CHAPITRE II
OÙ LES ENNUIS COMMENCENT…
L’ex-colonel n’était sans doute plus de toute première jeunesse, mais il n’en conduisait pas moins son taxi avec décision, vitesse et un superbe dédain du danger. Lancé à la poursuite de la voiture, il fit des prouesses, fonçant dans les virages qu’il prenait sur l’aile à une allure telle que les roues se soulevaient de l’autre côté. Conduite efficace, au point que, dix minutes plus tard, on longeait la Seine à proximité de Saint-Ouen à distance suffisante de l’« ennemi » pour ne pas le perdre de vue sans toutefois se faire remarquer.
Le colonel stoppa soudain si brusquement que Morosini, peu rassuré par cette magistrale démonstration, se retrouva à genoux le nez à un pouce de la vitre de séparation.
— Pourquoi vous arrêtez-vous ? protesta-t-il.
— Y a là-bas un atelier d’emboutissage de chez Citroën qui a été désaffecté à cause d’une inondation. C’est là qu’ils sont entrés, affirma Karloff.
— Vous avez des yeux de lynx, dites donc ?admira Morosini cependant bien partagé sous le rapport de l’acuité visuelle.
— Non, mais j’habite dans le coin et je le connais comme ma poche. Ils ont dû rentrer la bagnole dans la cour. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Je vais y aller bien sûr… Vous ne pourriez pas me rapprocher un peu ?
Par-dessus ses lunettes, le colonel-chauffeur lui jeta un coup d’œil goguenard :
— J’ai déjà porté, moi aussi, des souliers vernis pour le soir et je sais que ce n’est pas l’idéal pour la marche, mais vous avez peut-être remarqué que mon moteur est un rien trop bruyant ? Alors il faut vous résigner et, par saint Wladimir, vous devriez survivre ! Pendant ce temps je pousserai mon taxi pour diminuer la distance en cas de retour brusqué. Ça descend un peu et je devrais y arriver, ajouta-t-il en extirpant de son siège une carcasse qui, dépliée, s’avéra imposante.
— D’accord ! fit Aldo qui descendit en vérifiant le revolver de Masha pour être certain qu’il pourrait lui demander son aide à tout instant.
— Ne vous en faites pas, je ne serai plus bien loin quand vous en sortirez ! assura Karloff en se mettant en devoir de pousser son taxi comme il l’avait annoncé.
— Oh ! Je ne m’en fais pas…
Un jour grincheux et enchifrené se levait, découpant les contours d’une banlieue jadis aimable que l’industrialisation était en train de défigurer. Le joli château, si amoureusement construit et décoré par Louis XVIII pour sa favorite – la dernière de sa corporation, du moins en France ! – la belle Zoé du Cayla, voyait son parc sévèrement amputé par la Société Thomson-Houston qui se consacrait depuis la guerre à la fabrication de transformateurs et d’appareils à haute tension. Quant au château, transformé en hôpital, toujours pendant la guerre, c’était à présent un centre d’apprentissage pour garçons. Triste décor en vérité mais auquel Morosini ne jeta qu’un coup d’œil destiné à évaluer le danger qui pouvait venir de cet enchevêtrement de bâtisses et d’ateliers.
L’arme au poing et avec les précautions d’usage, il pénétra dans une cour encombrée de débris puis dans un vaste atelier délabré dont les vitres, si elles n’étaient pas cassées, étaient noires de poussière. Et là il ne vit rien sinon, dans un coin obscur, bien protégé de murs épais, un assemblage sinistre composé d’un brasero aux braises encore rouges sur lequel étaient appuyées une paire de tenailles et de longues tiges de fer. Il y avait aussi des traces de sang. Une plongée brutale dans le pire Moyen Âge sous une affichette-réclame à demi déchirée vantant les vertus du Viandox !… Mais de la victime pas trace. Tout semblait s’être volatilisé comme par enchantement.
Durant de longues minutes, Aldo examina les lieux, la cour surtout où des marques de pneus apparaissaient pour s’effacer presque aussitôt, faisant place à des empreintes de chaussures variées. Il y avait aussi les fins talons d’un soulier de femme. C’était comme si ces gens avaient uni leurs forces pour soulever la voiture et l’emporter vers une cachette sûre. Ce qui relevait de la pure aberration…
Au fond de la cour, tout de même, Morosini trouva un rideau de fer passablement rouillé en surface mais dont les œuvres vives étaient bien graissées. Mais d’abord il était fermé et ensuite beaucoup trop lourd pour un homme seul. Le prince-antiquaire pensa alors à demander l’aide du colonel Karloff. Celui-là était taillé comme un ours et son passager le voyait très bien suivre les traces du maréchal de Saxe en tordant un fer à cheval entre ses mains.
Il se mit donc à sa recherche mais n’alla pas loin : le taxi était arrêté presque devant la vieille usine. Quant à son conducteur, il le vit assis un peu plus loin près de la Seine, un petit garçon installé à ses côtés. Tous deux regardaient le fleuve couler à leurs pieds. Morosini s’approcha et, l’entendant venir, l’enfant leva sur lui des yeux bleus désolés et des joues rondes où glissaient encore de grosses larmes. C’était un petit garçon d’une dizaine d’années avec des taches de rousseur et des cheveux blonds en désordre bâchés sous une casquette, ressemblant à l’un de ces gamins de Montmartre que dessinait alors Poulbot avec sa longue culotte, ses brodequins et le cache-nez tricoté enroulé autour de son cou ; mais ses vêtements fatigués semblaient de bonne qualité et donnaient une impression de propreté. Il s’adressa au nouveau venu comme s’il le connaissait et trouvait sa présence toute naturelle :
— Ils l’ont jeté à l’eau ici avec une grosse pierre aux pattes ! L’a coulé tout droit…
Et ses larmes recommencèrent à couler tandis que Karloff grognait :
— Ce n’est même plus la peine de chercher votre bonhomme, monsieur. Le petit était là. Il a tout vu…
— C’est justement ce que je voudrais savoir : que faisait-il à cet endroit à une heure pareille ? Dis-moi, ajouta-t-il en pliant les genoux pour être à la hauteur de l’enfant, tu ne t’appellerais pas par hasard Jeannot Le Bret ?
