CHAPITRE IV
UN SOUPER CHEZ MAXIM’S
La belle Circassienne – en fait c’en était une ! – habitait près du Trocadéro(6) dans une rue tranquille, un petit appartement au troisième étage d’un immeuble haussmannien pourvu d’un ascenseur aux vitres gravées et d’escaliers réchauffés d’un chemin de tapis rouge sombre fixé aux creux des marches par des tringles de cuivre brillant. La porte en fut ouverte devant Aldo par une créature hybride qui aurait pu être la fille de Gengis Khan et de Bécassine. Il vit une figure lunaire, enserrée dans un châle de soie noire agrafé d’une épingle d’or sous le menton. Un petit nez rond y voisinait avec de cruels yeux mongols, noirs comme des pépins de pomme. Quant à la bouche elle semblait inexistante, on ne s’apercevait de sa présence que lorsque la femme parlait : une simple fente dans une boule de suif. Et qui ne s’ouvrait pas souvent.
— Je suis le prince Morosini, annonça Aldo.
— Madame la Comtesse attend Monsieur le Prince…
Elle l’introduisit dans un salon dont la banalité le surprit : un ensemble de chaises et de fauteuils couverts de soie bouton d’or entourant un canapé du même Louis XVI de grand magasin, des rideaux de velours assortis, une copie de tapis persan, un lustre à cristaux que l’on retrouvait sous forme de chandeliers de chaque côté de la cheminée sur laquelle trônait une pendule en marbre blanc. Deux tableaux de paysages sans intérêt aux murs et, tout de même, sur un guéridon, un grand vase de cristal contenant des roses à longues tiges d’un beau pourpre foncé.
C’était la seule note vivante dans cette pièce où rien n’indiquait la présence d’une jeune et jolie femme. Et encore ! Dans les salons de n’importe quel palace on en aurait trouvé autant. Il pensa que la belle Tania avait dû louer cet appartement meublé. Mais, quand elle apparut le décor sembla s’éclairer par la magie de son extrême beauté.
Comme la veille elle était vêtue de noir – Aldo devait découvrir qu’elle ne portait jamais de couleurs –, ce qui était une gageure pour une brune aussi profonde mais l’éclat de ses yeux bleus, son teint de camélia, diffusaient leur propre lumière. Elle portait une robe en crêpe de Chine qui devait venir de chez Jean Patou. Grâce à Lisa, qui faisait autorité en la matière bien qu’elle s’habillât de préférence chez Jeanne Lanvin, Aldo connaissait les caractéristiques de presque tous les couturiers parisiens. Le drapé d’une robe en apparence simple, était pour lui révélateur mais il s’intéressa aussi à la broche de saphirs clairs et de diamants qui semblait fixer ce drapé à l’épaule. Cependant, la jeune femme s’avançait vivement vers lui les mains tendues :
— Félix ne nous a même pas laissé le temps de faire connaissance ! dit-elle avec un éclatant sourire. Pourtant, vous êtes peut-être l’homme au monde que je souhaite le plus rencontrer !
Il prit les mains offertes, en baisa une et rendit sourire pour sourire :
— Puis-je savoir ce qui me vaut une attention aussi flatteuse ?
— La modestie ne vous va pas, mon cher prince ! Comme si vous ne saviez pas que pour un grand nombre de femmes, en Europe et aussi ailleurs sans doute, vous représentez toutes les fulgurances des plus beaux diamants, des rubis rares, des émeraudes les plus sublimes, tous ces joyaux qui ont paré des souveraines ou des empereurs. Vous appartenez un peu aux Mille et Une Nuits !
— Je vous jure que je ne possède ni lampe merveilleuse ni tapis magique et, pour celles qui aiment les parures exceptionnelles, un joaillier comme Chaumet ou Boucheron est infiniment plus passionnant que moi. Seuls les joyaux historiques m’attirent…
— Et collectionneur ! Cela se sait aussi. Mais, je vous en prie, asseyez-vous et causons !… Ou plutôt, allons prendre le thé ! Je crois qu’il nous attend…
Dans une salle à manger aussi banale que le salon, le décor n’était réchauffé que par le samovar placé au centre d’une table garnie de pâtisseries et des ingrédients nécessaires à un thé à la russe. La fille de Gengis Khan était là elle aussi mais elle s’esquiva sur un signe de sa maîtresse… Après avoir goûté le thé servi par de fines et expertes mains blanches ornées d’un seul diamant, Morosini demanda :
— Comment avez-vous eu mon adresse actuelle ? Ce n’est pas à cet endroit que j’habite en général lorsque je viens à Paris.
Par-dessus le bord de la tasse elle leva sur lui un regard plein d’innocence :
— Je l’ai demandée à Félix. Un passage chez votre concierge a confirmé.
Un concierge étant fait pour renseigner autant que pour garder, Aldo se résigna à n’exercer quelques représailles que ce soit sur celui d’Adalbert :
— C’est en effet bien naturel, marmotta-t-il en essayant de se souvenir s’il avait vraiment donné cette adresse à Youssoupoff. À présent me direz-vous en quoi je peux vous être utile ?
Elle essuya délicatement ses jolies lèvres avec une minuscule serviette brodée puis enveloppa son visiteur d’un sourire ensorcelant :
— Vous pourriez m’aider à retrouver certains joyaux de famille disparus à la suite de la Révolution. Mon défunt époux était un diplomate qui a senti venir le vent et a eu la prudence d’investir des capitaux en Europe de l’Ouest. Ce qui me permet de vivre convenablement. C’était un homme d’âge mûr et plein d’expérience et je le remercie chaque jour d’avoir ainsi veillé à ma sécurité future mais nous possédions aussi des bijoux de grand prix. Malheureusement ils nous ont été volés quand nous avons fui Saint-Pétersbourg. Aussi je souhaiterais…
— Permettez-moi un instant, comtesse ! fit Aldo en l’interrompant d’un geste de la main. Je dois vous mettre en garde contre une information peut-être un peu sommaire. Je suis avant tout antiquaire et, si je porte aux bijoux un intérêt que j’avoue bien volontiers passionné, c’est pour leur beauté, bien sûr, mais aussi pour leur histoire. Or je sais que la Russie impériale renfermait une fabuleuse collection de joyaux répartis chez de nombreux particuliers en dehors du trésor des tsars mais je n’ai pas vocation à rechercher tel ou tel bijou de famille, infiniment précieux sans doute pour ses possesseurs mais qui me laisserait indifférent.
