CHAPITRE IX


OÙ ADALBERT TROUVE CE QU’IL NE CHERCHAIT PAS…

L’arrivée de Marie-Angéline boulevard Rochechouart ne manqua pas d’allure… Il s’agissait d’ôter de l’esprit de celle que l’on allait visiter le moindre doute sur le côté quasi officiel de la démarche et, surtout la moindre idée qu’il pouvait s’agir d’une espèce de complot. Ce fut donc dans la Panhard-Levassor noire de la marquise – vieille mais toujours si admirablement entretenue qu’elle sentait sa bonne maison d’une lieue –, avec Lucien le chauffeur en livrée gris fer sur le siège, qu’elle se rendit chez la fille de Raspoutine, vêtue d’un tailleur simple mais bien coupé et le chef orné d’un chapeau à voilette qui estompait suffisamment son visage pour lui donner une rassurante impression de protection contre la curiosité, et qu’elle souleva lorsque Lucien, casquette à la main, lui ouvrit la portière et qu’elle mit son grand pied, chaussé de richelieus cirés à miracle, sur le trottoir grouillant d’activité entre les boutiques fixes et les petites voitures des marchands des quatre-saisons.

Avec dignité, la vieille fille s’arrêta un instant pour toiser l’immeuble – convenable d’ailleurs ! – pourvu d’une concierge dans la grande tradition. C’est-à-dire qu’elle passait la majorité de son temps à papoter avec les voisins et à regarder les passants… Impressionnée par l’équipage de Marie-Angéline, elle prit un ton olympien pour lui apprendre que « Mâme Solovieff logeait au troisième gauche mais qu’elle avait déjà une visite » :

— Feriez p’t-être mieux d’attendre qu’elle s’en aille ? prévint-elle. C’est pas vraiment vot’genre.

— Quel genre alors ?

— Une romanichelle ! Et qu’a pas l’air commode avec ça ! Comme j’voulais l’empêcher d’monter parce que ici c’est une maison convenable, alle m’a pointé deux doigts d’vant les yeux en marmonnant je n’sais quoi. Alors j’l’ai laissée passer. Alle t’nai toute la largeur ed’l’escalier.

— Raison de plus pour y aller ! fit vertueusement la visiteuse. Mme Solovieff peut avoir besoin d’aide et c’est la raison de ma venue.

Ayant dit, elle s’essuya ostensiblement les pieds sur le tapis-brosse et entreprit de gravir l’escalier à peu près ciré. Au troisième elle s’arrêta, s’approcha de la porte mais ne sonna pas : les échos d’une dispute lui parvenaient où deux voix de femmes alternaient, l’une assaisonnée de sanglots, l’autre avec des intonations de basse-taille qui évoquaient le tonnerre… Ce devait être intéressant, malheureusement les deux antagonistes s’exprimaient en russe et Marie-Angéline, polyglotte distinguée cependant, ne l’entendait pas. Pour ne pas être surprise en train d’écouter, elle sonna en insistant un peu.

Ce fut efficace. Arrachée plus qu’ouverte, la porte peinte en vert livra passage à une sorte d’énorme boulet de canon qui s’habillerait chez le costumier des Ballets Russes. Dalmatique pourpre brodée d’argent sous un châle bleu, rouge et noir, fichu à fleurs sur la tête, Masha Vassilievich interrompit sa sortie pour considérer la nouvelle venue.

— Vous êtes qui, vous ?

En dépit de la rudesse du ton, Marie-Angéline jugea préférable de répondre :

— Je suis envoyée par la Société d’aide aux réfugiés russes… Mais peut-être vous-même ?…

Le noir regard qui fusillait Marie-Angéline se fit plus noir encore :

— Moi je travaille et je n’ai besoin de personne !… Elle non plus d’ailleurs ! clama la tzigane en pointant un doigt vengeur vers l’intérieur de l’appartement où l’on entendait pleurer. Les dames charitables devraient s’occuper plutôt des gens qui en valent la peine. Pas de la complice d’un assassin !

— Vous… vous croyez ?

— Comment, si je le crois ? C’est mon frère qu’elle et ses amis ont tué après l’avoir torturé pour lui faire avouer où il cachait un bijou qui était sa seule fortune !

— Vous en êtes sûre ?

— Très sûre ! Il n’y a pas longtemps que je le sais mais, par Notre-Dame de Kazan, je sais qu’elle était avec eux ! Mais bien entendu, elle refuse d’en convenir !

— C’est cela que vous vouliez lui faire avouer ? hasarda Marie-Angéline sans trop avoir l’air d’y toucher…

— Pas seulement ! Ce que je veux, c’est savoir où se cachent les assassins ! Et il faudra bien qu’elle me le dise parce que je reviendrai… et pas seule !

La voilette dissimula le sourire de satisfaction de la vieille fille. Cette grosse femme lui fournissait une entrée en matière idéale sans s’en douter le moins du monde. D’ailleurs, sur cette menace elle s’engouffra dans l’escalier qui protesta sous son poids, sortit en bousculant la concierge et poursuivie par les imprécations de celle-ci, rejoignit le taxi du colonel Karloff arrêté de l’autre côté du boulevard près du métro aérien. Mais de ce dernier épisode, Marie-Angéline ne fut pas témoin occupée qu’elle était à pénétrer aussi discrètement que possible dans l’appartement resté grand ouvert. Après avoir posé les pieds sur les patins de feutre qui protégeaient le parquet ciré, elle navigua en se laissant guider par le bruit des sanglots, traversa une petite entrée obscure, une salle à manger ennoblie par le rituel samovar de cuivre et un palmier en pot, de cuivre lui aussi, et arriva au seuil d’une chambre dans laquelle une femme en larmes était assise dans un fauteuil, enveloppée dans une robe de chambre rose et un pied bandé posé sur un tabouret devant elle.

— Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Vous êtes blessée, pauvre dame ! Et cette affreuse créature qui vous criait dessus ! Il y a vraiment des gens qui n’ont aucun sens de la bienséance… voire de la simple charité chrétienne !

L’entrée de cette nouvelle figure et son petit discours séchèrent d’un seul coup les larmes de Mme Solovieff.

— C’est bien aimable à vous de me dire cela, mais qui êtes-vous ?

— Je suis l’envoyée de l’Aide aux réfugiés.

— Lesquels ? Vous n’êtes pas russe.