— Si. Qui vous l’a dit ?
— Mon petit doigt. Reste à savoir comment tu es arrivé jusqu’ici ?
— Derrière leur bagnole ! J’les ai entendus monter chez Piotr quand y sont arrivés. Alors je m’suis habillé vite et j’allais monter voir quand j’les ai entendus descendre. Puis j’les ai vus sortir en traînant Piotr après eux. Alors j’ai voulu les suivre et savoir où ils l’emmenaient.
— Ça n’a pas dû être facile ?
— Pas très ! J’étais agrippé à la roue de secours et ils allaient bon train mais ils risquaient pas de me voir parce que le rideau de la glace arrière était baissé. Et puis on est arrivés là-bas et j’ai sauté quand y se sont arrêtés devant l’atelier. Y z’ont emmené Piotr à l’intérieur et j’ai plus rien vu. Mais j’ai entendu, ajouta-t-il avec un ton d’horreur difficile à rendre, en torchant à sa manche son nez où les larmes coulaient de nouveau. Ah, les vaches ! Qu’est-ce qu’y lui en ont fait voir ! Puis j’ai plus bien entendu et une que j’avais pas encore vue est sortie, montée dans la voiture qui est repartie mais sans moi. Je m’étais caché là, derrière le grand bidon d’essence vide. C’est de là que j’ai vu deux hommes sortir. Ils portaient un corps. J’ai tout de suite compris que c’était Piotr et qu’il était mort. Après ils ont attaché la pierre… Moi je suis resté là, des fois que la pierre s’rait mal attachée mais j’ai plus rien vu… plus rien vu !
Et il se remit à sangloter. Morosini posa sa main sur sa tête pour l’apaiser. Il s’adressa au chauffeur de taxi :
— Et vous, à part lui, vous n’avez rien vu d’autre ?
— J’en ai vu autant que vous : la voiture cette fois est entrée dans l’usine et je crois qu’il serait peut-être temps d’aller chercher la police…
— Justement, avant de l’appeler j’ai besoin de votre aide. Il n’y a personne là-dedans et la voiture elle aussi a disparu. Il reste juste les outils dont ils se sont servis pour faire parler Piotr.
— Il y a peut-être une autre issue ?
— C’est ce que je pense et j’ai besoin de vous pour y aller voir.
Jeannot bien entendu les suivit et ils se retrouvèrent tous les trois devant le rideau de fer qui intriguait tant Morosini. En conjuguant leurs efforts ils réussirent à soulever le lourd ruban de tôle ondulée et constatèrent qu’au-delà il n’y avait qu’un étroit boyau terminé par une petite grille, rouillée elle aussi et fermée à clef.
— Pratique ! apprécia Morosini. Voilà les vilains oiseaux envolés. Que faisons-nous à présent ?
— Vous je ne sais pas, bougonna Karloff, mais moi je voudrais bien rentrer au logis. Ma nuit est finie…
— Et comme vous habitez ici, vous n’avez pas envie d’aller plus loin ? Pourtant, il faudrait ramener le petit à son grand-père et moi avec lui… Cela vous fera une course un peu plus longue, voilà tout !
— Je n’ai jamais eu l’intention de vous laisser là… Embarquez !
On prit le chemin du retour, un peu moins vite parce que à présent le jour était levé et que, dans les rues, l’activité reprenait, mais si l’on espérait rentrer tranquillement rue Ravignan, on se trompait. Délivrés de la peur qui les avait tenus cois, les habitants de la maison s’étaient réunis autour de l’expéditionnaire de chez Dufayel qui, ayant vécu l’affaire aux premières loges, faisait figure de héros et tenait dans la rue une sorte de conférence à laquelle participait activement l’inspecteur Blouin – comme de bien entendu la police avait été prévenue – qui, armé d’un carnet et d’un crayon, prenait des notes frénétiques. Seul le grand-père Le Bret ne participait pas à la fête : toujours aussi sourd il n’avait rien entendu et venait tout juste de s’apercevoir de l’absence de son petit-fils. Mais les fugues du gamin étant courantes, il ne se tourmentait pas outre mesure.
L’arrivée du taxi et de ses occupants fut accueillie comme une manne céleste. Théodule Mermet se fit un plaisir de présenter son hôte de la nuit, au grand ennui d’Aldo qui n’avait guère envie de voir la police se mêler de cette histoire et dut présenter son passeport. L’annonce de son titre fit grand effet sur l’assemblée et singulièrement sur Mermet à qui tout cela allait fournir une histoire sans cesse revue et augmentée qui ferait sa gloire auprès de ses partenaires à la manille.
Beaucoup moins sur l’inspecteur Blouin. C’était un homme déjà âgé, lourd, peu bavard et qui ne s’en laissait imposer par personne. Chargeant ses hommes de faire rentrer tout le monde, il alla s’établir près du taxi avec les trois nouveaux venus pour entendre leur histoire. Elle recoupait parfaitement ce que lui avait appris l’expéditionnaire de chez Dufayel à ceci près qu’Aldo jugea inutile de parler de la « Régente » : une amie l’avait amené chez le réfugié politique pour conclure une affaire – un cas assez fréquent avec les émigrés russes ! –, ils avaient trouvé l’appartement sens dessus dessous et le pauvre Piotr disparu. L’amie était repartie et lui-même était resté pour voir si quelque chose se produirait encore. Une femme était venue qui avait fouillé la cheminée sans rien trouver après quoi Karloff et lui l’avaient suivie jusqu’à Saint-Ouen où elle s’était volatilisée mais où l’on avait trouvé le petit Le Bret qui raconta son histoire.
