CHAPITRE XII
LA PORTE DES INDES
Ce fut avec un vif plaisir que Morosini et Vidal-Pellicorne reprirent, à Bombay, contact avec la terre ferme. En dépit de son confort attentif, L’Irraouadi, le paquebot des Messageries maritimes qui les amenait depuis Marseille, les avait secoués sans ménagement presque tout au long d’une de ces traversées qui comptent dans la vie d’un homme. Sauf pendant la lente remontée du canal de Suez et la navigation en mer Rouge – un intermède apprécié ! – le père Neptune leur avait fait grise mine, pour ne pas dire plus. L’aimable Méditerranée, dans la seconde quinzaine d’octobre, s’était montrée hargneuse et, en débouchant dans l’océan Indien, ils avaient rencontré la queue du cyclone qui venait de dévaster une partie des côtes indiennes. Fort heureusement, le port de Bombay n’en avait pas souffert. Le grand paquebot blanc put venir à son quai sans autre difficulté et y déverser une cargaison humaine soulagée mais déjà transpirante dans la chaleur humide qui règne en permanence sur ce grand port.
— Qu’est-ce que ce serait si nous n’étions pas à la saison fraîche ! soupira Adalbert, à peine assis dans la voiture qui allait les conduire à l’hôtel, en ôtant son casque colonial pour s’en éventer. J’ai l’impression de tremper dans un bain de vapeurs.
— Cette nuit tu auras presque froid, fit Aldo pour qui la chaleur n’avait jamais posé de problème, en regardant d’un œil distrait les flèches du soleil qui perçaient la brume pour se briser sur l’eau plate.
Tout ici était tellement différent ! Il avait conscience d’être au seuil de ce monde inconnu dont il rêvait lorsqu’il était enfant : les Indes ! Deux tout petits mots mais tellement évocateurs qu’ils se passaient d’adjectifs tant ils étaient chargés de couleurs, du parfum des épices, du ruissellement des joyaux et des turbans empanachés de diamants voguant dans les herbes hautes sur des éléphants caparaçonnés d’or. La réalité de l’instant présent était tout autre : la grisâtre brume dont s’enveloppait la ville éteignait les couleurs et même si Morosini savait que les splendeurs rêvées l’attendaient quelque part dans cet immense pays, les odeurs aussi manquaient au rendez-vous, remplacées par des relents de vase, de pourriture et d’huile chaude où se mêlait par instants une vague senteur d’encens.
Pourtant, quand ils arrivèrent devant l’hôtel – un énorme caravansérail coiffé de quatre minarets à bulbe de ce style indéfinissable qui caractérise l’ère victorienne, avec sur le pavillon central une énorme coupole semblable à une grosse fraise –, la brume se déchira soudain pour libérer un grand ciel bleu où planaient des oiseaux blancs. En face, au bout d’une place ovale terminant le boulevard Maritime et dominant le port, apparut une sorte d’arc de triomphe en basalte jaune, arrogant à souhait et construit en 1911 pour commémorer le voyage aux Indes du roi George V et de la reine Mary. Imposant, un peu écrasant même, il semblait peser de son poids de pierre sur la foule de mendiants, de charmeurs de serpents, de devins, de vendeurs d’amulettes, de saints hommes nus à la chevelure couverte de cendres, de vaches bossues et de petits marchands de fruits : une humanité couleur de craie, ou de terre, d’où se détachait, parfois, la silhouette gracieuse d’une femme enroulée dans un sari aux couleurs tendres. Cet arc de triomphe s’appelait la Porte des Indes et en vérité il portait bien son nom…
Debout près de la voiture d’où les boys de l’hôtel extrayaient les bagages, Aldo s’attardait à contempler ce décor qui avait l’air planté là pour qu’on y joue Le Tour du Monde en quatre-vingts jours quand une jeune femme armée d’un Kodak sortit de la masse des « figurants » et entreprit de traverser la place en courant à la manière des photographes : c’est-à-dire que, sans trop faire attention où elle allait, elle se retournait fréquemment pour chercher des angles de prises de vue.
Elle atterrit ainsi au milieu des bagages, faillit tomber, se raccrocha à la première aspérité venue qui se trouva être l’épaule d’Adalbert, perdit son casque blanc et éclata de rire :
— So sorry! commença-t-elle, I am...
L’archéologue l’avait déjà reconnue :
— Lady Mary ?… Mais quelle agréable rencontre.
— Et inattendue, fit Aldo. Que faites-vous à Bombay, Mary ?
Rendue muette par la surprise, elle les regarda tour à tour comme s’ils tombaient du ciel et finir par articuler :
— Mais c’est à vous qu’il faut demander cela. D’où sortez-vous ?
— Du bateau, voyons ! fit Aldo qui, ravi de cette rencontre tellement inopinée, se penchait déjà pour embrasser la marraine de sa fille.
Mais celle-ci s’écria :
— Mon Dieu ! J’allais oublier… On se verra plus tard !
Et sans rien ajouter elle s’engouffra dans l’hôtel saluée par les serviteurs qui en ouvrirent les portes devant sa fougue. Les deux hommes qu’elle venait de planter là regardèrent Mary Winfield, qui était l’une des deux meilleures amies de Lisa, disparaître dans les profondeurs du palace où ils ne tardèrent pas à la suivre.
— Qu’est-ce qui lui prend ? émit Adalbert, un peu vexé par un traitement aussi cavalier.
Car, depuis le baptême des jumeaux, il se sentait un petit faible pour la jeune Anglaise dont il appréciait aussi bien l’humour et la vitalité que le joli visage toujours souriant, les boucles blondes aussi difficiles à discipliner que les siennes propres et les pétillants yeux noisette qui lui donnaient l’air d’un lutin à la recherche d’un mauvais tour. Aussi peu conformiste que Lisa – elle avait été la seule à connaître, à approuver, l’équipée de la fille du banquier suisse délaissant les palais familiaux pour se couler dans les habits sans grâce de Mina van Zelden, secrétaire émérite –, Mary, fille d’un membre du Parlement affreusement riche, avait choisi de s’établir à Chelsea pour y exercer ses talents de peintre. Un talent réel, d’ailleurs, qui exaspérait sa famille mais commençait à lui valoir des commandes flatteuses.
Aldo haussa des épaules indulgentes et philosophes :
— Mary ne fait jamais rien comme les autres. Il est inutile de se poser des questions à son sujet. Tu l’as entendue : on se verra tout à l’heure. Allons déjà prendre une douche et nous changer !
Les dimensions du « Taj Mahal » étaient celles d’un de ces palais princiers qui accumulent les passages, les cours intérieures, les salons immenses, les galeries surmontées de verrières et, en découvrant ses murs tendus de velours rouge, les grands ventilateurs de plafond dont les pales brassaient l’air, ses énormes lustres de cristal de Bohême et son armée de serviteurs vêtus de blanc et rouge, les deux voyageurs eurent l’impression – voulue d’ailleurs par l’architecte – de franchir une sorte de sas entre l’Occident et l’Orient, avec un penchant certain pour le second. Il y avait tant de monde dans le hall que l’on se serait cru sur un marché, à cette différence près que ceux qui s’y agitaient appartenaient à de nombreuses nationalités, à des ethnies différentes, l’ensemble relié par des moyens financiers parfois imposants. Au milieu de tout cela les serviteurs passaient, silencieux comme des ombres…
En pénétrant dans sa chambre, vaste comme un hall de gare, dans laquelle un énorme lit drapé dans une moustiquaire blanche paraissait minuscule, Aldo se précipita sur une sorte de secrétaire où du papier et des enveloppes invitaient à la correspondance, griffonna quelques mots, glissa le tout dans une enveloppe sur laquelle il inscrivit le nom de Lady Winfield et sonna un boy qu’il chargea de porter la lettre à sa destinataire.
— Je viens d’envoyer un mot à Mary pour l’inviter à dîner avec nous, confia-t-il à Adalbert qui venait voir comment son ami était installé.
— Ça me paraît une bonne idée ! Mais tu ne crois pas qu’on aurait dû prendre une seule chambre pour nous deux ? J’ai l’impression d’habiter au milieu du désert…
— Personne ne t’empêche de peupler ton désert. Je suis sûr que, sur un simple appel, on doit pouvoir te fournir toute une troupe de bayadères, fit Morosini en riant.
— Par cette température ? Tu veux ma mort. Et ce machin qui tourne au ralenti, fit-il avec rancune en désignant le ventilateur nonchalant qui battait mollement de l’aile au plafond.