— Non, mais la princesse Murat qui préside cette œuvre ne l’est pas non plus. Moi je suis Mlle du Plan-Crépin, secrétaire de la princesse Lopoukhine qui est trop âgée pour se déplacer. Je viens voir si nous pouvons faire quelque chose pour vous.

— Vraiment ? Je ne suis plus la pestiférée, alors ? On consent à regarder la fille de Raspoutine autrement que comme un paquet de boue ? Eh bien, je n’ai pas besoin de vous ! Je travaille, moi !

— Avec ce pied ? Vous êtes danseuse, m’a-t-on dit. Que vous est-il arrivé ?

— Une foulure stupide… Mais je suis aussi chanteuse et…

— J’en suis ravie, cependant je vous vois mal en scène avec ce gros pansement et une paire de béquilles. Soyez raisonnable, ma chère, et parlons un peu ! soupira Marie-Angéline en s’asseyant sans qu’on l’en eût priée.

Là, elle ôta ses gants, les posa sur ses genoux et se mit à les lisser comme si sa vie en dépendait, sous l’œil réprobateur de Marie.

— Je viens de vous dire que je n’ai pas besoin de vous. Allez-vous-en ! jeta celle-ci.

— On peut toujours parler. Est-ce que quelqu’un s’occupe de vous ?

— Ma voisine. Pour l’instant elle conduit mes filles faire une promenade. Et puis j’ai aussi mon compagnon. Et il n’aimerait pas vous voir ici !

— Pourquoi donc ? Je viens vous apporter du réconfort et un peu d’argent. Mais je suis surprise d’apprendre que vous avez des enfants. Est-ce que la femme qui vient de sortir le sait ?

— Je n’en sais rien et puis ça m’est égal.

— Vous ne devriez pas. Recevoir des menaces de mort, c’est fort ennuyeux, mais quand on a de la famille c’est encore pire.

— Comment savez-vous cela ?

— Elle m’a dit que vous êtes complice d’un meurtre et qu’elle entend vous le faire payer. Ne devriez-vous pas demander l’aide de la police ?

À la lueur d’effroi qui s’alluma dans les yeux noirs de la femme, Marie-Angéline comprit qu’elle touchait une corde sensible et que Marie n’avait aucune envie de voir les autorités s’inscrire dans son paysage familial.

— Je n’ai pas besoin de la police. J’ai assez d’amis pour me protéger.

— De vos ennemis peut-être, mais peuvent-ils aussi vous préserver justement de la police ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous avez eu de la chance jusqu’à présent parce que l’homme qui vous a vue dans la maison de Piotr Vassilievich est un vrai gentilhomme incapable de livrer une femme. Mais il pourrait changer d’avis.

— Alors ce ne serait plus un gentilhomme, comme vous dites.

— D’autres pourraient s’en charger. La femme qui sort d’ici, par exemple ?

Marie Solovieff haussa furieusement les épaules :

— On voit bien que vous n’êtes qu’une occidentale ignare. C’est une tzigane et ces gens-là ne vont jamais voir la police. Ils règlent leurs affaires eux-mêmes. Mais comment savez-vous ça ? Vous êtes un flic ?

La mine offensée de Marie-Angéline en dit plus qu’un long discours :

— Pour qui me prenez-vous ? Je suis seulement une amie de celui qui ne vous a pas livrée mais qui souhaiterait avoir un entretien… sans témoin avec celui que vous servez.

— Moi, je sers quelqu’un ?

— Il n’y a là rien de honteux surtout quand la cause est belle, et la vôtre serait… impériale ?

La Russe rougit, ce qui lui allait bien d’ailleurs, et parut se détendre imperceptiblement :

— Comment s’appelle votre ami ? Celui qui n’a pas parlé de moi ?

— Le prince Morosini. Il est vénitien, antiquaire, collectionneur et expert en joyaux anciens. Il souhaite vivement rencontrer celui qui se fait appeler Napoléon VI. Mais le rencontrer… entre hommes, face à face et dans un lieu qui conviendrait au futur empereur.

— Que lui veut-il ?

— Je ne sais pas. Parler d’avenir et peut-être l’aider, si sa filiation était établie, à recouvrer une partie au moins des anciens Joyaux de la Couronne. Personne ne sait mieux que lui où ils sont. Ne pouvez-vous nous aider à arranger cette rencontre ? Tout au moins lui en parler ?

Le ton grave, chaleureux même et persuasif de Marie-Angéline changeait peu à peu l’atmosphère. Marie Solovieff parut tout à coup très ennuyée.

— Ce que vous dites est très intéressant et je suis heureuse d’apprendre qu’il se trouve des gens capables de se rendre compte de ce qu’il représente. C’est un grand homme, vous savez ? Ses plans d’avenir parlent de paix, d’entente entre les hommes. Même si, pour l’instant, les événements le contraignent à employer la violence…

— Nous n’en doutons pas un seul instant, ma chère. Et c’est pourquoi le prince appelle de ses vœux une entente…

— Je voudrais bien vous aider ! soupira Marie Solovieff. Seulement je ne sais pas où il est en ce moment.

— Oh, il n’y a pas le feu et nous pouvons attendre. Une entrevue de cette importance se prépare avec soin. Donnez-moi seulement son adresse…

— Je ne la connais pas.

— Vraiment ? C’est difficile à croire.

— Pour vous peut-être, mais pas pour moi. Il est normal qu’il s’entoure de quelque mystère sinon il n’aurait guère de chance de mener à bien son destin. Donc il se cache et c’est naturel…

— Croyez-vous ? Lorsque l’on a confiance dans ses fidèles…

— On peut faire confiance sans tout révéler. Ainsi, moi j’ai entendu sa parole, fit Marie d’un ton extatique, mais je ne l’ai jamais vu…

— Voilà qui est encore plus incroyable, dit Marie-Angéline en se demandant si cette femme ne se payait pas sa tête. Comment se vouer à quelqu’un sans le connaître ? Comment l’entendre sans le voir ?

— Ceux qui servent le Christ le font depuis des siècles, s’écria la fille de Raspoutine en se signant plusieurs fois à toute vitesse. Mais quand je dis que je ne l’ai jamais vu, ce n’est pas l’exacte vérité. En fait, je me suis trouvée plusieurs fois en sa présence, mais je n’ai jamais vu son visage. Je ne connais de lui qu’une haute silhouette noire, pleine d’élégance dans un pardessus au col toujours relevé, un chapeau noir au bord baissé… mais je sais, ajouta-t-elle d’une voix vibrante, qu’au jour de la victoire finale il se révélera à moi comme il me l’a promis car il m’a choisie…

Cette fois on nageait en plein mysticisme. Restait à savoir s’il était réel ou simulé.