Le ton était ferme, un peu sec peut-être mais c’était volontaire. Ce n’était pas la première fois qu’une jolie femme le priait de lui rechercher sa rivière de diamants ou son sautoir de perles subtilisé par un valet indélicat ou simplement perdus. Il n’était ni policier ni détective privé et ce genre d’investigations ne le regardait pas. Aussi préférait-il annoncer sans tarder la couleur et couper court à un entretien sans objet. Tant pis si la belle Tania se fâchait !
Or elle n’en fit rien, lui servit une autre tasse de thé et sourit de nouveau tandis que sa voix atteignait d’étranges suavités :
— Mais je ne vous demande pas de courir après n’importe quoi ! Nous possédions quelques pièces historiques. D’abord une paire de bracelets de rubis ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette…
Aldo retint un soupir excédé. Marie-Antoinette ! Encore elle ! Si la superbe et pauvre reine avait possédé les bijoux qu’on lui attribuait, elle aurait du transformer la moitié du château de Versailles en coffre-fort. Il se contenta de murmurer :
— La reine ne portait jamais de rubis. Elle aimait presque exclusivement les diamants et les perles. Les saphirs aussi qui s’accordaient si bien à ses yeux… comme vous le faites d’ailleurs !
— Vous croyez ? Mon époux cependant était formel. Il disait en avoir les preuves. En somme il pouvait s’agir d’un présent fait par un souverain étranger par le truchement de son ambassadeur…
— Un ambassadeur digne de ce nom commençait par se renseigner sur les goûts de la personne destinée à recevoir un présent de son maître, surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme aussi célèbre que Marie-Antoinette.
— N’importe qui peut se tromper. Ce qu’il reste est que j’ai porté jadis ces deux bracelets qui sont proprement fabuleux, vraiment dignes d’entrer dans un trésor royal. En outre je sais où ils sont.
— En ce cas je ne vois pas ce que peut être mon rôle.
— Celui de négociateur. J’ai vu il y a quelques jours mes bracelets chez le maharadjah de Kapurthala. Ils étaient aux bras de la princesse Brinda…
Morosini sauta moralement en l’air :
— Et vous voulez que j’aille lui demander de vous les vendre ? Que ne l’avez-vous fait vous-même ?
— Les femmes sont de peu d’importance chez les Hindous, même si le maharadjah les aime beaucoup. Un homme de votre réputation réussirait mieux que moi. Et il ne s’agit pas d’acheter mais de me faire rendre ce qui m’appartient…
Tout simplement ! Aldo en avait assez entendu. Cette femme devait être folle. Il se leva, s’inclina :
— Désolé, comtesse, mais il ne faut pas compter sur moi pour une entreprise dont le bien-fondé n’est pas vraiment établi. Au surplus vous demandiez un négociateur alors que c’est un récupérateur qu’il vous faut. Enfin, avant la guerre, mes parents ont beaucoup connu au château de Chaumont, chez la princesse de Broglie, le maharadjah, qui est un homme charmant et un grand ami de la France. Je n’ai aucune envie que des retrouvailles avec lui se présentent sous des auspices aussi déplaisants.
— Allons ! Ne nous fâchons pas et restez encore un peu ! Oublions les bracelets ! Je tiens à ce que nous devenions amis.
Ses beaux yeux suppliaient, pleins d’une repentance qui semblait sincère et, à moins de se conduire comme un goujat, Aldo ne pouvait que se rasseoir.
— Je ne demande pas mieux, madame, à condition que vous ne me demandiez plus l’impossible. À propos, ce que vous venez de me dire m’étonne : le maharadjah est déjà arrivé à Paris ? En général il arrive plus tard.
— Oui, il a avancé son séjour à cause des fêtes de son jubilé qui doivent avoir lieu à l’automne. Il a passé des commandes importantes à des joailliers parisiens et il vient voir ce qu’on lui prépare. Mais changeons de sujet ! Savez-vous ce que vous devriez faire pour sceller notre amitié ?
— J’espère que vous allez me le dire.
— M’inviter à dîner ce soir dans un endroit agréable ! Je suis libre pour une fois et j’ai envie de sortir avec vous. Ne fût-ce que pour faire enrager quelques-unes de ces femmes dont je vous parlais tout à l’heure !
— Je pense qu’il vous suffit de paraître pour atteindre ce but.
— Peut-être, mais avec vous ce sera plus amusant ! Venez me prendre à huit heures. Si j’étais un peu en retard Tamar vous ferait patienter…
— Je préférerais vous attendre dans une voiture. Elle n’est pas très divertissante…
— Mais tellement dévouée !… Faites comme il vous plaira…
— Eh bien, je monterai dire que je vous attends !
— Tu sors avec une femme, toi ? s’écria Vidal-Pellicorne, scandalisé. Tu as songé à Lisa ?
— Lisa est à Salzbourg où elle prend un bain de Mozart et certainement pas en la seule compagnie de sa grand-mère. En outre elle sait très bien que lorsque je voyage je ne vole pas de monastère en monastère. Enfin ce n’est pas moi qui ai formulé l’invitation. C’est elle qui m’a demandé de l’emmener dîner. Difficile de refuser, n’est-ce pas ?
— Quelque chose me dit que si elle avait été affreuse tu te serais arrangé pour te défiler. J’ai bien envie de vous accompagner !
— Et quoi encore ? Tu veux jouer les duègnes ?
— J’ai toujours rêvé d’être le frère aîné de quelqu’un…
— De Lisa, par exemple ? Eh bien, ce soir je sors sans mon beau-frère. D’ailleurs, rassure-toi, j’ai changé le programme…
Il avait réfléchi, en effet, à la trop longue promiscuité que représentait un dîner en tête à tête qu’il fallait prolonger, si l’on savait vivre, par une visite à un cabaret élégant. Ce qui signifiait boire peut-être un peu trop et, en conclusion, se voir invité à prendre un dernier verre chez la dame. À moins d’être amoureux, on se lasse de la contemplation d’un visage, si ravissant soit-il. En consacrant une partie de la soirée à l’art on gagnerait un temps appréciable.