— Sonne ! On te le fera marcher plus vite. C’est aussi ce que je vais faire…
Un moment plus tard, en effet, les pales brillantes créaient un tourbillon à peine plus efficace dans l’air humide et lourd. Seule la douche dispensait un peu de soulagement mais, en endossant son smoking après avoir mis un temps fou à nouer sa cravate, Aldo se prit à regretter de ne pouvoir opter pour les tenues locales. Il est vrai qu’il se voyait mal coiffé d’un turban.
La nuit tomba subitement comme un rideau de théâtre, apportant une fraîcheur légère mais suffisante pour que l’on puisse cesser de se préoccuper de soi-même. Lady Winfield ayant répondu qu’elle serait ravie de dîner avec ses amis, ceux-ci descendirent sur le coup de sept heures pour la rejoindre.
Ils la trouvèrent dans la grande véranda fleurie qui jouxtait le hall et servait de bar. Bien qu’elle fût presque pleine, il y régnait un calme de bonne compagnie orchestré par un fond discret de musique anglaise déversé par un orchestre invisible. Mary était déjà là. Vêtue d’une robe du soir en mousseline à volants couleur miel, des topazes au cou et aux oreilles, elle buvait tranquillement ce qu’il est convenu d’appeler un whisky bien tassé, qu’elle remplaça par un autre quand un boy s’approcha pour prendre les commandes. Elle semblait d’excellente humeur et commença par s’excuser de les avoir abandonnés devant l’hôtel avec un peu trop de brusquerie :
— J’ai aperçu dans le hall le préposé au courrier et je me suis rappelé brusquement que je n’avais pas descendu la lettre que j’avais préparée… À présent dites-moi un peu ce que vous faites à Bombay, vous deux ?
— Nous ne faisons que passer, répondit Aldo. Nous sommes invités aux fêtes du jubilé du maharadjah de Kapurthala.
— Quelle chance vous avez ! Ça va être le grand événement mondain de l’année. Mais… n’allez vous pas arriver un peu tôt ? Si j’ai bonne mémoire, c’est seulement le 24 de ce mois ?
— Nous allons traîner en chemin. J’ai une affaire à régler avec un autre prince mais… (Il hésita un court instant devant la question qui lui brûlait les lèvres et n’y résista pas plus longtemps.) Avez-vous-eu des nouvelles de Lisa ces temps-ci ?
Il la regretta aussitôt, comprenant qu’il allait lui falloir donner des explications, tout raconter sans doute, mais Mary ne parut pas autrement surprise et Aldo respira :
— Pas depuis le mois d’août, dit-elle. Je suis allée passer quelques jours à Ischl avec elle et les enfants…
— Comment vont-ils ? murmura Aldo sans pouvoir empêcher sa voix de trembler et une larme de lui monter aux yeux.
Elle eut pour lui un chaud sourire et sa main, solide et forte pour une main féminine, vint se poser sur sa manche :
— Tout le monde va très bien et les jumeaux sont de vrais petits diables à qui la présence d’un père sera toujours nécessaire…
— Puisque vous me semblez au courant, Mary, vous devez savoir que cela ne dépend pas de moi… même si je suis responsable de cette désolante situation. Lorsque je me suis retrouvé à Venise après ma convalescence chez Tante Amélie, j’ai écrit une lettre à Lisa. Une longue lettre mais sans obtenir de réponse…
— Moi aussi j’ai écrit une lettre, fit Adalbert, et si à moi elle a répondu, son épître n’encourageait guère une correspondance suivie. Avec beaucoup de grâce et de gentillesse, elle me priait poliment de me mêler de ce qui me regardait. C’était à peu près le sens général.
— Je connais le style de Lisa, fit Mary en riant. Elle n’est pas suissesse pour rien : elle tourne rarement autour du pot.
— Ce serait plutôt une qualité. Ce qui est fâcheux, reprit Adalbert, c’est qu’elle ait aussi l’obstination nationale. Pourquoi ne veut-elle pas admettre que nous ne lui avons jamais dit que la vérité ?
— Vous trouvez qu’elle était facile à avaler, votre vérité ? Inversez les rôles et essayez de vous mettre à sa place ! Elle sait mieux que personne les succès féminins que rencontre Aldo… et aussi qu’il peut s’y montrer sensible. En toute conscience je crois que je réagirais de la même façon…
— Ne pensez-vous pas que je puisse, moi aussi, être blessé ? Entre ma parole et celle de son cousin Gaspard elle n’a pas hésité un instant.
— Vous l’avez vu, le cousin Gaspard ?
— J’en étais bien incapable. C’est Adalbert qui est allé chez lui.
— Et le pire, soupira celui-ci, c’est que c’est un type bien. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit qu’il n’avait révélé que ce qu’il a vu. Et quand j’ai émis l’idée que les services d’un détective privé ne s’imposaient pas, il m’a répondu qu’il aimait Lisa depuis longtemps et qu’il considérait toute atteinte à sa souveraineté conjugale comme une offense personnelle. Évidemment, nous aurions pu continuer à coups de poing, mais ça n’aurait pas changé grand-chose…
— Vous avez aussi bien fait d’éviter un scandale. Au point où nous en sommes, je crois sincèrement Aldo, que le temps travaillera pour vous et qu’il vous faut seulement être patient… et sage !
Ayant dit, Mary vida son verre d’un trait et se leva :
— Si nous allions dîner ? J’ai très faim…
Tout en suivant la jeune femme dans la grande salle à manger où les ventilateurs faisaient saluer les fleurs dans leur vase, Aldo bougonnait :
— Sage, sage ! Ça veut dire quoi, ça ?
— Qu’il y a aux Indes des tas de femmes ravissantes avec de grands yeux de biche qui donnent aux hommes une irrésistible envie de les protéger, jeta Mary sans se retourner.
— Que n’est-elle venue s’en assurer ? Elle est invitée elle aussi à Kapurthala et elle n’a même pas daigné donner son sentiment là-dessus. Moi qui espérais qu’elle serait ravie de voir un spectacle assez exceptionnel.
— Vous êtes vous-même un spectacle assez exceptionnel, fit la jeune femme en riant tandis qu’Adalbert écartait le léger fauteuil de la table pour l’aider à s’asseoir. Elle est blasée, voilà tout !
— Vous êtes insupportable, Mary ! Vous tournez tout à la plaisanterie ! Pour changer, si vous nous disiez ce que vous faites vous-même ici, et seule ? Vous n’avez pas l’âge de jouer les vieilles exploratrices recuites au soleil.
— Oh, je suis comme vous : je ne fais que passer et je bénéficie d’un statut de personnage officiel parce que je me rends à Delhi chez la Vice-Reine. Lady Willingdon désire que je fasse son portrait.
— Bravo ! applaudit Adalbert. C’est ce qui s’appelle une consécration, Lady Mary ! Vous devez être enchantée ?
— Ouuuui… encore que les portraits officiels soient souvent ennuyeux. Je préfère de beaucoup faire ceux d’une chanteuse des rues ou d’une danseuse de Covent Garden, ou encore d’un vieux clergyman. Ils ont plus de choses à dire qu’une idole en robe de soirée figée sous une batterie de diamants. Mais grâce à Dieu, la Vice-Reine possède un visage sensible, intelligent et la passion du mauve dont moi je ne raffole pas, mais la pénitence ne sera pas trop rude et je vais revoir ce pays… à propos de voir du pays, n’avez-vous pas dit, Aldo, que vous comptiez vous arrêtez chez un prince avant d’aller à Kapurthala ?
— En effet…
— Lequel ?
Occupé à passer commande au maître d’hôtel, Morosini ne répondit pas. Ce fut Adalbert qui s’en chargea :
— Nous allons chez le maharadjah d’Alwar.
Mary eut une sorte de hoquet tandis que ses jolis yeux noisette s’effaraient :
— Oh non ! Vous n’allez pas vous rendre chez ce malade ?
— Vous le connaissez ?
— Personnellement non, encore que je l’aie vu une fois à une réception. J’admets qu’il soit séduisant à première vue, fastueux : l’un des plus riches peut-être parmi ses pairs. Il est beau, aussi, mais pour qui sait, comme moi, lire sous les apparences d’un visage, celui de cet homme reflète la plus froide cruauté. Savez-vous que l’un de ses passe-temps favoris, quand il est chez lui, consiste à faire traîner des jeunes garçons à moitié écartelés entre deux chars à bœufs et sur les plus mauvais chemins du pays ?
— Pouah ! fit Adalbert, le vilain bonhomme !
— Il se veut pourtant saint homme, observateur farouche de la loi religieuse. Il est intarissable sur le mysticisme hindou et la réincarnation.
