CHAPITRE XIII


BALA QILA

Gardée par un chauffeur tout de blanc vêtu, la longue Bugatti bleue attendait devant l’entrée principale du palais quand Morosini la rejoignit, guidé par Rao. Le serviteur au regard fuyant semblait avoir définitivement remplacé Amu. Un mot de la main du maharadjah venait en l’éveillant, et alors qu’il faisait encore sombre, de le convier à une promenade en sa compagnie. Jay Singh lui-même apparut presque aussitôt et son invité faillit ne pas le reconnaître, habitué qu’il était à ses splendeurs vestimentaires. Simplement vêtu, cette fois, de jodhpurs blancs, d’une veste de tweed et d’une chemise de polo, coiffé d’un petit turban blanc sans ornements, des gants en peau de chamois gainant ses mains, il ne se ressemblait plus, paraissait plus jeune… et d’excellente humeur.

— Je vous ai fait vivre hier une soirée un rien médiévale, dit-il avec un sourire qu’il savait rendre charmant, et comme vous n’êtes pas au fait de nos us et coutumes j’ai pensé que, pour vous replacer dans notre siècle, rien ne serait mieux qu’une promenade matinale dans l’un de ces engins que j’aime conduire moi-même.

En effet, après s’être enveloppé la tête dans un voile bleu inattendu, il s’installa à la place du chauffeur tandis que celui-ci ouvrait symboliquement pour l’hôte la minuscule portière qu’il aurait pu enjamber facilement.

— Il fait un temps idéal, ce matin, reprit le maharadjah, et je vais vous montrer mon pays…

Il était tôt. Le ciel jouait une symphonie sur les tons de ce rose si cher au maître des lieux, mais devenait d’un rouge éclatant en rejoignant la terre. Dans peu d’instants le soleil allait bondir de l’horizon pour commencer son voyage diurne.

— Je ne vous ai pas fait réveiller de trop bonne heure ? s’enquit avec sollicitude l’altesse voilée.

— Absolument pas, Monseigneur. J’ai toujours aimé voir le jour se lever. Ici, le spectacle est particulièrement beau…

— N’est-ce pas ? Aussi nous avons coutume de saluer l’arrivée de l’astre du jour. Écoutez !

Des sons grêles se faisaient entendre, en effet, quelque part dans les jardins où des hommes chargés de l’arrosage se répandaient, courbés sous des outres ruisselantes d’eau.

— C’est le shenai, une sorte de flûte qui ne sert à peu près qu’à cela…

La fin de la phrase se perdit dans le vrombissement du puissant moteur et le bolide s’arracha dans un bruit de soie déchirée, faisant voler sous ses roues le fin gravier bleuté. Démarrage impressionnant qui mit en fuite les oiseaux… et les jardiniers. Jay Singh conduisait comme si lui et sa machine étaient seuls sur terre et Morosini, cependant amateur de vitesse, de belles voitures et, en bon Italien, sachant merveilleusement les conduire, se demanda s’il ne serait pas temps de dire une prière. À tout hasard…

Après avoir traversé les jardins comme une fusée, le maharadjah se dirigea vers les collines, pied au plancher, sans se soucier des nuages de poussière blanche qu’il soulevait et pas davantage de ce qui pouvait bien se cacher dessous. Plusieurs volailles perdirent la vie ce matin-là ainsi qu’un marcassin aventuré hors de la bauge familiale. L’auguste chauffeur grommela des choses indistinctes mais ne s’arrêta pas pour autant. Et pas davantage quand ce fut une femme portant sur la tête une cruche qu’il envoya au tapis d’herbe sèche.

— Arrêtez, Monseigneur ! protesta Morosini indigné. Vous venez peut-être de tuer cette femme…

— Oh ! Le mal ne serait pas grand, car je lui éviterais les douleurs qui menacent tout être humain et les affres de la vieillesse. D’ailleurs, elle est en train de se relever, ajouta-t-il après un bref coup d’œil dans le rétroviseur.

C’était vrai. La femme se relevait, mais avec peine, et sa cruche était en miettes.

— Je vous en prie, arrêtez, Altesse ! Je veux descendre…

— Pour que la tribu entière vous tombe dessus en piaillant et vous arrache jusqu’à votre chemise ? Vous plaisantez, mon cher ? Croyez-moi, je les connais mieux que vous !

Il riait, content de lui et donnant à son passager une furieuse envie de l’étrangler avec son absurde voile bleu, mais il était impossible de sauter de cette voiture sans risquer de se tuer et la course folle continua à travers une jungle accidentée faite de hautes herbes, d’épineux, coupée de loin en loin par ces lacs marécageux peu profonds que l’on appelait « jheels » et au bord desquels s’élevaient de vieux arbres aux branches tordues dont le feuillage, lavé par la saison des pluies qui venait de se terminer, luisait sous la lumière. On échappait au cirque montagneux où s’étalait Alwar et la route semblait fuir à l’infini. Jay Singh, tout à sa joie de conduire, un sourire immobile plaqué sur le visage, ne soufflait mot, ne donnait aucun renseignement. Si c’était sa façon de faire visiter le pays…

— Où allons-nous ? demanda Morosini.

La voiture s’arrêta si brutalement que le passager faillit passer par-dessus le court pare-brise.

— Ici. C’est la frontière de mes États, dit Jay Singh en désignant la ligne de chemin de fer flanquée d’un poteau affichant les couleurs d’Alwar. Nous rentrons par un autre chemin. Comme cela vous aurez tout vu.

Un demi-tour brutal qui fit protester le moteur et la course folle reprenait en sens inverse. Si l’on changea de chemin, Morosini ne s’en aperçut pas. Il y avait encore plus de poussière dans ce sens-là que dans l’autre. De temps en temps on entrevoyait les montagnes qui se rapprochaient, précédées de collines que, obliquant soudain vers la droite, la Bugatti se mit à escalader à son allure d’enfer, donnant à son passager l’impression d’être embarqué dans des montagnes russes. Jay Singh, lui, s’amusait franchement, riant comme un gamin tandis que sa voiture sautait une ornière, plongeait dans un creux, se ruait sur une côte pour retomber de l’autre côté.

— Vous ne trouvez pas qu’on se croirait à Luna-Park ? jeta-t-il en riant de plus belle. J’adore Luna-Park ! Lorsque je suis à Paris, j’y passe des heures. Cela m’enchante ! Pas vous ?

— Je ne me souviens pas d’y être allé.

— Eh bien, comme cela vous aurez une petite idée de ce que cela peut être. Bien que, là-bas, les émotions soient plus fortes !

Plus fortes ? Dans le fameux Scenic-railway parisien, on glissait sur des rails parfaitement lisses, ce qui n’était pas le cas de cette route où ornières et nids-de-poule se disputaient le territoire. Cet exercice faisait grand honneur au talent de conducteur du maharadjah mais n’en était pas plus rassurant. L’aventure d’ailleurs s’acheva après un virage un peu sec… dans l’une des grilles d’entrée du parc heureusement protégée par d’épais massifs d’hibiscus qui amortirent le choc.