— Choisie pour quoi ?

— Parce qu’il m’aime. Il me l’a dit.

— En ce cas pourquoi tout ce mystère ? Votre père aussi s’était tracé un destin, mais il le suivait à visage découvert.

— Ce n’est pas la même chose. Le chemin de mon père vénéré était celui de la lumière et de la victoire. Napoléon, lui, doit marcher dans l’ombre afin de se dérober à ses ennemis, mais la révélation n’en sera que plus éclatante… Et moi, il m’a choisie pour épouse !

Et voilà ! On nageait toujours en plein délire mystique.

— Vous ne vous prendriez-vous pas un peu pour sainte Thérèse de Lisieux ? marmotta Marie-Angéline agacée. Vous êtes prête à épouser un homme que vous ne connaissez pas, qui est peut-être laid comme les sept péchés capitaux…

— Oui, parce que j’ai entendu sa voix ! Elle ensorcelle comme une incantation. Une telle voix ne peut appartenir à un monstre. En outre, il sait si bien veiller sur moi et sur mes enfants ! Il nous entoure de tant de soins ! Ainsi je suis toujours escortée lorsque je sors…

— Comment vous êtes-vous fait cela ? fit Marie-Angéline en désignant le pied bandé.

— Le plus bêtement du monde ! Je suis tombée dans l’escalier… D’ailleurs je ne sais pas si je retournerai au théâtre. « Il » ne le souhaite pas.

— C’est compréhensible, dit Marie-Angéline qui se leva en soupirant. Eh bien, je crois que vous n’avez pas besoin de notre secours et je vais vous quitter.

Une lueur s’alluma dans les yeux noirs :

— N’avez-vous pas dit que vous m’apportiez de l’argent ?

— Je l’ai dit, en effet, mais ces dames du comité vous croyaient dans la misère, et puisque votre illustre protecteur ne vous laisse manquer de rien…

— Un petit supplément n’a jamais fait de mal à personne ! fit une grosse voix dont le propriétaire venait de s’encadrer dans le chambranle de la porte. Les petites aiment beaucoup les bonbons !

Les dimensions du personnage plaidaient en faveur de la conciliation, de même que sa figure aplatie par une fréquentation assidue des salles de boxe. Cependant Mlle du Plan-Crépin descendait des preux qui s’étaient illustrés aux croisades et savait faire face : elle toisa l’arrivant.

— Les secours de l’Aide aux réfugiés ne sont pas destinés à acheter des bonbons, déclara-t-elle.

— Et pourquoi pas ? Ça dépend des besoins qu’on a. Je suis sûr qu’il y en a qui transforment votre argent en pinard, ou en vodka si vous préférez…

En même temps l’homme dont l’accent faubourien n’était certainement pas né sur les bords de la Neva tendait une main large comme une assiette :

— Allons, un bon mouvement ! continua-t-il. Le patron est en voyage pour le moment et faudrait penser à acheter du charbon pour la cuisinière…

Marie-Angéline comprit qu’elle ne serait pas la plus forte. Ouvrant son sac à main elle en tira un billet de cent francs que l’autre considéra avec mépris :

— Sont pas très généreuses, vos bonnes femmes ! Y a pas que le charbon dont on a besoin…

Et, s’emparant du sac, il en tira quatre autres billets que Mme de Sommières avait mis à la disposition de la fausse dame d’œuvre.

— Ben voilà ! fit-il avec satisfaction. On va se sentir mieux, nous autres, et vous, ma petite dame, vous vous sentirez plus légère. À présent je vous reconduis, dit-il en la prenant par le bras pour la ramener à l’escalier sans lui laisser le temps d’un au revoir quelconque. Bien le bonjour chez vous et ne vous gênez pas nous revenir prendre de nos nouvelles…

Après quoi, la porte du palier claqua derrière Marie-Angéline.

Lorsque la Panhard-Levassor eut mis quelque distance entre elle et le boulevard Rochechouart, Marie-Angéline perdit son maintien digne pour se laisser aller sur les coussins, ôta sa voilette et s’éventa avec son chapeau. Elle se sentait déçue car elle espérait beaucoup de cette visite. Or, elle s’était fait délester de cinq cents francs en échange de quoi ? Absolument rien, sinon que la fille de Raspoutine était entièrement à la dévotion de « Napoléon VI », qui était sans doute fort intelligent car il avait su jouer sur l’attrait du mystère en même temps que sur les rêves de gloire et de richesse d’une femme passablement malmenée par la vie. Quant à son protecteur, le portrait qu’elle en avait fait était des plus vague : grand, silhouette élégante, voix charmeuse, le tout emballé dans un manteau et un feutre noir à bord baissé. Rien de très excitant. Le gardien de Mme Solovieff avait bien dit qu’il était en voyage, mais il n’y avait aucune raison de le croire. En fait, tous ces gens formaient une assez jolie bande de malfaiteurs, à l’exception sans doute de cette Marie dont on exploitait la naïveté et le besoin d’être reconnue. Maigre bilan ! Alors qu’elle espérait tant revenir débordante d’informations…

— Je dois vieillir ! murmura-t-elle avec un nouveau soupir. Et ce n’est pas gai…

Avant de rentrer rue Alfred-de-Vigny, elle se fit conduire au magasin des Trois Quartiers pour y faire quelques achats dont la marquise l’avait chargée. Pour cela, elle n’avait pas besoin d’argent, la marquise disposant d’un compte ouvert. L’atmosphère feutrée, peuplée de vendeuses discrètes et de clientes en général bien élevées la détendit un peu. Elle s’offrit même une visite au salon de thé où les vertus énergétiques d’un chocolat chaud lui rendirent un peu de tonus mais, quand elle rentra à la maison, il était déjà tard et elle trouva Mme de Sommières en train de faire l’ours en cage dans son jardin d’hiver où elle avait coutume de passer l’après-midi en compagnie d’une ou deux coupes de champagne.

Cette fois, elle en était à la troisième et sauta presque au visage de sa lectrice :

— Ah ça, Plan-Crépin, où étiez-vous passée ? Il vous a fallu tout ce temps-là pour confesser cette femme ?

