CHAPITRE X
DANS LA GUEULE DU LOUP
Parvenue dans sa chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin des Tuileries, la voyageuse en ouvrit une pour respirer un moment l’air joyeusement ensoleillé du matin puis défit sa valise, rangea ses vêtements, gardant seulement une rechange de linge, sonna pour demander qu’on lui serve un petit déjeuner, fit couler un bain et alla s’enfermer dans la salle de bains.
Quand elle revint enveloppée dans un peignoir en tissu éponge, son reflet dans le miroir ancien placé au-dessus d’une console la saisit et elle resta là un instant à se regarder, ce à quoi elle s’était refusée en faisant sa toilette. Elle eut peine à se reconnaître. Elle était si pâle que ses yeux ressemblaient à des trous d’ombre. Plus pâle peut-être à cause de ses cheveux bruns qu’elle venait de libérer du bonnet de caoutchouc. Et puis ce pli amer au coin de la bouche… Mais était-ce vraiment le temps de s’apitoyer sur elle-même ?
Brusquement elle tourna le dos à la déplaisante image et s’installa devant la table qu’on lui avait servie pendant son bain. Elle n’avait pas vraiment faim mais elle savait qu’elle allait avoir besoin de forces. Et puis le café était bon et sa chaleur lui fit du bien.
Restaurée, elle se rhabilla, se recoiffa en bandeaux avec un chignon tordu sur la nuque, remit son chapeau, son manteau, ses grandes lunettes qui la rassuraient comme si elle portail un masque, prit son sac, l’épaisse serviette de cuir, sortit de sa chambre et quitta l’hôtel…
Elle n’alla pas loin : simplement jusqu’au bureau de poste de la rue de Castiglione où elle demanda un numéro de téléphone. Ses instructions spécifiaient qu’elle ne devait en aucun cas appeler de l’hôtel. Le numéro dépendait du standard Marcadet, mais elle ignorait dans quelle demeure il aboutissait et devait se contenter de demander Luis. Elle l’obtint d’ailleurs presque aussitôt et le dialogue s’engagea :
— Vous venez d’arriver ? demanda une voix masculine à l’accent ibérique.
— Oui.
— Où êtes-vous descendue ?
— Hôtel Continental, rue de…
— Je sais où c’est. Sous quel nom ?
— Mina Van Zelden.
Elle entendit un ricanement désagréable :
— Vous n’auriez pas pu trouver plus simple ? Vous autres aristocrates, il vous faut toujours des noms à tiroirs…
— Je connais bien celui-là.
— Bon. Peu importe. Vous avez ce qu’on vous a demandé ?
— Oui.
— Tout y est ?
— Tout.
— Bien. Alors maintenant écoutez ! Vous allez rentrer à votre hôtel et y rester sans bouger jusqu’à ce soir. À neuf heures, vous sortirez sous les arcades de la rue de Rivoli en vous arrêtant au coin de la rue Rouget-de-l’Isle. Une voiture viendra vous prendre mais jusque-là vous ne communiquerez avec personne. Compris ?
— Si par personne vous entendez la police, soyez tranquille.
— Pas seulement ! Nous savons que vous connaissez du monde à Paris. Alors ne faites pas l’imbécile. Votre mari pourrait en pâtir : le moindre suspect à l’horizon et il ne revoit pas la lumière du jour.
— Comment va-t-il ?
— Comme on peut aller quand on est enchaîné au fond d’un trou avec un pain de quatre livres et un seau d’eau tous les deux jours. Il était temps que vous arriviez d’ailleurs, car on allait diminuer ses provisions de moitié. Vous allez le trouver changé !
De nouveau le ricanement pénible. Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’appareil au point de blanchir aux jointures.
— C’est tout ce que vous avez à me dire ?
— Non. Comment êtes-vous habillée ? On a une belle photo de vous en robe du soir mais je suppose que vous ne vous baladez pas avec des kilomètres de satin blanc et une fortune en émeraudes ?
— Je porte un tailleur gris sous un cache-poussière, un chapeau de feutre gris… et des lunettes !
— Parfait. À ce soir… et tenez-vous tranquille hein ?
— Comme si j’avais le choix…
Elle raccrocha, paya sa communication et repris à pas lents le chemin de l’hôtel. Revenue dans sa chambre, elle s’adossa un instant à la porte refermée en laissant tomber la serviette et s’efforça de respirer à fond pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle arracha son chapeau et se jeta sur le lit où elle éclata en sanglots désespérés. La tension subie depuis qu’elle avait reçu l’affreuse lettre était devenue intolérable, mais jusqu’à présent le bienfait des larmes lui avait été refusé. Or, si vaillante qu’elle fût, il y avait tout de même une limite à la résistance de Lisa Morosini…
Elle pleura longtemps mais, peu à peu, les sanglots, si douloureux au début, s’apaisèrent et l’épouse d’Aldo finit par sombrer dans un sommeil dont elle avait le plus grand besoin…
L’après-midi était avancé quand elle s’éveilla. Il y avait une éternité qu’elle n’avait aussi bien dormi et il lui fallut un moment pour réaliser où elle se trouvait, avant que la notion de ce qui s’était passé et de ce qui allait advenir ne lui revienne. Des jours de colère aboutissant à des jours d’angoisse pour en arriver à ce voyage dont elle ne savait trop comment il se terminerait…
La colère était venue quand, à Vienne, elle avait reçu ces lettres indignées de son cousin Gaspard Grindel qui dirigeait la succursale parisienne de la banque Kledermann. Il avait vu Aldo souper en tête à tête chez Maxim’s avec une ravissante créature, repartie d’ailleurs avant lui, mais qu’il avait suivie et chez qui, par la suite, il s’était rendu plusieurs fois. La première épître l’avait agacée bien qu’elle se fût refusé à lui attacher trop d’importance : elle savait que Gaspard, en bon Suisse, n’aimait guère celui qu’il appelait l’« Italien », mais c’était un homme honnête qui ne se serait pas amusé à affabuler. Du coup Lisa avait accepté cette invitation chez les Colloredo, puis le séjour inattendu à Rudolfskrone, afin d’exciter un peu la jalousie de son époux tout en l’incitant discrètement à la rejoindre. Mais il n’en avait rien fait, se cramponnant à cette histoire de meurtre dans lequel il était témoin… ce qui, selon Gaspard, ne justifiait nullement qu’il prolonge à ce point son séjour. Et puis il y avait eu cette abominable coupure de journal : la belle comtesse avait été assassinée, tenant dans sa main une lettre passionnée. Aldo était en fuite, accusé du meurtre pour lequel, malheureusement, il y avait un témoin…
À sa petite-fille, Mme von Adlerstein avait affirmé aussitôt que c’était impossible. Un coup monté, peut-être, une affreuse machination, mais Aldo était incapable d’une mauvaise action et d’un crime encore moins :
— Je connais les hommes, ma petite, et celui-là en particulier : je l’ai étudié attentivement. Jamais il n’aurait fait cela ! Jamais !