Les gardes du palais accoururent pour sortir leur prince de son tas de feuilles et de fleurs, et reçurent en remerciement une bordée d’injures en hindoustani qui n’avaient pas besoin de traduction tant elles paraissaient évidentes. Après quoi Jay Singh arracha son voile et s’assit, bras croisés et œil mauvais, tandis que l’un des hommes filait vers le palais. Aucun des occupants de la Bugatti n’était blessé, mais Aldo estima que son hôte aurait pu se soucier de sa santé. Or il n’en fit rien, resta là sans sonner mot jusqu’à ce qu’une Rolls, imposante et belle en dépit des tapis roses qui en habillaient l’intérieur, fit son apparition. Se souvenant soudain de son invité, Jay Singh l’y fit monter et prit place auprès de lui en grommelant :

— Mauvais matériel ! Je ne sais vraiment pas pourquoi j’aime tant ces maudites voitures ! Celle ci est bonne à jeter !

— Elle n’est pas très abîmée, Altesse, et ce serait dommage…

— Quoi ? De garder un objet devenu imparfait ? Je ne saurais le supporter. Cette voiture sera enterrée dans les collines, comme les autres…

— Les autres ?

— Oui. Je fais toujours enterrer les automobiles qui ont eu le tort de me manquer.

— Quel dommage ! Votre Bugatti est une noble voiture…

— C’est pourquoi elle a droit à un enterrement au lieu d’être jetée à la ferraille. Rassurez-vous, j’en ai deux autres. Je les achète toujours par trois.

Tandis qu’un serviteur le ramenait vers son appartement, Morosini se livra à un petit travail de repérage destiné à lui permettre de retrouver facilement la sortie de ce labyrinthe de marbre et de grès rose. Le maharadjah lui ayant appris qu’il devait déjeuner seul parce que c’était pour lui jour de jeûne et qu’ils se retrouveraient à la fin de l’après-midi pour la visite de ses trésors, il forma le projet de s’en aller découvrir la ville qui semblait fort intéressante et, ce faisant, de se renseigner sur la résidence du Diwan afin d’y rejoindre Adalbert, dont la présence lui manquait singulièrement…

Il n’en fallut pas moins parlementer avec Rao. Le remplaçant d’Amu prétendait le suivre sous le prétexte qu’il risquait de se perdre ou de se faire voler par les innombrables mendiants que l’on trouvait à chaque pas.

— Je dois veiller sur toi, sahib ! C’est mon devoir.

— Eh bien, je t’en relève, de ce devoir. J’aime être seul pour découvrir une ville.

— En ce cas, permets au moins que je te guide à travers le palais afin que tu évites le long détour par le parc. Tu seras alors devant le bassin sacré qui est le cœur de la cité…

La proposition semblait honnête, même si Morosini n’arrivait pas à attacher la moindre confiance à ce visage trop souriant, au regard faux. Mais, après tout, connaître une autre sortie ne lui ferait aucun mal, bien au contraire : cela pourrait toujours servir… Cependant la traversée du palais mit sa mémoire à rude épreuve : il y avait trop de couloirs, trop de courettes, trop de montées et de descentes qui les annulaient, trop de pièces aux décors divers, mais enfin on déboucha sur les larges escaliers dont les marches luisantes descendaient dans l’eau bleuie par le reflet du ciel. La ville était là, ouverte devant lui, et il eut la sensation de mieux respirer que ce matin dans sa course à travers la campagne. Tout ici n’était que beauté et harmonie. Il y avait les silhouettes gracieuses de ces femmes vêtues et coiffées de voiles teints de couleurs tendres ou éclatantes : des pourpres, des oranges, des verts, des ocres, des bruns, des safrans qui animaient les nobles marches et recréaient les personnages des peintures et des fresques dont s’ornait le palais. Certaines, avec des colliers de fleurs, se dirigeaient vers un temple, d’autres vers l’animation des rues dont la principale coupait Alwar sur toute sa longueur. Un étonnant arc de triomphe, une sorte de porte moghole flanquée de tourelles et habillée de mosaïques turquoise, l’enjambait, évoquant Samarcande. Elle grouillait de vie et de couleurs, ressuscitant les anciens âges en une évocation fascinante. Des bœufs bossus, aux cornes peintes, passaient gravement entre les échoppes sans que quiconque s’occupe d’eux, ne s’écartant que pour le passage d’un éléphant portant sur son dos une howda peinte aux rideaux multicolores et un cornac au turban écarlate qui restituait l’échelle de la ville. Une chose cependant frappa Morosini. En dépit des couleurs, de la richesse de certaines demeures aux corniches peintes et sculptées, aux balcons ouvragés, aux fenêtres ornées de délicats écrans de marbre ajouré, la majeure partie de cette grande ville donnait une impression de pauvreté.

Il y avait, en effet, trop de mendiants, trop de maisons lépreuses entre les frondaisons des jardins et les fastes des riches demeures. Les rues étaient sales en dépit des nombreux balayeurs intouchables chargés de la voirie mais qui ne semblaient guère s’en soucier. Même l’artère principale, celle qui, passant sous l’arc moghol, s’en allait vers les escarpements de la montagne dominant le fort de Bala Qila, n’y échappait pas. Celui-ci, symbole des anciens princes, montrait des murailles épaisses, vertigineuses, surgissant d’un éperon rocheux et se prolongeaient en remparts étagés tendus comme une griffe vers la cité qu’ils enveloppaient… La guerre qu’ils évoquaient trouvait un contrepoint dans la rue même avec ce guerrier rajpoute vêtu de brocart, tenant dans une écharpe de soie son sabre courbe et dont le regard lourd pesait sur la foule qu’il n’avait cependant pas l’air de voir. Il menait d’une main gantée son puissant cheval presque aussi paré que lui…

Évitant de justesse une sorte de petit char genre Ben-Hur mené à fond de train par un mince jeune homme en tunique de soie aux couleurs d’Alwar qui ne pouvait être que l’un des nombreux aides de camp du maharadjah, Morosini entra par force dans l’échoppe d’un tisserand où s’étageaient des piles de tissus pour saris, allant de la simple cotonnade bleue aux précieuses mousselines ornées de « zari », ces broderies d’argent, d’or ou de galons scintillants. Ravi de cette rareté que représentait un Occidental, le tisserand l’entreprit aussitôt pour lui faire admirer son travail. En vérité étonnant parce qu’il savait tisser des saris réversibles ; une couleur d’un côté, une autre de l’autre :

— Une spécialité de chez nous, sahib ! déclama-t-il. Un véritable secret que l’on nous envie. Ici seulement on sait faire ces magnifiques étoffes ! Je suis fournisseur du palais : la maharani et les rajkumaris(15) m’accordent leur confiance…

Heureux de ce client qu’il devinait riche l’homme entamait une sorte de conférence tout en faisant surgir sur son comptoir, d’un geste de prestidigitateur, des flots de merveilles aux teintes tendres ou violentes. Aldo décida de jouer le jeu et d’acheter un sari pour Lisa. Elle porterait à merveille ce vêtement à la fois noble et ravissant. Il en choisit un d’un vert céladon dont les broderies en fils d’or se retrouvaient sur l’autre face d’un bleu pâle et délicat. N’était-ce pas le meilleur moyen d’engager la conversation ?

— Je suppose que vous fournissez aussi le Diwan sahib ? fit-il négligemment en passant une main caressante sur la douce mousseline qu’il espérait bien draper lui-même sur le corps de Lisa ; elle serait si belle là-dedans !

— En effet, mais le Diwan sahib est âgé, son épouse – il n’en a qu’une ! – l’est aussi et elle possède tant de belles choses qu’elle en achète rarement…

— À ce propos, reprit Morosini tandis que le marchand enveloppait son œuvre d’un morceau d’étoffe de soie comme il l’eût fait d’un papier, je voudrais lui rendre visite. Pouvez-vous m’indiquer sa demeure ?