— Ça je le sais, sourit Aldo qui se souvenait sans grand plaisir de sa longue journée passée au Claridge. Mais il sait aussi être généreux et amical. Il m’en a donné une preuve…
— J’ai dit qu’il était fastueux : ce n’est pas la même chose. Je vais vous raconter une anecdote qui a eu pour cadre la Résidence de Delhi où je me rends. La Vice-Reine tenait absolument à l’avoir pour je ne sais plus quelle fête à cause de sa réputation de magnificence. Il a commencé par refuser sous prétexte qu’on le ferait sans doute asseoir dans un fauteuil de cuir et que sa religion, suprêmement respectueuse des vaches sacrées et autres veaux, lui interdisait tout contact avec leurs peaux. Il alléguait d’ailleurs qu’il n’avait jamais touché de cuir et ne portait que des gants de soie.
— Il en porte même deux paires, observa Morosini.
— Vous savez déjà ça ? Pour lui plaire, la Vice-Reine a fait recouvrir tout son mobilier de chintz fleuri – il a une passion pour les roses ! – et le lui a fait savoir. Il est donc arrivé à Delhi dans une de ses Rolls dont, par surcroît de prudence, il avait fait capitonner l’intérieur avec des tapis, et n’en est guère sorti que le temps strictement nécessaire. Mais il a fait mieux avec elle : il l’a carrément humiliée.
« Invité à un grand dîner il est arrivé somptueusement paré, véritablement ruisselant de diamants, et, pendant le repas, Lady Willingdon a beaucoup admiré une bague de diamants qu’il portait sur ses fins gants de soie destinés à éviter les contacts impurs. Il l’a retirée, la lui a présentée. Naturellement, elle l’a passée à son doigt pour juger de l’effet produit. Or, cette noble dame a un petit défaut, qu’elle partage avec la reine Mary : lorsqu’elle se trouve chez quelqu’un et admire un objet ou un autre, il est… de bon goût de le lui offrir. Et cela Alwar le savait.
« On s’attendait donc à ce que la bague devînt la propriété de son hôtesse mais il ne l’entendait pas de cette oreille. Trouvant que ses diamants s’attardaient un peu trop à la main de la Vice-Reine qui s’admirait complaisamment, il l’a priée de les lui rendre. Si on peut appeler ça prier ! Ensuite il a appelé un serviteur pour lui ordonner de remplir d’eau pure un verre de cristal, il y a plongé la bague pour la nettoyer, avant de l’essuyer avec la nappe et de la remettre paisiblement à son doigt ganté. Tête de la Vice-Reine et des autres Anglais présents !
— C’est une incroyable muflerie, fit Aldo, mais ce n’est pas pendable. J’aime moins l’épisode des chars à bœufs…
— Je suis d’accord avec vous, mais tout ceci est destiné à vous dissuader de vous rendre à Alwar. Il ne peut vous y arriver que des catastrophes…
Adalbert se mit à rire :
— Pas à lui, ma chère ! Il adore Aldo et le traite avec une incroyable révérence…
— C’est bien ce qui m’inquiète le plus ! Il a cinq épouses mais sa pédérastie est notoire. Tous ses « aides de camp », dont certains n’ont pas plus de dix ou douze ans, y sont passés ou y passeront. Il les choisit toujours pour leur beauté !
Morosini posa sa main sur celle de la jeune femme dans un geste apaisant :
— Ma chère, je ne suis pas un perdreau de l’année. J’ai plus de quarante ans. Votre Caligula hindou ne me fait pas peur. D’ailleurs je ne resterai pas longtemps : nous devons nous rendre ensemble à Kapurthala.
— Eh bien justement ! Si vous avez une affaire à traiter, vous la traiterez mieux là-bas !
— Impossible ! Je dois livrer à Alwar le joyau qu’il m’a acheté. C’est la condition sine qua non.
— C’est une histoire de fous ! Renvoyez-lui son argent et vendez à quelqu’un d’autre !
— Eh non, ma pauvre amie ! Ce joyau est une vraie malédiction et je suis trop heureux de lui avoir trouvé un acheteur. Et puis j’ai donné ma parole. Ne vous tourmentez donc pas : tout se passera bien.
— Et puis je serai là ! conclut Adalbert avec un large sourire. À nous deux on devrait en venir à bout. On en a vu d’autres…
Mary Winfield ne répondit pas. Son regard méditatif s’attacha tour à tour à ces deux figures d’homme qui l’encadraient et se fixa sur celle de Morosini.
— Je voudrais comprendre, reprit-elle. Vous m’avez bien dit que Lisa était invitée avec vous à Kapurthala ? En admettant qu’elle ait accepté l’invitation, qu’en feriez-vous à cette heure ? Vous l’emmèneriez à Alwar ?
— Naturellement.
— Eh bien, soupira Mary en acceptant la cigarette que lui offrait Aldo, il vaut mieux qu’elle ait refusé. Votre femme, mon cher, n’aurait pas franchi la gare : on l’aurait remise dans un train à destination de Delhi, à moins qu’on ne l’ait renvoyée à Bombay.
— Vous plaisantez, je suppose ? Ce n’est pas ce que m’a dit Alwar.
— Pas le moins du monde. Aucune Européenne, jamais, n’a été autorisée à séjourner si peu que ce soit chez ce charmant garçon. Alors je répète ma question…
— Inutile ! Je serais reparti avec elle…
— Et votre affaire d’honneur ?
— Oh, vous êtes insupportable !… Grâce à vous je vais me réjouir que Lisa ne soit pas venue… alors que j’en étais tellement navré !
— Eh bien, je vous aurai au moins servi quelque chose. Quand partez-vous ?
— Demain soir. Mais vous-même ? Nous allons peut-être faire route ensemble jusqu’à Jaipur où nous changerons de train pour gagner Alwar tandis que vous continuerez sur Delhi ?
— J’aimerais beaucoup mais je reste ici quelques jours. J’y ai des amis et, comme on ne vient pas aux Indes tous les jours, je veux en profiter…
— C’est trop naturel. Au fait, le Vice-Roi se rendra à Kapurthala : on vous y verra peut-être ?
— À quel titre ? La Vice-Reine aura suffisamment de bagages pour ne pas s’encombrer de sa portraitiste… On se verra plus tard, mon cher... si vous sortez vivant des griffes du tigre.
— Ce que j’aime en vous, c’est votre optimisme. Vous n’avez rien de plus agréable à nous dire ?
Elle réfléchit un instant, rougit, puis, le regardant au fond des yeux :
— Si. Gardez-vous bien ! J’ai déjà vu pleurer Lisa. Je ne veux pas la voir sous des voiles de deuil. Cela la détruirait. Pensez-y !
Et, sans se donner le temps de respirer, Mary Winfield changea de sujet : ayant déjà voyagé dans le pays, elle entreprit de démontrer à ses deux amis qu’entre les trains indiens et l’Orient-Express il y avait des années-lumière…
Ce dont ils ne doutaient guère grâce à un ami d’Adalbert en poste à l’ambassade britannique de Paris. À l’exception des wagons spéciaux appartenant aux divers maharadjahs, nababs et autres illustrations, les trains indiens offraient à peu près autant de confort qu’une cellule de prisonnier au siècle précédent. Aussi convenait-il de les meubler si l’on ne voulait pas dormir sur une simple planche couverte de moleskine servant assez souvent de terrain d’entraînement aux puces et autres bestioles. En foi de quoi Aldo et Adalbert passèrent la plus grande partie de la matinée du lendemain dans un grand magasin spécialisé qui leur fournit matelas, oreillers, couvertures, draps, insecticide, plus un matériel de camping allant du verre à dents au réchaud pour faire bouillir de l’eau. De son côté l’hôtel leur fournit les indispensables « boys » indigènes chargés de les servir et de simplifier pour eux les complications du voyage : par exemple de les faire descendre aux stations indiquées pour se rendre au wagon-restaurant, asperger les locaux d’insecticide et servir le thé du matin. L’un s’appelait Ramesh, l’autre Chandra, et on aurait pu les croire jumeaux bien qu’ils fussent des cousins éloignés : même sourire lunaire, mêmes yeux noirs et globuleux, même maigreur ascétique dans des pantalons bouffants blancs serrés au mollet, surmontés d’une vieille veste européenne et d’un turban, mais surtout même inlassable gentillesse qui en quelques heures donna aux deux voyageurs l’impression de les avoir à leur service depuis vingt ans…
Vers minuit, Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Bombay sans l’avoir visitée. Sans doute n’en avaient-ils guère le temps, mais surtout ils n’en avaient pas envie. Humide, grouillante, étouffante, la grande cité portuaire ne leur plaisait pas. Peut-être à cause des vautours, trop présents dans le principal centre de la religion parsie dont ils étaient en quelque sorte les fossoyeurs. On leur avait montré, surgissant des palmes d’un jardin sur les hauteurs de Malabar Hill, les Tours du Silence, ces tours de la mort où, deux fois par jour les cadavres des zélateurs de Zoroastre servaient de pâture à ces affreux oiseaux. Le principe en était hideusement simple : afin que la Terre-Mère ne soit pas souillée, les corps dénudés étaient exposés sur les terrasses concentriques et déclives de ces tours trapues, puis poussés dans un puits central quand il ne restait plus que des os… Cela avait suffi à les en dégoûter.