C’était bon à entendre même si Lisa savait, d’expérience personnelle, quelle influence une femme trop jolie pouvait avoir sur Aldo. Elle avait assez souffert de son premier mariage ! Cependant, elle non plus ne le croyait pas coupable du meurtre. Elle était alors rentrée sur-le-champ à Venise et cette autre lettre était arrivée, portée par un messager inconnu. Elle exigeait que la princesse Morosini apporte elle-même, en se soumettant des ordres bien précis, la collection de joyaux de son époux qui comportait aussi ses propres – et très beaux ! – bijoux.
Il avait fallu calmer la colère du vieux et charmant Guy Buteau, qui vouait au couple une affection paternelle :
— Je n’accepterai pas – et en cela je sais que je traduis la pensée d’Aldo – que vous vous engagiez dans une aventure aussi dangereuse ! Aldo ne manque pas d’amis dévoués à Paris. Je suis certain qu’ils font tous leurs efforts pour le retrouver…
— Moi aussi j’en suis certaine, Guy, mais vous avez lu : je dois venir moi-même…
— Pas difficile de deviner pourquoi : quand ils vous tiendront, ils ne vous lâcheront plus. N’oubliez pas de qui vous êtes la fille unique !
— Il y a peut-être un moyen. Nous allons laisser courir le bruit qu’il m’est arrivé un accident et je vais ressusciter Mina. C’est sous cette identité que j’irai à Paris. À moi de les convaincre que je suis vraiment ce que je prétends être. Et pour commencer je vais teindre mes cheveux…
— Lisa, Lisa ! Vous avez des enfants. Les oubliez-vous ?
— Les oublier ? Dieu me pardonne, Guy, mais vous déraisonnez ! Comme si vous ne saviez pas combien je les aime. Seulement ils ont autant besoin de leur père que de leur mère…
— Et s’ils n’ont plus ni l’un ni l’autre ?
— Il leur restera assez d’amour pour les entourer jusqu’à ce qu’ils soient un homme et une femme. Il y a ma grand-mère, mon père, vous.
— Alors je vais avec vous !
— Non, Guy. Je dois y aller seule et le plus vite possible : vous avez lu cette lettre ? Vous devez rester justement pour protéger les enfants. Ces gens sont capables de s’en prendre à eux…
Il avait bien fallu en passer par où le voulait Lisa et, nantie d’une fortune en joyaux tirés de leurs écrins et logés dans des sachets de peau de chamois, elle avait pris le train pour Paris…
Elle consulta sa montre. Il lui restait trois heures avant de gagner le lieu du rendez-vous. Que faire à présent au cœur de cette ville qu’elle aimait, où vivaient ceux qu’elle considérait non seulement comme ses meilleurs amis mais aussi comme sa famille : Adalbert le fidèle, Mme de Sommières et ce phénomène sympathique et déroutant qui avait nom Marie-Angéline, et puis, encore plus proche géographiquement parlant, Gilles Vauxbrun qui lui montrait toujours une respectueuse admiration. Ils étaient là, tout près, et cependant à des milliers de lieues. Il aurait été tellement réconfortant de pouvoir partager sa peur, son angoisse avec eux. Mais ne les partageaient-ils pas déjà et depuis plus longtemps qu’elle sans doute, eux qui vouaient à Aldo une amitié si vraie, une tendresse si pure ?
Haussant les épaules comme pour les débarrasser d’un fardeau, Lisa se dirigea à nouveau vers la salle de bains pour se rafraîchir et refaire le léger maquillage qui la différenciait davantage encore de sa propre image.
À ce moment-là, quelqu’un frappa…
La jeune femme se figea. Puis, comme on insistait, elle s’approcha de la porte :
— Qui est-ce ?
— Le service d’étage, Madame, fit une voix féminine. On a oublié de changer les serviettes…
Elle faillit dire que cela n’avait pas d’importance mais craignit de causer un tort quelconque à la femme de chambre.
Alors elle ouvrit…
Le premier mouvement d’Adalbert, en sortant de chez le commissaire Langlois, avait été de récupérer son Théobald et de filer vers cet autre quai de Paris où logeait fastueusement le marquis d’Agalar. Tous deux étaient décidés à employer les plus grands moyens, sinon les pires, pour extraire un renseignement quelconque du valet de chambre. Malheureusement là non plus il n’y avait personne.