— Non. Il m’a fallu moins de temps, mais est-ce que nous n’oublions pas que nous avions conseillé de passer aux Trois Quartiers pour y prendre diverses choses ?

— C’est vrai j’avais oublié. Mais ça pouvait attendre ! Alors que rapportez-vous comme informations ?

— Pas grand-chose, je le crains ! En outre, je me suis fait délester des cinq cents francs !

— Sans importance. Racontez !

Connaissant la vieille dame, Marie-Angéline s’efforça de donner le plus de détails possible afin d’éviter des questions à n’en plus finir mais cela ne changeait rien au résultat :

— J’ai fait chou blanc ! conclut-elle.

— Pas tout à fait ! Nous avons à présent un portrait – vague c’est entendu, mais au moins une silhouette. D’autre part, nous savons qu’il y a peu de chance que Marie Raspoutine retourne aux Folies-Rochechouart. C’est important parce que cela va nous permettre d’éviter à notre ami Vidal-Pellicorne de faire en vain le pied de grue dans la côte de Saint-Cloud…

— Mon Dieu, c’est vrai ! Et moi qui n’y pensais pas ! Seulement comment allons-nous faire pour retrouver la piste de ce Napoléon de pacotille ?

— Peut-être en surveillant l’homme qui assure la protection rapprochée de la danseuse. En attendant, allez donc téléphoner rue Jouffroy.

— J’y cours !…

Mais seule la voix distinguée de Théobald se fit entendre au bout du fil : Monsieur venait de sortir et l’on ne savait ni pour combien de temps ni où le joindre. Monsieur avait indiqué qu’il dînerait dehors…

— Ne vous désolez pas, Plan-Crépin ! fit la marquise en manière de consolation. À l’âge du cher Adalbert, on n’en est pas à une nuit blanche près. Vous lui direz tout cela demain…


En effet, ignorant le nouvel état des choses, Adalbert avait donné rendez-vous au colonel Karloff pour dîner dans un restaurant russe de la rue Daru afin de le mettre de bonne humeur avant d’affronter l’épreuve de l’attente nocturne dans la côte de Saint-Cloud. C’était faire preuve d’abnégation parce que lui-même n’aimait guère la cuisine russe, mais son invité se montra si heureux et si bon convive qu’il ne regretta pas d’avoir dû avaler du bortsch et les cornichons au sel qu’il détestait afin de lui tenir compagnie, se consolant toutefois avec un peu de caviar et un excellent koulibiak de saumon. Karloff dévora, but en conséquence et Adalbert craignit un instant qu’il n’eût trop forcé sur la vodka, mais l’ancien colonel de cosaques tenait bien l’alcool et son hôte put constater, quand tous deux prirent le chemin de Saint-Cloud, qu’il tenait aussi très bien la route. Il était seulement d’humeur exceptionnellement bénigne et quelque peu encline à la tendresse.

La séance de guet s’annonçait bien. La nuit de printemps était froide mais belle et, une fois installé dans l’endroit choisi, on ouvrit en grand les vitres du taxi afin de pouvoir respirer l’odeur des lilas et des feuilles nouvelles. Sans se priver pourtant du voluptueux parfum des cigares dont Adalbert ne manquait jamais de se munir.

Cependant il n’est si bonne chose dont on ne se lasse et, l’attente se prolongeant sans amener la voiture, les deux compagnons commencèrent s’inquiéter.

— On aurait peut-être dû passer d’abord au théâtre ? émit Adalbert, ce qui fit ricaner le colonel :

— Pour risquer de se faire repérer ? Non. La bonne méthode, c’est la nôtre. Peut-être a-t-on emmené la fille Raspoutine souper quelque part ?

— Auquel cas on pourrait en avoir pour deux ou trois heures de plus ? Et pourquoi pas ?

Il était, en effet, plus près d’une heure que de minuit et Adalbert admettait volontiers que plusieurs hypothèses pouvaient être avancées, mais plus le temps passait et plus il supportait mal d’être quasi réduit à l’impuissance. Aldo avait disparu depuis une semaine à présent sans que la moindre piste eût été relevée. Si celle-ci venait faire défaut, de quel côté pourrait-on se retourner ?

La longue côte courbe était déserte à cette heure de la nuit. Aucune voiture ne s’y aventurait plus Avec un soupir, Adalbert allait allumer un nouveau cigare quand le bruit d’un moteur se rapprocha.

— Enfin ! exhala l’archéologue.

— Tsst ! Tsst ! Tsst ! émit Karloff. Ce n’est pas celui que nous attendons. Celui-là est asthmatique. Il a du mal à monter. Je parie pour une petite voiture…

— J’ai une petite voiture et elle grimpe comme un ange ! En attendant, je vais voir…

Et descendant du taxi il alla s’embusquer derrière un providentiel tas de pavés destinés à une future réfection de la chaussée, mais d’où la vue était parfaite aussi bien sur la rue Dailly que sur la courbe. Deux phares ronds semblables à deux yeux jaunes s’agitaient spasmodiquement dans la pente comme si l’automobile avait le hoquet. Il fallut un certain temps avant qu’elle n’arrive à la hauteur d’Adalbert qui reconnut alors une petite 5 CV Citroën avec son derrière pointu qui ressemblait à un croupion. Sans doute à cause de l’air sec elle était décapotée et la silhouette de son conducteur était bien visible. Plus encore quand l’engin passa devant le réverbère qui marquait, dans le tournant, l’entrée d’une rue montant à flanc de coteau : celle-là même où Vidal-Pellicorne avait la maison qui lui servait naguère à entreposer ses trésors illicites…

Et soudain celui-ci eut un sursaut. Impossible de s’y tromper ! La lumière était suffisante pour qu’il puisse reconnaître le conducteur en question : c’était à n’en pas douter Fructueux La Tronchère !

Le sang d’Adalbert ne fit qu’un tour. Il courut au taxi :

— Restez là au cas où les autres arriveraient enfin ! Moi je suis la 5 CV…

— À pied ?

— Elle ne va pas vite et j’ai de grandes jambes ! Ne bougez pas !