— Il va falloir me montrer l’emplacement, conclut Blouin en refermant son carnet. Si un homme a été jeté à l’eau on devrait le retrouver…
— Vous trouverez en tout cas des traces de sang, fit Morosini. Avez-vous encore besoin de moi ?
— Peut-être ! Où habitez-vous ?
— Au Ritz.
— Ben voyons ! ricana le policier. Alors tâchez d’y rester. J’aurai sûrement besoin de vous entendre encore.
— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.
— On ne sait jamais. Un détail qui vous aurait échappé… Par exemple vous n’avez aucune idée de ce que ce Russe avait à vendre ?
— Aucune, mentit Aldo avec ce brin d’insolence qu’une attitude méfiante faisait toujours germer en lui. Et Mme Vassilievich qui m’a conduit ici n’en savait pas davantage, continua-t-il en se promettant d’avertir Masha dans les plus brefs délais. L’homme lui avait demandé de lui trouver un acheteur pour quelque chose d’important mais il ne lui a pas dit quoi. Hier soir nous nous sommes rencontrés au Schéhérazade et vous savez la suite.
— Restez quand même à ma disposition ! ordonna Blouin avec une majesté un rien menaçante. Tout ça en définitive n’est pas clair du tout mais vous pouvez partir !
Rengainant la leçon de politesse qu’il eût volontiers donnée à cet inspecteur teigneux, Morosini promit au petit Jeannot de revenir le voir, serra la main d’un Karloff résigné à guider les policiers vers la vieille usine et partit à pied jusqu’à la place du Tertre où il trouva un taxi à qui il demanda de le ramener au Ritz. Chemin faisant, il le fit arrêter devant un café de la rue de la Chaussée-d’Antin d’où il téléphona à Masha en priant le bon Dieu que la police ne soit pas encore chez elle. C’était le cas et en quelques mots il la mit au courant de la situation. C’était décidément quelqu’un de bien : elle l’écouta sans un mot, se bornant à un bref :
— C’est entendu !
— Parfait alors ! Je reviendrai ce soir au Schéhérazade. Il faut que je vous parle.
— Venez. Vous serez le bienvenu.
Le téléphone raccroché à sa petite potence d’acier, Morosini se sentit mieux, avala en passant près du zinc un café brûlant qui n’avait pas vraiment le goût de café mais qu’il sucra abondamment et qui le réchauffa. Revenu dans sa chambre à l’hôtel, il se déshabilla, prit une douche, se sécha vigoureusement, s’enveloppa d’un peignoir de bain, alluma une cigarette mais, avant de s’étendre sur son lit pour prendre un peu de repos, il prit dans sa poche de smoking sa trouvaille de la nuit et se mit à l’examiner avec la passion qu’il mettait lorsqu’il découvrait un bijou non seulement rare mais chargé d’histoire. Et celui-ci l’était. Moins que d’autres pourtant et c’était là que le bât blessait. Que savait-on de cette perle ? Qu’avant de partir pour la désastreuse campagne de Russie, Napoléon Ier l’avait offerte à sa femme qui, de nom sinon de fait, devenait régente : un événement tout à fait insuffisant pour baptiser un joyau. Par la suite et après la première abdication, l’impératrice Marie-Louise quittant Paris sans espoir de retour avait emporté sa cassette et quelques joyaux de la couronne mais, sur le conseil de son père, l’empereur d’Autriche François II, elle avait renvoyé le tout à Louis XVIII après le départ de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène. Réintégrant la collection nationale, la perle et les autres bijoux avaient attendu sagement – le roi-citoyen Louis-Philippe n’y ayant jamais rien emprunté – la montée sur le trône de Napoléon III et les belles épaules de l’impératrice Eugénie ; puis, à la chute de l’Empire, ils retournèrent dans la grande caisse à cinq clefs déposée dans les caves de la liste civile dont les bureaux occupaient alors le pavillon de Flore aux Tuileries. Ils y restèrent jusqu’à la déplorable vente de 1887 décidée par le gouvernement de la République. Le fameux devant de corsage où s’épanouissait la « Régente » fut vendu à Jacques Rossel qui, par l’intermédiaire de Fabergé, le céda au prince Youssoupoff, grand-père de l’homme célèbre à présent dans les deux mondes pour avoir exécuté Raspoutine. Somme toute une histoire un peu courte pour l’une des plus grosses perles connues ! Or elle était apparue sans tambour ni trompette en 1811 chez le joaillier impérial Nitot qui l’avait proposée à Napoléon. Mais elle venait bien de quelque part et n’exerçant pas plus que l’Empereur le métier de pêcheur de perles, Nitot avait bien dû l’acheter à quelqu’un. Mais à qui ?
C’était là un problème comme Aldo les aimait, bien que, pour son goût, la perle n’eût pas sa préférence parce qu’elle n’était pas une pierre née des entrailles de la terre. Fille de la mer, essentiellement féminine et fragile, elle pouvait se dissoudre, s’éteindre, mourir même. On pouvait l’éplucher, c’est-à-dire enlever une couche pour retrouver un orient plus beau. Bref, elle manquait d’éternité, ce qui n’était pas le cas du diamant, cette inaltérable splendeur dont l’éclat triomphant ne cessait de le fasciner. Ceux qui coiffaient la « Régente » étaient d’ailleurs fort beaux en dépit de leur petite taille et durant de longues minutes Morosini s’accorda le plaisir sensuel de caresser du bout de ses longs doigts la chair si douce de la perle qui convenait si bien à la peau d’une femme et les fines arêtes des pierres dont les scintillements la mettaient si bien en valeur. Mais qu’allait-il en faire puisque celui qui se considérait comme son propriétaire n’était plus ?