— Il est parti hier soir pour la Bretagne où sa mère est malade, leur confia un concierge imposant comme un suisse d’église. Il a même laissé un petit mot pour Monsieur le Marquis au cas où il rentrerait pendant son absence…
— Et le marquis vous ne sauriez pas où il est ?
— Quand il part en voyage, il ne dit jamais où il va, maugréa l’homme. Même son valet Gontran ne sait pas toujours où il est. Et il voyage souvent…
— Il n’aurait pas une maison de campagne, un château, ou quelque chose d’approchant en province ?
— À part le château de famille en Espagne, je n’ai jamais entendu parler de ça. Et même en Espagne je ne sais pas où ça se trouve…
Il n’y avait vraiment pas de quoi pavoiser ! Quel résultat ! Étrange, d’ailleurs. Ces gens qui jugeaient utile de filer n’importe où dès que l’on avait le dos tourné !
— Je sens, émit Théobald, que Monsieur va être d’une humeur exécrable et j’aimerais mieux que Monsieur la passe sur quelqu’un d’autre que moi.
— Désolé, mon vieux, tu es tout ce que j’ai sous la main ! lâcha Adalbert en embrayant férocement pour rentrer chez lui. Ou alors trouve-toi un remplaçant…
— Pourquoi pas M. La Tronchère ? Monsieur m’a bien dit qu’il l’avait retrouvé cette nuit ?
— Ça, pour une idée, c’est une idée ! D’ailleurs, il ne serait peut-être pas mauvais d’aller voir ce qui se passe dans la maison près du chemin de fer ! Je te dépose chez nous et je file.
Tandis que la petite Amilcar rouge pétaradait sur la route de Saint-Cloud, Adalbert entendait dans sa tête des trompettes sonner la charge. Il avait besoin de se défouler et quiconque lui tomberait sous la main passerait un mauvais quart d’heure…
La vieille bâtisse de l’homme à la Renault noire se montra aussi décevante que le quai d’Orsay. Adalbert n’y vit rien qu’il n’eût déjà vu la nuit précédente. Personne n’y était revenu depuis que Karloff et lui l’avaient visitée… Aussi les roues de la petite voiture rouge le portèrent-elles tout naturellement vers le gîte de son ennemi. À des abords un peu distants, car le bruit et la couleur de l’Amilcar étaient trop aisément repérables. Adalbert choisit un bouquet d’arbres à l’entrée d’une propriété et s’en alla à pied vers la tanière du rat des musées privés.
Rien n’avait bougé là non plus. La rue était aussi déserte que la nuit précédente. On n’y entendait rien ; on ne voyait personne. En foi de quoi Adalbert escalada derechef la petite grille et fit le tour de la maison afin d’y pénétrer par la porte de la cuisine. Au cours d’une carrière déjà longue où il lui était arrivé d’entrer chez les autres sans y être invité, l’archéologue savait que les portes de service sont presque toujours moins bien défendues que les entrées principales. Il n’eut besoin que d’un seul petit outil pour venir à bout de celle-là et se retrouva bientôt dans la cuisine où il avait vu La Tronchère se faire des œufs au plat. Il n’y avait personne, mais tout était propre et bien rangé.
Ainsi renseigné sur les capacités ménagères de son ennemi, Adalbert entreprit la visite de la maison qui se composait, pour le rez-de-chaussée, d’un salon et d’une salle à manger de part et d’autre d’un couloir central d’où un escalier montait à l’étage. Mais, dès son entrée dans la première pièce, il eut l’agréable surprise de retrouver quelques-uns de ses chers trésors : de magnifiques vases canopes décoraient une salle à manger qui sans eux eût été banale. Quant au salon, il était orné de deux importants fragments de fresques, d’une statue d’Isis en basalte noir avec des ornements d’or, d’une admirable tête de la vache sacrée Hathor portant entre ses cornes le disque solaire, d’un très beau sarcophage thébain privé de sa momie mais encore en possession de son cercueil en bois de cèdre brillamment enluminé, d’une collection de statuettes en malachite, d’autres vases canopes et, dans la vitrine d’une autre collection de bustes, de fragments variés et de papyrus peints qui eussent fait le bonheur du Louvre ou du British Museum. C’était fort bien entretenu mais, dans ce décor d’une affligeante banalité, les plus belles pièces prenaient un air tristounet : elles avaient l’air en exil chez la concierge !…
Adalbert était en train de caresser la fière tête du dieu-faucon Horus quand il entendit bâiller. Presque aussitôt l’escalier grinça sous le pas pesant d’un homme qui vient de se réveiller, puis ce fut la porte de la cuisine qui grinça à son tour. Contrairement à ce qu’il pensait, La Tronchère était là mais il avait dû faire une longue grasse matinée. Il est vrai qu’il s’était couché fort tard.
Un sourire qui ressemblait à une grimace détendit le visage fatigué d’Adalbert qui mit la main à sa poche et tira son revolver : le petit déjeuner du voleur aurait du mal à passer… Pourtant, avant d’entrer dans la cuisine, il eut une autre idée : il alla à la fenêtre et arracha les cordons de tirage des doubles rideaux, les passa à son cou pour avoir les mains libres et reprit son chemin, s’arrêtant un instant pour écouter. Le bruit du moulin à café le renseigna sur ce que faisait La Tronchère. Alors il fit son entrée :
— J’espère que vous avez prévu large, mon cher confrère, fit-il aimablement. J’en prendrais bien une tasse !