— Moi qui ne supporte déjà pas le crématorium du Père-Lachaise, avait soupiré Adalbert, je n’y tiendrais pas cinq minutes. Comment peut-on être parsi ?
Ce fut donc avec un certain soulagement que l’on prit possession des deux compartiments voisins mais sans communication dans lesquels on allait passer au moins deux jours, les horaires étant toujours assez incertains. La nuit était presque fraîche et, en dépit des protestations indignées de Ramesh, Aldo en s’installant tint à laisser ouverte, au moins pendant quelque temps, la triple défense de sa portière : vitre, treillage contre les insectes et volet de bois. Ce soir, le ventilateur du plafond lui semblait inutile et, tandis que le train commençait sa longue remontée vers le nord où il allait tracer son chemin jusqu’à Delhi, il resta accoudé à sa fenêtre, respirant l’air complexe de ce pays fascinant où, tel le père du Petit Poucet, il espérait perdre sans esprit de retour l’admirable mais encombrante merveille qui reposait dans sa valise à l’abri d’une de ses paires de chaussettes roulées en boule. Cette seule idée le ravissait. Tout au long de la traversée, en effet, il avait dû lutter contre son vieux fond de superstition qui le poussait à appréhender on ne savait quelle catastrophe et, quand la queue du typhon leur était tombée dessus, il n’avait pu s’empêcher de recommander son âme à Dieu. Ridicule mais combien révélateur !
Il fallut bien en venir à fermer la fenêtre : la locomotive crachait des nuages d’escarbilles. Sous l’œil sévère de son boy, Morosini consentit enfin à se coucher et découvrit qu’il se trouvait très bien sur ce lit un peu dur mais assez large pour deux personnes. Après avoir accepté avec un sourire la bonne nuit que lui souhaitait Ramesh – lequel occupait une sorte de niche dans la cloison du compartiment –, il s’endormit presque aussitôt et dormit comme un bébé jusqu’à ce qu’on le réveille avec une tasse de thé brûlant pour lui apprendre qu’il devait se préparer à rejoindre le wagon-restaurant pour le breakfast. Il y retrouva Adalbert qui, lui, n’avait pas dormi de la nuit. D’où l’humeur grisâtre…
— Est-ce que tu te rends compte que ce train s’est arrêté plus de dix fois ? C’est un omnibus, ma parole ! Comment dormir dans ces conditions, vociféra-t-il en attaquant son œuf à la coque comme s’il lui en voulait personnellement.
— Tu devrais peut-être demander à ton boy de te raconter des histoires ou de te chanter une berceuse ! Ici le train couvre de longues distances et dessert tous les points un peu importants du parcours. Tu t’y feras.
— Quel heureux caractère ! Et la poussière ? Tu t’y fais ?
Les ventilateurs l’écartaient des tables mais elle n’en volait pas moins d’un air innocent dans la belle lumière du matin.
— Lorsque l’on ne peut pas faire autrement ! Tu devrais essayer de dormir dans la journée. D’autant que, si j’en crois « l’horaire », on devrait arriver à Jaipur pour changer de train à trois heures du matin… Là, il faudra attendre deux heures celui pour Alwar…
— Où on arrivera en pleine nuit, j’imagine ? grogna l’archéologue. On dirait que dans ce pays départ et arrivée des trains ont toujours lieu entre minuit et l’aube. Peuvent pas faire comme tout le monde ?
— Quand on sait les températures que peuvent atteindre les journées à la saison chaude, ce n’est peut-être pas idiot.
— Ben voyons ! Surtout si on sait que la nuit il fait un froid de canard !
Décidément Adalbert se cramponnait à ses positions. Son déjeuner achevé, Aldo alluma une cigarette pour attendre le prochain arrêt. L’avantage des compartiments séparés, c’est que l’on pouvait profiter en toute tranquillité du voyage sans essuyer les récriminations de son voisin…
Étrange voyage en vérité, où le battement monotone des roues du train rythmait les séquences d’un film au ralenti où il ne se passait jamais rien. Assis derrière sa vitre Aldo regardait défiler un paysage morne où l’on ne retrouvait plus rien des luxuriances des environs de Bombay ni de leur touffeur de serre. Ici c’était une sorte de savane d’herbe sèche coupée parfois d’un bouquet d’arbres poudreux ou de buissons rabougris sur lesquels volaient des bandes d’oiseaux paresseux. Parfois, tout de même, un groupe de gazelles donnait une signification à l’image. La seule distraction c’étaient les haltes dans les petites gares où l’on pouvait voir des familles entières qui campaient là, dans leurs cotonnades poussiéreuses, attendant, assises à même le sol, le train qui leur conviendrait. Des vaches aussi s’aventuraient sur le quai, mâchonnant une poignée d’herbe d’un air blasé. De temps à autre une sorte d’oasis autour d’un étang immobile donnait envie de descendre pour aller s’y rafraîchir et de voir de plus près cette charrue attelée de bœufs aux cornes peintes, ou encore, surgi de la terre jaune, un piton rocheux ou s’accrochaient les murailles arrogantes d’un fort ressemblant à quelque guerrier solitaire figé dans une garde millénaire et dérisoire. Il suffisait alors de l’apparition de quelques turbans et d’un sari dans la gare la plus proche pour que Morosini imagine une histoire d’amour et de guerre, de princesses captives, de poètes amoureux et de conquérants sauvages ne trouvant plus, les portes forcées, que les cendres du bûcher où la belle s’était jetée pour leur échapper…
À la vérité son imagination n’avait pas grand chose à faire car il avait trouvé en Ramesh un guide, pas très loquace sans doute mais toujours capable de lui dire le nom de l’endroit et ce qui s’y était passé. Ainsi, entre les haltes des repas Aldo, fasciné malgré lui, ne bougea-t-il pas de sa fenêtre et atteignit-il Jaipur sans avoir seulement ouvert l’un des livres ou des journaux qu’il avait emportés.
L’arrêt en gare de Jaipur, où il fallait tuer le temps pendant deux heures au moins, l’agaça. Il savait que la ville, capitale du Rajahstan, sans doute le plus important centre de pierres précieuses des Indes, était des plus belles et des plus intéressantes. Pourtant il fallait se contenter d’y passer sans admirer le palais de la Lune, celui des Vents et le prodigieux observatoire en plein air construit par la volonté d’un prince astronome…
— Personne ne nous empêchera de visiter quand nous reviendrons des fêtes du Jubilé, émit Adalbert, philosophe. Nous aurons alors tout le temps.
C’était la sagesse même puisqu’il ne pouvait être question de ne pas suivre l’horaire prévu et risquer de faire attendre l’imprévisible maharadjah. N’avait-il pas pris la peine de minuter – à peu de chose près ! – le voyage de celui qu’il appelait son « frère » ? Ce qui ne laissait pas d’inquiéter quelque peu Adalbert :
— Dans les indications que tu as reçues il n’a jamais été question de moi et je n’ai pas l’impression qu’il m’ait inclus dans sa famille…
— Tu fais partie de la mienne et il le sait. Je lui ai dit que nous ferions ensemble le voyage aux Indes. Donc il doit s’attendre à ta présence…
Cependant, quand sur le coup de quatre heures du matin on descendit du train sous un vent glacial dans la ravissante petite gare en grès rose d’Alwar, on découvrit, plantée sur le quai, la mince silhouette enturbannée d’un aide de camp flanqué de deux ombres martiales, armées jusqu’aux dents, et d’un serviteur portant une tasse de thé fumante. Une seule… que Morosini refusa d’un geste de la main :
— Nous sommes deux, que je sache, capitaine ! Et Sa Grandeur le sait. D’où vient qu’il n’y ait qu’une seule tasse ?
— Cette coutume ne s’attache qu’aux hôtes d’honneur, expliqua l’officier. Votre Excellence peut voir que nous sommes venus attendre un autre invité du maharadjah, ajouta-t-il, désignant du turban un personnage qui, empaqueté d’une pelisse et d’un bonnet d’astrakan, venait de descendre du train et s’avançait vers eux en traînant une valise.
— Qui est-ce ? demanda Morosini en constatant que personne ne faisait mine de le débarrasser de son encombrant bagage.
— Un célèbre astrologue de Bombay, Shandri Patel. Veuillez m’excuser un instant, s’il vous plaît !