Et il s’élança à la suite de son voleur, poussé par une force qui n’avait rien à voir avec la solide rancune qu’il nourrissait contre lui. C’était plutôt de la curiosité. Qu’est-ce que La Tronchère supposé gratter le globe entre le Tigre et l’Euphrate pouvait bien fabriquer à une heure du matin sur le coteau de Saint-Cloud et dans la rue même où il avait commis son forfait ? Éprouvait-il le besoin comme le voulait la tradition policière, de revenir sur le lieu de son crime ? Ledit crime n’était qu’un vol, son théâtre ne devait pas dégager une grande force d’attraction. Et, en fait, La Tronchère n’allait pas chez Adalbert. La voiture passa sans s’arrêter devant la maison où tout était fermé depuis des mois :

« Il faudra que je vienne aérer un de ces jours pensa Adalbert en sachant bien qu’il n’en ferait rien, la seule chose intelligente étant de mettre le tout en vente puisqu’il n’en avait plus besoin. Mais… où est-ce qu’il va ? »

Le peu scrupuleux confrère venait d’arrêter machine un peu plus loin, devant la grille de la propriété voisine. Vidal-Pellicorne le vit descendre de son véhicule, ouvrir ladite grille, remonter et se diriger vers une remise située sur la droite et contre le mur mitoyen. Après quoi il pénétra dans la maison en homme qui rentre chez lui. Peut-être après un voyage ? Il portait en effet à la main une mallette et un filet à provisions d’où dépassait une baguette de pain.

— Pas possible ! marmotta Adalbert qui parlait volontiers seul dans certaines occasions. Il habite là ? C’est à n’y pas croire.

Cela expliquait pourtant bien des choses et surtout pourquoi il avait été impossible à l’archéologue dévalisé de trouver la moindre trace des objets volés dans les différents endroits où il avait cherché leur trace. Simplement parce que La Tronchère s’était contenté de les installer dans la maison voisine qu’il avait dû acheter, ou louer, avant de commettre son forfait. Une brouette avait certainement suffi à transporter les pièces les plus lourdes. Jamais Adalbert n’aurait eu l’idée de les chercher là… Il voulut en avoir le cœur net et escalada la petite grille qui n’offrit guère de difficultés. Ensuite il fit le tour de la maison où il put voir le reflet d’une lumière.

L’allée qui y menait était sablée et ses semelles de crêpe lui permettaient de se déplacer en silence. Il approcha ainsi d’une fenêtre éclairée qui était celle de la cuisine. Son voleur était là, occupé à se faire des œufs au plat sur un fourneau à gaz. Sur la table une assiette dans laquelle une tranche de jambon voisinait avec un couvert, un verre, le pain et une bouteille de vin rouge déjà entamée. La Tronchère devait mourir de faim : sa valise, son pardessus et son chapeau étaient empilés sur une chaise. Mais son humeur, apparemment, n’en était pas affectée car, en faisant sa cuisine, il sifflotait… Ses œufs cuits, il s’attabla, avala un verre de vin et attaqua son petit repas avec un bel appétit.

La tentation de faire voler en éclats cette fenêtre et de jouer les trouble-fête fut presque irrésistible mais la pensée d’Adalbert en vint à bout sans trop de peine. Même si la chance de pouvoir enfin mettre la main sur son voleur lui procurait un vrai plaisir, elle ne devait pas lui faire oublier qu’il n’était pas à cet endroit pour rendre sa justice. La Tronchère pouvait attendre sa punition dès l’instant où Adalbert savait où le retrouver. Une conversation à cœur ouvert avec lui aurait pris trop de temps et il fallait penser au colonel Karloff qui devait se ronger les ongles en se demandant où il était passé.

Il repartit donc par où il était venu sans faire plus de bruit qu’à l’aller et prit ses jambes à son cou pour rejoindre le taxi. Et ne le trouva pas…

La surprise ne fut pas longtemps désagréable. Adalbert la traduisit rapidement en signal d’espérance : la voiture était enfin passée et Karloff l’avait suivie. Il ne restait plus qu’à attendre. Il s’assit sur un muret à l’ombre d’un grand arbre et reprit le cigare qu’il avait failli allumer précédemment et en tira quelques bouffées voluptueuses. Il commençait à faire glacial et cette chaleur était la bienvenue.

L’odorant rouleau de tabac cubain était à moitié fumé quand les phares du taxi apparurent dans le tournant de la gare. Adalbert sortit de sous son arbre pour se mettre dans leur lumière. Karloff rangea sa voiture sur le bas-côté et se pencha pour ouvrir la portière. Il semblait très excité :

— Je l’ai trouvé ! s’écria-t-il. Il habite là-haut une petite maison près de la ligne de chemin de fer… Nous y allons ?

— Cette question ! fit Adalbert en s’installant près de lui. Décidément c’est la nuit des surprises ! Le hasard m’a fait trouver ce que j’avais plus ou moins renoncé à chercher… Mais il va falloir que je revienne régler ce compte !

— À votre service si vous avez besoin d’aide !

— Je ne dis pas non.

Tandis que l’on remontait la côte, il raconta l’affaire La Tronchère que le colonel écouta avec un vif intérêt :

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous aviez besoin de cacher vos trouvailles dans ce coin perdu ?

— D’abord Saint-Cloud n’est pas un coin perdu. C’est près de Paris et la vue est superbe. Ensuite, nous autres archéologues sommes tenus de remettre le produit de nos fouilles à notre gouvernement d’abord, mais de plus en plus souvent à celui du pays fouillé. Ce qui revient pour l’Égypte à faire des cadeaux aux Anglais. En ce qui me concerne, c’est plus fort que moi : il y a des objets dont je ne peux me résigner à me séparer, ajouta-il d’un ton plaintif qui fit éclater de rire son compagnon :

— Prises de guerre, mon cher ! Prises de guerre ! Chacun pour soi dans ces cas-là ! Voilà ma devise, déclara l’ancien colonel de cosaques dont le rire homérique avait quelque chose de chevalin.

Il l’accompagna d’un coup de coude dans les côtes de son voisin qui ne put éviter de faire chorus :

— J’en ai fait bien d’autres moi qui vous parle... Ah ! Nous sommes arrivés.

Karloff arrêta son taxi peu avant une maison en pierre meulière entourée d’un jardinet. La Renault stationnait devant l’entrée et l’une des deux fenêtres de l’étage était éclairée.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Karloff.

— On entre, bien sûr ! fit Adalbert en faisant jouer la clenche fermant la barrière dont s’entourait la modeste propriété, après quoi on gravit les trois marches d’un petit perron.

— Qu’est-ce qu’on fait de la porte ? On la défonce ? proposa Karloff.