— J’espère que vous n’avez pas trop faim ? déclara-t-il gaiement quand le colonel Karloff ouvrit devant eux la portière de son taxi.
Le hasard avait voulu que Morosini tombe sur lui en rentrant chez Adalbert et il avait décidé de s’assurer de ses services en priorité, ce qui était possible en téléphonant dans certain bistrot de la place Clichy.
— Je vous emmène à l’Olympia, après quoi nous irons souper chez Maxim’s.
Si elle éprouva une déception, elle n’en montra rien.
— Qu’allons-nous voir à l’Olympia ?
— L’Argentina, voyons ! J’espère que vous aimez le flamenco ?
Elle se mit à rire :
— Vous pensez que je suis saturée de danses russes et qu’un changement de décor me fera du bien ? Ce n’est pas une mauvaise idée.
Son entrée dans la célèbre salle de spectacle ne passa pas inaperçue. Sur une robe de velours noir à manches longues montant jusqu’au cou mais laissant le dos pratiquement nu, elle portait une sorte de domino court, de même tissu, que fermait sous le menton un gros nœud de satin noir. Une broche de diamants et de perles éclairait la robe, assortie à une série de bracelets qui s’entrechoquaient à son poignet droit, sa main gauche ne portant que le diamant remarqué dans l’après-midi par Aldo.
« Elle est vraiment très belle, pensa-t-il en considérant un instant le fin profil penché sur le programme. Mais pourquoi si triste ? »
Il aurait juré, en effet, que les jolies lèvres si tendrement ourlées tremblaient un peu. Lui aurait-il fait de la peine en l’emmenant à ce spectacle ?
Le rideau se levait sur un décor de rue espagnole brûlée de soleil, où des passants allaient et venaient et où bientôt s’inscrivit la longue silhouette rouge et noire de la célèbre danseuse encore prolongée par la traîne aux volants multiples de sa robe sévillane. L’Argentina n’était pas vraiment belle avec ses grandes dents éclatantes où elle se plaisait à planter une rose rouge mais, quand se mirent à crépiter les castagnettes répondant au martèlement de talons qui entraînait le corps de la femme dans l’envol de sa jupe à multiples étages, Morosini oublia sa compagne pour se laisser emporter par le rythme de la danse. Cette femme avait le don de fasciner les foules et chacun des numéros de son programme soulevait des tonnerres d’applaudissements…
Quand les lumières de l’entracte se rallumèrent, force fut à Aldo redescendu de son nuage de constater que son invitée n’avait pas applaudi et même qu’elle avait l’air de s’ennuyer :
— Vous n’aimez pas ? demanda-t-il.
— Non, soupira-t-elle avec un haussement d’épaules lassé. Je ne comprendrai jamais pourquoi cette femme fait courir les foules. Elle est laide…
— Je vous l’accorde mais son immense talent le fait oublier !
— À condition d’aimer sa musique et moi je ne l’aime pas.
Aussitôt, Aldo fut debout, lui tendant la main pour l’aider à se lever :
— Partons ! Mais vous auriez dû me le dire plus tôt. Jamais je ne vous aurais amenée ici. Je pensais seulement vous faire plaisir, ajouta-t-il en manière d’excuses.
— Nous ne nous connaissons pas encore assez pour que vous sachiez mes goûts. Et puis j’ai très faim !
— Alors, allons souper !
— N’est-ce pas un peu tôt ?
— C’est sans importance. On ne nous jettera pas pour autant à la rue et notre table est retenue. Nous aurons un peu moins de monde, voilà tout !
— Personnellement je ne m’en plaindrai pas. J’aurais même préféré un petit bistrot dans un coin tranquille…
— Habillée comme vous l’êtes ? Votre coin tranquille se changerait vite en meeting. Mais si vous n’aimez pas Maxim’s nous pouvons aller ailleurs ?
Elle serra contre elle le bras de son compagnon auquel elle s’appuyait et sourit :
— Non, c’est très bien ! Ne faites pas attention : il y a des moments où je deviens un peu folle, je crois…
— Cela vous va si bien !…
C’est apparemment ce que pensa Albert, le célèbre et bedonnant, l’universel maître d’hôtel du fameux restaurant quand il les accueillit. Son regard, discrètement appréciateur, pétilla à la vue de la jeune femme et il salua Aldo en homme qui sait son monde, puis il les guida vers l’une des tables les plus en vue de la salle qui avec ses acajous sculptés, ses cuivres et ses sièges de cuir rouge était l’un des chefs-d’œuvre du modern style. Morosini chuchota :
— La comtesse préférerait un coin tranquille, Albert !
— Comme c’est dommage ! J’ajoute que les coins tranquilles sont rares ici.
Il les mena cependant à une table d’angle où Tania s’installa avec un soupir de satisfaction.
— Maintenant je boirais bien un peu de champagne ! soupira-t-elle en faisant glisser ses longs gants noirs qui montaient plus haut que le coude.
Pendant qu’Aldo établissait leur menu, elle caressait tour à tour ses bracelets et le diamant de son annulaire mais semblait à nouveau absente.
— Vous aimez vraiment les bijoux, n’est-ce pas ? fit Morosini qui l’observait depuis un instant.
— Je les adore ! Ils sont ce que la terre et les hommes font de plus beau !
— Vous êtes dure pour l’espèce humaine. Et si vous me parliez de ceux que vous recherchez ?
— Plus tard, s’il vous plaît. Il y a une question qui me brûle les lèvres depuis cet après-midi : cette perle que j’ai vue chez Félix, qu’en avez-vous fait ? Vous l’avez littéralement escamotée…
— Elle a regagné son coffre tout simplement.
— Vous l’aviez apportée à Félix pour qu’il l’achète ?
— Pas vraiment. Pour la lui montrer.
— À qui appartient-elle ? À vous ?
— Pas à moi, non. Quant au propriétaire, je ne suis pas autorisé à le nommer. C’est, vous le savez peut-être, l’une des lois de notre profession : le secret absolu sauf si l’on nous en délie, ce qui n’est pas le cas.
— Dommage ! Je n’ai fait que l’entrevoir et j’aurais aimé pouvoir la contempler à mon aise. Je ne pensais pas qu’en dehors de la Pérégrine il en existe une autre de cette taille. Elle a un nom ?
— Oui. La « Régente » !