Il s’écarta, appela d’un claquement de doigts deux soldats que les voyageurs n’avaient pas remarqués et leur désigna le nouveau venu. Ils allèrent vers lui, prirent la valise puis l’empoignèrent chacun par un bras pour l’entraîner, sans s’occuper de ses protestations, vers une voiture militaire qui stationnait non loin d’une imposante Rolls Royce.
— Où l’emmène-t-on ? demanda Morosini sans cacher sa surprise.
— En prison, voyons ! répondit l’officier comme si c’était la chose la plus naturelle.
— Et il est venu se faire enfermer de son plein gré ? fit Adalbert qui se souvenait d’avoir vu au wagon-restaurant ce petit homme rondelet et olivâtre qui semblait tellement satisfait de lui-même et jouait au grand seigneur.
— Il est venu parce que Son Altesse l’a invité.
— Si c’est ainsi que Son Altesse reçoit, fit Aldo qui tournait déjà les talons pour remonter dans le train.
— Non, Excellence ! Le cas de cet homme est très différent. S’il est venu c’est parce que ce n’est pas un bon astrologue.
— À quoi voyez-vous cela ?
— Moi je ne vois rien. Le maharadjah, lui, pense. Ce n’est pas un bon astrologue parce qu’il aurait dû lire dans les astres qu’on le jetterait en prison à son arrivée. Veuillez me suivre, Messieurs !
— Eh bien, souffla Adalbert tandis qu’on lui emboîtait le pas, je crois que nous pourrions avoir des surprises… Ça commence bien !
— La seule chose à faire, c’est de ne pas traîner ici, fit Aldo même jeu. Je vais essayer de régler l’affaire dans la journée et on repart.
— On aura du mal. Il t’a annoncé une chasse au tigre, ne l’oublie pas !
— Je déteste la chasse quelle qu’elle soit !
On rejoignit la longue voiture dont la carrosserie argentée brillait doucement dans l’obscurité qu’éclairait à peine un mince croissant de lune. Un serviteur en ouvrit la portière armoriée devant Morosini, qui s’effaça aussitôt pour laisser monter son ami. C’était sans doute un accroc au protocole puisque celui-ci apparemment n’était pas classé hôte d’honneur, mais le Vénitien était bien décidé à faire admettre ses propres règles. L’aide de camp ne pipa pas, se contentant de déglutir avec un effort visible. Aldo eut pitié de lui :
— Votre maître me fait l’honneur de m’appeler son frère, expliqua-t-il avec son sourire le plus désarmant. Je saurai lui faire comprendre que ce grand honneur n’efface pas mes plus anciennes amitiés.
Et il rejoignit Adalbert sur les coussins qui, comme tout l’intérieur de la voiture, étaient recouverts en peau de tigre… Ce qui ne parut pas l’enchanter. Le plus redoutable des félins semblait être le symbole même d’un État dont le prince en avait les yeux et peut-être les instincts féroces. L’incident de la gare était assez révélateur d’un humour froid et cruel. « Sortir de là au plus tôt ! » pensa-t-il. Restait à savoir si ce serait facile. Un vague pressentiment lui soufflait que lui et Adalbert, en dépit du confort raffiné de la somptueuse voiture occidentale, venaient de pénétrer dans un temps reculé où les choses dépendaient du bon plaisir d’un seul homme. Adalbert devait en penser autant car Morosini entendit soudain :
— De toute façon, on ne lambinera pas ici au delà de la date fixée pour le départ pour Kapurthala.
— On dirait que tu n’es pas tranquille toi non plus ?
Adalbert fit la grimace :
— L’atmosphère n’est guère propice à la franche sérénité. Ce type aime un peu trop les tigres. J’ai tendance à en voir partout maintenant. Il y en a même un peint sur les portières, soutenant avec un taureau le blason du seigneur. Lequel se compose d’ailleurs d’un katar, le redoutable poignard hindou, sur champ d’azur. Pas rassurant, tout ça !
— Je te l’accorde, mais peut-être ne faut-il pas s’attacher trop aux apparences ? Comme dans tous les États de l’Inde depuis que le roi d’Angleterre en est l’empereur, il doit bien exister ici un quelconque résident britannique ? Oh, regarde comme c’est beau !
Oubliant ses craintes imprécises, Aldo venait de découvrir Alwar, que révélait le lever du jour, et son image n’était que beauté… Adossée à la chaîne des monts Aravalli qui séparent la région des arides plaines du nord de l’Inde, la vaste cité, dominée par un piton rocheux que couronnait une forteresse, enfermait derrière d’énormes murs d’enceinte doublés de douves profondes une nappe d’eau bleue où se perdaient de larges degrés de marbre blanc ponctués de gracieux pavillons à colonnettes sous des coupoles dorées. Au long de ce petit lac un quai étroit délimitait une ligne fabuleuse de palais et de temples coupés de jardins qui, de loin, paraissaient luxuriants. C’était un étonnant assemblage de couleurs allant du blanc à peine rosé jusqu’à un pourpre profond, le tout cerné, enchâssé, serti dans des fulgurances d’or et d’argent sous des vols de colombes blanches. Cela ressemblait à la Bagdad des Mille et Une Nuits, à la Jérusalem céleste. Sans la menace quasi tangible de l’antique forteresse, dont les murailles imprenables, vertigineuses, rappelaient qu’elles étaient là pour inspirer la peur et parlaient de despotisme, les deux visiteurs eussent pu croire qu’ils accédaient à une sorte de paradis.
Au pied de la montagne, adossé au lac bleu sur lequel ouvraient ses arrières et environné de jardins, le palais du prince, le Vinay Vilas Mahal, ouvrit ses grilles monumentales, où veillaient des gardes rouge et or armés de longues lances, devant la luxueuse voiture. Des allées sablées puis un dallage en damier de marbre rouge et ivoire glissèrent doucement sous ses roues.
Quand la voiture s’arrêta, une nuée de serviteurs vêtus de blanc poussa soudain entre les dalles, mais on ne descendit pas de voiture. Seul, le capitaine venu à la gare et qui avait pris place à côté du chauffeur s’esquiva en priant qu’on voulût bien l’excuser et disparut dans le palais :
— Ce type ne sait pas quoi faire de moi, grogna Adalbert. Il va aux ordres…
En attendant ils eurent le temps d’admirer l’immense cour, vraiment magnifique avec ses pavillons soutenus par des piliers en forme de lotus et ses multiples balcons à dômes. Sur le pavillon central flottait le drapeau du maharadjah, bleu, blanc, rouge et jaune, portant les mêmes armes que sur la voiture. Mais, ce matin là Adalbert n’était guère enclin à la patience :
— J’ai bien envie de demander au chauffeur de me conduire dans un hôtel. Il doit bien y en avoir un dans une ville de cette importance ?
Aldo n’eut pas le temps de lui répondre : l’officier reparaissait, flanqué d’un personnage petit et mince, au teint cuivré sous un turban blanc et au nez arrogant, portant une sorte de lévite noire fermée par des boutons de perle, que Morosini reconnut aussitôt : c’était le secrétaire du prince.
— J’ai le grand honneur de vous souhaiter la bienvenue, Messieurs, et de veiller à votre installation. Sa Grandeur vous confie à moi jusqu’à ce soir, où un grand dîner sera donné à l’occasion de votre venue…
— Le maharadjah est absent ? fit la voix brève de Morosini, contrarié parce qu’il pensait régler l’affaire de la perle le plus tôt possible. Je croyais que nous avions rendez-vous aujourd’hui ?
Le visage du secrétaire s’habilla d’un sourire laiteux tandis qu’il s’inclinait à nouveau, les mains jointes sur sa poitrine :
— Aujourd’hui, hier, demain… Qu’est-ce que le temps ? Il n’existe pas aux Indes, et ici encore moins que partout ailleurs ! Son Altesse chasse aujourd’hui, accompagné d’un hôte inattendu envoyé par le British Museum via la Résidence. Le train a traversé en venant la grande réserve de chasse de Sariska, qui est celle du prince…
— Peut-être. On n’y voit rien la nuit, dans vos trains. Il me semble en effet qu’en arrivant nous avons aperçu des collines boisées, des étangs…
— C’est très giboyeux, émit le secrétaire sur le mode lyrique. On y trouve le léopard, le chat sauvage, l’antilope et bien entendu le seigneur tigre. Sa Grandeur en est très fière et souhaitait la montrer à l’hôte inattendu.
— Un chasseur lui aussi ?
— Non. Un botaniste… mais on trouve toutes sortes de choses dans la réserve.
— Bien. En attendant nous aimerions nous reposer et surtout nous débarrasser de cette poussière…
— C’est trop juste ! Acceptez mes excuses !