— Vous avez envie d’y laisser une épaule ? C’est solide, ces petites choses-là…

Et sous l’œil intéressé du colonel, Adalbert tira de sa poche un outil qu’il introduisit dans la serrure. Après quelques tâtonnements celle-ci s’ouvrit sans faire le moindre bruit :

— Où avez-vous appris ça ?

— Quand j’étais gamin, j’avais la passion de la serrurerie, expliqua Adalbert sans s’étendre davantage sur le sujet.

Ce dont le colonel eut le bon goût de se contenter.

Éclairés par la lampe de poche de l’archéologue ils se trouvèrent dans un étroit couloir carrelé au fond duquel partait un escalier en bois mal entretenu et dépourvu de tapis. Le monter sans le faire craquer demanda une infinité de précautions ; enfin on parvint au palier nanti de trois portes. Il n’y avait de la lumière que sous l’une d’entre elles. Adalbert posa des doigts légers sur le bouton et tourna, découvrant une chambre en désordre dans laquelle un homme en manches de chemise s’étirait en bâillant largement, mais le bâillement s’étrangla dans sa gorge quand il vit devant lui deux hommes dont l’un, armé d’un gros pistolet, portait la longue blouse grise et la casquette à visière vernie des chauffeurs de taxi et l’autre, habillé plutôt élégamment, tenait d’une main une lampe électrique et de l’autre un browning. Mais cet appareil n’eut pas l’air de l’émouvoir outre mesure. D’abord parce qu’il était un colosse, certainement sûr de sa force, ensuite parce que ce n’était sans doute pas la première fois qu’il se trouvait dans ce genre de situation :

— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il en laissant lentement retomber ses bras levés.

— Que tu laisses tes mains là où elles sont pour commencer ! fit Karloff qui, à la surprise de son compagnon, poursuivit en russe et reçut une réponse dans cette langue.

— Qu’est-ce qui vous prend de parler russe ? protesta Adalbert.

— Parce que c’en est un. Je peux même vous dire qu’il vient de l’Oural. J’ai reconnu l’accent… Mais ce n’est pas étonnant puisque ce Napoléon de pacotille est russe lui aussi. Celui-là s’appelle Boris Karaghian, travaille au champ de courses et ne comprend pas ce qu’on lui veut.

— C’est simple : pourtant rien que l’adresse de ton patron, mon gros ! Moyennant quoi on ne te fera aucun mal, poursuivit Adalbert en agitant son arme sous le nez de l’homme. Qui se mit à rire à gorge déployée avant de libérer un nouveau flot de paroles dans la langue de Pouchkine.

— Restez avec lui ! dit Adalbert. Moi je vais visiter la maison. Cela me donnera peut-être une idée de l’endroit où se trouve Morosini. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cachettes dans une petite baraque comme ça.

— Allez-y ! Nous, on va continuer à causer…

Quand il s’agissait d’inventorier un lieu quelconque, Vidal-Pellicorne en aurait remontré à un policier. Il fouilla d’abord la chambre voisine où quelqu’un devait habiter, puis le cabinet de toilette, descendit au rez-de-chaussée où une assez grande pièce et une cuisine tenaient toute la surface, descendit à la cave, n’y trouva que des bouteilles de bière, vides ou pleines, ressortit, fit le tour de maison, puis remonta avec un soupir en espérant que le colonel aurait obtenu un meilleur résultat… Un coup de feu alors éclata, aussitôt suivi par la ruée dans l’escalier d’une sorte de rouleau compresseur qui envoya Adalbert au bas des marches à demi assommé. Puis il y eut le claquement de la porte et le bruit d’un moteur mais, à cet instant, un second boulet de canon passa dans l’escalier, suivi du même bruit de porte claquée et du démarrage d’un second moteur…

Encore étourdi, Adalbert s’assit sur la dernière marche pour essayer de retrouver ses esprits. Il n’eut d’ailleurs guère de peine à reconstituer ce qui venait de se passer : Boris avait dû échapper au colonel qui à présent s’était lancé à sa poursuite sans plus s’occuper de lui. Il ne lui en fit aucun reproche : lui-même en aurait fait autant, mais maintenant il allait falloir rentrer à Paris par ses propres moyens. Heureusement la gare n’était pas loin…

Adalbert se releva, frictionna ses reins endoloris et se rendit à la cuisine pour boire un verre d’eau et voir s’il n’y aurait pas moyen de se faire une tasse de café : le premier train ne passerait sûrement pas avant deux bonnes heures.

Il trouva ce qu’il cherchait et mit de l’eau à chauffer sur le réchaud à gaz tandis qu’il actionnait le moulin à café coincé entre ses genoux, tout en s’efforçant de vider son cerveau afin de pouvoir y réintroduire des idées claires. Puis, tandis que le café passait en répandant une bonne odeur – on peut être un truand et aimer les produits de qualité ! – il passa une nouvelle inspection de la maison sans en apprendre davantage. Il venait juste de s’installer devant un bol fumant quand une voiture s’arrêta. Adalbert n’eut besoin que de tendre le cou pour voir qu’il s’agissait de son taxi et l’instant suivant le colonel Karloff débouchait dans la cuisine et se figeait devant le spectacle qu’il découvrait :

— Ne me dites pas que vous vous installez dans cette turne ?

— Je ne m’installe pas : j’attends l’heure du train parce que je pensais ne plus vous revoir. Vous en voulez ? ajouta-t-il en allant chercher un autre bol sans attendre la réponse. Si vous me disiez ce qui c’est passé ?

— Il s’est passé qu’on aurait dû ligoter ce type, maugréa Karloff en s’asseyant en face de lui. Et encore, je ne suis pas certain que cela aurait suffi : c’est une force de la nature ! Il a commencé par répondre à mes questions. De mauvaise grâce, mais enfin il répondait, quand soudain il s’est jeté sur moi. J’ai alors tiré et je l’ai blessé, car j’ai entendu un gémissement, mais il n’a eu aucune peine à m’aplatir. Vous savez la suite. À l’exception du fait que je lui ai couru après et qu’il m’a semé avant Versailles.

— Qu’avez-vous appris ?

— Pas grand-chose. Il s’est obstiné à répéter qu’il travaille au champ de courses, qu’il ignore tout de Napoléon – même le premier du nom – et que le copain avec qui il vit est en ce moment à l’hôpital pour avoir pris un coup de pied de cheval. Et vous à part le café, vous avez trouvé quelque chose ?