La gueule noire de l’arme braquée démentait la bénignité des paroles et Fructueux La Tronchère accusa le coup : il émit une sorte de hoquet, leva des bras tremblants, écarta les genoux dans un réflexe machinal et laissa tomber le moulin dont le contenu se répandit sur le carrelage.
— Quel maladroit ! soupira Adalbert qui ajouta après un coup d’œil au paquet de café ouvert. Mais je crois qu’il n’y a pas à regretter : cette marque de café ne vaut pas grand-chose ! Et maintenant, cher ami, veuillez vous lever en gardant les bras en l’air et allez vous mettre face à ce grand placard.
L’autre obéit sans protester : visiblement il mourait de peur mais il trouva cependant la force de bafouiller
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous… me voulez ?
— Te mettre hors d’état de nuire, après quoi réglerons nos comptes…
Il palpa d’une main rapide le corps rondelet mais musclé de La Tronchère, qui était un faux gros trapu, explora les poches d’une attendrissante robe de chambre verte imprimée d’oiseaux roses, posa son revolver et, en quelques gestes prompts, saucissonna solidement sa capture qu’il ramena ensuite s’asseoir sur sa chaise. Puis, parodiant le baron Scarpia au second acte de la Tosca :
— Et maintenant causons d’amitié pure ! Je croyais vous avoir accordé une semaine pour me rapporter ce que vous m’avez volé. Or je m’aperçois que vous n’en preniez pas le chemin : mes biens décorent encore votre salon. Pas tous, d’ailleurs ! Il en manque…
— Il y en a là-haut, dans ma chambre, fit La Tronchère de mauvaise grâce. Et puis j’ai vendu deux ou trois pièces.
— Quoi ! Non seulement tu m’as pillé, s’écria Adalbert, renonçant définitivement à toute formule le politesse, mais en plus tu as osé vendre une partie de ton larcin ? Moi qui croyais que tu avais agi par pur amour de l’art ! C’est impardonnable !
— Oh, ce n’était pas de gaieté de cœur, mais je ne suis pas riche, moi ! Il faut que je vive et avec vous à mes trousses personne ne m’aurait employé !
Il oubliait peu à peu sa peur sous l’influence d’une colère qui finit par exploser :
— Et puis, après tout, je n’ai fait que prendre ce que vous aviez déjà volé ! Alors qu’allez-vous faire de moi ? Me livrer à la police ? Vous aurez du mal à expliquer votre position. Me tuer ?…
— Je ne suis pas un assassin… mais en ton honneur je pourrais peut-être me forcer, puis creuser un trou dans ton jardin. Je manie la pelle et la pioche comme un dieu !
— Vous n’allez pas faire ça ? Je n’ai tué personne…
— C’est vrai, concéda Adalbert. Mais avant de décider ce que je vais faire de toi, il faut que j’effectue un tour là-haut. Voir ce qui s’y trouve.
Remettant le revolver dans sa poche, il grimpa l’escalier en quelques enjambées, explora deux chambres qui n’avaient à lui offrir qu’un mobilier sans intérêt, puis une troisième qui était celle du maître si l’on en jugeait par le lit en désordre. Il n’y avait à cet endroit que deux objets, mais admirables : deux têtes de femme en bois polychrome de la XIIe dynastie où paraissaient encore des traces de peinture et qu’Adalbert aimait particulièrement. Posées sur des sellettes, elles faisaient face au lit, encadrant de leur splendeur une fenêtre qui n’en avait certainement jamais espéré autant. Adalbert eut une explosion de joie :
— Mes belles ! Quel idiot j’ai été de vous laisser dans ce trou perdu ! Mais je tenais tellement à vous garder pour moi seul !
Tout en débitant cette sorte de déclaration d’amour, il s’était approché de l’une d’elles et caressait sa noire chevelure quand, soudain quelque chose au-dehors attira son regard.
La fenêtre de cette chambre donnait sur le côté de la maison dominant le mur qui la séparait de la grande propriété voisine : une énorme bâtisse démodée qui avait dû voir le jour à la fin du siècle précédent. Elle était flanquée de tours, de clochetons biscornus et de balcons disposés de façon irrégulière. En fait, un vrai cauchemar mais un cauchemar mal entretenu : l’un des clochetons menaçait ruine, il y avait deux ou trois fenêtres brisées et l’herbe envahissait les allées de ce qui avait dû être un parc.
Ce n’était pourtant pas l’aspect bizarre de la grande « villa » qui avait attiré l’attention d’Adalbert, mais bien une grosse femme vêtue de noir, coiffée d’un fichu noir attaché sous le menton, qui sortait d’une porte de service et qui, tournant le coin de la maison, se dirigeait vers les profondeurs du jardin pour se dissoudre dans l’épaisseur des arbres. Or, cette femme, c’était Tamar, la Mongole, et elle était étrangement équipée d’un seau dans lequel il y avait quelque chose sous un chiffon.
Oubliant ses belles Égyptiennes, Adalbert dégringola l’escalier comme la foudre, sortit dans le jardin et se rua sur le mur de clôture qu’il escalada sur sa lancée, mais où il s’arrêta, un peu calmé, à l’abri de la grosse vague de clématites qui en couvrait une partie. Et où il s’aplatit. D’où il se trouvait il pouvait voir un homme vêtu de cuir, une sorte de colosse jaune qui faisait les cents pas derrière la maison. Un fusil à l’épaule, deux pistolets et un poignard à la ceinture, un autre dans ses bottes et pourquoi pas des grenades dans ses poches, cet homme devait avoir la puissance de feu d’un croiseur et Adalbert se demanda, tout juste un instant d’ailleurs, ce qu’il pouvait bien garder. La réponse lui sauta à l’esprit aussitôt : si c’était Aldo ? Il allait falloir voir ça de plus près mais à une heure moins claire.
