigné que possible de la somptueuse chevelure d’or roux qui l’enveloppait habituellement. Une femme très mal habillée, en outre, de vêtements sans grâce qui lui allaient mal.

— Vous voulez dire que je suis un véritable épouvantail ?… Il faut, au moins, arranger cela. Mais pour les cheveux je crains qu’une décoloration n’aggrave le mal. La solution sera peut-être de les couper court et d’attendre qu’ils repoussent…

— Aldo détestera. Il aime tant vos cheveux ! Ne coupez pas toute la longueur et faites éclaircir ce que vous garderez. Il y a grâce au Ciel d’excellents coiffeurs !

— Je sais mais d’ici demain je n’ai pas le temps, reste celui de téléphoner chez Lanvin où l’on a mes mesures pour demander que l’on m’apporte de quoi m’habiller convenablement.

Ce fut, bien sûr, plus que convenable. Le soir même, quand Adalbert vint dîner – il avait dormi toute la journée ainsi d’ailleurs que Marie-Angéline assommée de fatigue par sa nuit d’aventures ! –, il put embrasser une longue jeune femme brune, belle et pâle dans une robe de crêpe georgette bleu glacier dont le drapé en écharpe autour du cou faisait ressortir la rare couleur violet foncé des yeux.

— C’est assez surprenant, dit-il en tenant Lisa à bout de bras pour mieux l’examiner, mais c’est loin d’être laid. Et cette couleur vous va à ravir ! Je me demande ce qu’en dira Aldo ?

— Nous le saurons demain. Je ne veux pas attendre plus longtemps pour le voir. C’est moi qui devrais être auprès de lui. Pas des infirmières inconnues !

— Cela n’arrangerait rien. Je suis passé à la clinique avant de venir : la fièvre ne cède pas et il est toujours inconscient… C’est assez… impressionnant, même maintenant qu’on l’a débarrassé de sa crasse. Marie-Angéline qui l’a vu quand on l’a ramené au jour a failli s’évanouir…

Lisa eut un petit sourire et prit par le bras l’intéressée, qui devint toute rouge :

— Elle a fait preuve d’un courage extraordinaire, n’est-ce pas ? Pourtant je lui en voulais tellement lorsque je me suis retrouvée dans la salle de bains du Continental, ligotée avec des ceintures en éponge. À présent je ne sais que faire pour l’en remercier !

— Oh ! Je n’en mérite pas tant ! J’ai toujours adoré jouer la comédie, me déguiser, changer de personnage. Celui de Mina Van Zelden me plaît bien…

— Oui, eh bien vous vous contenterez dans l’avenir immédiat de celui de Plan-Crépin ! intervint la marquise. Il me suffit tout à fait, à moi : la comédie d’hier a bien failli tourner au tragique. Passons à table, en attendant, pour célébrer au champagne la gloire de notre héroïne !

— Au champagne ! s’offusqua Marie-Angéline. Alors qu’Aldo est entre la vie et la mort ?

— Boire de l’eau ne le ramènera pas plus vite à la santé. Nous devons avoir des pensées constructives et, pour moi, le champagne en fait partie presque autant que les prières ! Nous boirons aussi à sa santé. Je suis sûre d’ailleurs qu’il va s’en sortir.

Et, prenant le bras d’Adalbert, l’indomptable vieille dame se dirigea vers la salle à manger ; mais il y avait des larmes dans ses yeux.


Ceux de Lisa étaient secs mais inquiets lorsque, le lendemain après-midi, elle franchit, accompagnée d’Adalbert, le seuil de la clinique du Pr Dieulafoy. L’infirmière-chef qui les reçut était grande, maternelle et compétente. Elle les emmena dans son bureau où elle offrit à Lisa un siège et une cigarette.

— Vous pensez que j’ai besoin de réconfort ? murmura celle-ci avec un regard incertain.

— On en a toujours besoin. La fièvre a baissé. Pas suffisamment encore et le malade reste faible, à peu près inconscient. Le professeur s’est montré plus optimiste ce matin mais, quand il s’agit d’un cas… préoccupant comme celui-là, j’ai l’habitude d’offrir aux proches, quand ils arrivent à la clinique, une halte entre la rue et la chambre. Cela leur permet d’aborder leur malade avec plus de sérénité et cela me donne parfois l’occasion de… modifier leur comportement, leur tenue aussi, car il faut songer à l’impression que ressentira celui qu’ils viennent voir.