Pas un instant, l’idée de garder le bijou pour lui ou de l’acheter ne l’effleura. En dépit de sa splendeur il ne l’attirait pas et cela pour des raisons assez personnelles. En bon Vénitien il détestait Napoléon – en tant que général, Bonaparte n’avait-il pas détruit la Sérénissime République et brûlé sur la place Saint-Marc le Livre d’Or de ses grandes familles sans compter le vol des chevaux de bronze de la basilique ? – tout autant que les anciens « occupants » autrichiens. Il avait fallu Lisa et le grand amour qu’il lui portait pour atténuer fortement mais sans l’effacer tout à fait cette rancune séculaire. Que la perle eût brillé sur la gorge dodue de Marie-Louise considérée par lui comme une dinde pourvue d’appétits sexuels intempestifs le laissait de glace. En outre, l’admirable pendentif appartenait à cette catégorie que les receleurs appelaient les « bijoux rouges ». C’est-à-dire ceux pour lesquels le sang avait coulé. Ce qui, au cours des siècles, avait été le cas de nombreux joyaux historiques mais le temps passé leur avait permis de « refroidir » – toujours selon la terminologie des receleurs ! – et la « Régente » ne fût-elle souillée que par le sang du malheureux Piotr, c’était encore trop…
Fatigué par son expédition nocturne, Aldo s’accorda deux heures de sommeil puis, dans l’ordre, refit quelques ablutions, commanda un solide petit déjeuner qu’il absorba jusqu’à la dernière miette de croissant, se rasa, s’habilla, sortit de l’hôtel par l’entrée de la place Vendôme et, refusant le taxi proposé par le voiturier, partit à pied. Il faisait un petit temps frais et sec propice à la marche. Il n’alla pas plus loin que le coin de la place et de la rue de la Paix où Vauxbrun avait son magasin. Mais il n’était pas là. Seul un élégant vieux monsieur répondant au nom de Bailey régnait sur un admirable assemblage de meubles, de tapisseries, de tableaux et d’objets appartenant presque tous au XVIIIe siècle français dont Vauxbrun était spécialiste. M. Bailey était son assistant depuis de longues années et Morosini le connaissait bien. Il apprit de lui que Vauxbrun ayant une expertise avenue Henri-Martin ne paraîtrait pas avant l’après-midi.
— L’avez-vous vu ce matin ? demanda Morosini.
— Mais… oui. Il est venu vers dix heures.
— Il était en bon état ?
M. Bailey se permit un mince sourire qui était chez lui le signe d’une gaieté extravagante :
— En bon état, je pense… Dans son état normal je ne suis pas certain.
— Comment l’entendez-vous ?
— Il était… comment dire ? Rêveur… c’est cela ! Rêveur et distrait. Il est resté un moment devant ce miroir Régence à se contempler pour finalement me demander si, à mon avis, la moustache lui irait. Une longue moustache.
— Et que lui avez-vous répondu ? fit Morosini amusé.
— Que je n’avais aucune compétence en la matière mais que, pour nous Anglais, et à moins d’appartenir à l’armée des Indes, ces ornements pileux font toujours un peu… désordre. C’est du moins ce que je pense…
— Et je pense comme vous. Avec une moustache il aurait l’air d’un marchand de tapis… Voulez-vous lui dire que je lui téléphonerai ce soir ?
En caressant l’espoir que les amours de Vauxbrun ne le conduisent pas à de plus grandes folies qu’une envie de moustache, Aldo s’en alla prendre un taxi et se fit conduire chez les Vassilievich.
La tribu tzigane habitait – ou plutôt campait – rue de Clignancourt dans un petit bâtiment à deux étages donnant sur la rue par un passage fermé d’une grille près de laquelle pendait une cloche. Agitée d’une main ferme, celle-ci fit accourir un jeune garçon d’une douzaine d’années dont les cheveux et les yeux noirs n’avaient pas besoin de ses habits à la russe pour annoncer qu’il n’était pas né dans le quartier. Il salua l’étranger d’un bref signe de tête en lui demandant ce qu’il voulait.
— Voir Mme Vassilievich. Mme Masha Vassilievich, précisa Morosini. Il faut que je lui parle…
— Vous êtes policier ?
— En aurais-je l’air ?
— Pas vraiment, mais celui qui est venu tôt ce matin n’en avait pas l’air non plus…
— C’est fâcheux ! émit Aldo avec l’ombre d’un sourire. Où allons-nous si les policiers n’ont plus l’air de ce qu’ils sont ? Moi je me contente d’être le prince Morosini. Voici ma carte, ajouta-t-il en tirant un petit bristol de son portefeuille pour le donner au jeune cerbère, qui la refusa :
— Vous auriez dû commencer par le dire ! Venez ! Je ne sais pas si elle va être contente de vous voir mais de toute façon cela ne peut pas lui faire de mal.
Guidé par lui, Aldo pénétra dans une pièce assez vaste qui devait tenir lieu de salon à la famille car, au milieu, sur une table recouverte d’un tapis, trônait un samovar. Un très beau samovar d’ailleurs, qui donna à Morosini l’impression d’être transporté à Moscou ou même plus loin, car il y avait dans cette pièce tant de tentures, de tapis et de coussins qu’elle ressemblait à l’intérieur d’une yourte mongole. Il n’eut guère le temps de s’intéresser au décor : derrière le samovar il y avait Masha et Masha buvait du thé en laissant couler ses larmes et en reniflant de temps en temps.
Voyant entrer son visiteur, elle ne dit rien, se contentant de lui désigner une chaise à côté d’elle puis de lui servir une tasse avant de remplir à nouveau la sienne et d’y tremper les lèvres.
Respectant son silence Morosini en fit autant, se brûla mais se retint de souffler sur le liquide trop chaud dont la température n’avait pas l’air d’incommoder la grosse femme. Enfin, elle parla :
— Cet homme, le policier, est venu me dire que Piotr avait été tué par ces monstres, qu’ils l’ont jeté à l’eau.