— Bien sûr, sahib, bien sûr ! C’est très facile. Je vais vous montrer…

Après lui avoir remis son paquet, il conduisit Aldo jusque dans la rue, désignant, au-delà de la porte moghole, l’enchevêtrement luxuriant d’arbres fleuris qui débordait d’un haut mur blanc, simplement percé d’une porte basse en cèdre ouvragé.

— C’est là-bas ! Quelques pas seulement, sahib ! Avec tous mes remerciements, sahib ! Soyez certain que je garderai…

Morosini était déjà parti mais, quand il atteignit la porte indiquée, il se vit soudain encadré de deux gardes du palais qu’un officier accompagnait :

— Je crois qu’il serait temps pour Votre Excellence de regagner ses appartements, dit cet homme avec les marques du plus profond respect.

— Plus tard ! dit Morosini sèchement. Je désire auparavant rendre visite au Premier ministre.

— Il n’est certainement pas chez lui, Excellence, fit l’officier d’un air désolé. À cette heure le Diwan sahib est au palais auprès de Son Altesse… qui d’ailleurs attend Votre Excellence. Et elle n’aime pas attendre.

— Et moi je n’aime pas que l’on me dicte ma conduite ! L’heure n’est pas encore venue où je devais rejoindre votre maître. Et si le Diwan est absent, vous souffrirez peut-être que je poursuive ma promenade comme je l’entends !

L’officier prit un air désespéré :

— Le maharadjah m’envoie spécialement chercher Votre Excellence. Il s’est aperçu que le temps lui dure de vous retrouver…

Insister serait cruel, pensa Aldo qui, sous l’air navré du jeune homme, devinait une angoisse. La même angoisse toujours !

— Comme vous voudrez, capitaine. Nous rentrons, mais je vous demanderai de laisser vos hommes à l’arrière-garde. Je n’ai aucune envie de déambuler dans cette ville entre deux soldats…

— C’est bien naturel. Pour ma part, je vais vous guider… sans trop en avoir l’air.

Or, à ce moment, la porte devant laquelle on discutait s’ouvrit et le Diwan en personne fit son apparition. Du coup Morosini foudroya du regard le jeune capitaine :

— On vient de me dire que vous étiez au palais, Diwan sahib. Apparemment il n’en est rien ?

Le vieil homme d’État eut un fin sourire :

— Ce n’est qu’une question de temps. Je m’y rends de ce pas… Mais je suppose que vous vouliez des nouvelles de votre ami ?

— J’aurais voulu le voir, surtout !

— C’est impossible ! Vous savez qu’il m’est confié et Sa Grandeur n’aimerait guère que je transgresse ses ordres. Mais, rassurez-vous, se hâta-t-il d’ajouter devant le mouvement de colère ébauché par Morosini, il va très bien. Il est allé avec deux de mes fils chasser le sanglier. Ferons-nous route ensemble ?

Partant de ce principe qu’il y a toujours à s’instruire dans la conversation d’un homme intelligent, Aldo accepta et ils prirent le pas de promenade tandis que les militaires s’écartaient.

Ils trouvèrent le maharadjah dans l’une des cours du palais, celle sur laquelle ouvrait le « hakhi-kana », l’écurie des éléphants, une bâtisse haute comme une cathédrale où logeaient une dizaine des nobles animaux. Le prince, vêtu avec la même simplicité que le matin, parlait avec le chef de cette écurie d’un genre particulier, mais se détourna aussitôt en voyant arriver les deux hommes :

— Désolé, mon cher ami, de vous avoir fait chercher ! s’excusa-t-il avec ce séduisant sourire qu’il avait parfois, mais je me suis trouvé libre plus tôt que je ne l’espérais et vous me manquiez déjà…

Il échangea un bref dialogue avec le Diwan qui s’éloigna, après quoi Jay Singh prit le bras de son invité :

— Commençons notre visite ! Et puisque nous sommes dans cette cour, je vais vous montrer le plus étrange véhicule que vous ayez jamais vu…

Au fond de l’écurie il y avait en effet une sorte de monstre à deux étages abondamment peint et décoré, qui sans cette touche d’exotisme eût un peu ressemblé à un bus londonien :

— Cela a été fait pour y atteler quatre éléphants, expliqua Jay Singh. Cela permet d’emmener pas mal de monde dans des endroits un peu escarpés. Mais allons voir mes trésors ! Je crois que vous en serez content… Commençons par les garages…

Ils valaient le déplacement : quelques dizaines d’automobiles s’y alignaient, parmi lesquelles deux Bugatti bleues, sœurs jumelles de la condamnée du matin, six Rolls dont celle tapissée de peaux de tigre et celle habillée de tapis, plus trois ou quatre autres vêtues de soie, de velours ou de brocart, mais il n’y avait là rien de bien extraordinaire au pays des maharadjahs, si ce n’est une sorte de carrosse à moteur : une énorme Lanchester tout en or qui reproduisait exactement le carrosse du couronnement des rois d’Angleterre. Moins les chevaux évidemment : ils étaient remplacés par un capot dont le bouchon représentait les armes d’Alwar flanquées d’un tigre et d’un taureau.

— Aimeriez-vous faire un tour dedans ? proposa Jay Singh.

— Mon Dieu non, fit Aldo en riant. J’aime les voitures mais je leur préfère de beaucoup les joyaux…

— Alors nous n’allons pas vous faire attendre plus longtemps.

Morosini était habitué aux collections prestigieuses. Il en avait déjà rencontré beaucoup, à commencer par celle de son beau-père, mais en pénétrant dans les salles où s’entassait la richesse d’Alwar il eut un éblouissement et, repris par sa passion des pierres magiques, oublia pour un moment qu’il n’était pas là pour son simple plaisir. Plusieurs salles se faisaient suite en enfilade, fermées par des portes de bronze inviolables, éclairées par des fenêtres de marbre ajouré qui l’étaient pareillement. Dans la première, des armoires vitrées mais renforcées présentaient des merveilles : les nombreuses couronnes du maharadjah, ses colliers, bracelets, ornements de turban, présentés avec autant d’art et de sécurité que chez un joaillier de la place Vendôme. Ébloui, Aldo pensa que la fortune de l’étrange prince était fabuleuse et il ne savait où donner de l’admiration quand son regard accrocha, seule dans une niche vitrée creusée dans le mur épais et éclairée par en dessous d’une lumière diffuse, une coupe taillée dans une seule et énorme émeraude. Il se planta devant et ne bougea plus, saisi d’une émotion que son hôte ressentit. Sans un mot, celui-ci ouvrit la niche et, prenant la coupe, la déposa dans la main un peu tremblante de Morosini émerveillé :

— Auriez-vous découvert le Graal, le vase qui recueillit le sang du Christ ? La tradition dit qu’il était fait d’une seule émeraude…

— Il faudrait pour cela que le grand empereur Akbar, mon ancêtre, l’ait découvert, car c’est à lui qu’appartenait cette coupe fabuleuse. Elle semble vous émouvoir ?…

— Je ne pensais pas qu’il fût possible de voir pareille merveille, murmura-t-il tandis que ses longues mains fortes et délicates caressaient le prodigieux objet, dont il fallut bien finir par se séparer pour qu’il reprît sa place dans la niche de cristal. Il put ensuite admirer un collier d’énormes rubis taillés de façon divine, des joyaux de perles, de diamants et d’émeraudes. Seul le saphir en était absent car il passait pour être, sinon maléfique, du moins peu désirable ! L’ensemble était d’une grande beauté, même si les montures étaient trop lourdes ; mais dans les bijoux indiens l’or avait presque autant d’importance que les pierres.