— Que voulez-vous dire ? demanda Adalbert.

— Qu’un visage défiguré par les larmes, des cheveux en désordre, des vêtements déjà endeuillés sont d’un effet déplorable. Grâce à Dieu ce n’est pas le cas de Madame, ajouta-t-elle avec un sourire en détaillant l’ensemble de velours noir et de satin bleu clair-de-lune qui habillait si élégamment Lisa ; un turban où s’entrecroisaient les deux tissus casquait étroitement sa tête, ne laissant dépasser en haut du front que la racine des cheveux foncés. Elle est… parfaite !

— Vous n’exagérez pas un peu ? fit Adalbert en riant.

— Pas le moins du monde ! J’ai eu une malade qui au lendemain de son opération est tombée en syncope en voyant pénétrer dans sa chambre la soutane noire d’un prêtre. Un ami pourtant, mais elle a cru qu’il venait l’administrer ! Venez à présent !

Derrière elle, Lisa et Adalbert suivirent une galerie blanche qui sentait la cire et le désinfectant mais au bout de laquelle une baie vitrée donnait sur le jardin. L’infirmière ouvrit une porte, s’effaça : Aldo était en face d’eux.

Étendu sur le dos, les bras le long du corps dans ce lit aux draps bien tirés qui le faisait plus grand encore, Morosini, le teint cireux sous le hâle imprimé dès longtemps sur son visage, les lèvres décolorées et les yeux clos, avait triste mine. Lisa se glissa sur la chaise placée à son chevet et prit entre les siennes, qui tremblaient, la grande main brune de son époux ; elle regarda l’infirmière qui se tenait debout au pied du lit :

— Est-ce qu’il peut m’entendre ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Ce matin il s’est pas mal agité mais en ce moment il est calme.

— Il dort peut-être ?

— Cela m’étonnerait…

En effet, le visage immobile frémissait. En même temps, la main que tenait Lisa se crispait. Elle la serra plus fort en se penchant sur lui :

— Reste calme, mon chéri, murmura-t-elle. Je suis près de toi. C’est moi… C’est L…

Elle s’interrompit. Morosini venait d’entrouvrir les yeux et tournait vers elle leur opacité décolorée en même temps que tout son corps frémissait. Elle le sentit se cramponner à sa main.

— Tania ! exhala-t-il faiblement… Vous êtes là, Tania ?

Lisa recula si brusquement quelle faillit tomber, arrachant ses doigts comme si ceux d’Aldo les avaient brûlés. Frappée d’une horrible douleur, elle se jeta vers Adalbert qui, lui aussi, avait pâli :

— Emmenez-moi !… Emmenez-moi vite…

— Vous êtes souffrante, Madame ? s’inquiéta l’infirmière. Venez avec moi !

— Non… Non, merci ! Je veux seulement partir… tout de suite !

Elle semblait sur le point de tomber. Adalbert la prit sous les bras pour l’entraîner hors de la chambre dans laquelle l’infirmière resta, la fit asseoir dans l’un des fauteuils de rotin disposés près de la baie vitrée et prit entre les siennes pour les frotter ses mains qui se glaçaient. En même temps il essayait de percer l’espèce de transe qui s’emparait de la jeune femme. Mais elle ne l’entendait pas, ne le voyait pas. Son corps tremblait et il comprit qu’après ce qu’elle venait d’endurer, c’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Alors, le cœur serré mais résolu, il la gifla tout en lui demandant pardon…

Le remède opéra. Elle cessa de trembler, leva sur lui un regard qui revivait. Il voulut alors tenter de plaider :

— Lisa, Lisa ! Il est encore en proie au délire…

L’infirmière reparut à cet instant pour dire à peu près la même chose.

— Il n’est pas encore revenu à la conscience, Madame. Il ne faut pas tenir compte de ce qu’il dit.

Lisa les regarda l’un et l’autre tour à tour, et répondit :

— Quand on délire on ne ment pas. C’est l’inconscient qui s’exprime. Merci de votre bonté Madame ! Venez, Adalbert !

Et Lisa quitta la clinique avec la ferme intention de n’y plus revenir…

Sur le chemin du retour à la maison, elle refusa d’entendre le plaidoyer – passionné cependant d’Adalbert.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ? Sur mon âme, je vous jure qu’Aldo n’était pas l’amant de cette femme ! Il vivait chez moi : je l’aurais su tout de même ?