Il se tapit plus étroitement dans ses clématites : la Mongole revenait et adressait quelques mots au garde dans une langue inconnue. Mais celui qui l’observait put remarquer que ses mains étaient dans les poches de son tablier et qu’elles étaient débarrassées du seau. Où avait-elle pu le laisser ?
Adalbert attendit qu’elle fût rentrée, descendit de son mur et partit rejoindre son prisonnier. Toujours ligoté sur sa chaise de cuisine, celui-ci n’avait pas bougé d’un pouce. Il semblait résigné à son sort mais n’en leva pas moins sur son vainqueur un regard plein de rancune :
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? Je ne vais pas rester ficelé là toute ma vie ?
— On en parlera plus tard. Pour l’instant j’ai d’autres chats à fouetter…
— Mais c’est que j’ai faim !…
— Réponds d’abord à quelques questions. Les gens d’à côté, tu connais ?
— Quel côté ? fit l’autre avec une évidente mauvaise volonté.
— Pas à droite bien sûr, puisque c’est moi, ou plutôt c’était moi. À gauche, et si tu a aussi faim que ça, je te conseille de ne pas faire l’imbécile !
— Ce que vous pouvez être devenu grossier tout d’un coup, mon « cher confrère » ! Est-ce que je vous tutoie, moi ?
— Je ne fais que prendre un peu d’avance sur la police. Elle est très égalitaire dans ses relations…
— Parce que vous voulez appeler la police ? suffoqua La Tronchère. Vous n’avez pas peur de ce que je dirai ?
— T’occupe pas et réponds-moi ! Qui sont les gens d’à côté ? Cette fois ne fais pas le Jacques, il s’agit de meurtres… au pluriel !
— Dans ce cas… Eh bien, à vrai dire, je n’en sais pas grand-chose parce qu’il n’y a pas longtemps qu’ils sont là. Cette maison est restée vide pendant des années et, comme vous avez pu vous en apercevoir, elle commence à avoir besoin de réparations. Elle appartenait paraît-il à un grand-duc ou quelque chose d’approchant. On n’y voyait jamais âme qui vive mais, depuis quelques semaines, elle a repris un peu d’activité. Des gens s’y seraient installés. Pas trop difficiles sans doute, parce que la baraque ne doit pas manquer de courants d’air. Ça a excité ma curiosité et j’ai un petit peu observé. Une fois j’ai même aperçu celui qui doit être le propriétaire : un bel homme très brun avec de l’allure mais l’air mauvais. Il est arrivé dans une grande voiture noire…
— Une Renault ?
— Non. Une vraie belle voiture. Une Delage, je crois. Et avec un chauffeur. Il n’est resté que quelques heures puis il est reparti, mais il a laissé du monde là-dedans…
— Des domestiques chargés de remettre de l’ordre, peut-être ?
— Drôles de domestiques ! Je ne les ai jamais vus avec un balai ou un plumeau. Quand il ne pleuvait pas ils jouaient aux boules derrière la maison et, le reste du temps, quand une fenêtre s’ouvrait c’était pour faire partir les fumées de tabac.
— Il y a une femme avec eux ?
— Non. Tout au moins je ne l’ai jamais vue. Il est vrai, ajouta-t-il, que je viens d’être absent…
— C’est vrai. Vous êtes rentré cette nuit, fit Adalbert, revenant à un vouvoiement plus diplomatique.
— Ah ! Vous savez ça ?
— Je sais beaucoup de choses. En arrivant, vous vous êtes fait des œufs au plat. D’où veniez-vous ?
— De Londres. J’étais… j’étais allé vendre… une babiole.
— Quel genre de babiole ?
— Le… le petit scribe aux yeux d’émail de la XVIIIe dynastie, émit doucement La Tronchère, qui s’attendait à une réaction violente ; mais Adalbert ne broncha pas, ou si peu…
— On réglera ça plus tard ! Pour le moment je cherche un de mes amis qui a disparu depuis… des jours ! Je ne sais même plus combien et je commence à me demander si on ne l’a pas amené ici. Vous avez le téléphone ?
— Pour quoi faire ? Vous ne l’avez pas non plus vous, à côté ? Parce que vous n’aviez pas plus que moi envie de vous retrouver dans le Bottin. Pour téléphoner il faut aller à la poste…
— Bon. Alors j’y vais…
— Vous n’allez pas me laisser comme ça ? En robe de chambre et mourant de faim ? Je vous jure que je vous attendrai ! Et… et même que je vous aiderai parce que… chaparder de-ci de-là, passe encore… Mais un meurtre ! Ça non !…
Indécis, Adalbert considéra son prisonnier, sa figure poupine de bon vivant, son crâne chauve et son corps replet boudiné dans la robe de chambre verte et rose. Presque attendrissant !
— Qu’avez-vous à craindre ? reprit celui-ci. Que je me volatilise avec… avec ce qu’il y a ici ? Vous en avez pour une demi-heure à tout casser, et il m’a fallu deux nuits pour vous déménager ! En outre, je ne vois pas très bien où je pourrais aller. À part à Montauban, chez mon père, et ce n’est pas la porte à côté. Faites-moi un peu confiance ! Dans cette histoire je ne demande qu’à vous aider. Et même, tenez ! Pendant que vous allez téléphoner, je vais nous préparer à manger, parce que je suppose que vous n’allez pas rester là qu’un moment. Et j’ai à la cave quelques bocaux de confit d’oie que j’ai rapporté de chez moi… C’est… c’est à la police que vous voulez téléphoner ? conclut-il d’une toute petite voix.