— C’est joli…
Elle avait choisi des huîtres mais, avant de les attaquer, elle soulevait d’une petite fourchette délicate chacune de celles disposées dans son assiette.
— Vous cherchez les perles ? fit Morosini amusé.
— Un coup de chance est toujours possible. C’est arrivé à l’une de mes amies, un jour.
La salle se remplissait peu à peu d’hommes en habit ou en smoking et de femmes très parées, Tania se résignait à manger ses huîtres quand, soudain, elle se mit à tousser et son visage disparut dans sa serviette. En même temps, elle se levait :
— Excusez-moi ! fit-elle d’une voix étouffée. Je… je reviens !
Et elle disparut en direction des toilettes, si vite qu’Aldo eut juste le temps de se lever aussi comme le voulait le code des bonnes manières. Décidément cette soirée n’était pas une réussite ! Tout semblait marcher de travers à plaisir ! Abandonnant lui aussi son assiette, il alluma une cigarette et attendit…
Il attendit même un bon moment avec une nervosité croissante. Deux cigarettes se consumèrent sans que Tania reparût. Plus agacé qu’inquiet – il n’était pas possible qu’elle fût malade avec ce visage rayonnant de beauté ! –, il se disposait à aller voir ce qu’il en était quand Albert s’approcha pour lui dire que sa belle compagne le priait de l’excuser, que prise d’un malaise qui se prolongeait, elle choisissait de rentrer :
— Le chasseur lui a cherché un taxi et elle est partie.
Il n’avait pas besoin de chuchoter, le bruit de l’orchestre et des conversations les isolant suffisamment.
— Pourquoi ne pas m’avoir fait appeler si elle était souffrante à ce point ?
Albert toussota, visiblement gêné :
— En fait elle est partie depuis quelques minutes et ne s’est rendue aux lavabos que pour se laver les mains et laisser sa serviette à Madame Yvette. Elle semblait très pressée de s’en aller. Au point d’attendre son taxi sur le trottoir… Je vais faire changer les huîtres de Votre Excellence : elles vont être chaudes…
— Non. Enlevez seulement les siennes ! Je n’ai pas l’intention de lui courir après et je vais souper, parce que figurez-vous, Albert : j’ai faim !
— Si Votre Excellence le permet, je lui confierai que j’en suis enchanté, les visites de Votre Excellence sont trop rares. Je vais veiller personnellement à ce que ce repas soit… inoubliable.
— C’est gentil mais, Albert, connaissiez-vous déjà la comtesse ?
Cette fois le maître d’hôtel se pencha pour répondre à voix contenue :
— Son visage est de ceux que l’on oublie difficilement. Je crois qu’elle est venue deux fois, il y a de cela plusieurs mois et il me semble bien qu’elle était accompagnée d’un des invités de M. Van Kippert, le milliardaire américain qui est arrivé peu avant le malaise de madame la comtesse.
— Lequel ?
— Celui qui est en face de lui. Un noble espagnol, le marquis d’Agalar. Très riche lui aussi à ce que l’on dit…
— Eh bien, voilà de quoi me distraire ! Merci Albert ! J’essaierai de me faire moins rare… ajouta-t-il sans en penser un mot.
Tout en achevant son souper Aldo observa le groupe d’une dizaine de personnes qui entourait l’Américain : quelques très jolies femmes fort endiamantées dont Morosini attribua la provenance aux États-Unis et des hommes qui lui étaient inconnus. La plus jeune de ces femmes, une jeune fille sans doute, semblait la cavalière attitrée du marquis en question sur lequel il concentra son attention : très brun avec des yeux sombres d’oriental – le sang des anciens rois maures devait couler dans ses veines –, un profil acéré, une bouche dédaigneuse au sourire de loup. Aldo l’étiqueta aussitôt d’une brève formule :
— Un beau type mais une très sale gueule ! Doit tout de même plaire à certaines femmes…
C’était le cas certainement de la jeune fille en robe de tulle blanc. Elle était très blonde avec de jolies épaules encore frêles et riait de tout ce que lui disait le beau marquis en le buvant des yeux. Difficile de croire pourtant qu’il pût être si drôle !
Un moment plus tard, en quittant la salle, une cigarette au bout des doigts, Aldo fit signe au maître d’hôtel de le rejoindre.
— Votre Excellence nous quitte déjà ?
— Oui, Albert, et le souper était parfait en tous points. Dites-moi ! Que savez-vous de ce marquis d’Agalar ? Est-il marié ?
— Non. Il est de ceux qui cueillent les femmes, les respirent puis les rejettent. Parfois en les écrasant du talon, dit-on. Très noble famille, belle fortune. La famille tout au moins, et on le dit généreux avec ses conquêtes. Cependant je crois qu’il envisagerait volontiers un mariage avec la petite Van Kippert, qui, elle, se verrait bien marquise.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée !…
Sur le seuil du restaurant, Morosini hésita, consulta sa montre ; il n’était guère plus de minuit : une heure encore décente pour rendre visite à une jolie femme ? Peu désireux de donner l’adresse au chasseur pour qu’il la communique au taxi, il partit en direction de la Madeleine, du pas nonchalant de qui a bien soupé et s’accorde une petite marche digestive. Une fois hors de vue il héla un taxi en maraude et ne fut qu’à peine surpris de reconnaître le colonel Karloff. Du coup, au lieu de monter à l’arrière, il voulut s’installer auprès de lui mais le vieux bougon s’y refusa :
— Pas question de vous faire cadeau de la course ! marmotta-t-il. Et si le drapeau est mis, c’est que j’ai un client. Alors montez derrière !
— Ça va pas être commode pour causer ! Au fait, je vais rue Greuze.
Il se résigna à s’asseoir sur un strapontin et ouvrit la vitre de séparation.
— Comment ça va ? fit-il aimablement.
— Comment voulez-vous que ça aille ? La police est continuellement à mes basques.
— Ils ont pourtant retrouvé le corps ? Que veulent-ils de plus ?
— Est-ce que je sais, moi ? Toujours est-il qu’ils ne se lassent pas de me faire raconter cette foutue fin de nuit. À croire qu’il s’agit du Petit Chaperon rouge, que je suis leur grand-mère et eux mes petits-enfants ? Comme si je n’avais rien d’autre à faire !… Et le gamin est dans le même cas que moi mais lui, ça lui ferait plutôt plaisir : vous pensez ! ça le pose auprès des copains. Et lui au moins il a quelque chose à dire… même si c’est toujours pareil.