— Pouvez-vous jurer aussi qu’il ne l’aimait pas ? Ne s’est-il pas précipité chez elle quand elle l’a appelé ?

— Comme il aurait fait pour n’importe quelle autre personne en péril. Il a seulement été victime d’un coup bien monté qui permettait à Agalar de mettre la main sur une fortune tout en s’assurant que l’on n’appellerait pas la police, puisque Aldo était accusé de meurtre…

— Oh, cela, je veux bien l’admettre !

— Pourquoi alors ne pas admettre aussi qu’entre cette femme et Aldo il n’y avait rien ?

— À cause de ce que je viens d’entendre. À cause aussi de la lettre…

— Celle que l’on a trouvée entre les mains de la victime ? Rien que cette circonstance devrait vous la rendre suspecte. En outre vous savez aussi bien que moi qu’une écriture s’imite. Lorsque les bracelets de la princesse Brinda ont été déposés dans la chambre d’Aldo on a fort bien pu dérober un spécimen de son écriture. Il y avait sur le secrétaire les brouillons d’une lettre d’affaires qu’il était en train d’écrire.

— Vous avez vraiment réponse à tout, n’est-ce |pas ?

— Parce que c’est ma conviction profonde qui parle. Écoutez encore ceci : lorsqu’on l’a sorti du puits, c’est de vous qu’il s’inquiétait.

D’un doigt léger, Lisa caressa la joue de l’archéologue :

— Cher Adalbert ! Vous êtes vraiment le meilleur ami qu’un homme puisse avoir ! Pour Aldo vous iriez en enfer en chantant l’alléluia.

— Non, Lisa, fit celui-ci, soudain très grave. S’il avait fait quoi que ce soit dont vous puissiez souffrir, il m’aurait trouvé en travers du chemin. Je vous suis… trop attaché pour cela. (Puis, changeant de ton :) Vous n’allez tout de même pas l’abandonner alors qu’il est peut-être en train de…

— … de mourir ? Dieu ne le permettra pas. Quant à l’abandonner il ne saurait en être question. Encore moins divorcer, parce qu’il y a les enfants !

— Seulement à cause d’eux ? Soyez sincère, Lisa ! Pouvez-vous imaginer une vie à laquelle il n’aurait plus part ?

Elle ne répondit pas, tourna la tête vers la vitre de la portière derrière laquelle défilaient les arbres du bois de Boulogne. En effet, et bien que la distance fût courte, ils s’étaient rendus à la clinique dans la voiture de la marquise afin d’éviter le plus possible d’éventuels journalistes. Et à la sortie pour donner à Lisa le temps de se calmer Adalbert avait indiqué à Lucien le chemin de Longchamp.

— Répondez-moi, Lisa ! J’ai besoin de savoir.

— J’aimerais bien le savoir moi-même. Rentrons à la maison ! Ayant peu de goût pour le récit de Théramène, je vous dirai à tous en même temps ce que je pense faire.

Elle le dit, en effet, et en peu de mots :

— Si vous voulez bien de moi, Tante Amélie, je vais rester ici jusqu’à ce qu’Aldo soit hors de danger. Ensuite je retournerai à Ischl auprès des enfants.

— Et auprès de cet explorateur anglais si passionnant ? ricana Mme de Sommières.

Le sourire que Lisa lui offrit était plus triste que des larmes.

— Il n’est jamais venu à Rudolfskrone. Je l’ai rencontré à Salzbourg, chez les Colloredo et nous avons dansé ensemble. Mais j’avais déjà reçu une lettre de Gaspard. Elle m’avait agacée et j’espérais éveiller la jalousie d’Aldo pour qu’il me rejoigne. C’était stupide, complètement inutile… et tout à fait indigne de moi !

— … mais plutôt efficace, émit Adalbert. Je peux vous certifier qu’Aldo était furieux.

— Pas autant sans doute que vous le pensez ! Je sais comment il est dans ces cas-là. S’il l’avait été vraiment, il aurait pris le premier train pour Ischl, surveillance policière ou pas. Et moi, je me suis conduite comme une midinette.