— Non. À mon domicile ! Je dois faire venir de l’aide…
— Alors, déliez-moi, je vous en prie ! En m’habillant, je surveillerai un peu la maison d’à côté et je me mettrai en cuisine…
Il débordait d’une si évidente bonne volonté qu’Adalbert n’hésita plus. Prenant un couteau, il coupa les cordons de tirage, ce qui lui valut un grand sourire reconnaissant :
— C’était un peu serré, vous savez ? Et je n’ai pas une très bonne circulation… Vous êtes venu comment ? À pied ?
— Non. J’ai laissé ma voiture un peu plus loin.
— Si c’est la petite chose rouge qui fait tant de bruit, vous feriez mieux de la rentrer dans le jardin. Elle est un peu voyante. Je vais vous ouvrir la grille.
— D’accord, je la rentrerai en revenant…
Et Adalbert partit téléphoner tandis que La Tronchère, qui avait tout à coup l’air heureux comme un collégien, se précipitait vers sa cave avec un panier pour en rapporter les fameux pots auxquels, généreux, il ajouta une boîte de foie et deux bouteilles de vin. Il déposa le tout sur la table de la cuisine puis galopa au premier pour revêtir une tenue plus conforme à une nuit qu’il espérait passionnante. C’est très joli de veiller jour et nuit sur un trésor mal acquis – avec de loin en loin une escapade pour se procurer de l’argent –, mais à la longue on se lasse. Et Fructueux, fondamentalement sociable, commençait à entrevoir un agréable changement d’existence…
La nuit tombait.
En s’habillant, il jeta un coup d’œil à la maison voisine, vit qu’il y avait de la lumière dans les pièces de derrière mais aucun autre signe d’activité. Pensant qu’il avait mieux à faire, il redescendit à la cuisine, s’enveloppa d’un vaste tablier blanc et se mit à préparer le repas en chantonnant…
Dans la limousine noire qui l’avait cueillie au coin de la rue Rouget-de-l’Isle, « Mina » ne pensait à rien sinon à jouer de la meilleure façon son personnage. Elle ne voyait rien non plus, excepté l’homme qui lui tenait compagnie, car on avait tiré les rideaux sur les vitres, y compris celle de séparation avec le chauffeur. Celui-là devait être de bien belle humeur : elle l’entendait siffloter. Quant à son compagnon, il ne représentait guère qu’un amoncellement de vêtements : pardessus sombre à col relevé, chapeau mou à bords baissés et, entre les deux, une écharpe de couleur indécise remontant jusqu’aux yeux. Il n’avait pas dit un mot non plus, se contentant de récupérer sans douceur excessive la grosse serviette de cuir qu’il tenait à présent contre son cœur avec une sorte de tendresse. Il respirait lourdement avec, de temps en temps, un petit rire qui donnait la juste mesure de sa satisfaction. Celui-là devait entrevoir un avenir aussi brillant que les bijoux enfermés dans le sac. Sa prisonnière espéra sincèrement que cela lui donnerait l’envie de se laver plus souvent : il répandait une odeur de vieux tabac et de sueur que le balancement de la voiture n’arrangeait pas : c’était à vomir !
Incommodée, elle chercha dans les poches de son tailleur – on lui avait aussi pris son sac ! –, trouva un petit mouchoir qui avait été imprégné de parfum et le mit sous son nez pour en respirer l’odeur fraîche et boisée.
Le voyage dura environ trois quarts d’heure.
Vers la fin, le puant écarta légèrement le rideau de son côté puis, sortant un bandeau noir, ôta les lunettes de sa voisine, les glissa dans la poche de poitrine du tailleur – non sans vérifier au passage la fermeté d’un sein, ce qui lui valut une gifle qu’il évita – et noua solidement le bandeau à leur place.
La voiture quitta les pavés, tourna à droite roula sur des graviers qui semblaient présenter quelques aspérités et enfin s’immobilisa. La prisonnière – elle ne s’illusionnait guère sur son statut – en fut extraite par une main vigoureuse guidée jusqu’à un perron dont on lui fit gravir les marches puis, à travers un vestibule dallé, introduite enfin dans une pièce qui sentait très fort la poussière, un peu le moisi et dont le parquet dépourvu de tapis grinça sous ses pas. Là on lui enleva le bandeau et on lui remit ses lunettes. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans une sorte de salon pourvu de rideaux de peluche rouge tirés devant les fenêtres, de quelques fauteuils disparates, d’un canapé, de deux guéridons et d’une table à usage de bureau. La lumière pauvre et triste tombait d’un lustre en bronze doré où seulement trois ampoules électriques sur six brûlaient. Derrière le bureau il y avait un homme mince, très brun et entièrement vêtu de noir dont le visage était caché sous un foulard blanc qui ne laissait voir que des yeux très sombres. Elle poussa un soupir et attendit.
L’homme au foulard blanc sortit de derrière la table, vint jusqu’à elle et, de deux gestes synchrones, ôta les lunettes et arracha la cloche de feutre gris. Aussitôt ses yeux noirs flambèrent de colère :
— Vous n’êtes pas la princesse Morosini ! gronda-t-il.
— Je n’ai jamais prétendu l’être, répondit-elle tranquillement. Je suis Mina Van Zelden, la secrétaire du prince…
— J’avais exigé que la princesse vienne elle-même !