— Que peut-il dire de plus ?
— Vous oubliez qu’il a vu les ravisseurs ? Les « chaussettes à clous » espèrent encore lui tirer un petit détail supplémentaire. Que voyez-vous de drôle là-dedans ? aboya-t-il en réponse à l’éclat de rire de son client.
— Vos étonnantes facultés d’adaptation, mon cher colonel. Vous parlez comme un vrai chauffeur de taxi…
— Que je suis ! J’attrape très vite le langage du milieu dans lequel je vis. Si vous m’aviez entendu avec mon cheval ! ajouta-t-il avec une note de tristesse dans la voix.
Pour toute réponse, Aldo posa sa main sur l’épaule du vieil homme et la pressa. Puis pour changer de sujet :
— Connaissez-vous la comtesse Abrasimoff ?
— Elle non, mais j’ai connu son mari. Il était beaucoup plus vieux qu’elle et affreusement riche. Il avait la passion des bijoux et elle, je ne l’ai vue qu’une fois : à tomber à genoux tellement elle était belle ! On lui prêtait d’ailleurs des aventures…
— Pas étonnant ! Elle est vraiment ravissante mais je ne suis pas sûr qu’elle soit très heureuse…
— C’est difficile de l’être quand on est russe et de nos jours. Elle au moins a de quoi vivre, il me semble ?
— On dirait mais ce qu’elle voudrait retrouver, ce sont ses bijoux qui lui ont été volés…
— Vraiment ? Eh bien, le gars qui a fait le coup n’a pas perdu sa journée ! Le vieux Sergueï la couvrait littéralement de diamants, de saphirs, d’émeraudes et de perles. Jamais de rubis : il disait que leur couleur ne s’accordait pas avec ses yeux. Je crois bien qu’elle avait plus de bijoux que la tsarine.
— Jamais de rubis ? Vous en êtes sûr ?
Karloff haussa les épaules :
— Je vous dis ce qu’on m’a dit. Tenez, voilà votre rue Greuze.
— Arrêtez-moi au numéro 7.
— Je vous attends ?
— Très volontiers ! Je n’en aurai pas pour longtemps. Au fait, ajouta-t-il avec un sourire, c’est là qu’habite la comtesse.
L’ancien colonel de cosaques se retourna pour considérer son passager :
— Là ? Il n’y a pas longtemps alors ? Dans le milieu des taxis on sait tout et j’ai entendu dire qu’elle habitait une des plus belles maisons du quai d’Orsay.
— Elle a dû déménager. À tout à l’heure ! On ira prendre quelque chose pour se réchauffer avant que vous ne me rameniez…
Il eut quelque peine à se faire ouvrir. Le concierge devait avoir le sommeil dur ! Enfin le système d’ouverture daigna se déclencher et il put pénétrer dans la maison en criant le nom de la comtesse comme il était d’usage dans les immeubles parisiens… Mais se faire ouvrir la porte de l’appartement fut une autre histoire. Une voix rude bien que féminine répondit assez vite à son coup de sonnette mais Aldo dut parlementer tant bien que mal jusqu’à ce que la voix de Mme Abrasimoff se fît entendre derrière le vantail :
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle sur un ton où vibrait la colère.
— Savoir comment vous allez. Vous avez disparu si brusquement !
— Je vais bien, merci. Et ne me dites pas que vous vous souciez de ma santé. Vous avez mis du temps à vous en inquiéter…
— Quand une femme désire s’écarter, il peut être indiscret de lui courir après.
— C’est pourtant ce que vous faites… à retardement. Alors allez-vous-en et laissez-moi dormir.
Une sorte de sourd grondement se faisait entendre, signe certain que l’aimable Tamar n’était pas loin et prête à jouer les chiens de garde.
— Je voudrais vous parler. Est-ce si difficile ?
— Très. Qu’avez-vous à me dire ?
— Rien à travers la porte… mais je suis peu disposé à en bouger.
Il y eut un petit conciliabule entre les deux femmes et, finalement, le bruit d’une chaîne qu’on retirait se fit entendre : la porte s’ouvrit.
— Entrez ! grogna la fille de Gengis Khan.
L’entrée était obscure mais la fine silhouette de Tania se découpait sur le seuil éclairé du salon. Elle était encore tout habillée et ne sortait certainement pas de son lit. Aldo la suivit.
Elle alla se pelotonner près de la cheminée, où le feu était allumé, sur un amoncellement de coussins jetés au pied d’un des absurdes fauteuils Louis XVI. Un verre embué contenant un liquide transparent qui ne devait pas être de l’eau était posé à côté. Elle s’en empara aussitôt et le vida d’un trait :
— C’est une mauvaise habitude de boire seule ! remarqua doucement Morosini. Cela donne en général de tristes résultats.
— Vous en voulez ?
Se retournant sur son lit de coussins, elle pécha derrière elle une bouteille de vodka, ordonna à son visiteur d’aller se chercher un verre dans un cabaret posé sur une table et le remplit avant d’en faire autant pour le sien :
— Cul sec ! intima-t-elle en joignant le geste à la parole avant de jeter le verre et de se laisser aller dans ses coussins avec un étirement plein de lassitude et de grâce.
— Alors ? Qu’avez-vous à me dire ?
Aldo ne répondit pas immédiatement. Il la regardait en pensant que c’était une bonne chose d’être marié – et marié à Lisa ! – parce que cette femme était diablement séduisante avec ses grands yeux pâles embrumés par l’alcool et cet allongement de son corps qui en accusait le galbe et laissait voir à la limite de la peau, une jambe ravissante dans un bas de fine soie noire.
— Eh bien, soupira-t-elle. Vous ne dites rien ?
Elle le tentait délibérément et en d’autres temps il eût peut-être cédé. Faire l’amour est une excellente façon d’oublier un moment ses soucis mais quelque chose lui disait qu’avec cette femme ceux-ci pourraient s’en trouver aggravés. Et puis le respectable père d’Antonio et d’Amelia ne se roulait pas par terre – même avec des coussins ! – en compagnie d’une belle inconnue douteuse !