— Ne vous faites donc pas de reproches ! Moi j’aurais fait bien pire, soupira la marquise. J’ai toujours rêvé d’une aventure avec un grand aventurier mais je n’ai rencontré que le père de Foucauld. Un saint ! En outre, je n’avais plus l’âge des galipettes. Cela dit, ne pouvez-vous lui accorder le bénéfice du doute ?

Pour toute réponse, Lisa embrassa la vieille dame et remonta dans sa chambre. Aussitôt celle-ci se retourna contre Adalbert :

— C’est une histoire insensée mais, moi, j’ai besoin de savoir la vérité. Pouvez-vous me jurer qu’il n’y a jamais rien eu entre Aldo et cette malheureuse ?

— Je n’ai rien su, rien vu, fit-il en haussant les épaules. On ne peut jurer de rien…

— Elle était vraiment belle ?

— Plus que ça ! Ravissante… envoûtante ! Pourtant je mettrais ma main au feu et ma tête à couper qu’Aldo n’y a pas touché. Il aime vraiment sa femme…

— Comme il aimait vraiment Anielka et, avant elle, Dianora Vendramin ! Mon pauvre ami, tout ce que nous pouvons faire, vous et moi, c’est de laisser passer le temps…

— Si Aldo nous le laisse, ce temps ! Je retourne à la clinique et je n’en bougerai plus jusqu’à ce que j’aie une certitude ! Quel qu’en soit le sens…

En fait, quarante-huit heures plus tard, le Pr Dieulafoy pouvait répondre de la vie de son patient mais décidait de le garder encore une quinzaine de jours pour assurer sa guérison et, surtout le mettre à l’abri des journalistes. Depuis la nuit de Saint-Cloud, la presse s’en donnait à cœur joie pour essayer de rattraper le retard pris sur Martin Walker, à qui sa situation de témoin oculaire assurait une place privilégiée. Les abords de la clinique étaient assiégés de jour comme de nuit en dépit du cordon de police que le commissaire Langlois avait établi pour préserver au mieux le malade.

En effet, outre Vidal-Pellicorne qui n’en bougea pas pendant trois jours, Gilles Vauxbrun, Mme de Sommières, Guy Buteau accouru de Venise, Marie-Angéline et quelques amis s’y rendirent, nombre de personnalités déposèrent leur carte, comme le maharadjah de Kapurthala qui allait repartir pour les Indes. Mais surtout il y avait le seigneur d’Alwar qui, depuis le premier jour, faisait prendre des nouvelles et que Langlois avait eu le plus grand mal à empêcher de faire garder la clinique par quelques uns de ses nombreux aides de camp…

Comme elle l’avait annoncé, Lisa repartit dès que la guérison fut assurée. Elle avait eu, auparavant, une longue conversation avec le vieux fondé de pouvoirs de son époux à qui elle vouait une sincère affection. Elle en traduisit la substance pour Adalbert quand il la conduisit au train pour Salzbourg où l’attendrait la voiture de sa grand-mère :

— Je n’ai nullement l’intention de divorcer ou de priver Aldo des petits mais je ne veux pas le voir avant un certain temps, parce que j’ai besoin de réfléchir. De toute façon, les jumeaux se trouveront mieux d’un séjour d’été en montagne plutôt que dans la touffeur humide de Venise. Dites-lui qu’il peut m’écrire mais en aucun cas venir me voir ! Cela n’arrangerait rien…

— Ça ne va pas être facile de lui faire avaler ça. Car enfin, Lisa, en admettant même – et moi je ne l’admets pas ! – qu’il ait eu un faible pour cette femme, elle est morte à présent.

— Justement ! Le souvenir d’une morte peut être difficile à effacer et je ne veux pas subir le temps des comparaisons.

Comme l’avait prévu Adalbert, la délivrance du message n’alla pas sans difficultés. Lorsqu’il était revenu à une conscience claire, les premières paroles d’Aldo avaient été pour réclamer sa femme. Adalbert s’en était tiré en disant qu’elle était malade mais vint le moment où Morosini eut retrouvé assez de forces pour entendre la vérité. Elle l’atterra :

— Lisa ne veut plus me voir ? Elle croit vraiment que j’étais l’amant de cette femme ?

— Elle croit que tu l’aimes : c’est pire !

— C’est surtout idiot ! Qui a pu lui faire croire va ?