— Oui. Le petit Jean Le Bret s’est accroché à la voiture des ravisseurs et ainsi les a suivis jusqu’à Saint-Ouen. Mais dès l’instant où il a été enlevé, on pouvait s’attendre à une fin de ce genre.
— Sans doute, et l’enfant est un brave petit. Racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ ! Une femme est venue, paraît-il ?
— Oui, et votre frère avait dû parler : elle savait où chercher la perle. Si j’ai pu la suivre à mon tour, c’est grâce au colonel Karloff qui après vous avoir déposée est revenu m’attendre. C’est vous qui le lui aviez demandé ?
— Non, pourtant ça lui ressemble bien. C’est un vieux grognon mais c’est un Russe et tout ce qui touche au pays l’intéresse.
— Avez-vous une idée de qui peuvent être les ravisseurs de Piotr ? Et qui peut être cette femme ?
Elle eut un mouvement d’épaules traduisant l’ignorance puis ajouta :
— On ne sait rien mais, soyez-en sûr, mon père, mes frères et moi allons chercher et, avec l’aide de Dieu, nous trouverons.
Elle fit trois fois le signe de croix orthodoxe et reprit du thé.
— Je croyais, murmura Morosini, que vous l’aviez rejeté.
L’éclair noir qui fusa des yeux mouillés n’avait rien de rassurant.
— Les hommes l’avaient rejeté vivant mais la mort efface tout. Ce qui reste c’est que l’on a assassiné un Vassilievich et que les meurtriers devront payer le prix du sang. Vous comprenez ?
— Oui, je comprends… et à ce propos, je suis venu vous rapporter ceci.
Il tira la « Régente » du sachet de peau où il l’avait rangée et la posa sur la table. Masha la regarda un instant, sans la prendre. Elle eut même un mouvement de recul :
— Je n’en veux pas. Reprenez-la !
— Par droit d’héritage elle est à vous cependant.
— Héritage ? Piotr l’avait volée.
— On ne vole pas ce qui est abandonné. Le prince Youssoupoff a emporté beaucoup de ses joyaux. Pourquoi pas celui-là ?
— C’est son affaire… Nous, nous n’en voulons pas. Elle est marquée du sang de Piotr : elle nous apporterait le malheur.
— Elle vaut une fortune. Vendez-la !
— Vendez-la vous-même ! C’est votre métier après tout et c’est pour cela que je suis allée vous chercher. Mais ne nous rapportez pas l’argent ! Il serait tout aussi souillé que la perle.
La surprise tint Morosini muet pendant un instant. Quelle étrange femme ! Elle refusait ce qui pour tant d’autres eût été une aubaine et ce n’était pas sans grandeur car, s’ils connaissaient un certain succès, les Vassilievich n’étaient pas riches.
— Que voulez-vous que j’en fasse dans ce cas ?
— Ce que vous voudrez. Donnez-le à une œuvre… ou mieux : servez-vous-en pour assurer l’avenir de ce petit garçon qui a risqué sa vie pour aider Piotr. Le grand-père est vieux. L’enfant pourrait se retrouver seul. Ce serait alors l’orphelinat…
— C’est une idée en effet…
Morosini se leva, remit la perle dans sa poche et s’inclina pour prendre congé, mais Masha le retint :
— Encore un mot s’il vous plaît ! La femme de cette nuit… à quoi ressemblait-elle ?
Aldo s’efforça d’en donner un portrait aussi exact que possible mais sa description n’eut pas l’air d’éveiller un souvenir quelconque chez la chanteuse.
— Cela ne me dit rien, cependant je me souviendrai de ce portrait. De toute façon nous serons peut-être appelés à nous revoir. L’enquête des policiers débute.
— Je n’ai pas besoin d’elle pour avoir envie de vous revoir… si vous le permettez, fit Aldo avec un sourire qui trouva un écho sur le visage impassible et désolé. Je retournerai au Schéhérazade pour vous entendre chanter avant de rentrer à Venise…
Il baisa la main qu’elle lui tendait et allait se retirer. Encore une fois elle le retint :
— Votre ami l’antiquaire, fit-elle avec un sourire malicieux, dites-lui qu’il ne faut pas qu’il se fasse d’illusions au sujet de Varvara. Elle a été aimable avec lui hier parce qu’il fallait le séparer de vous mais elle est fiancée à l’un des nôtres, Tiarko. Il est en Hongrie en ce moment mais il va revenir… et il joue facilement du couteau…
Se souvenant de la danse sensuelle de la belle Varvara, Aldo pensa que, lorsqu’il était près d’elle, le Tiarko en question devait vivre en permanence avec le couteau entre les dents, ce qui devait être bien incommode dans la vie quotidienne. Il garda ses réflexions pour lui, se contentant d’affirmer qu’il avertirait Gilles.
Il le fit quelques heures plus tard en dînant en face de lui au grill-room du Ritz. Fermement décidé à faire honneur au caviar du Schéhérazade, Vauxbrun tenait à manger légèrement, d’où le choix du grill plutôt que du restaurant.
— Tu as vraiment l’intention d’y aller tous les soirs ? fit Aldo en voyant son ami chipoter d’un couvert négligent sa sole grillée. Tu vas te détruire la santé, négliger tes affaires, te ruiner en partie, finir par te suicider peut-être et tout ça pour rien !
— Rengaine ta boule de cristal tu n’as jamais été voyant, que je sache…
— Non, mais je suis renseigné. Petite question d’abord : qu’as-tu fait hier soir après mon départ ?
Cessant de torturer son poisson, Gilles Vauxbrun leva sur son ami un regard lourd :
— Pas grand-chose, il faut bien l’avouer. Le billet de Varvara me priait de l’attendre à la sortie. Ce que j’ai fait mais je n’ai eu droit qu’à une brève apparition. Juste le temps de me dire quelle éprouvait pour moi une très vive… sympathie et qu’elle aimerait que nous nous connaissions mieux mais que, pour l’instant, tout rapprochement était difficile.