Il frappa dans ses mains. Deux escouades de serviteurs aux pieds nus s’emparèrent des bagages des deux hommes… et partirent dans des directions opposées. Aussitôt Morosini protesta :
— Nous n’habitons pas la même partie du palais ? Il doit y avoir assez de place pour que nous soyons logés ensemble ?
— Ce n’est pas un hôtel ici. (Et le secrétaire cracha par terre !) Aussi les appartements des invités sont-ils répartis dans des endroits différents. Où serait l’honneur s’ils étaient côte à côte ? Les honorables hôtes se retrouveront au dîner de ce soir. Ils n’auront pas trop de la journée pour se remettre du long et pénible voyage…
Il fallut bien en passer par là. Après avoir échangé un regard exaspéré, ils suivirent le cortège de leurs bagages. Pour sa part, Morosini, ayant franchi une porte latérale, se retrouva dans un large couloir dallé de marbre noir dépourvu de meubles mais orné de fresques vivement colorées et menant à un enchevêtrement de jardins carrés rafraîchis de jets d’eau, de galeries ajourées, de cours et pour finir à un escalier aux marches raides en haut duquel une autre galerie s’ouvrit, au milieu de laquelle on poussa enfin devant le voyageur les battants sculptés et peints d’une double porte : il était arrivé, et un serviteur long et mince vêtu avec plus de recherche que les autres était déjà en train d’ouvrir ses valises.
La chambre, immense, s’agençait autour d’un prodigieux lit à pieds d’argent, drapé de brocart pourpre tissé d’argent, assez grand pour trois personnes et qui, posé sur de somptueux tapis de couleurs chaudes, régnait, solitaire, planté en plein milieu de la pièce sous un grand lustre de cristal de Venise rouge et or. Peu de meubles sinon quelques coffres anciens, peints comme des manuscrits, quelques fauteuils garnis de coussins pourpres et argent. Aux murs, placées dans de hautes niches, une collection d’exquises peintures mogholes protégées par des plaques de verre et, un peu partout, de grands vases posés par terre débordants de fleurs. La salle de bains attenante où s’activaient d’autres serviteurs était aussi somptueuse. C’était bien la première fois que Morosini voyait, creusée dans le sol, une baignoire de quartz rose avec des robinets et, au-dessus de la tête, un cercle, d’or lui aussi, qui faisait fonction de douche. Il y avait là, entre les murs où se retrouvait en motifs le quartz de la baignoire alternant avec de minuscules miroirs, une table de massage et, sur une sorte de coiffeuse, un assortiment de flacons portant tous la griffe de parfumeurs parisiens, plus un assortiment de produits de beauté que Morosini considéra d’un œil réprobateur.
En fait de parfums, Aldo ne supportait pour lui-même que sa chère lavande anglaise, et cette débauche de senteurs lui donnait l’impression de rentrer dans la salle de bains d’une courtisane. Surtout si l’on y ajoutait les piles de serviettes et les sorties de bain roses ornées d’un hiéroglyphe doré. Du geste il appela le domestique occupé à défaire ses valises, qui s’était présenté à lui en se nommant Amu et en ajoutant qu’il était à son service exclusif pour le temps de son séjour :
— Es-tu sûr que cet appartement m’est bien destiné ? Ces parfums, ces crèmes, ces objets délicats ! Je ne suis pas une femme !
Le serviteur ouvrit plus grands encore ses vastes yeux sombres.
— Cette chambre est la plus belle du palais après celle de Sa Grandeur, sahib, expliqua-t-il en zézayant. Elle est proche de celle du maître, sahib, et il la réserve aux invités qu’il aime. C’est dire qu’elle ne sert pas beaucoup, ajouta-t-il en baissant la voix. Mais s’il faut lui dire qu’elle ne plaît pas au sahib…
Cette fois une véritable angoisse se refléta dans les prunelles liquides et Morosini haussa les épaules :
— En ce cas nous ne lui dirons rien. J’ai déjà été plus mal logé, ajouta-t-il avec le nonchalant sourire qui avait déjà séduit tant de gens. En revanche, saurais-tu me dire dans quelle partie du palais est logé le gentleman qui est arrivé avec moi ?
Le geste d’ignorance d’Amu laissait entendre que cela lui semblait de peu d’importance et le sourire d’Aldo s’effaça :
— Il se trouve, dit-il, que c’est mon ami le plus cher et je veux savoir où il est. Quand tu l’auras appris tu me mèneras auprès de lui…
— J’ai peur que ce ne soit difficile, sahib…
Cependant, après s’être incliné, les mains jointes sur la poitrine, Amu s’éclipsa comme une ombre blanche, laissant Morosini en tête à tête avec le ravissant bassin que l’on avait d’ailleurs empli d’une eau sur laquelle flottaient des pétales de roses. N’ayant rien d’autre à faire et poussé par la nécessité, il s’y plongea avec béatitude pour se débarrasser de la collante poussière jaune qui adhérait à lui comme une seconde peau. Il s’y étrilla vigoureusement, se rinça sous la douche avec l’impression de renaître. Après une friction au gant de crin et un arrosage à l’eau de lavande, il ceignit ses reins de l’une des absurdes serviettes roses et entreprit de se raser, regrettant à cet instant la main si légère de Ramesh, son boy qu’il avait laissé à la gare muni d’assez de roupies pour attendre qu’il le reprenne au passage. Sa main à lui n’était pas aussi sûre que d’habitude et il se coupa :
— Si le sahib veut me permettre ?
Amu, que ses pieds nus rendaient parfaitement silencieux, était près de lui et, d’un geste doux mais irrésistible, s’emparait du rasoir avant de tamponner la petite blessure.
— Alors ? demanda Morosini. Tu sais où il est ?
— Je sais surtout où il n’est pas.
— C’est-à-dire ?
— Il n’est pas au palais. Tandis que l’on te conduisait ici, il est parti dans la voiture qui l’a amené avec toi… S’il te plaît, sahib, ne bouge pas sinon moi aussi je pourrais être maladroit… et ce serait pour moi la honte !
— Je ne comprends pas. Je l’ai vu partir à la suite de ses bagages de l’autre côté de la cour où se trouvait encore la Rolls.
— Elle l’a rejoint ensuite dans la partie des jardins…
— Inconcevable ! gronda Aldo, qui sentait la colère le gagner. Et saurais-tu où il a été conduit ? Quand même pas à la gare, j’espère ? Sinon, tu refais mes valises et j’y retourne dès que j’en aurai fini avec ton maître…
— Non, non, non, sahib ! gémit le malheureux, affolé. Le maharadjah n’aurait pas fait une chose pareille. On a conduit ton ami chez le Diwan sahib.
— Le Diwan sahib ?
— Le… le Premier ministre. Un homme très sage, très important. Ton ami sera bien chez lui. Et puis, se hâta-t-il d’ajouter, il sera au dîner ce soir et ton ami avec lui.
— Tu es sûr ?
— Sûr, sahib ! Tout à fait sûr ! Tu peux avoir confiance en Amu.
— Je ne demande pas mieux, mais peux tu encore m’expliquer pourquoi mon ami doit loger chez ce Diwan et non ici ? Ce n’est pas la place qui manque, pourtant ?
— Ce n’est pas cela, mais l’astrologue du palais a fait savoir que tu arriverais avec un personnage impur qu’il serait dangereux de loger… Cela n’empêche qu’il pourra venir dîner, mais, comme il n’y fera ni sa toilette ni… autre chose, ce sera beaucoup moins grave.
— Et le Diwan, lui, ne craint pas les impuretés ?
— Lui, ce n’est pas pareil il est musulman ! Il ne craint pas les mêmes.
Et sur ce, Amu s’en alla veiller à ravitailler son nouveau maître avant qu’il ne prenne le repos rendu nécessaire par le voyage.
Resté seul, Aldo pensa que ce séjour s’annonçait épineux et que, plus il serait bref, mieux cela vaudrait : il restait quinze jours avant de gagner Kapurthala, qui n’était d’ailleurs pas la porte à côté. Pas question de les passer ici !
« Deux jours ! décida-t-il. Je lui accorde deux jours, à ce malade. Ensuite départ pour Delhi. Cela nous donnera le temps de visiter la ville avant d’aller aux fêtes du Jubilé… »
Réconforté par cette décision, il passa une journée somme toute assez agréable avant que ne vienne le moment de se préparer pour la soirée…
À huit heures et demie, Amu vint le chercher pour le guider à travers le labyrinthe de galeries, d’escaliers et de cours jusqu’au salon de réception précédant la salle des festins, où les invités se réunissaient pour prendre un cocktail ou une autre boisson de leur choix.