— Le cousin Gaspard d’abord…

— Celui-là, je vais m’en occuper quand…

— Je ne te le conseille pas. Tu penses bien que je suis allé le voir. Il ne t’aime pas mais c’est un homme honnête et il n’a fait que dire ce qu’il a vu. Si tu t’attaques à lui, cela ne fera pas plaisir à Lisa. D’ailleurs le principal coupable, ce n’est pas lui mais toi…

— Moi ?

— Oui, toi. Quand elle est venue ici au lendemain de ton sauvetage, tu l’as appelée Tania. Je sais bien que tu délirais encore, mais le fait n’en est pas moins vrai : j’étais là.

Abasourdi, Morosini resta un moment sans mot dire puis, soudain, reprit :

— C’est insensé ! Je n’ai aucun souvenir de Lisa. En revanche je me souviens très bien d’avoir, à un moment donné, vu Tania dans une espèce de brouillard…

— Alors tu as vu un fantôme : tu sais bien qu’elle a été tuée !

— Je l’ai su ensuite, mais je te jure qu’à ce moment-là elle était pour moi bien vivante. Je la vois encore se penchant sur moi avec son visage pâle dans tout ce noir et ce bleu clair qui sont ses couleurs habituelles…

— Elle… elle portait toujours ces couleurs ?

— Toujours ! Elles convenaient si bien à ses grands yeux bleus.

— Tu as vu des yeux bleus ?

— Pas vraiment, peut-être… J’ai vu un ensemble un peu brumeux mais qui ne pouvait être qu’elle.

— Et qui pourtant n’était pas elle mais Lisa. Lisa qui a teint ses cheveux pour jouer le rôle qu’elle s’était attribué pour venir à ton secours et qui portait ce que lui avait conseillé la maison Lanvin : un ensemble de velours noir et satin bleu pâle avec un ravissant turban assorti qui lui emboîtait la tête. Je comprends tout maintenant : c’est un affreux malentendu…

— Mais bien sûr ! Alors écoute, mon vieux ! Tu vas courir à Ischl… ou plutôt non ! Tu vas lui téléphoner et lui raconter tout ça ! C’est trop bête en vérité !

Adalbert ne discuta pas et alla téléphoner mais la réponse qu’il rapporta le lendemain était conforme à ce qu’il attendait :

— Eh bien ? s’impatienta Aldo. Qu’a-t-elle dit ?

— Que c’est le ton qui fait la chanson… et que tu avais l’air un peu trop heureux. Elle ne change rien à sa décision de ne pas te voir avant l’automne…

Affreusement déçu, Aldo laissa la colère l’emporter :

— Quelle tête de mule !… Qui lui dit qu’à ce moment-là j’aurai encore envie de la voir, moi ? Les femmes sont inouïes : on les aime, on ne sait que faire pour elles, on endure les tourments de l’enfer à leur sujet quand…

— Je peux placer un mot ?

— Lequel ?

Adalbert ouvrit la bouche pour émettre l’idée qui venait de le traverser puis la referma, pensant que ce qu’il allait dire pouvait ressembler à une trahison envers Lisa. L’épisode de la clinique n’avait fait que renforcer la volonté de la jeune femme de ne revoir son époux qu’à l’automne, c’est-à-dire dans six mois. Autrement dit quand ses cheveux repoussés lui auraient rendu son vrai visage… Une raison bien féminine mais tellement compréhensible !

— Eh bien ? aboya Morosini. Il vient, ton mot ?

— Non. Non, tout compte fait, continue donc de vociférer ! Ça te fait le plus grand bien…


Quelques jours plus tard, le Pr Dieulafoy autorisait Morosini à quitter la clinique afin de poursuivre sa convalescence chez Mme de Sommières. Le printemps changeait le parc Monceau, sur lequel donnait la fenêtre de sa chambre, en un énorme bouquet de senteurs et de couleurs. Ce qui fut comme une délivrance : Aldo ne supportait plus les contraintes médicales, le rythme immuable du thermomètre, des soins, des repas, des – rares – visites, du sommeil imposé à huit heures du soir. Et surtout, il s’offrit le luxe délicieux de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Ce n’était sans doute pas ce qu’il y avait de mieux pour qui relevait d’une broncho-pneumonie mais le plaisir en fut si vif qu’Aldo se sentit tout à coup beaucoup mieux. C’était pour lui un premier pas vers la vie normale à laquelle il aspirait.