Morosini vit aussi une étonnante collection de jades, dignes d’un empereur de Chine et dont la présence l’étonna : il aurait juré que la Chine seule pouvait en produire de pareils…

— Mais tout ceci n’est qu’apparence, soupira soudain l’homme qui cependant se couvrait toujours de ces apparences avec une telle profusion. Le grand Ramakrishna a écrit « Quand vous aurez reconnu que le monde est irréel et éphémère, vous y renoncerez et vous vous libérerez de tous vos désirs… »

— Je n’en suis pas encore là, fit Morosini en riant. Ni vous non plus, Altesse, car grâce à Dieu vous savez à merveille porter ces splendeurs et je crois que vous y trouvez plaisir. Ce qui est bien normal : ni vous ni moi n’avons l’âge des renoncements. À ce propos…

Il tira de sa poche le sachet de daim dans lequel il avait placé la « Régente » après l’avoir extraite de ses chaussettes, en sortit la grosse perle, la prit par son attache pour la déposer sur le coussin de velours placé là pour recevoir les joyaux quand on les sortait de leur vitrine :

— Voici la « Régente », la perle impériale que vous m’avez demandé de vous apporter. Qu’en pensez-vous ?

Les mains gantées de soie s’en emparèrent avec une avidité inattendue chez un homme si riche. Elles la palpèrent, la caressèrent, la mirèrent, la respirèrent même. Les étranges yeux de tigre luisaient comme ceux du fauve quand il guette sa proie :

— Admirable ! Plus belle encore que je ne le pensais ! Ah, je sens qu’une fois montée en collier elle sera l’un de mes joyaux préférés. Mais il faut lui trouver des compagnes dignes d’elle, des diamants aussi peut-être ? Je vais convoquer mes joailliers dès ce soir…

Il remit la perle dans le sachet, fourra le tout dans sa poche puis, empoignant Aldo par les épaules, il lui donna l’accolade :

— Merci, mon ami, merci ! Cette perle sublime sera le maillon qui nous unira à jamais ! Viens, j’ai encore d’autres petites choses à te montrer !

C’était sans doute très flatteur mais, en bon commerçant, Morosini se demanda si le maharadjah n’était pas en train d’oublier joyeusement qu’il lui devait encore la moitié du prix convenu, et qu’en tout état de cause lui, Morosini, ne tenait absolument pas à être uni à ce demi-barbare par quelque lien que ce soit, même une dette. Mais sans doute serait-il du dernier vulgaire de parler argent à cet instant ? Il serait toujours temps quand on quitterait Alwar pour Kapurthala.

La visite continua par une autre salle où l’on conservait des manuscrits qui eussent fait le bonheur de Guy Buteau. Il y avait là entre autres un Mahabahrata datant de plusieurs siècles, écrit sur un rouleau de papier mesurant 66 mètres et écrit si finement qu’il fallait une loupe pour distinguer les lettres, sorte d’exploit qui laissa Morosini assez froid. Il préféra de beaucoup un somptueux exemplaire du Gulistan, le « Jardin des Roses », du poète persan Saadi, datant du XIIIe siècle, richement enluminé et illustré d’exquises miniatures. Il se fût volontiers attardé à en déguster les délices mais, comme un gardien de musée qui voit arriver l’heure de la fermeture, Jay Singh se mit à presser le mouvement, passa en courant d’air à travers une collection d’instruments de musique, fit admirer ensuite quelques salons : celui des Miroirs, celui des Chasses où les murs disparaissaient sous les trophées et qu’habitait une impressionnante famille de tigres empaillés avec un grand réalisme, celui des Porcelaines, et ne consentit à s’arrêter qu’une fois parvenu dans l’imposante salle du Durbar, celle des grandes audiences, dominée par le trône d’or massif. Murs et plafonds étaient décorés d’arabesques d’or ne s’interrompant qu’autour d’un grand portrait représentant un prince pourpre et or, couvert de joyaux jusqu’à sa toque pavée de rubis d’où sortait une sorte de petit paratonnerre : une aigrette de rubis… Il s’appuyait sur un sabre courbe au fourreau de jade et de turquoises et, auprès de lui, on remarquait un grand bouclier rond orné de six émeraudes en cabochon. Incroyablement beau d’ailleurs à demi caché par une courte barbe en éventail, le visage avait la même pureté que celui du maharadjah :

— Mon grand-père, Banai Singh, présenta Alwar. C’était un grand prince rajpoute et un vrai guerrier : le Rajpoute ne se sépare jamais de son sabre ni de son cheval !

C’était peut-être vrai en réalité mais pas en peinture : il n’y avait pas le moindre cheval à l’horizon. Morosini n’en salua pas moins l’ancêtre comme le faisait Jay Singh lui-même.

— Puisque vous êtes sorti en ville vous avez dû remarquer au bord du lac intérieur ce magnifique monument de grès brun avec ses neuf dômes de marbre blanc : c’est son mausolée, mais on l’appelle Rani Musi Chatri par vénération pour sa veuve, la Rani Musi qui à sa mort s’est faite « sati ». Cela veut dire…

— Qu’elle est montée vivante sur le bûcher funéraire de son époux, traduisit Aldo. J’espère que Votre Grandeur a banni à jamais de ses États cette atroce coutume ?

— Les Anglais l’ont exigé mais… il est bien difficile, une fois mort, d’empêcher un peuple de suivre ses coutumes… et à une veuve inconsolable de chercher à suivre son époux et d’acquérir la sainteté… Venez maintenant ! J’ai encore quelque chose d’intéressant à vous montrer !

Morosini commençait à en avoir assez mais dut tout de même suivre son hôte dans une pièce, petite par rapport aux autres, une salle à manger dont le centre était une table ronde en argent massif dont le plateau s’ornait de scintillantes vagues gravées en trompe-l’œil. Au milieu il y avait un candélabre en argent, lui aussi orné d’une profusion de branches, de lianes et de fleurs étranges, un objet plutôt fantastique mais qu’Aldo ne trouva pas vraiment beau.

— Magnifique ! commenta-t-il sans se compromettre.

— C’est surtout quelque chose de très amusant. Essayez de soulever le chandelier !

Morosini se pencha presque à s’étaler sur la table, saisit le pied du candélabre… et s’en retrouva soudain prisonnier : déclenchées sans doute par le mouvement, deux des lianes venaient de se refermer sur ses poignets, l’immobilisant dans une position peu confortable. Jay Singh éclata de rire, ce qui le mit en colère :

— Qu’est-ce que cette diablerie ? Je ne trouve pas ça amusant !

— Allons, mon ami, ce n’est qu’une plaisanterie, un jouet, si vous voulez ! Mais bien utile : cela m’a toujours évité de me le faire voler. Vichnou seul sait pourquoi, mais il a souvent tenté plusieurs de mes jeunes aides de camp. Ils se retrouvaient alors captifs dans une position fort avantageuse pour qui se plaît à goûter la beauté d’un corps d’adolescent particulièrement bien fait !