— Je me posais une question, répondit-il enfin, mais le mieux est que je vous la pose à vous : pourquoi avez-vous tellement peur du marquis d’Agalar ?
L’effet fut magique : aussitôt la sirène retrouva la terre ferme et tous ses dangers. Elle pâlit et ses doigts minces s’entrelacèrent, se serrèrent, bien qu’elle essayât de donner le change :
— Pourquoi pensez-vous que j’en ai peur ? Et d’où le connaissez-vous ?
— Je ne le connais pas, fit paisiblement Aldo, mais vous allez y remédier. Quant à en avoir peur : dites-moi donc pourquoi vous avez simulé une quinte de toux dès l’instant où il a pénétré dans le restaurant.
— C’était une vraie quinte de toux !
— Opportune, alors ? Elle s’est arrêtée pile quand vous êtes sortie. Vous avez confié votre serviette à la dame-pipi et vous avez réclamé un taxi que vous êtes allée attendre dans la rue. Vrai ou faux ?
— Vrai…
Elle admettait en ne disant rien de plus. Assise à présent dans ses coussins elle jouait nerveusement avec l’un de ses bracelets. Aldo s’assit près d’elle mais sur le tapis et en tailleur. Il prit, dans son étui d’or, une cigarette qu’il alluma et plaça d’autorité entre les lèvres de la jeune femme avant de se servir.
— Si vous me disiez la vérité, Tania ? Il me semble que cela vous ferait du bien. Qui est ce type d’abord ?
Elle tira quelques bouffées avec une sorte d’avidité puis soupira :
— Mon amant jusqu’à ces temps derniers. Et aussi mon ami. Du moins je le croyais…
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Elle raconta alors sa rencontre avec José d’Agalar à l’une des grandes soirées de Paris organisées au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes. Un ami commun les avait présentés et, pendant des semaines, ils ne s’étaient plus quittés. Agalar se disait passionnément amoureux et il avait faite sienne la quête de son amie à la recherche des bijoux envolés.
— J’étais tellement heureuse ! exhala la jeune femme. Il m’en a retrouvé deux. Pas les plus importants, bien sûr, mais c’était déjà un début. Et il a réussi à les avoir pour un prix vraiment doux…
— Parce qu’il vous les a fait payer ?
— Quoi qu’on en dise, il n’a guère de fortune. C’est sa famille qui est très riche. Quant à moi, il était normal que je dédommage un peu les innocents possesseurs de ces bijoux volés. Et puis je l’aimais à un point que vous n’imaginez pas. Je songeais même à l’épouser quand il m’a fait comprendre qu’il n’y tenait pas, préférant rester célibataire pour ne pas offenser les siens qui lui tenaient en réserve une fiancée quasi princière…
— Première blessure ? fit Aldo.
— Bien entendu. Je suis, moi aussi, de noble maison et je ne voyais pas pourquoi le duc, son père, ne m’accepterait pas. Je l’ai dit et pendant un temps il s’est écarté de moi : il boudait. Mais je le répète, j’étais folle de lui. Et puis, un jour, il a levé pour moi un coin du voile quand il m’a demandé de l’aider, personnellement, dans le recouvrement de mes trésors… et de quelques autres. Il m’indiquerait les maisons intéressantes et je devrais m’y faire recevoir – ce qui évidemment m’est très facile ! –, y nouer des liens d’amitié, ce qui me permettrait de lui communiquer tous les renseignements dont il pourrait avoir besoin sans que jamais il apparaisse lui-même…
— ... après quoi, une belle nuit, vos « amis » se verraient dépouillés de leurs plus belles pièces, conclut Aldo pour qui ce récit un peu embarrassé devenait limpide. Autrement dit, le beau marquis est un simple cambrioleur.
— C’est ce que j’ai pensé aussi et c’est pourquoi j’ai refusé. Il m’a expliqué alors qu’il fallait que je sache ce que je voulais : ceux qui refusaient toute tractation pour me rendre ce qui m’appartenait ne méritaient, selon lui, aucune considération morale. Je lui ai alors fait observer que la grosse émeraude dont Mme Pecci-Blunt déplorait la perte ne m’avait jamais appartenu. Il m’a répondu qu’il avait bien le droit de penser à lui et que l’émeraude en question venait de sa propre famille et qu’un ancêtre, compagnon de Cortez, l’avait prise jadis dans le trésor de Montezuma.
— Il a réponse à tout, le bougre !
— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Il m’a dit encore que désormais nous étions associés et que bon gré mal gré il fallait que je continue à l’aider parce que, au cas où je l’abandonnerais, il s’arrangerait pour que tout retombe sur moi. Même chose si je prévenais la police. Et il m’a conseilla de réfléchir le temps du séjour qu’il allait effectua chez les siens, en Andalousie. D’évidence il vient de rentrer.
— Et sa première visite n’a pas été pour vous ?
— Donnez-moi une autre cigarette !
Cette fois il la laissa l’allumer elle-même et tirer, comme précédemment, deux ou trois bouffées avant de poursuivre :
— Cela eût été difficile ! Dès qu’il a eu le dos tourné, j’ai loué en hâte cet appartement et je suis venue m’y installer. Auparavant j’habitais quai d’Orsay et j’ai laissé là-bas beaucoup de beaux objets, mais je ne songeais qu’à une chose : lui échapper.
— Vous n’avez fait que traverser la Seine. Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus loin ? En Angleterre, en Suisse, en Amérique ?
— Je n’aime que Paris. En outre l’idée de mettre une trop grande distance entre moi et les pierres que je cherche me crève le cœur.
— À propos de cœur, où en est votre grand amour pour don José ?
— Je ne sais pas vraiment, parce que je ne me suis pas posé la question. Mais je crois bien qu’il n’en reste pas grand-chose ! À présent, vous comprenez, j’ai peur de lui.
— Hum !… Admettons ! Mais en ce cas vous devriez vivre cachée, ensevelie sous des châles, des manteaux, des voiles. Que faisiez-vous chez le prince Youssoupoff et habillée à ravir ?
— Félix est un ami, un vrai et je suis chez lui en parfaite sécurité. En outre, José n’est pas admis dans le monde russe ou ce qu’il en reste. Il est arrogant, brutal et il a tué en duel le jeune Wronsky après la plus stupide des altercations.