Évidemment l’image que lui renvoyaient les miroirs lui rappelait fâcheusement son retour de la guerre. Les blessures de ses poignets étaient cicatrisées mais il flottait dans ses vêtements et la peau de son visage semblait adhérer à l’ossature, le moindre mouvement un peu vif le fatiguait. Au fond – et même si par instants il étouffait du désir de revoir sa femme – l’espèce de quarantaine imposée par Lisa n’était peut-être pas une mauvaise chose. Affronter son regard dubitatif et sans doute apitoyé avec cette mine de déterré lui serait insupportable. Il lui fallait reprendre des forces, replonger dans la vie avec l’appétit de naguère et retrouver ses passions. Toutes ses passions !

La collection Morosini était repartie pour Venise avec Guy Buteau, discrètement escorté par deux policiers en civil ; le commissaire Langlois vint en personne annoncer à Aldo que, si les bracelets de rubis avaient repris leur place dans les écrins de la princesse Brinda, l’émeraude d’Ivan le Terrible et, bien entendu, la « Régente » avaient été restituées à Adalbert. Ce fut pour Morosini une bonne occasion de se mettre en colère :

— Passe encore pour l’émeraude que j’ai achetée le plus légalement du monde en salle des ventes mais je ne veux pas garder plus longtemps cette maudite perle ! Je vais en faire cadeau au musée du Louvre et voilà tout ! Dans la galerie d’Apollon, elle n’embêtera plus personne ! Ce qui ne saurait manquer d’arriver puisque, malheureusement, Agalar n’était pas Napoléon VI et qu’il n’y a aucune raison pour que le vrai renonce à ses prétentions !

— Vous oubliez que vous n’êtes que le mandataire. En fait, le propriétaire c’est toujours le prince Youssoupoff, si j’ai bonne mémoire.

— Il n’en veut pas ! Il m’a chargé de la vendre…

— Mais pas d’en faire cadeau puisque l’argent doit être employé à des fins charitables. Alors achetez-la !

— Ça jamais ! Elle dégouline de sang versé et elle a failli me tuer. Quant à la vendre, la mort de Van Kippert découragerait n’importe qui. Drouot en tout cas n’en veut plus. Et je ne suis pas certain qu’en Angleterre ça marcherait mieux…

— Essayez l’Amérique ! Van Kippert savait parfaitement ce qu’il achetait.

— Mais certainement pas qu’il allait être tué sur le-champ. Si vous voulez le fond de ma pensée commissaire, la meilleure solution pour moi serait que vous arrêtiez Napoléon VI. Celui-là s’est juré de l’avoir pour rien. Et maintenant que nous savons que ce n’est pas Agalar, il faudrait peut-être reprendre la piste ?

— Et que croyez-vous que je fasse d’autre ? Seulement j’ai peu de chose à me mettre sous la dent.

— Avez-vous retrouvé Marie Raspoutine ?

— Pas encore. On la cherche, bien sûr, mais nous n’avons rien contre elle. En outre, si j’ai bien compris ce que l’on m’a raconté, elle ne connaît de lui qu’une ombre, une voix… Ce qui ne l’empêche pas d’en être tombée amoureuse… Une grande imaginative, en résumé !

— Mais j’ai dans l’idée que lui aussi y tient. Il faut la retrouver et avec une surveillance étroite…

— Merci, je connais mon métier. Mais, j’y pense, ajouta Langlois en louchant sur le grand carton somptueusement armorié et gravé qui reposait sur une petite table auprès de Morosini. N’aviez-vous pas dans l’idée de vendre cette sacrée perle au maharadjah de Kapurthala ? Je vois là une superbe invitation. Vous allez l’accepter ?

— Une occasion pareille ne se refuse pas quand on exerce mon métier mais, pour en revenir à la « Régente », je n’ai aucune chance de ce côté. Ah, si elle avait appartenu aux Louis XIV, XV ou XVI ce serait déjà fait, mais Napoléon ne l’intéresse pas. Et puis, toujours la même rengaine : il y a trop de sang frais sur elle…

— Qu’allez-vous en faire alors ?