C’était, comme les autres, une pièce immense, entièrement en marbre blanc sous un haut plafond voûté et ciselé avec un art consommé. Un bassin fleuri rafraîchi par une fontaine en marquait le milieu et le point de jonction de deux vastes tapis pour lesquels les fleurs du bassin semblaient avoir servi de modèle. À travers les larges fenêtres on pouvait apercevoir le parc illuminé à l’orée duquel l’orchestre du maharadjah faisait entendre de la musique anglaise. Sans doute en l’honneur du botaniste, dont les énormes lustres à cristaux faisaient briller doucement le crâne chauve au milieu des turbans variés des autres personnages présents. Il n’y avait là que des hommes, une vingtaine tout au plus, sur le fond chatoyant desquels le maharadjah se détachait comme un grand lys rose au milieu d’un champ de primevères : il irradiait les feux des diamants et des rubis qui constellaient les roses brodées sur sa tunique de velours et le diadème qui partait comme une auréole de fusées au-dessus de son visage hautain. Des serviteurs blanc et or circulaient parmi les invités, portant sur des plateaux d’argent des verres contenant des boissons aux couleurs variées.
L’entrée de Morosini arrêta net les conversations. Plantant là son botaniste, Alwar s’avança vers son invité d’honneur, les deux mains – gantées ! – tendues et le visage illuminé d’un sourire qui découvrait toutes ses dents. Très belles un demeurant.
— Mon ami !… Mon très cher ami ! Quelle joie me donne votre présence ! Voilà des semaines que j’attends cet instant. Avez-vous fait bon voyage ?
— Excellent, Altesse, mais je…
— Venez, venez que je vous présente ces gens qui vont avoir le privilège de dîner avec vous !
Il l’avait pris par le bras et l’entraînait vers ses autres invités, qui étaient en majorité de hauts fonctionnaires de l’État ou des militaires. Aldo salua d’abord le botaniste, sir Joshua Keating, occupé à décrire à un barbu enturbanné les étonnantes propriétés d’une nouvelle variété de la Prosopopis cineraria, plus connue sous le nom de Khejra aux Indes où elle jouissait d’un statut quasi sacré, mais dont il venait de découvrir, dans la réserve de chasse, une espèce inconnue jusque-là et dont les vertus devaient être étonnantes. Aldo n’eut de lui qu’une poignée de main distraite et un regard qui, faute de passer au-dessus de lui – question de taille ! –, se posa un bref instant sur sa cravate. Ensuite ce fut le tour du Diwan – sir Akbar Gohind – et instantanément Aldo sut que cet homme possédait une forte personnalité et qu’il allait lui plaire. Sous un étroit turban sans ornements, son visage mince, aux trais fins, aux yeux intelligents et méditatifs, s’encadrait d’une courte barbe grise. Pas très grand, il n’en portait pas moins avec élégance une tunique de soie noire fermée par des boutons de diamant. Ses mains étaient admirables et son sourire chaleureux.
Savoir Adalbert chez un tel homme avait quelque chose de réconfortant. Mais, au fait, où était-il, Adalbert ? Il ne le voyait nulle part.
Comme il le cherchait des yeux, le Diwan saisit son regard.
— Vous cherchez votre ami ?
— En effet, sir Akbar. Il m’est revenu qu’on vous l’avait envoyé et je vous remercie de l’avoir accueilli, mais j’avoue ne pas avoir bien compris…
— J’aurais préféré vous l’apprendre moi-même, mon ami, coupa Alwar visiblement contrarié. Mais dans nos palais les cancans vont si vite…
— Ils sont si vastes et si peuplés, il est normal que le vent les porte rapidement. J’ai souhaité, dans la journée, rejoindre M. Vidal-Pellicorne et l’on m’a dit qu’il… rendait visite au Diwan sahib…
— Ce qui m’enchante ! fit celui-ci avec un sourire et un petit salut. C’est un homme d’une grande culture avec qui je vais avoir plaisir à m’entretenir longuement…
Mais le maharadjah entendait terminer la question lui-même. Glissant son bras sous celui d’Aldo, il l’entraîna vers l’une des hautes fenêtres après avoir écarté d’un geste impatient un serviteur et son plateau.
— N’en veuillez pas à mon amitié de l’avoir éloigné momentanément de vous. J’aurais eu plaisir à le garder au palais en… d’autres temps, d’autres circonstances, mais je tenais beaucoup à ce que personne ne se glisse en tiers entre nous. Les astres d’ailleurs l’ont conseillé. Nous avons à parler de tant de choses touchant aux plus hautes aspirations de l’homme !
— Monseigneur, dit Morosini, je suis venu vous admirer dans votre cadre ancestral, contempler vos collections et, si vous ne l’avez pas oublié achever la conclusion d’une affaire, mais je crains que les plus hautes aspirations de l’homme me soient un peu étrangères. En d’autres termes, j’espère seulement passer quelques heures sous le toit d’un ami. Des vacances, en quelque sorte, dans le cadre enchanteur d’un véritable magicien.
La petite flatterie finale effaça le pli de contrariété qui était en train de se former entre les sourcils de Jay Singh. Après une légère hésitation, il éclata de rire :
— Des vacances ! Le terme est excellent et je l’approuve ! Vous aurez vos vacances, mon cher prince… et plus encore. Mais allons dîner !
Précédant Morosini, le botaniste un peu désorienté par l’arrivée de ce concurrent inattendu et le vieux Diwan qui se frottait doucement les mains, le maharadjah gagna la salle des festins où le couvert était dressé sur une interminable table en acajou verni, ce qui laissait une place considérable entre les invités. Somptueuse, bien entendu, la table, avec ses chandeliers de cristal alternant avec des plats d’or chargés de fruits et des buissons de fleurs. La vaisselle était aussi en or, ce qui fit se relever délicatement les sourcils de Morosini. C’était bien la première fois qu’il allait manger dans une vaisselle aussi précieuse. Le coup d’œil en était impressionnant mais, pour sa part, il eut préféré une belle porcelaine. Tout cela faisait un peu nouveau riche !
Jay Singh prit place au bout de la table, sur une sorte de trône garni de coussins de brocart qui lui mettait les pieds à hauteur de la table. Auprès de lui était placé un énorme plat d’or fermé par un couvercle cadenassé : son propre dîner, qu’il absorberait quand bon lui semblerait, car il n’était pas question qu’il mange la même chose que ses invités. Morosini et sir Joshua étaient placés de chaque côté de ce monument. Aldo avait le Diwan comme voisin de droite et le botaniste, l’un des commandants de l’armée d’Alwar. Derrière chaque invité un domestique en blanc se tenait, droit comme une colonne, prêt à répondre à son moindre désir.
Le ballet des grands plats chargés d’une multitude de hors-d’œuvre, dont la plupart étaient ignorés d’Aldo, commença. On avait décidé en effet qu’en l’honneur des hôtes étrangers le dîner serait servi à l’occidentale. Après avoir parcouru du regard l’assemblée des turbans multicolores qui composaient à la table une bordure quasi florale, Morosini se pencha vers le Diwan :
— Pouvez-vous me dire, sir Akbar, pourquoi, recevant un savant anglais, le maharadjah n’a pas invité d’autres Britanniques ? Il doit bien y avoir ici un Résident comme dans les autres États indiens ?
— Oh, nous en avons un, soupira le vieil homme en grignotant délicatement une cuillerée de caviar. Seulement il n’est jamais là. En ce moment, par exemple, il est à Delhi. Il y va souvent, ne laissant à la Résidence, un peu éloignée de la ville d’ailleurs, qu’une poignée de subalternes.
— Et Sa Grandeur lui autorise cette liberté ?
— Vous voulez dire qu’elle l’y encourage. Quand sir Richard Blount est là, il est en butte à tant de mauvaises plaisanteries qu’il se contente de faire acte de présence de temps en temps…
— Des mauvaises plaisanteries ?
— Oui, Son Altesse a beaucoup d’humour. Sir Richard aussi, entre parenthèses, mais quand il trouve dans sa salle de bains une nichée de scorpions ou quand l’un des bestiaires du palais permet à l’un des tigres de Son Altesse d’aller prendre le frais dans les jardins de la Résidence, sir Richard n’apprécie pas vraiment. Oh, les serviteurs coupables de négligence sont sévèrement châtiés mais c’est comme un fait exprès : dès que le Résident est ici, il se trouve affronté à de petits problèmes de ce genre.
— Vous dites que les serviteurs sont châtiés sévèrement ?
— Son Altesse les fait pendre aux arbres de la Résidence. Et envoie des excuses. Lady Blount, en tout cas, ne veut plus mettre les pieds à Alwar. Cela enchante Son Altesse qui déteste les femmes européennes. Il dit qu’elles sentent mauvais…
— Les femmes européennes ou toutes les femmes ? Je n’en ai pas vu autour de lui ni aucune dans ce palais…
— Il y en a pourtant, et pas loin.