— Que n’a-t-il vécu au temps d’Anna Karénine ! La pauvre femme n’aurait jamais fini sous un train et la terre aurait été privée d’un beau livre ! Dites-moi maintenant pourquoi vous avez voulu sortir avec moi ?
— Parce que je ne le savais pas rentré… et aussi parce qu’en vous rencontrant j’ai eu l’impression que le ciel répondait à mes questions angoissées concernant l’homme idéal…
C’était peut-être flatteur mais Morosini ne put s’empêcher de trouver cela inquiétant. Il se releva aussitôt pour reprendre place sur un fauteuil :
— Merci bien, mais comment l’entendez-vous ? En quoi suis-je idéal ?
— En ce que vous êtes celui qui connaît le mieux les pierres, qui dispose de grands moyens, qui est admis… et même recherché dans n’importe quelle société et que vous représentez la meilleure garantie possible si vous me prenez sous votre protection…
— Cela fait beaucoup tout ça et je crois qu’il est temps de mettre les choses au point. Je ne demande pas mieux que de vous aider… dans certaines limites toutefois…
— Quelles limites ?
— Celles de la légalité. Pas question avec moi de se procurer des bijoux en les volant ! En outre, il faut que vous admettiez que je ne suis pas parisien, que j’habite Venise et que cela met entre nous une grande distance kilométrique. Enfin, si devenir votre… protecteur officiel est infiniment flatteur pour la vanité d’un homme, il ne peut en être question quand cet homme est marié et qu’il aime sa femme !
Elle ferma à demi ses longues paupières en esquissant la plus jolie moue qui soit :
— Presque tous les hommes intéressants sont mariés et tous sans exception prétendent aimer leur femme… Cela ne tire pas à conséquence.
— Sans doute êtes-vous mieux placée que moi pour en juger mais ce n’est pas chez moi une parole en l’air, un terme convenu. Et si je dis que j’aime celle qui porte mon nom, c’est la vérité du bon Dieu ! Aucun de ceux qui la connaissent n’en douterait un seul instant. Mais changeons de sujet, voulez-vous ? Et montrez-moi plutôt les bijoux que votre José vous a « aidée » à retrouver !
D’un mouvement souple, elle se releva, quitta le salon et revint au bout d’un instant, portant un écrin de cuir fatigué griffé d’armoiries dédorées qu’elle ouvrit en le lui tendant : il contenait une croix d’émeraudes et de perles ainsi qu’une paire de pendants d’oreilles assortis. La facture en était ancienne, le style archaïque mais les pierres semblaient belles. Pour mieux les étudier, Aldo tira de sa poche la petite loupe de joaillier qui ne le quittait pas plus que son mouchoir, son étui à cigarettes ou son portefeuille, la coinça dans son orbite en s’approchant d’une lampe posée sur une table.
L’examen fut bref. Il ne l’avait entrepris que pour confirmer ce qu’il avait cru voir au premier coup d’œil : les montures d’or étaient anciennes mais émeraudes et perles étaient d’autant plus neuves qu’elles étaient fausses. Ainsi ce bandit d’Agalar avait osé revendre – à vil prix mais tout de même ! – à cette malheureuse des bijoux dont il avait remplacé le plus important et qui ne valaient plus que le poids de l’or qui les composait. Cependant il ne laissa rien paraître, garda pour lui ses réflexions, referma l’écrin et le rendit à sa propriétaire :
— Vous les portez quelquefois ?
— Jamais. José m’a bien recommandé de les garder secrets pendant quelque temps. Ils ne sont d’ailleurs plus très à la mode et il vaut mieux attendre que le temps passe pour les faire remonter…
« Ben voyons ! pensa Aldo. Le bonhomme n’est pas fou ! Mais cette pauvre petite est vraiment mal partie. Et moi, qu’est-ce que je viens faire au milieu de tout cela ? »
Il se sentait fatigué, un peu désorienté aussi parce qu’il devinait, derrière la belle comtesse, une affaire louche peut-être liée à une association de malfaiteurs qu’il préférait de beaucoup tenir à l’écart. Cependant Tania, après être allée ranger l’écrin, revenait vers lui avec dans ses beaux yeux une véritable imploration :
— Donnez-moi au moins un conseil ! Je suis si seule et j’ai si peur !
— Je suis prêt à vous en donner deux mais vous ne suivrez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?
— C’est selon. Dites toujours !
— Le premier est d’aller confier votre histoire à la police. Je peux, si vous le voulez, vous mettre en relations avec le commissaire principal Langlois et je serais fort étonné s’il ne vous débarrassait pas du marquis !
— La police ? Oh non ! À aucun prix ! Voyons le deuxième conseil !
— Je vous l’ai déjà donné partez ! Allez vous réfugier quelque temps en Angleterre – j’y ai un ami à Scotland Yard – ou encore en Suisse…
Un grand sourire éclaira soudain le beau visage :
— Pourquoi pas en Italie ? À Venise par exemple ? Ainsi vous pourriez veiller sur moi… discrètement ? Votre femme n’est certainement pas jalouse au point de vous interdire toute amitié féminine ?
Il eut un haut-le-corps et fronça le sourcil.
— Ma femme n’a jamais eu l’occasion d’être jalouse, fit-il sèchement en sachant parfaitement qu’il mentait et qu’au temps où elle jouait auprès de lui les secrétaires « hollandaises et fagotées », comme lors de son désastreux mariage polonais(7), Lisa avait eu plus que son compte d’occasions d’être jalouse. Aussi se refusait-il farouchement à lui en fournir d’autres. Il savait qu’elle avait confiance en lui et Lisa elle-même lui était trop précieuse pour risquer de l’écorner si peu que ce soit en installant à sa porte une aussi affriolante créature. Celle-ci d’ailleurs compléta sa pensée en constatant avec tristesse :
— … mais vous ne souhaitez pas la mettre à l’épreuve et je serais sans doute gênante.
— N’en croyez rien, dit-il gentiment, mais vous seriez déracinée chez nous, où nous subissons un gouvernement dictatorial, en dépit de la présence du roi. Les étrangers y sont tenus sous une surveillance peu agréable. Croyez-moi, l’Angleterre vaudrait mieux ! Sinon… le seul conseil que je puisse vous donner est de sortir le moins possible. À moins de chercher refuge auprès de votre ami Félix ? Et, à ce propos, pourquoi ne pas rejoindre à Londres la princesse Irina ?
— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas sûre de l’aimer !
Aldo retint un soupir découragé :
— Alors restez chez vous ! N’en bougez pas et attendez de mes nouvelles. Je vais essayer de savoir ce que fait au juste votre bel ami…
Quelques minutes plus tard, Aldo retrouvait le colonel Karloff et son taxi avec une sensation de soulagement qu’il se reprocha comme indigne de lui. Lisa n’aimerait pas qu’il devînt égoïste et laisse dans la détresse une femme dont le seul tort était d’être trop belle !… Alors, bien sûr, il l’aiderait… mais à condition qu’elle s’aidât elle-même et consentît à écouter des conseils de sagesse !
En attendant et ainsi qu’il en avait émis l’idée, lui et Karloff s’attablèrent dans un petit café de la rue Saint-Dizier qui restait ouvert la nuit et qui, selon l’ancien colonel, faisait un très bon café. Naturellement, on parla de Tania Abrasimoff, Karloff représentant une assez bonne source d’informations. Par lui, Aldo eut une précision sur l’ancienne adresse de la jeune femme et sut du même coup que l’appartement était au nom d’Agalar et que, très certainement, il était revenu y habiter.
— Si ça vous intéresse, je peux le surveiller discrètement, moyennant une honnête rétribution bien entendu, car je n’ai plus, hélas, les moyens de faire de cadeaux…
— Cela va de soi mais j’aimerais mieux que vous me la surveilliez, elle. Cet homme la terrifie. Cependant je ne suis pas certain qu’elle se résignera à rester chez elle. Il faut avouer que l’appartement est sinistre…
— Oh, pour elle, vous devriez vous contenter d’acheter son concierge. Dans ces immeubles, même si les appartements sont lugubres, les pipelets ont en général le téléphone… Et dans ce couple, c’est lui le plus intéressant…
— D’accord. Je verrai demain. Un autre café ?
— Volontiers. Il est bon, n’est-ce pas ?
En réalité il n’était pas meilleur que les autres mais, en revanche, le calvados dont Karloff l’arrosait était excellent. En matière d’alcool on pouvait faire confiance à un Russe de bonne maison et Aldo se laissa facilement convertir à la religion du café-calva chère à presque tous les chauffeurs de taxi. C’était incontestablement revigorant. Aussi en rentrant rue Jouffroy se sentait-il plutôt optimiste et enclin à voir l’avenir sous les tendres couleurs de l’aurore. Après avoir rompu quelques lances afin de rendre la paix du cœur à la belle comtesse, il regagnerait les splendeurs de son palais vénitien où l’attendaient le sourire de sa femme… et les hurlements des jumeaux. L’instant présent l’attirait plus volontiers vers son lit pour y trouver les délices d’un sommeil réparateur. Force lui fut cependant de constater que ce ne serait pas pour tout de suite.
En dépit de l’heure tardive, Adalbert n’était pas couché. Vêtu d’une vieille veste d’intérieur en velours à brandebourgs, les pieds dans des charentaises, il arpentait son cabinet de travail en déclamant :
Corrige-toi devant tes propres yeux et
Prends garde de te faire corriger par un autre.
Si tu es un homme vertueux,
Fonde un foyer,
Épouse une femme forte,
Il te naîtra un fils.
Construis une maison pour ton fils…
— Merci, grogna Morosini, c’est déjà fait. Qu’est-ce qui te prend ? Tu fais ton testament ou tu prends à retardement les bonnes résolutions que l’on décide au début de l’année ?
Arrêté dans son élan lyrique, l’œil accusateur sous sa mèche en désordre, Adalbert proféra :
— Barbare ! Comment peux-tu traiter avec cette désinvolture un superbe texte qui vient du fond des âges et que je viens d’avoir le bonheur de traduire !
— Du fond des âges ?
— La IVe dynastie, ignorant ! Il s’agit d’une partie de l’enseignement d’Hergedel, le fils du grand Khéops ! Un sage s’il en fut et dont chaque homme devrait s’inspirer…
— Mais c’est qu’il a l’air d’y croire ! Adalbert, mon bon, redescends sur terre et considère avec magnanimité les pauvres mortels qui la peuplent ! Et si cet « enseignement » te paraît tellement sublime, que ne t’en inspires-tu ? Marie-toi à… une femme forte et…
— Je les préfère fines et délicates. Je déteste les viragos ! Mais, au fait, d’où sors-tu à pareille heure ? Il est près de trois heures…
— Aussi n’ai-je qu’une envie, c’est d’aller dormir… si toutefois tu consens à mettre la pédale douce à ton lyrisme !
— Je crois que je vais t’imiter, fit l’archéologue en rejetant sur son bureau le papyrus qu’il avait à la main.
Mais ce fut pour y prendre un grand bristol superbement armorié :
— Tiens, je viens de recevoir des invitations pour nous deux…
— Pour nous deux ? Il faudrait que l’on sache que je suis chez toi. De qui ces invitations ?
— Du prince Karam, le plus jeune fils du maharadjah de Kapurthala. Son père donne une fête le 15 avril prochain dans son château du bois de Boulogne. J’y suis invité et le prince ajoute que son père et lui-même seraient infiniment honorés si tu consentais à m’accompagner. Ils croient savoir en effet que tu séjournes chez moi en ce moment. Il y a d’ailleurs un carton pour toi…
— Comment savent-ils que je suis ici ?
— Cela, le prince Karam ne le dit pas. Une sorte de mystère… et tu adores les mystères.
— Sauf ceux me concernant directement. Et puis le 15 avril j’espère bien être rentré chez moi.
— On ne peut jurer de rien et il faut répondre. Si j’étais toi j’accepterais. Une fête chez le maharadjah est toujours un grand plaisir et pour un homme comme toi c’est intéressant. Enfin, si d’aventure Lisa s’attardait à Salzbourg…
— Ah, je t’en prie ! Pas de pensées négatives ! Tu sais quelle hâte j’ai de la retrouver…
— Et superstitieux avec ça ! Écoute, tu peux toujours accepter, quitte à te décommander avec force lamentations si tu es déjà parti. À moins que tu ne reviennes ? Crois-moi, cela vaut le voyage !
— On verra ça !