— Je ne sais pas. Sans doute la confier au coffre de la Banque de France en attendant des jours meilleurs. Et je ne peux pas m’occuper d’elle en exclusivité : il est plus que temps que je rentre à Venise. Ma maison peut tourner sans moi mais jusqu’à un certain point seulement…

Il n’eut pas le temps de développer davantage ce point de vue : Marie-Angéline, rouge et essoufflée, fit à cet instant irruption dans la chambre :

— Les Mille et Une Nuits débarquent chez nous, Aldo ! Il y a là un… un maharadjah ! Un vrai !… Il brille comme une aurore et sa suite brille presque autant que lui. Ses gens envahissent la maison et moi il m’a écartée de son chemin d’un geste dégoûté… C’est merveilleux !

Mais le policier avait déjà mis un nom sur cette apparition fabuleuse :

— Alwar, à tous les coups !… Est-ce que je peux sortir d’ici sans le rencontrer ?

— Il vous fait peur ?

— Non, mais si je me trouve en face de lui, je devrai sans doute le coffrer pour déclarations mensongères dans une affaire de meurtre et je n’ai pas le droit de déclencher un incident diplomatique. Alors, je sors comment ?

— Par le balcon, fit Marie-Angéline en ouvrant plus largement la porte-fenêtre. Il communique avec la chambre de la marquise.

— Elle va me prendre pour un malotru ?

— Elle va être enchantée, voulez-vous dire ! Je vous conduis…

Ils disparurent juste à temps : déjà Cyprien rouge d’essoufflement et de colère, était propulsé chez Aldo par deux magnifiques jeunes gens aux yeux de gazelle dont les tuniques brodées d’or scintillèrent dans la flaque de soleil qui décolorait le tapis. Le vieil homme ouvrait la bouche pour annoncer l’auguste visiteur mais la fureur étrangla sa voix dans sa gorge et ce fut l’un des deux jeunes gens qui annonça Jay Singh. L’instant suivant celui-ci fit une entrée de prima donna sous sa couronne de rubis. Il était tellement cousu d’or, de rubis et d’énormes topazes qu’il ressemblait à une éruption volcanique.

Ôtant ses gants de satin – sous lesquels il en portait d’autres, en soie si fine qu’elle était presque transparente, afin d’éviter le contact impur de l’infidèle –, il s’avança vers Aldo les mains tendues :

— Mon cher… si cher ami ! ! Quelle joie de vous revoir après cette abominable épreuve ! Mais… dans quel état ! s’écria-t-il sur un ton dont l’enthousiasme semblait décroître à mesure qu’il découvrait Morosini. Êtes-vous contagieux ? ajouta-t-il, se contentant de serrer les mains d’Aldo au lieu de l’accolade primitivement prévue.

— Nullement, Votre Grandeur ! fit celui-ci en se levant pour saluer son visiteur. Je ne l’ai jamais été et, en outre, je suis convalescent…

— J’en suis tellement heureux ! Quelle affreuse histoire ! Tous vos amis ont eu très peur. Et moi plus que quiconque, je pense : je ressentais comme une blessure l’impression que l’on avait enlevé mon frère !

— Votre Grandeur est infiniment bonne et je sais quelle aide généreuse elle s’est efforcée de m’apporter. Je ne saurais dire à quel point je lui en suis reconnaissant…

— En ce cas, fit le maharadjah en fermant à demi les yeux, ce qui ne laissa filtrer qu’un mince éclat de son regard jaune, pourquoi ne pas revenir à nos conventions d’avant cette terrible épreuve : laissons de côté la grandeur et appelez-moi Jay Singh !

— Ce ne sera peut-être pas très facile mais je promets d’essayer…

Ses beaux serviteurs disparus, le prince tira démocratiquement un fauteuil pour s’installer près d’Aldo en prenant soin de récupérer quelques coussins supplémentaires. Ce faisant, son regard, comme précédemment celui de Langlois, effleura le carton armorié et il sourit :

— Ah ! Vous avez reçu, je vois, l’invitation de Kapurthala ?

— En effet. Accompagnée d’une aimable lettre du prince Karam.

— Vous y viendrez, j’espère ? Cela nous permettra de nous retrouver sous le ciel de mon magnifique pays… Mais, j’y pense, pourquoi n’irions nous pas ensemble ?

— Ensemble ?