— Et cela ne risque pas de s’arranger. Elle t’a parlé de Tiarko ?
— Qui c’est celui-là ?
— Son… fiancé mais je dirais plutôt son amant : un Hongrois, absent pour le moment, qui se promène partout avec un couteau coincé dans les molaires.
— Pour quoi faire ?
— À ton avis ? Othello doit être un apprenti à côté de lui.
Cette fois Vauxbrun ne mangeait plus du tout :
— D’où sors-tu cette histoire ?
— C’est que moi j’ai eu une nuit passionnante, mon bon. Tu étais tellement parti dans tes rêves que tu ne m’as même pas demandé pourquoi je t’avais quitté un peu vite…
— C’est vrai, ça. Où es-tu allé ? demanda l’antiquaire sur le ton poli de celui qui s’en fiche complètement.
De façon aussi brève que possible, Aldo raconta sa nuit et sa visite rue de Clignancourt. Sortant de l’ordinaire, le récit réussit à capter l’attention de Gilles mais il en retint surtout que son ami était désormais au mieux avec la sœur aînée de sa bien-aimée.
— Merveilleux ! s’écria-t-il. Grâce à toi j’aurai à présent un pied dans la place car, bien sûr, je vais t’aider à vendre ton caillou.
— Une perle n’a rien à voir avec un caillou et, si tu veux bien, c’est moi que ça regarde. Quant à tes futures relations, tu me parais décidé à ne tenir aucun compte de ce que je t’ai dit touchant ce Tiarko ?
Le sourire fat qui s’épanouit sur le visage olympien de l’antiquaire donna à Morosini une furieuse envie de lui assener quelques claques pour le ramener sur terre.
— Mon cher, à vaincre sans péril on triomphe sans gloire et Varvara vaut la peine que l’on rompe les lances en son honneur.
— Ce sont tes os que tu risques de rompre, imbécile ! Mais ne compte pas sur moi pour ramasser les morceaux… Ah, Olivier ? Vous voulez parler à l’un de nous ?
La fin de la phrase s’adressait au solennel Olivier Dabescat, maître d’hôtel du Ritz depuis de longues années et l’un des hommes les mieux renseignés et les plus appréciés du Tout-Paris. Son aspect était majestueux, sa courtoisie sans faille et son savoir-faire immense. Il offrit à Morosini son plus aimable sourire :
— C’est Votre Excellence que je viens importuner. Il y a là un personnage qui désire vivement lui parler quelques instants.
En même temps il présentait une carte de visite sur laquelle Aldo lut qu’il s’agissait du commissaire principal Langlois.
— Je l’ai prié d’attendre dans le salon Psyché qui est libre ce soir, mais si Votre Excellence souhaite achever tranquillement son repas je veillerai à agrémenter l’attente de…
— Ce n’est jamais bon de faire attendre la police, dit Morosini en riant. Et de toute façon je n’ai plus faim…
Il se leva et précéda le maître d’hôtel jusqu’au joli salon indiqué, dans lequel un homme d’une quarantaine d’années arpentait à pas lents le très beau tapis de la Savonnerie. Meublé en Louis XV authentique, le salon Psyché n’aurait pas déparé Versailles. Quant au policier, à la surprise de Morosini, il ne détonnait aucunement dans ce décor luxueux. Vêtu d’un élégant costume prince-de-galles gris coupé à la perfection et agrémenté d’une cravate de soie vieil or assortie à la pochette qui dépassait discrètement de sa poche de poitrine, le commissaire principal Langlois érigeait sur un long corps sec un visage énergique et des yeux gris, froids et inquisiteurs sous une profonde arcade sourcilière.
L’entrée de Morosini arrêta sa promenade mais il attendit d’être rejoint pour saluer d’une brève inclinaison de tête :
— Prince Morosini ?… Croyez que je regrette d’avoir interrompu votre repas mais j’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de nous voir ici plutôt qu’à mon bureau du quai des Orfèvres.
— Le repas est de peu d’importance et je vous suis reconnaissant, commissaire, d’être venu à moi. Asseyons-nous ! Voulez-vous prendre quelque chose ? Un café peut-être ? J’avoue que j’en boirais volontiers…
— En ce cas moi aussi. Merci.
Les deux hommes prirent place près d’un guéridon vite nanti d’un plateau d’argent. Ils n’échangèrent que des banalités jusqu’à ce que le café soit servi, ce qui leur permit de s’étudier mutuellement. Aldo pensait que cet homme froid et courtois ne devait pas être facile à manier mais qu’il eût accepté ce qu’on lui offrait était encourageant.
— Venons-en au but de ma visite, dit enfin celui-ci en reposant sa tasse. Au début de l’après-midi la brigade fluviale a retrouvé le corps de Piotr Vassilievich…
— Déjà ? D’après le récit du petit Le Bret, il a pourtant été lesté d’un parpaing ?
— Mal attaché sans doute. Un marinier en remontant son ancre l’a ramené à la surface Naturellement il n’y a pas touché et s’est hâté de nous avertir. Il n’en avait d’ailleurs aucune envie…
— Pourquoi ?
— Pas beau à voir. La femme du marinier a piqué une crise de nerfs devant le corps.
— Vous êtes sûr que c’est lui ?
— Aucun doute. Deux de ses frères et sœurs sont venus l’identifier. Bien entendu ils devront attendre les résultats de l’autopsie pour procéder à ses funérailles.