— Encore moins que vous ! Sauf si Morosini est enterré dans ce bout de jardin, il n’y a ici aucun endroit pour le cacher. On aurait pu s’en douter d’ailleurs. S’il est prisonnier il doit être bien gardé… Seigneur ! C’est à devenir fou ! Il y a des moments où je commence à croire qu’on me l’a tué ! fit-il d’une voix soudain enrouée en écrasant ses yeux sous ses poings.

Karloff laissa passer l’instant d’émotion en se contentant de reverser un peu de café dans le bol vide de son compagnon ; il y ajouta une giclée de calvados sortie d’une fiasque d’argent qu’il gardait toujours sur lui et qui devait être une précieuse relique de son ancienne splendeur. Puis s’en adjugea une lampée avant d’émettre :

— Ça ne sert à rien ni à personne de se démoraliser ! Ce qu’il faut, c’est agir… Jusqu’au bout. Même si au bout il y a le pire ! Alors écoutez-moi !

Libérant ses yeux rougis, Adalbert avala le breuvage avec un plaisir qui ramena une petite étincelle dans ses prunelles.

— Allez-y ! J’écoute.

— Si vous voulez m’en croire, on a assez joué aux petits soldats tous les deux. Il faut dire ce qu’on sait à la police et cesser de protéger cette Marie Raspoutine parce que je crois sincèrement qu’elle se moque du monde : elle est bel et bien la complice d’un assassin sans scrupules et pas la pauvre victime qu’on voudrait nous faire croire… Ce qu’il faut, à présent, ce sont les moyens d’investigation de la police ! Et tant pis pour les pots cassés !

— Même si l’un de ces pots est Morosini ?

— Tâchez de savoir ce que vous voulez ! Il y a deux minutes vous pleuriez sa mort… De toute façon, si vous ne parlez pas, moi je parlerai. On y va ?

— On y va !

Une heure plus tard le taxi s’arrêtait devant les portes en fer du Quai des Orfèvres.

À l’évidence le commissaire Langlois ne s’était pas couché cette nuit-là. Une grisaille de barbe ombrait son visage toujours si bien rasé et son humeur était exécrable. Les deux compères en firent les frais.

— Et c’est maintenant que vous venez me dire ça ? tonna-t-il en s’adressant particulièrement à Adalbert. Vous espériez quoi en vous lançant dans vos investigations solitaires sans m’en parler ? Démontrer que vous êtes les plus forts ?

— Bien sûr que non, mais essayez de comprendre, commissaire ! Morosini et moi avons déjà couru ensemble tant d’aventures plus ou moins dangereuses que nous avons pris l’habitude de compter avant tout sur nous-mêmes. Dans certains cas, il peut être prématuré de mêler la police à des histoires…

— … beaucoup trop délicates pour sa cervelle obtuse ? Je sais que c’est en général l’opinion que l’on a de nous, mais avouez que, lorsque les principaux témoins restent aussi muets que des carpes, ou des coupables, il y a de quoi sortir de ses gonds ! Je me demande ce qui me retient de vous coffrer tous les deux pour dissimulation de faits majeurs.

— Peut-être la pensée que ça ne vous servirait pas à grand-chose de nous mettre sous les verrous. Surtout le colonel Karloff ! S’il se trouve mêle cette histoire, c’est parce que je loue ses services de son taxi.

— Hé là, doucement ! protesta celui-ci. C’est bien gentil à vous de me mettre hors de cause mais je revendique ma part ! Pour le tsar et pour l’honneur de la Russie ! ajouta-t-il d’une voix forte en faisant le geste de brandir un sabre comme s’il chargeait à la tête de son régiment.

— Qu’est-ce que le tsar vient faire là-dedans grogna Langlois.

— Où qu’il soit, il est toujours notre père et nous, ses enfants, devons être dignes de lui, fit le vieil homme avec une immense dignité. J’entends démontrer à ce pays qui nous donne asile que nous ne sommes pas tous des terroristes ou des mendiants ! Et moi j’ai le droit d’avoir d’autres aspirations que celles d’un simple chauffeur de taxi !

Le commissaire ne répondit pas. Quant à Adalbert, il eût volontiers applaudi mais la porte s’ouvrit sous la main d’un jeune inspecteur aux joues rouges et à la moustache tombante qui apportait avec lui l’air vif du matin et une mauvaise nouvelle : la descente de police effectuée boulevard Rochechouart pour appréhender Mme Solovieff et l’homme qui la protégeait venait d’échouer lamentablement : en dépit de son pied foulé, la danseuse l’avait levé en compagnie de sa petite famille. La veille au soir, une grosse Renault noire était venue la prendre et tout le monde était parti sans oublier d’emporter les valises. D’après la concierge elle partait pour une tournée…

— Tournée ? Mon œil ! vociféra Langlois. Depuis quand va-t-on danser à cloche-pied ? On l’a mise à l’abri quelque part, oui !

— Et peut-être pas très loin ? avança Adalbert. Ce départ explique que la voiture soit rentrée plus tard que de coutume à Saint-Cloud. Sa Majesté a déménagé sa favorite. Reste à savoir où il l’a mise.

— Soyez sûr que nous nous y employons ! On va surveiller la maison de Rochechouart et celle de Saint-Cloud, rendre une petite visite à l’homme au coup de pied de cheval et tâcher de retrouver la voiture… si vous voulez bien nous confier son numéro. Car vous avez bien pensé à le relever, n’est-ce pas, messieurs ? fit le commissaire avec une douceur aussi suspecte qu’inattendue.

— Vous nous prenez vraiment pour des apprentis, ronchonna Karloff. Vous l’avez déjà puisque c’est la même voiture qu’on a suivie dans la nuit de Saint-Ouen, le prince Morosini et moi.

— J’aime qu’on me répète les choses ! Évidemment, si par hasard vous l’aviez oublié…

— Pas du tout !

Et Karloff donna le numéro de la Renault noire du ton dont il eût déclaré la guerre. Mais Adalbert avait encore quelque chose à dire :

— À propos de cette Marie Raspoutine, il paraît qu’elle a intenté un procès au prince Youssoupoff. Comme c’est important, il va lui falloir donner quelques nouvelles à son avocat. C’est…

— Maître Maurice Garçon ! aboya Langlois. J’y ai déjà pensé, figurez-vous, et soyez sûr que je prendrai contact avec lui. Seulement il n’est pas Paris actuellement : il plaide à Aix-en-Provence.