Levant la tête, sir Akbar dirigea le regard d’Aldo vers le haut de la salle, dont une sorte de galerie fermée par des panneaux de marbre finement ajouré faisait le tour.
— Vous voulez dire qu’elles sont là-haut ?
— En effet. Ne vous y trompez pas, il existe bel et bien une maharani en titre et trois autres de moindre rang qui ont donné au prince des enfants. Il y a aussi des sœurs, des tantes. Croyez-moi, le zénana est bien fourni. Seulement le prince observe le purdah(14) avec une grande rigueur. Et ces galeries sont faites pour que ces femmes puissent assister aux cérémonies sans être vues…
Pendant le temps de ce court dialogue, le maharadjah entretenait une conversation avec le botaniste. Morosini en saisit la fin :
— Nous sommes heureux que vous ayez trouvé chez nous ce que vous cherchiez, sir Joshua. Rien ne s’oppose donc plus à ce que vous poursuiviez votre voyage d’études ?…
L’expression béate alors répandue sur le visage du savant s’éclipsa derrière un nuage d’incompréhension :
— Mon départ, Votre Grandeur ? Je n’y songe pas encore. J’ai trouvé certes des spécimens intéressants mais je suis persuadé de ne pas avoir extrait toute la substantifique moelle de cette admirable contrée et je compte dès demain repartir en campagne…
— Tsst, tsst, tsst… Vous n’y connaissez rien. Je vous dis moi que vous trouverez mieux chez mon voisin de Bharatpur. Ses terrains de chasse sont plus étendus que les miens et la végétation en est tout à fait remarquable ! Aussi vais-je donner des ordres pour votre départ… Non, non, ne me remerciez pas ! C’est un plaisir délicat pour moi d’aider la science…
La cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Le maharadjah se désintéressait de l’hôte qu’il venait d’expédier si lestement pour s’apercevoir qu’il avait faim. Tandis que le ballet des plats se poursuivait pour ses convives, il fit déposer devant lui l’énorme plateau d’or dont le cadenas fut ouvert avec la clef qu’offrait un jeune serviteur aux yeux inquiets. Il n’y avait d’ailleurs autour de cet homme étrange que de jeunes serviteurs, relayant les aussi jeunes aides de camp vêtus de soies précieuses, mais tous, sans exception, avaient ce même regard d’animal traqué dont Morosini s’était déjà aperçu lors de son déjeuner au Claridge.
Autour de la table chacun fit silence tandis que l’on découvrait un dôme de riz éclatant de blancheur sur lequel étaient disposées toutes sortes de nourritures, volailles, boulettes de viandes, légumes, œufs, tandis qu’autour de ce dôme une multitude de petits plats offraient des épices et des assaisonnements aux couleurs variées. De sa main dégantée, Jay Singh prit un peu de riz dont il fit une boulette, à laquelle il ajouta un peu de volaille avant de la tremper dans une poudre rougeâtre. Les yeux mi-clos il porta le tout à sa bouche et presque aussitôt recracha en poussant un véritable hurlement suivi d’un déluge de paroles dont le Diwan traduisit le principal à l’attention d’Aldo :
— Poison !
— Quoi ? Il y aurait du poison dans cet amas de nourriture ?
Le vieil homme haussa des épaules désabusées :
— Si Sa Grandeur le dit, ce doit être vrai… Je ne crois pas que vous aimerez ce qui va suivre…
Ce fut à la fois rapide et terrifiant. Deux gardes s’emparèrent du serviteur qui avait apporté la clef et le traînèrent devant le haut siège du prince qui d’un geste s’était fait apporter une sorte de calice d’or muni d’un couvercle. Un autre garde prit un peu de riz avec une cuillère, la plongea dans le calice et la ramena couverte de fragments scintillants.
— Du verre pilé ! souffla le Diwan dont la voix fut couverte par les hurlements du malheureux qui fut obligé d’avaler trois cuillères de l’affreux mélange, après quoi, à demi étouffé et poussant des gémissements de douleur, il fut emmené hors de la salle où les conversations reprirent comme si de rien n’était. Le maharadjah, après s’être lavé les mains, remit ses gants, fit emporter d’un signe de la main le plat fatal et adressa un aimable sourire à Morosini :
— Oublions cet incident ! Nous autres princes sommes sans cesse en butte à des… complots de ce genre. Je prendrai seulement quelques fruits pour ce soir.
Tétanisé d’horreur et de dégoût, Aldo ne répondit rien. Son regard devenu d’un vert fulgurant s’attachait à ce bourreau d’un autre âge qui osait prétendre à son amitié.
— Allons, mon ami, remettez-vous ! reprit Alwar et, de sa voix redevenue soyeuse : Des accidents comme celui-ci se reproduisent souvent et il convient d’être vigilant. Nous allons boire ensemble un peu de cognac. Cela nous aidera à oublier ce misérable apprenti-assassin.
Aldo avala d’un trait le verre qu’on lui offrait puis se leva, s’inclina avec une raideur digne d’un officier britannique :
— Avec la permission de Votre Grandeur, j’aimerais me retirer. Je ressens soudain la fatigue du voyage…
— Bien, bien ! Allez vous reposer, cher Morosini. Nous nous reverrons demain. On va vous reconduire chez vous.
En quittant la table, Aldo saisit au passage l’air effaré du botaniste et le regard soucieux du Diwan, mais l’idée de rester une minute de plus dans cette salle somptueuse où un pauvre gamin venait de subir un sort horrible, et très certainement immérité, lui était intolérable. Il était partagé entre deux envies contradictoires : étrangler ce monstre avec son auréole scintillante ou fuir à toutes jambes ce palais, ce pays, retrouver la cage brinquebalante du train qui l’emporterait ailleurs, et le plus loin possible. L’un comme l’autre était irréalisable : tuer Alwar signerait son arrêt de mort et la présence d’Adalbert chez le Diwan lui interdisait de quitter la ville sous peine de l’exposer à la vindicte du maharadjah.
Revenu à sa chambre où il pensait retrouver Amu, il vit qu’un autre domestique se tenait à la porte, qu’il ouvrit avec un profond salut :
— Qui es-tu ? Où est Amu ?
L’homme releva une paupière lourde, découvrant une prunelle qui avait l’air de glisser dans de l’eau noire :
— Malade Amu. Moi je suis Rao… et à ton service, sahib !
— Merci. Pour ce soir, je n’ai pas besoin de toi. Tu peux te retirer.
Sans insister l’homme s’exécuta, laissant Morosini se demander ce que signifiait cette soudaine maladie d’un serviteur qui semblait en si bonne santé quelques heures auparavant. Et ce que signifiaient les événements de cette étrange soirée. À quoi rimait cette subite accusation d’empoisonnement d’un plat tellement vaste qu’il aurait fallu un kilo d’arsenic ou de strychnine pour le rendre vénéneux ? Un coup monté, sans doute, destiné peut-être à lui faire comprendre que son intérêt était de satisfaire en tout un homme pour qui la vie humaine représentait si peu de chose. Il y avait là un avertissement. Une menace peut-être…
Il prit une cigarette dans son étui, l’alluma et s’approcha de la fenêtre pour respirer la nuit fraîche. Elle donnait sur une cour intérieure aux murs de laquelle s’accrochaient des bougainvilliers rouges et blancs. Un parterre à la mode moghole y dessinait des motifs carrés où poussaient les soucis, les verveines et les roses. L’endroit eût été charmant s’il n’était si bien clos. Y descendre n’eût sans doute pas mené sans difficultés à l’extérieur d’un palais dont les dimensions démesurées réduisaient sa propre demeure ancestrale à l’état de modeste hôtel particulier. En outre, sous la galerie qui formait une sorte de cloître, la silhouette martiale d’un garde armé d’un long sabre courbe apparaissait entre les colonnettes.
Aldo resta là un moment à respirer la nuit, au fond de laquelle se faisait entendre, assourdis par la distance, les échos de l’orchestre du maharadjah jouant un air bizarre.
Sa cigarette achevée, Aldo décida de se coucher. Dormir lui éclaircirait les idées et d’ailleurs il se sentait vraiment las. Il se déshabilla, abandonnant ses vêtements un peu partout sur le tapis, puis se dirigea vers la salle de bains pour prendre une dernière douche et se laver les dents. Or, en prenant le verre préparé à cet usage et enveloppé d’un papier de soie rose pour l’hygiène, il trouva un mince rouleau de papier glissé à l’intérieur. Un mot y était écrit, un seul, mais aussi peu rassurant que possible :
« Partez ! »