— Pourquoi une autopsie ? Nous savons que ce malheureux a été torturé et assassiné très probablement par plusieurs personnes…
— Parce que c’est la loi… et parce que, dans des cas comme celui-là un cadavre peut réserver des surprises. Vassilievich avait rapporté de Russie un ou plusieurs bijoux, des pierres isolées certainement plus faciles à cacher qu’un collier ou un bracelet. Or ces pierres n’ont été récupérées ni par les assassins, ni par la famille, ni par vous si j’en crois votre déposition et celle de Masha Vassilievich…
— Vous pensez qu’il aurait pu les avaler ?
— Ce ne serait pas la première fois que cela arriverait.
— Sans doute, mais dans le cas présent cela me semble difficile.
— Pourquoi ? Vous savez en quoi consistaient ces bijoux ?
— Non, et Masha Vassilievich non plus. Son frère ne les a jamais montrés. Mais étant donné mon début de relations avec eux, l’absorption me paraît exclue. Masha sait que son frère possède un ou plusieurs joyaux qu’il souhaite vendre au mieux. Or m’ayant déjà rencontré à Varsovie il y a trois ou quatre ans, elle me reconnaît au Schéhérazade où j’étais allé passer la soirée avec un ami et elle me demande de l’accompagner chez son frère à sa sortie du cabaret. Arrivés rue Ravignan, nous trouvons ce que vous savez déjà : le logis bouleversé et Piotr disparu.
— Jusque-là nous sommes d’accord. Où je le suis moins c’est sur la suite. Au lieu de prévenir aussitôt la police, ce qui eût été normal, Masha Vassilievich rentre chez elle et vous, vous allez vous embusquer chez le voisin d’en face. Pour quoi faire, mon Dieu ?
— Pour voir ce qui pouvait se passer.
— Drôle d’idée ! Que vouliez-vous qu’il se passe ? Ils ont tout chamboulé dans l’appartement et ensuite emmené l’homme pour le faire disparaître…
— Non. Ils l’ont emmené pour l’interroger à leur façon dans un coin tranquille. S’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, il était plus simple de le laisser sur place étranglé ou égorgé.
Langlois eut un sourire en coin mais ses yeux ne quittaient pas le visage d’Aldo.
— La suite vous a donné raison puisqu’une femme est venue, qu’elle est allée tout droit à la cachette, sans doute renseignée par le captif. Où cela redevient étonnant, c’est qu’elle n’ait rien trouvé. Vassilievich a dû parler pour échapper à la souffrance. Désigner une cachette vide c’était se condamner à mort, non ?
Morosini haussa les épaules :
— De toute façon il était condamné. La meilleure preuve est qu’ils l’ont tué et jeté à la Seine sans même attendre le retour de leur envoyée.
— Hum ! Cela ne dit pas où sont passés les bijoux ? La grosse Masha peut-être ?
— Faites-lui crédit d’un peu d’intelligence. Pourquoi serait-elle venue me chercher pour constater qu’il n’y avait plus rien ?
— Et elle ne savait pas en quoi consistait le trésor rapporté par son frère ? Il est étrange que Piotr ne le lui ait pas dit.
— Elle n’a jamais parlé d’un trésor. Son frère lui a seulement dit qu’il s’agissait de quelque chose de très précieux… mais de peu de volume. En ajoutant que le quelque chose valait beaucoup d’argent. Elle pensait le découvrir avec moi.
— Vous n’avez pas essayé d’imaginer de quoi il retournait ? Quelques-unes des célèbres émeraudes Romanoff ? Les perles noires de la Grande Catherine ?
Morosini regarda son visiteur avec une stupeur amusée :
— Seriez-vous un confrère caché sous l’apparence policière ?
— Non, je ne vous viens pas à la cheville mais j’avoue que j’ai toujours été passionné par l’histoire des pierres précieuses et la beauté desdites pierres. Quand le maharadjah de Kapurthala vient en France, ou n’importe quel autre de ses pairs, je m’arrange pour assurer plus ou moins sa protection. Pour le plaisir ! Cela me vaut, de temps en temps, des entretiens agréables.
Aldo voulait bien le croire. Les princes devaient trouver reposant de se confier à cet homme élégant et courtois qui devait les changer singulièrement de la moyenne des policiers rencontrés au cours de leurs voyages.
Cependant Langlois se levait :
— Je vais vous rendre votre liberté… provisoirement ! Non, ne vous inquiétez pas, c’est de l’égoïsme à l’état pur. J’aurais plaisir à bavarder encore avec vous. Vous ne comptiez pas rentrer à Venise dans l’immédiat ?
— Il faudra tout de même que j’y songe ! Il arrive que mes affaires aient besoin de moi… sans parler de ma femme !
— Elle est la fille de Moritz Kledermann, n’est-ce pas ?
— En effet. Vous connaissez mon beau-père ?
— Je n’ai pas cet honneur mais on ne peut s’intéresser au monde des joyaux sans avoir entendu parler de l’un des plus grands collectionneurs européens. En tout cas rassurez-vous ! J’espère bien ne pas vous retenir plus longtemps qu’il ne faut. Cette histoire est désagréable et malheureusement vous y êtes mêlé. Je sais aussi qu’en certains cas vous ne voyez pas d’inconvénient à aider la police.
— Qui diable a pu vous dire une chose pareille ?
Le commissaire eut à nouveau son curieux sourire en coin, prit la main de Morosini et la serra. Une poignée de mains comme celui-ci les aimait, solide et ferme.
— Le chef-superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, est de mes amis… Nous avons parfois collaboré et il lui est arrivé de me parler de vous.