— C’est fou ce que les gens dont on pourrait avoir besoin éprouvent, eux, le besoin de changer d’air en ce moment ! soupira Adalbert découragé. Toujours pas de nouvelles de Martin Walker, bien entendu ?

— Si ! Son rédacteur en chef en a reçu. Il est à Varsovie.

— Pas plus loin ? Quelle chance ! Et qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

— Secret professionnel ! Mais il ne devrait plus tarder à rentrer.

— Merveilleux ! Quand on retrouvera le cadavre de Morosini, il sera peut-être reconnu innocent. En attendant…

Brusquement, Georges Langlois abandonna son humeur noire et sa raideur officielle pour venir s’asseoir à côté d’Adalbert.

— Allons, ne désespérez pas ! Si cela peut vous aider, je suis à peu près persuadé qu’il n’a pas commis ce crime. C’est pourquoi je vous en veux de m’avoir caché des faits si importants. Pour bien faire mon travail j’ai besoin d’en savoir le plus possible. Vous comprenez ?

Adalbert fit signe que oui, mais ajouta :

— C’est bien soudain, cette idée d’innocence. D’où la sortez-vous ? De chez le maharadjah d’Alwar ?

— Je n’ai pas ajouté foi une seule seconde à sa déposition. Il a de la sympathie pour votre ami et il a voulu l’aider, un point c’est tout ! Non, si j’ai changé d’avis c’est parce que la Mongole a disparu.

— Vous voulez dire la servante de Mme Abrasimoff ?

— Et accusatrice de Morosini. Elle a quitté la rue Greuze sans que personne s’en aperçoive. Pour quelle raison ? Mystère ! Aucune trace d’enlèvement ou d’une quelconque violence. Elle a dû partir sur ses pieds, par l’escalier de service et la petite porte. La concierge – que je soupçonne d’ailleurs de forcer un peu sur la bouteille les soirs de cafard… et peut-être les autres aussi ! – n’a rien vu, notre factionnaire pas davantage.

— Et le marquis d’Agalar ? Pas de traces non plus ?

— Aucune. Il est… en voyage, d’après son serviteur, mais ce type a été incapable de nous dire où.

— Il fallait le boucler, le cuisiner ! lança Adalbert hargneux. Cela l’aurait rendu plus loquace…

— Je ne dispose ni des brodequins ni du chevalet ! fit sèchement Langlois. En outre, jusqu’à présent aucune charge n’a été relevée contre cet homme ou contre son maître.

— C’est beau la légalité ! soupira Vidal-Pellicorne en se levant avec l’arrière-pensée d’aller rendre visite à cet intéressant personnage. Peut-être en compagnie de Théobald et de son jumeau ! Ce dernier surtout s’entendait comme personne à opérer des cures miraculeuses sur les muets les plus confirmés.

— Encore un instant ! dit le commissaire. Avant que vous ne partiez je voudrais vous poser une dernière question. Avez-vous des nouvelles de la princesse Morosini ?

— Non, et c’est de beaucoup ce que je préfère. Elle n’a pas appelé une seule fois son mari depuis sa disparition.

— Un peu de brouille ?

— Peut-être. Elle doit lui en vouloir de prolonger son séjour à Paris et s’attarde au fin fond de l’Autriche dans l’espoir qu’il se décidera à venir la chercher. Pour le moment c’est très bien ainsi. Je prie seulement pour que les journaux français ne soient pas allés jusqu’à elle. En revanche, ajouta-t-il après une légère hésitation, j’ai eu des nouvelles de Venise.

— Qu’y a-t-il à Venise ?

— Guy Buteau, le fondé de pouvoir de Morosini qui a été aussi son précepteur. Lui est au courant depuis plusieurs jours, et complètement affolé, mais j’ai obtenu qu’il garde son calme et continue veiller aux intérêts de la maison comme si de rien n’était. Et surtout sans parler de quoi que ce soit à Lisa…

— Lisa ?

— La princesse Morosini. L’amour qu’elle voue à son époux pourrait la porter à des gestes… irréfléchis !

— Lisa !… Joli nom, fit Langlois soudain rêveur.

— Et plus jolie femme encore ! J’entends la garder à l’écart de cette horreur le plus longtemps possible ! s’écria Adalbert. Puis, empoignant Karloff par le bras, il l’entraîna hors du bureau du commissaire en oubliant de dire au revoir…


À sept heures trente-cinq du matin – à peu près au moment où Adalbert et le colonel quittaient le quai des Orfèvres –, le Simplon-Express entrait en gare de Lyon et arrêtait son chapelet de wagons-lits au quai n° 7. Il était parti de Venise vingt-deux heures plus tôt mais la longueur du trajet ne semblait pas avoir fatigué les voyageurs : le train était luxueux et son confort sans défaut. Les bagagistes s’empressaient au service de ces gens élégants et fortunés, ou les deux, mais personne ne prêta vraiment attention à une mince jeune femme sans autre signe distinctif qu’une paire de lunettes à verres épais. Elle portait, sous un cache-poussière de couleur neutre, un tailleur sévère dont la jupe descendait au-dessous du mollet et dont la jaquette évoquait vaguement la forme d’un cornet de frites. Une cloche en feutre gris emprisonnait ses cheveux dont pas un n’était visible. Des gants de cuir noir et des richelieus bien cirés complétaient son costume, et elle tenait dans ses mains une valise de taille moyenne et une grosse serviette de cuir.

Elle traversa la foule sans prêter attention à quiconque, sortit sous la verrière, héla un taxi et lui ordonna de la conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione.

Arrivée à destination, elle ne parut pas s’apercevoir du regard vaguement dédaigneux du voiturier qui lui ouvrit la portière et lui commanda, sèchement, de prendre ses bagages.

À la réception, elle demanda une chambre pour une durée indéterminée sans se soucier de l’œil inquisiteur du préposé, mais sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Après quoi, elle ôta ses gants et tira de son sac de cuir noir un stylo pour rédiger calmement sa fiche d’hôtel, puis se détourna et suivit le groom que le réceptionniste venait d’appeler d’un signe de la main. Ce fut seulement quand la voyageuse eut disparu dans l’ascenseur que celui-ci donna libre cours à sa curiosité. La petite fiche de papier ivoire annonçait : Mina Van Zelden. Secrétaire. Venant de Venise…

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