Une brusque sueur froide inonda le dos de Morosini, dont la colère se mêla de dégoût : il n’avait que trop bien compris ce qu’évoquait Jay Singh… Sans aucun doute l’une des raisons de la crainte, pour ne pas dire plus, qui semblait habiter en permanence le regard de tous ces garçons. Il se maîtrisa cependant et ce fut d’une voix calme mais glaciale qu’il articula :

— Veuillez, s’il vous plaît, me libérer ! Je n’apprécie pas ce genre d’humour… et encore moins le commerce des hommes. Quels qu’ils soient !

Jay Singh cessa de rire et se hâta de libérer son hôte en se confondant en excuses. Ce n’était qu’une petite expérience divertissante. Jamais il n’avait voulu se moquer de celui qu’il considérait comme son frère…

— Allons boire ensemble pour effacer cette mauvaise impression. Tout ceci n’est que futilité indigne d’hommes tels que nous. Demain je te montrerai mon véritable trésor, qui n’a rien à voir avec les biens terrestres. Demain je te ferai connaître mon maître, l’homme qui ouvre devant moi les portes de la sainteté. Grâce à lui j’ai le droit de porter le titre de Raj Rishi, qui signifie « maître religieux » et « saint homme »… Demain je te montrerai la lumière…

En dépit de l’envolée lyrique dont on venait de le régaler, Aldo ne vit là-dedans rien de bien rassurant. Étant donné les étranges façons d’être de Jay Singh, il se demanda même à quel genre de cinglé il allait devoir faire quelques révérences… Sa décision était prise : après sa visite au « saint homme » il prendrait congé de Jay Singh, récupérerait Adalbert et prendrait avec lui le chemin de Delhi, où ils resteraient quelques jours avant de partir pour les fêtes du Jubilé. Sans oublier de réclamer l’autre moitié du prix convenu pour la « Régente » !… Décidément il ne se plaisait pas dans ce fastueux palais plein d’ombres glissantes qui n’étaient cependant rien d’autre que les innombrables serviteurs. Il est probable qu’il en trouverait autant à Kapurthala mais l’impression serait certainement différente.

Le lendemain, en rejoignant le maharadjah dans la cour du palais, il s’attendait à trouver une automobile ou peut-être un cheval pour se rendre chez le Maître, dont il imaginait qu’il devait habiter un temple ou l’une de ces constructions bizarres que l’on trouve dans les campagnes, mais ce fut dans le howda perché sur le dos d’un éléphant qu’il trouva Jay Singh, vêtu d’une sorte de robe de moine brune pourvue d’un capuchon et la tête couverte de son voile bleu. Il n’en portait pas moins des gants en peau de chamois.

— Le Maître habite là-haut, expliqua-t-il en désignant le fort de Bala Qila. Ainsi il est plus près du ciel et sa protection s’étend sur mon État tout entier…

Aldo acquiesça d’un sourire. Cette balade pouvait être agréable et c’était la première fois qu’il allait se promener à dos d’éléphant. Balancés au pas mesuré de l’animal, on traversa la ville peuplée d’échines inclinées puis on attaqua le chemin qui escaladait la montagne escarpée, bordée au début d’arbres poussiéreux où s’ébattait une colonie de singes, mais à mesure que l’on montait, il n’y eut plus qu’un désert de pierres, un amoncellement de rochers que délimitait une vieille muraille aux créneaux arrondis percés chacun d’une meurtrière. Le paysage s’élargissait à chaque pas de l’éléphant, creusant au bord du sentier une sorte d’abîme, tandis que l’on approchait le vieux fort et que ses flancs abrupts se faisaient plus rébarbatifs. Le silence l’enveloppait, les bruits de la ville ayant reculé. Et seul, de temps en temps, le vol lourd d’un vautour décrivait au-dessus des pierres antiques des cercles concentriques. Jay Singh ne disait rien. Les mains sur ses genoux écartés, il avait l’air de prier, le souffle de ses lèvres soulevant son voile sans qu’aucun son n’en sortît. Enfin on fut au pied des tours, qui en dépit de la taille du pachyderme paraissaient encore plus hautes que depuis la vallée. Un début d’écroulement ébréchait certaines d’entre elles mais d’autres portaient encore des pavillons de bois ajouré qui avaient dû servir pour le guet. De cette hauteur – plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville – on découvrait alors des kilomètres de remparts s’étendant à perte de vue : la muraille de Chine en plus mince et presque aussi rébarbative.

— Mes ancêtres s’entendaient à protéger leurs terres, émit Jay Singh, momentanément détourné de sa prière.

— Je vois. C’est impressionnant.

Mais déjà on arrivait. Une seule porte, monumentale, commandait l’entrée du fort. Elle s’ouvrit devant l’éléphant avec un grondement sourd et se referma aussitôt. Il y avait là une vaste cour donnant accès à un vieux palais. Il semblait désert, à l’exception de deux serviteurs qui se prosternèrent avant d’échanger quelques phrases avec le maharadjah. Celui-ci ôta son voile bleu.

— Chandra Nandu, le Maître, nous attend.

On traversa des salles, des cours, des galeries où demeuraient des vestiges de splendeur : des fresques rehaussées d’or, des plafonds dorés et sculptés, des balcons treillissés, des colonnettes de marbre, mais plus on avançait dans la partie la plus ancienne, le noyau du vieux fort remontant au Xe siècle, tout n’était que sévérité et dépouillement. Enfin, en haut d’une tour, au centre d’une salle ronde et vide, un vieil homme au crâne rasé, vêtu d’une robe semblable à celle portée par le maharadjah, était assis jambes croisées sur un tapis usé. Une jarre d’eau, une écuelle contenant des chappattis étaient posés près de lui, mais Morosini ne put le détailler davantage : déjà Jay Singh, à genoux au bord du tapis, se prosternait après l’avoir obligé à en faire autant.

— Il peut vous apprendre beaucoup, chuchota-t-il d’un ton pressant, mais il faut lui montrer le respect qu’il est en droit d’attendre car il est sans doute le plus grand saint de toutes les Indes…

Ensuite, assis en tailleur à quelque distance du vieil homme, un dialogue s’engagea en hindoustani et Aldo en profita pour mieux examiner celui que le maharadjah appelait son Maître. Le visage, entièrement rasé comme le crâne, était d’une surprenante beauté en dépit du réseau serré des rides. Cela tenait sans doute à l’ossature fine et ferme à la fois. Quant au regard profondément enfoncé sous d’épais sourcils blancs, il n’était pas noir mais d’un vert clair évoquant un haut-fond d’océan sous le soleil. La plupart du temps les paupières fripées le voilaient mais, quand Chandra Nandu les ouvrait – une ou deux fois seulement au cours de l’entretien ! –, il donnait à ce visage marqué par le temps une incroyable jeunesse…

Enfin, au bout de quelques minutes, le maharadjah se releva, et après s’être prosterné, se tourna vers son invité :

— L’honneur qui t’es fait est immense et grande ta chance. Le Maître accepte de te garder auprès de lui… quelques jours !

Aussitôt Morosini fut debout :

— Quoi ?… Mais il n’en a jamais été question !

— Je sais, je sais, mais je n’imaginais pas que Chandra allait voir en toi un être d’exception. Il souhaite te connaître mieux. Tu ne peux pas refuser, ajouta-t-il d’une voix soudain durcie, car ce serait lui faire offense… et à moi aussi ! Reste ici ! Tu verras qu’un jour tu me remercieras.

— Dites-moi que je rêve ? Nous ne parlons pas la même langue…

— Il parviendra à te faire entendre ce que tu dois savoir.