Après le départ du commissaire, Aldo s’accorda un instant de solitude en compagnie d’une cigarette avant de rejoindre Vauxbrun. Il n’y avait pas à se tromper sur le sens exact des paroles du policier : il lui était bel et bien enjoint de ne pas quitter Paris et s’il était une chose dont il avait horreur c’était de se voir assigné à résidence. Combien de temps cela allait-il durer ? Il n’était certes pas inquiet pour ses affaires : Guy Buteau, qui avait été son précepteur avant de devenir son fondé de pouvoir(3), était très capable de les mener sans lui pendant un certain temps et, depuis l’admirable invention de Graham Bell, converser sur longue distance était devenu possible. À condition, évidemment, de savoir se montrer patient. Mais il y avait Lisa dont il détestait être séparé plus de trois ou quatre jours et il savait qu’il en était de même pour elle. L’idée qu’elle pouvait rentrer sans qu’il soit là pour l’accueillir lui était insupportable. Conclusion : il fallait se tirer de ce mauvais pas le plus vite possible !
Mais comment ? Remettre la perle à Langlois en lui donnant le fin mot de l’histoire ? Masha ne serait pas d’accord. Héritière normale avec le reste de la tribu de l’enfant prodigue, elle la lui avait confiée, à lui Morosini, en lui disant de la vendre et de s’en servir pour faire le bien, mais cela allait durer combien de temps ? Aldo se voyait mal organiser subitement une vente à l’hôtel Drouot ou à Galliera sans que la police bouge une oreille…
Sa cigarette finie, il retourna vers Gilles en se demandant s’il l’avait attendu mais il était bien là, rêvassant, les yeux mi-clos, un demi-sourire aux lèvres au-dessus de son verre de chablis. Il ouvrit un œil quand Morosini se rassit en face de lui :
— Je commençais à me demander si on t’avait mis les menottes ou pas.
— À voir ta mine béate ça m’étonnerait ! Tu ne pensais sûrement pas à moi. Et tu devrais, parce que je suis dans le pétrin.
— Raconte !
Aldo fit un bref résumé de son entretien avec le commissaire en terminant son exposé par un « qu’est-ce que tu ferais à ma place ? »
— Je ne sais pas. Le plus petit bon sens voudrait que tu coures après Langlois pour lui remettre la damnée perle mais tel que je te connais je ne te vois pas rentrer bourgeoisement chez toi sans savoir qui a tué ce pauvre bougre et sans la certitude que ses assassins sont en cabane. En outre, en ce qui me concerne, je te défends de faire la moindre peine à quelque Vassilievich que ce soit et à la sœur de Varvara moins qu’à tout autre…
— C’est ce qui s’appelle un conseil judicieux ! grogna Morosini. Si c’est tout ce que tu as trouvé, merci beaucoup ! Je suppose que tu vas là-bas ? ajouta-t-il en voyant Vauxbrun vider son verre et se lever.
— Tu supposes juste ! Et tu devrais venir avec moi… ne fût-ce que pour entendre Masha chanter « Les deux guitares ». Un moment de pur bonheur !
— Non merci ! Mieux vaut qu’on ne me voie pas trop au Schéhérazade. Ce bon commissaire est très capable de me faire surveiller. Dis à Masha ce qu’il en est et tu me donneras sa réponse… Mais je la connais d’avance : elle n’acceptera jamais que le joyau qui a coûté la vie à son petit frère soit remis à la police ! Question d’éthique !
Vauxbrun envolé vers ses amours, Aldo rejoignit le bar de la rue Cambon, celui des deux bars du Ritz qu’il préférait. Franck, le chef barman qui était la mémoire du Tout-Paris et de divers autres lieux l’accueillit avec le sourire respectueux et un rien complice qu’il réservait à ses meilleurs clients :
— Une fine à l’eau comme d’habitude, Excellence ?
— Non, Franck ! Sans eau et dans un grand verre !
Au lieu de s’asseoir à une table, Morosini s’était installé sur l’un des hauts tabourets proches du comptoir d’acajou et y plantait ses deux coudes en homme qui a l’intention de rester là un moment. Le sourcil subtilement surpris avec une nuance désapprobatrice, Franck ne se précipita pas sur ses bouteilles.
— Hum ! Monsieur le Prince pense qu’il a besoin de quelque chose d’efficace ?
— C’est exactement cela ! Pas d’eau !
— Pourquoi pas un cocktail en ce cas ? Un Corpse Reviver par exemple ?
Aldo se mit à rire :
— Je sais que vous êtes le roi du cocktail des deux continents, Franck(4), mais pensez-vous vraiment que j’aie besoin de réanimation ?
— Pour savoir ce qui convient à un certain degré de soucis, il faut essayer.
— Et il y a quoi dedans ?
— Dans le Corpse Reviver n° 1, il y a un tiers de calvados, un tiers de brandy et un tiers de vermouth italien.
— S’il y a un numéro un, il y a au moins un numéro deux ?
— C’est mathématique. Celui-là est à base de Pernod avec un peu de jus de citron et du champagne…
— Bigre !
— … mais il me semble que le n° 1 conviendrait mieux. L’autre soir, le prince Youssoupoff est venu passer un moment ici. Un peu de désenchantement je pense… Il a beaucoup aimé mon n° 1. Il se sentait mieux en repartant.
— Il en avait bu combien ?
— Trois ou quatre… peut-être cinq, répondit Franck la mine doucement rêveuse.
— Peste ! Il fallait qu’il ait de gros soucis ?
— Votre Excellence n’a pas lu les journaux ces jours derniers ?
— Pas vraiment, non.
Le barman plongea derrière son comptoir, en tira une poignée de journaux, en choisit un qu’il tendit à Morosini après y avoir jeté un coup d’œil.
— Ah voilà ! La fille de Raspoutine qui vit chez nous depuis un moment veut lui intenter un procès en cour d’assises pour avoir assassiné son père. Il y a là une photo et elle n’est pas vraiment sympathique !
Aldo prit le journal et son cœur manqua un battement : le visage reproduit sur le quotidien était celui de la femme venue fouiller le logement de Piotr Vassilievich !
— Pas sympathique du tout, en effet !… Tout bien réfléchi, Franck, préparez-moi donc votre n° 1 de façon que je puisse y revenir. Je crois que je vais en avoir besoin…