— Elle serait venue bien volontiers mais, avec une jambe dans le plâtre et deux côtes cassées, ce n’est pas très commode. Il faudra vous contenter de moi… et de ce que je vous apporte ! fit-elle en désignant de sa main gantée la serviette que le puant avait l’air de bercer.
Sans mot dire, l’homme au foulard enleva la lourde sacoche de cuir, la posa sur la table et entreprit de l’inventorier. Les sacs de peau révélèrent l’un après l’autre leur contenu : une parure d’améthystes et de diamants ayant appartenu à la Grande Catherine, le ravissant bracelet de Mumtaz Mahal(13), deux colliers de diamants dont l’un avait orné – brièvement – le cou de Christine de Suède et l’autre celui de Mme de Pompadour, des pendants d’oreilles de toutes sortes et de différentes provenances, d’autres bracelets, des bijoux destinés à épingler un chapeau, des perles aussi quand elles étaient associées à des pierres précieuses, et puis des bijoux plus modernes mais somptueux, ceux qui appartenaient à Lisa Morosini. Bientôt s’amoncela sur la table un tas scintillant qui s’emplit de fulgurances quand l’homme alluma au-dessus une forte lampe de bureau.
Il les caressait avec une avidité que « Mina» jugea écœurante. Il en prenait un, le reposait, en prenait un autre, revenant au premier comme s’il s’agissait pour lui de choisir. Une femme chez un bijoutier devait se conduire de cette façon-là.
— Vous êtes satisfait ? reprit la voix brève de « Mina ». Alors maintenant rendez-moi mon patron !
L’homme s’arracha à sa contemplation et vint vers elle en faisant tourner autour de son index un bracelet d’opales et de diamants qui avait appartenu à l’impératrice Joséphine :
— Désolé, mais je n’ai que la moitié de ce que j’ai demandé. La collection est là et je vous remercie de me l’avoir apportée, mais je veux aussi la princesse…
— Mais je vous ai dit que…
— Qu’elle est clouée au lit pour quelque temps. Eh bien j’attendrai !… Lui aussi d’ailleurs, ajouta-t-il avec une intonation haineuse qui fit frissonner la fausse secrétaire. Évidemment, dans la position qui est la sienne, il vaudrait mieux que sa femme guérisse vite. Si solide qu’il soit, un organisme humain peut toujours flancher mais, étant donné la preuve de bonne volonté que l’on vient de me donner, je ne mettrai pas à exécution ma menace de diminuer la nourriture en proportion du temps écoulé.
— Je veux le voir !
— Cela ne me paraît pas indispensable. Je tiens à ménager votre sensibilité, ma chère. Je ne l’ai pas vu depuis un moment mais il ne doit pas être agréable à contempler… Alors, voilà ce que nous allons faire : le prochain train pour Venise part…
Il alla chercher un indicateur des Chemins de fer et le feuilleta jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait :
— Voilà ! Il part demain soir de la gare de Lyon. Alors, en attendant, nous allons vous garder ici afin que vous puissiez prendre quelque repos et demain nous vous ramènerons à la gare et resterons avec vous… ou plutôt quelqu’un vous accompagnera jusqu’à Venise : une femme, soyez tranquille, et qui nous est toute dévouée. Elle pourra ainsi veiller aussi sur la princesse quand ses médecins lui permettront le voyage. Que pensez-vous de cet arrangement ?
— Que vous êtes un homme malhonnête et un monstre !
Il haussa les épaules avec un petit rire méchant :
— Mais non, je suis très humain ! Ainsi, félicitez-vous d’être aussi laide, sinon je vous aurais peut-être proposé une façon plus agréable de passer le temps… Timour ! appela-t-il en élevant la voix et en frappant dans ses mains.
Ce qui fit apparaître un personnage inattendu : un petit homme trapu aussi large que haut avec un cou de taureau et un faciès résolument mongol. Il n’était pas grand mais sa force devait être redoutable. L’homme au foulard lui désigna « Mina » en lui donnant un ordre dans une langue inconnue.
Le Timour en question approuva de la tête et coinça aussitôt un bras de la fausse secrétaire dans une poigne qui lui donna l’impression d’être prise dans un étau. Impossible de se dégager de cette pince-là !
— Dormez bien, ma chère ! dit l’homme au foulard. Nous nous reverrons demain, avant votre départ ! En attendant, soyez tranquille, on vous apportera de quoi ne pas mourir de faim… Vous m’avez apporté de trop belles choses pour que je lésine sur votre nourriture !
Resté seul, il retourna vers la table, ôta son foulard et plongea ses longues mains avides dans la masse scintillante… Son regard noir brûlait de tous les feux de l’enfer.
Il était plus de dix heures du soir quand le taxi du colonel Karloff pénétra tous feux éteints et avec une sage lenteur dans le petit jardin de La Tronchère. Adalbert, qui ne tenait plus en place, se précipita à la portière :
— Vous y avez mis le temps ! émit-il dans un souffle indigné. Qu’avez-vous bien pu fabriquer ?
— D’abord il a fallu qu’on me trouve, fit la voix de basse taille de l’ancien cosaque. Et ne rouspète pas ! On a fait aussi vite qu’on a pu !
— On a perdu beaucoup de temps en cherchant Romuald, renchérit Théobald. Et malheureusement on ne l’a pas trouvé !
— Il est parti où, celui-là ? En vacances ? Chez sa mère malade ? En reportage ?
— Ça, c’est moi que ça vise ! dit Martin Walker qui sortait du taxi par la portière opposée. Il est vrai que je vous dois un tas d’excuses.