— Je suis fort satisfait de ce que je sais déjà et vous n’avez aucun droit sur moi !

— Moi non, mais lui si dès l’instant où il t’a reconnu comme digne de son enseignement. Ce que je savais depuis notre première rencontre. Je te l’ai dit : tu es mon frère et tu le seras davantage encore quand tu l’auras entendu.

— Il n’est pas question que je reste un instant de plus ! Je voulais vous annoncer, au retour de cette excursion, que je partais pour Delhi par le prochain train et c’est exactement ce que j’ai l’intention de faire. Je vais saluer ce vieil homme comme il convient et je redescends en ville…

Une lueur froide, féroce, s’alluma au fond des yeux de Jay Singh, capable d’effrayer un homme moins déterminé et surtout moins en colère que Morosini. Pourtant, dans les mots que prononça Alwar, la menace était claire :

— Tu resteras ici… parce que je le veux : ne t’y trompe pas ! Nous ne sommes pas venus aussi seuls que tu l’as cru. Quelques-uns de mes soldats nous ont suivis et vont garder les issues de cette partie du fort. À moins d’avoir les ailes de l’oiseau tu ne pourras pas sortir. D’ailleurs je ne te conseille pas d’essayer car, sache-le bien, si tu refusais la chance que je t’offre, tu disparaîtrais d’une façon que tu trouverais fort désagréable. Alors écoute ce que t’apprendra Chandra Nandu parce que c’est la plus grande chance que la vie puisse t’offrir ! Ensuite, devenu celui que, de tout temps tu as été destiné à être, tu partageras ma vie, mes richesses… et mon cœur.

— Je crois, en vérité, que vous êtes fou ! Avez-vous oublié que j’ai, en bas, un ami et qu’il va me chercher ?

Le sourire cruel réapparut sur le beau visage d’Alwar :

— Ton ami ne te cherchera pas, mon prince. Sur mon ordre, les fils du Diwan l’ont emmené à la chasse et, chez nous, c’est très dangereux, la chasse, quand on n’y prend pas garde. Des accidents peuvent se produire… en particulier quand il advient que l’on tombe sur un… tigre.

L’instant d’après, les deux mains d’Aldo se refermaient sur la gorge de Jay Singh qui, surpris, poussa un couinement de souris.

— Tu n’as pas fait ça, espèce de démon ? Tu n’as pas livré un homme tel que lui à une mort affreuse ?… Alors moi je vais te tuer, mon « frère », et sur l’heure ! Quelque chose me dit que tes fidèles sujets m’en seront reconnaissants…

Incapable d’articuler une parole, Alwar passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il étouffait mais, soudain, l’un des poignets d’Aldo se trouva pris dans un étau qui l’obligea à lâcher prise : le vieil homme fragile qui semblait dormir venait au secours de son élève et, d’une irrésistible traction, le libérait. Sans articuler un seul mot. Puis retournait à sa torpeur méditative tandis qu’Alwar tombait sur les genoux en portant les mains à sa gorge douloureuse. Il se releva à la manière d’un cobra qui se détend pour frapper, mais n’en recula pas moins vers la porte.

— Tu resteras ici jusqu’à ce que tu aies appris la sagesse et le respect que tu me dois ! croassa-t-il en tendant un doigt menaçant. Et si tu n’y parviens pas, mes tigres pourront se repaître de ta chair impure…

Prévenant l’élan de Morosini qui se jetait sur lui, il disparut prestement derrière la porte dont le battant armé de fer se referma sur lui. Sur sa lancée Aldo y arriva juste pour comprendre qu’elle était fermée et bien fermée. Il courut vers les étroites fenêtres qui découpaient de minces et longues ogives de ciel bleu. C’est alors qu’il entendit :

— Quitte l’espoir de passer par là ! C’est beaucoup trop étroit ! En outre, la chute serait de plus de cent mètres.

Il sursauta, se retourna… C’était bien Chandra Nandu qui venait de parler. Grands ouverts à présent, les yeux couleur de jeunes feuilles vertes riaient.

— Vous parlez anglais ?

— Et aussi français si tu préfères. Plus quelques autres dialectes européens… Tu vois, je n’aurai aucun mal à t’enseigner la sagesse des Anciens Livres…

— Si c’est le genre de sagesse que vous avez inculquée à votre disciple, je ne vous félicite pas ! Si celui-là est un saint homme, Tamerlan approchait de la divinité.

Le vieil homme se mit à rire :

— Nous allons avoir tout le loisir d’en parler. Viens t’asseoir près de moi !

En même temps il frappait dans ses mains. L’un des deux serviteurs qu’Aldo avait vus dans la cour apparut, sorti d’une trappe qui venait de s’ouvrir dans le sol, et s’inclina très bas, les mains jointes sur la poitrine. Le vieil homme lui donna un ordre et il repartit par sa trappe, mais lorsqu’il revint presque aussitôt, portant un plateau sur lequel il y avait une jarre d’eau fraîche, des fruits et des chappattis, ce fut par la grande porte.

— Elle n’est donc pas fermée à clef ? s’étonna Morosini.

— Tu ne voudrais pas ? Tu es chez moi, ici…, même si, très certainement, les issues de cette partie de Bala Qila sont gardées militairement.

— C’est toujours le cas ?

— Non. Ces précautions sont déployées en ton honneur. D’habitude je me contente – et fort bien, crois-le ! – de mes deux disciples. À ceux-là je m’efforce d’apprendre le meilleur moyen d’accéder au Nirvana.

— Avez-vous éduqué Alwar de la même manière ? En ce cas je ne vous félicite pas.

— C’est un cas à part. Moi aussi ! J’habite ce vieux fort depuis que l’ancien maharadjah l’a quitté pour d’autres demeures plus confortables. Je m’y plais car je peux faire le bien que je veux. Les gens du pays viennent à moi librement. Aussi, quand le jeune Jay Singh s’est mis dans la tête d’accéder à la sainteté, j’ai mis tout en œuvre pour l’y aider sachant parfaitement qu’il n’y arriverait jamais. C’est toujours facile, quand on sait lire, de se gargariser des textes sacrés. La poésie en est attachante et Jay Singh est sensible à la beauté, mais il prend de mon enseignement ce qui l’arrange et rejette le reste. Avec toi les choses seraient sûrement plus faciles…

— Je ne crois pas. Je n’appartiens pas à l’Asie et le Christ est le maître devant lequel je m’agenouille. Pardonnez-moi !

— Je n’ai rien à te pardonner mais, si tu lisais certains passages de nos livres saints, tu verrais qu’entre les chrétiens – les vrais – et nous la distance n’est pas si grande. Sais-tu que les Upanishad disent : « Le monde est né de l’amour, il est soutenu par l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour… » ?

— Je l’ignorais. Jésus n’aurait pas mieux dit-Mais si vous enseignez cette doctrine, comment se fait-il que Jay Singh soit ce qu’il est, lui qui se proclame votre fidèle ? Et que vous l’acceptiez ?