— Mais oui. Partez un peu plus tôt, venez avec moi à Alwar ! Cela me permettra de faire admirer à l’expert que vous êtes les quelques joyaux rares que je possède. Et Alwar renferme des trésors architecturaux. Ensuite nous irons ensemble chez Jagad Jit Singh. Mon train privé est plus confortable que celui du Vice-Roi…

— Je n’en doute pas mais cette invitation s’adresse aussi à ma femme et elle est habituée à être accueillie avec autant d’égards que moi-même. Je ne saurais imposer cela à…

— Laissez, laissez ! Ce n’est pas un inconvénient ! J’ai moi aussi des épouses qui ne quittent guère le palais. Recevoir la princesse Morosini sera une vraie joie pour elles. Je voyage beaucoup et elles se sentent évidemment un peu seules : une telle visite leur apportera bonheur et lumière… Oh, ne me refusez pas ! Nous passerons quelques jours charmants… En outre, ajouta-t-il après un léger temps d’arrêt, j’avais dans l’idée en venant ici aujourd’hui de conclure avec vous une affaire.

Dès que le mot fut prononcé, Morosini se sentit plus détendu. Voilà un terrain solide sur lequel il aimait à s’aventurer et, à contempler cet homme dont le moindre mouvement faisait jaillir des étincelles, il pensa que ce pourrait être fort intéressant. De toute façon cela lui changerait les idées…

— Quel genre d’affaire ? demanda-t-il.

— Je souhaite acheter la perle dont les journaux ont parlé avec tant d’abondance. Celle qui appartenait au grand Napoléon ! Pouvez-vous me la montrer ?

— Elle n’est pas ici. Cette maison appartient à ma grand-tante la marquise de Sommières. C’est une dame âgée qui vit avec des serviteurs plus très jeunes non plus et la « Régente » s’est révélée un joyau… dangereux. Je me dois d’ailleurs de vous en informer, Altesse.

Alwar eut un geste de la main qui balayait la mise en garde :

— Pouvez-vous me la décrire en spécialiste que vous êtes ?

C’était pour Morosini l’enfance de l’art. Il se surprit même à se laisser aller sur les pentes d’un certain lyrisme pour évoquer l’orient admirable, la forme, le doux éclat de la grosse perle, sans oublier la pureté et la qualité extrêmes des diamants qui la coiffaient. Le maharadjah buvait ses paroles et, quand ce fut fini, il se montra enthousiaste :

— Magnifique ! Je vois déjà exactement le collier que je ferai exécuter et dont elle sera la pièce maîtresse. Le prix importe peu et je l’achète !

Aldo en aurait crié de joie. Il avait l’impression que le ciel s’ouvrait au-dessus de lui pour lui permettre d’entendre chanter les anges ! La damnée perle allait partir pour les Indes, tout à fait hors de portée de « Napoléon VI » ! Et cette châsse ambulante ne discuterait même pas le prix ! Un prix grâce auquel la vie du petit Le Bret serait assurée et quelques misères soulagées.

— Je pense, dit-il en s’efforçant de contenir sa joie, que vous ne regretterez pas cet achat, Monseigneur ! C’est à ma connaissance l’une des deux plus belles perles du monde et si vous voulez bien me faire l’honneur de revenir demain, elle vous attendra.

— C’est que demain je ne serai plus là ! Je rentre chez moi par le premier bateau…

— Mais alors…

Après un geste apaisant, Alwar frappa doucement dans ses mains sur un certain rythme : un homme en bleu apparut, une serviette sous le bras.

— L’un de mes secrétaires, présenta Alwar. Voilà ce que je vous propose : il va vous remettre un chèque de la moitié du prix dont nous allons convenir…

— Un instant, Altesse ! coupa Morosini. Je vous demande pardon mais je n’ai pas l’habitude de travailler ainsi. Je n’accepte d’argent qu’en remettant à l’acheteur le joyau choisi. Vous pouvez avoir la perle ce soir même… dans une heure au besoin. En ce cas vous la payez et nous n’en parlons plus.

— Tstt ! Tstt !… Je ne vois pas les choses ainsi. Je vous l’ai dit, je n’ai pas l’intention de l’emporter et si je vous fais remettre la moitié du prix c’est afin de concrétiser notre marché. L’autre moitié de la somme vous sera remise… dès votre arrivée à Alwar. Quand, avant d’aller à Kapurthala, vous me l’apporterez vous-même ! Ainsi le plaisir que j’en aurai en sera centuplé… et cela ne vous fera jamais qu’un petit détour.

Les anges, tout à coup, avaient cessé de chanter…

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