— Je l’accepte comme une fatalité, comme l’orage contre lequel on ne peut rien sinon tenter d’adoucir le sort de ceux qu’il frappe. Quand il a commis un crime particulièrement odieux, il accourt vers moi, la tête couverte de cendres, et quand il s’est confessé je l’oblige à réparer si peu que ce soit le mal infligé… Tu veux un exemple ? Tous les ans, pour son anniversaire, il oblige son peuple – qui n’est pas riche, crois-le bien ! – à lui offrir son poids en argent… mais ensuite cet argent est distribué aux plus pauvres… Il se livre alors à de nouveaux forfaits, puis il vient demander sa pénitence et je m’arrange pour qu’elle bénéficie aux proches de la victime. Parfois, en le menaçant de m’éloigner de lui à jamais, j’ai réussi à l’empêcher de commettre une mauvaise action. Malheureusement, quand il vient pleurer à mes pieds, il est souvent trop tard ! Le mal est irréparable et je le chasse de ma vue pendant des mois.

— Il l’accepte ?

— Oui, parce qu’il redoute par-dessus tout que je m’éloigne. C’est arrivé par deux fois. Au cours d’une fête, l’un de ses beaux-frères, ivre d’ailleurs, le harcelait pour qu’il lui trouve une fille pour finir la nuit. Jay Singh a fini par lui dire qu’il lui livrerait la plus belle de ses concubines, mais à la condition que l’acte se passe dans le noir le plus absolu et sans échanger une seule parole. L’autre, en proie aux délires de la chair, était prêt à tout concéder : on l’a introduit dans une chambre obscure où l’attendait une jeune femme avec laquelle il a pris longuement son plaisir. Soudain la lumière est venue inonder la chambre et le malheureux a pu voir qu’il avait fait l’amour à sa propre sœur, l’une des épouses d’Alwar. Le lendemain, tous deux se sont suicidés… Je suis alors parti pour une solitude de la montagne et pendant six mois j’ai refusé la présence du maharadjah. Il en a vécu un entier devant la grotte où je vivais, implorant mon pardon, souffrant la faim, le froid, le soleil écrasant, pleurant, jurant qu’il ne recommencerait plus. Je lui jetais de la nourriture comme à un chien. Enfin nous sommes revenus ensemble ici et durant une année il a été pour son peuple le meilleur des princes. Jusqu’à ce qu’il recommence !

— La même chose ?

— Non. C’était… différent. Une princesse de sa famille a refusé de devenir « sati » : il l’a fait jeter à ses tigres avec son enfant.

— Oh non !… Il a fait ça ?

— Bien sûr, il l’a fait, et ce n’était pas la première fois. D’autres malheureuses ont subi ce sort affreux, mais je ne le savais pas…

— Vous êtes reparti ?

— Je n’en ai pas eu besoin. Le Vice-Roi a eu vent du drame et, pour éviter d’être destitué, Jay Singh s’est enfui à Londres… où il a un ami très puissant, sir Edwin Montagu, secrétaire d’État pour l’Inde. Comme par hasard on a changé de Vice-Roi. Et Alwar est rentré chez lui. À nouveau il est venu à mes pieds.

— Le tigre ! Jeter une femme et un enfant au tigre ! gronda Morosini qui n’écoutait plus… Il semble que ce soit sa manière favorite de faire disparaître ceux qui le gênent… Vous l’avez entendu ? C’est le sort qu’il a réservé à mon ami le plus cher… J’aurai le même si je ne me plie pas à sa volonté ! L’infâme salaud !…

— Calme-toi !… Il a donné, en effet, l’ordre au Diwan… mais le Diwan est un homme sage. Il a du s’arranger pour faire disparaître ton ami d’une autre façon… en le cachant, par exemple !

— Dieu vous entende ! Mais moi, je n’ai rien à faire ici ! cria-t-il brusquement. Je suis un homme normal, moi, un bon époux, un père, un chrétien, et jamais, vous entendez, jamais je n’accepterai la vie que ce monstre à décidé de m’offrir ! Je veux sortir d’ici… et vite !

— Ne crie pas si fort ! Je ne suis pas sourd et les gardes ne comprennent que leur langage à eux. Te révolter, hurler ne sert à rien.

— Si vous êtes un sage, vous devriez comprendre que je ne peux pas accepter, que tout ceci me révolte ?

— Je ne te conseille pas d’accepter je te conseille de te calmer. Tu dois… faire semblant.

— Faire semblant ?

— Mais oui. Jay Singh pense que si j’ai réussi parfois à attendrir son cœur, le tien ne devrait pas résister davantage. Il faudra sans doute y mettre le temps…

— Je n’ai pas le temps. Dans un peu plus d’une semaine je dois être à Kapurthala où je suis invité par le maharadjah ! Un homme de bien, celui-là !

— Un peu trop ami des fêtes, peut-être ? Je le connais.

— Il est venu ici ?

— Non. Je l’ai rencontré il y a de longues années à Paris… quand je n’étais pas encore un saint homme. Allons, mange un peu ! Ensuite nous aviserons…

Incontestablement, Chandra Nandu distillait une atmosphère apaisante. En partageant le frugal repas, Aldo se surprit à s’entretenir avec lui d’une infinité de sujets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la préparation au Nirvana. Le sage, plus âgé encore qu’il ne le paraissait, avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Il n’eut aucune peine à confesser ce « disciple » forcé qu’on lui amenait. Si bien que, mis en confiance, celui-ci finit par demander :

— Je ne voudrais pas mettre votre vie en danger, mais quel conseil me donnez-vous ?

— D’abord de t’apaiser et de te résigner à passer trois ou quatre jours en ma compagnie. Tu trouveras peut-être mon hospitalité un peu austère, mais auprès de moi tu pourras au moins te détendre, dormir en paix, réfléchir…

— … aux moyens de fuir ? Vous m’aideriez ?

— Je ne demanderais pas mieux mais, à première vue, le problème paraît insoluble. Viens voir !

Ils allèrent à la porte que le vieil homme ouvrit. Aussitôt deux lances se croisèrent devant eux, ce qui eut le don de susciter chez le sage une réaction de colère traduite en quelques paroles très sèches sous lesquelles les gardes courbèrent la tête avant de se précipiter dans l’escalier.

— Des gardes devant ma porte ! gronda Chandra. Jamais encore il n’avait osé ! Il faut qu’il tienne chèrement à toi… et cela ne va pas te simplifier la tâche…

— Pourquoi ? Nous pouvons sortir ?

— Pas d’illusions ! Ces deux soldats ont seulement émigré au bas de l’escalier et je ne crois pas avoir le pouvoir de les en chasser, parce qu’ils ont encore plus peur de Jay Singh que de mes imprécations. Mais continuons !

Ils s’engagèrent à leur tour dans l’escalier de pierres pour atteindre la plate-forme sur laquelle des vestiges d’un pavillon de bois sculpté se délitaient. Une rafale de vent les y accueillit tandis qu’ils se penchaient à l’ouverture béante de ce qui avait été une gracieuse fenêtre de galerie. Un immense paysage de montagne s’offrit à leurs yeux, admirable avec ses lointains ensoleillés qui donnaient à la terre, aux rochers, des nuances d’automne où couraient des frissons d’or bruni. Mais ce qu’Aldo découvrait en dessous de ce qui avait été un appui était décourageant : le mur plongeait abruptement jusqu’aux rochers et buissons situés une quinzaine de mètres plus bas sur un rebord qui, lui, dominait d’une cinquantaine de mètres le ressaut montagneux où s’appuyait la forteresse…

— Comme je te l’ai dit à moins d’avoir des ailes… fit le vieil homme avec tristesse. C’est le seul endroit par lequel tu puisses sortir d’ici sans rencontrer de sentinelles. Et Jay Singh le sait bien.

— Mais cette trappe par laquelle est entré votre serviteur ?

— … donne sur une pièce sans autre ouverture que deux meurtrières. C’est là qu’ils vivent et entreposent ce dont nous pouvons avoir besoin. Au centre il y a un puits qui plonge dans les entrailles de la terre…

— D’où l’on remonte l’eau ? Par quel moyen ? Il doit bien y avoir une corde ?

— Il y a une chaîne, très longue et bien scellée. Elle a résisté à plusieurs siècles, à plusieurs sièges. Il est impossible de l’enlever pour en faire l’instrument de ton évasion…

— Mon Dieu !… Comment faire en ce cas ?

— Prier ce Dieu que tu invoques machinalement, le prier avec force et avec foi. Peut-être te prendra-t-il en pitié ? Moi je ne peux que t’offrir l’aide d’une âme compatissante.

— Ne pouvez-vous convaincre Alwar de me rendre ma liberté ? Vous auriez pu recevoir un ordre venu du ciel durant votre sommeil ?

Le vieil homme esquissa un sourire :

— Je pourrais en effet… mais pas maintenant ! Ton tourmenteur ne viendra pas avant une semaine. À ce moment nous verrons…

— Une semaine ! soupira Morosini, accablé, en se laissant glisser le dos appuyé au mur bas.

Quelle malédiction le poursuivait, qui ne l’avait arraché à une prison au fond de la terre que pour lui en donner une autre au milieu des nuages ? Cette fois, évidemment, le geôlier lui montrait une certaine sympathie et c’était un réconfort de ne pas être perpétuellement sur la défensive, mais Chandra rait-il jusqu’à l’aider à prendre la fuite ? En dépit de la vénération qu’il montrait au vieil homme, Jay Singh était très capable de le mettre à mort s’il laissait échapper sa proie. Et l’idée de causer la perte de cet être doux et courtois lui était plus que désagréable. Dans les pattes de Jay Singh, la mort ne devait pas être facile…

Le soir venu, tandis que le Maître montait sur le haut de la tour pour ses dévotions, Aldo examinait la grande salle qui allait lui tenir lieu de prison. La trappe avait livré passage à un matelas et à des couvertures pour qu’il ne souffre pas du froid nocturne, ces dernières étant une concession à sa fragilité occidentale. Le Maître, lui, se contentait d’une paillasse. En dehors de cela les murs étaient absolument nus. Le plus sévère des couvents était une thébaïde auprès du logement de Chandra Nandu…

Le repas du soir fut aussi frugal que celui du matin mais Aldo ne s’en plaignit pas : l’eau fraîche et les fruits comme les chappattis lui parurent les meilleurs du monde, mais il se sentait tellement nerveux qu’il doutait de pouvoir trouver le sommeil. Et le dit.

— Je vais t’aider, dit Chandra. Couche-toi seulement.

S’asseyant à la tête du lit improvisé, Chandra Nandu prit sur ses genoux la tête d’Aldo et se mit à la masser d’une certaine façon en murmurant d’inintelligibles paroles : peu à peu, Aldo sentit l’angoisse, l’agitation, la révolte l’abandonner. Il se détendit et plongea doucement dans le sommeil avant même que le vieil homme eût reposé sa tête.

Ainsi se passa la première nuit.

Les quatre jours suivants, Morosini n’eut rien d’autre à faire qu’écouter le Maître et parler avec lui. Son enseignement était simple, sa parole douce et pleine de foi. Il disait :

— Je me prosterne encore et toujours devant Dieu qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres…

Ou encore :

— C’est en donnant que tu recevras. Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais…

Il disait aussi :

— La raison humaine qui est bornée ne voit pas assez loin. Elle n’a pas accès au pays des dieux…

Toutes paroles qui plongeaient son compagnon dans un étonnement émerveillé :

— À peu de chose près Jésus parle ainsi. Par quoi sommes-nous donc séparés ?

— Par beaucoup de choses dont l’homme n’a que faire, comme la couleur de la peau, la façon d’interpréter les paroles divines, et surtout la folie, le besoin de puissance et la certitude où chacun est de valoir mieux que son frère…

— C’est ce que tu as enseigné à Jay Singh ? Difficile à croire !

— Et pourtant c’est la vérité. Seulement ses oreilles n’entendent que ce qui leur convient. Il conclut de mon enseignement qu’il est sans doute valable pour le commun des mortels mais pas pour lui. Il pense qu’il fait dès à présent partie intégrante du domaine divin…

— C’est bien ce que je pensais : il est fou.

— Il ne l’est pas, cependant, quand il s’agit de ses intérêts. Nul n’est plus habile, plus rusé que lui. Il ne se met à délirer que lorsqu’il s’agit de sa vie future, qui devrait s’épanouir dans une si grande sainteté qu’elle lui épargnera le retour sur terre sous une apparence différente. Selon lui, le cycle de ses réincarnations va s’achever en apothéose…

— Quelle chance il a de ne se préoccuper que de sa vie future ! soupira Aldo. Moi, c’est ma vie présente qui me tourmente. Si je dois la passer en ce lieu…

La main desséchée de Chandra vint se poser sur celle d’Aldo :

— Je ne crois pas que tu sois destiné à rester. Une occasion devrait t’être donnée… bientôt.

— Vraiment ? Une occasion ? Laquelle ? Quand ?…

— Allons, calme-toi ! Je te dis ce qui me vient à l’esprit… ce que je sens venir… mais ne m’en demande pas davantage ! Viens plutôt avec moi contempler les étoiles ! La nuit devrait être belle…

Les deux hommes montèrent sur la plate-forme et Morosini emplit ses poumons du vent froid venu du nord qui le fit frissonner ; la journée avait été lourde, orageuse, et cette fraîcheur était bienvenue. La nuit en effet promettait d’être superbe : des myriades d’étoiles la paraient de diamants tels qu’il n’en existait pas au monde. L’impression que la Jérusalem céleste illuminée s’approchait d’une terre aveugle et désertique !

— Tu vois, dit le sage, lorsque le ciel revêt cette splendeur, il m’arrive de passer toute la nuit ici à m’imprégner de sa beauté, parce que…

Quelque chose, à cet instant, siffla à leurs oreilles, suivi d’un choc sourd. Une flèche venait de se ficher, presque à la verticale, dans la charpente du clocheton. Une flèche à laquelle un billet était attaché par une mince ficelle de coton dont le bout disparaissait dans le vide… Aldo le déroula et s’assit par terre pour allumer son briquet et lire sans risquer d’être aperçu :

« Tirez la ficelle jusqu’à ce que la corde qui est au bout soit dans vos mains. Ensuite, confiez-vous à un ami et à votre chance… »

Pas de signature, mais Chandra n’avait pas eu besoin de lire pour comprendre ce que signifiait cette ficelle : il était déjà en train de la tirer. Se penchant au-dessus du gouffre, Aldo distingua vaguement une silhouette sur le rebord rocheux qui formait comme une halte entre les deux parties du précipice.

— Il y a là un homme ? Sais-tu qui il est ?

— La providence peut-être… ou ton pire ennemi. À toi de choisir.

— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous si je réussis ?

— Ne te tourmente pas pour moi. Jay Singh ne me touchera jamais : je suis pour lui une sorte d’assurance depuis le jour où il a appris qu’il pourrait mourir de ma mort…

La corde à présent était solidement fixée. Aldo prit le vieil homme dans ses bras :

— Merci !… De tout cœur merci ! Que Dieu vous garde !

Et il enjamba le parapet…

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