— Ce n’est pas à moi que vous les devez ! gronda Adalbert. D’où sortez-vous ?
— De chez vous dans l’immédiat et avant de chez le commissaire Langlois. Mais est-ce que cette conférence ne pourrait pas se tenir à l’intérieur ? Il fait frisquet !
Adalbert approuva d’un signe de tête et l’on entra dans la maison au seuil de laquelle attendait La Tronchère. Chemin faisant, Théobald expliquait :
— M. Walker était chez nous quand Monsieur a téléphoné. Il a tenu absolument à m’accompagner et, comme je ne trouvais toujours pas mon frère, j’ai pensé qu’un homme jeune et sportif comme lui pouvait être utile.
— Tu as bien fait. Pouvez-vous me dire, vous, pourquoi vous avez disparu au moment où l’on avait réellement besoin de vous ? Grâce à vous Morosini est accusé d’un meurtre horrible et tous vos confrères l’ont traîné dans la boue.
— Mon excuse est que j’ignorais la mort de la comtesse. J’ai reçu tôt le matin une nouvelle qui pouvait nous donner une piste…
— En Pologne ? C’était peut-être un peu loin ?
— Pour découvrir un assassin on ne va jamais trop loin. On m’a prévenu que l’on venait de découvrir à Varsovie des manuscrits de Napoléon Ier et qu’ils allaient être vendus aux enchères. J’ai pensé que notre Napoléon à nous n’y résisterait pas et que j’avais une chance de le pincer là-bas. Alors je suis parti…
— Et qu’avez-vous trouvé ?
— Rien. À la réflexion, le gouvernement polonais a interdit la vente au dernier moment. Alors je suis rentré et, comme j’avais pu me procurer un ou deux journaux français, je me suis précipité au quai des Orfèvres pour raconter notre nuit.
— On vous a cru, j’espère ?
— Oh oui ! J’ai tout de même écopé d’une engueulade : Langlois était furieux que je ne me sois pas manifesté plus tôt. Comme vous ! Enfin demain, la Presse entière rendra justice à votre ami. Et moi, je vous offre mes excuses bien sincères. Comme je les lui offrirai quand on le retrouvera…
Le jeune homme était visiblement ému et bourrelé de remords. Adalbert lui tendit une main et de l’autre, lui assena une tape sur l’épaule.
— À condition qu’on le retrouve vivant ! Je suis presque persuadé qu’il est ici…
— Racontez !
Les cinq hommes étaient à présent réunis dans le salon si étrangement orné de merveilles pharaoniques dont la vue avait soulevé jusqu’au milieu du front les sourcils broussailleux du journaliste :
— Nous sommes chez un de vos confrères ?
— En quelque sorte. J’ajoute que de la fenêtre du premier étage nous avons vu arriver une voiture qui s’est arrêtée derrière la maison avant de se rendre au garage. Tout était éteint mais il nous a semblé qu’il y avait dedans une femme…
— Ils sont nombreux là-dedans ?
— Aucune idée ! Il y a au moins les deux hommes qui viennent d’arriver et dont j’ignore si l’un deux est notre Napoléon, il doit y en avoir deux autres puisque notre hôte ici présent en a vu quatre jouer aux boules. Sans compter notre amie Tamar qui est aussi costaude qu’un mâle, si ce n’est plus… Vous n’avez pas prévenu la police ?
— Bien sûr que non. D’abord nous ne sommes pas certains d’avoir trouvé l’endroit où est détenu le prince, ensuite, s’il y est, l’apparition d’uniformes pourrait signifier sa mort… On y va ?
— Venez d’abord au premier pour reconnaître le terrain.
Dans la chambre obscure ils observèrent un moment la maison voisine, et ce qu’ils virent n’était pas réjouissant. La voiture avait été rentrée au garage mais il y avait un homme armé en sentinelle aux deux entrées, celle du perron et celle de l’arrière, et pour les atteindre il fallait avancer en terrain découvert.
— Il faudrait pourtant entrer là-dedans, fit Walker.
— Il y a une solution, dit tranquillement Adalbert. Par le toit !
— Ce hérissement de clochetons, de créneaux et de pentes ardoisées ? Vous êtes fou !
— Clochetons ou pentes ardoisées ont des petites fenêtres ou des lucarnes, donnant sur des greniers en général. Jamais fait d’alpinisme ?
— Jamais, non. J’ai le vertige !
— Gênant ça ! Moi si ! J’ai commencé avec les Pyramides et la Vallée des Rois.
Il n’ajouta pas que, lorsqu’il travaillait pour le Deuxième Bureau, il lui était arrivé de grimper le long de bâtiments tout aussi rébarbatifs. Et même plus ! Dire qu’il y avait des gens pour dire du mal du style « troubadour » ! Escalader cette horreur tarabiscotée ne devait pas être au-dessus de ses moyens.
— On va se partager le travail ! Moi je grimpe là-haut et vous vous postez dans les fusains que vous voyez là-bas, de façon à surveiller la sentinelle de l’arrière. Quant à Théobald il va rester sur le mur pour garder l’échelle que je vais demander, la tenir à disposition et faire le guet.
— Et moi, grogna Karloff, je ne fais rien ?
— Vous tenez compagnie à notre hôte et vous gardez votre taxi prêt à démarrer au cas où il faudrait prendre le large. Et maintenant, Messieurs au travail ! La Tronchère, trouvez-moi une échelle !
L’échelle servit à franchir le mur mitoyen à peu près à égale distance des angles de la maison, de façon à être hors de vue des gardiens. Adalbert passa le premier, sauta à terre sans faire le moindre bruit. Martin le suivit courageusement étant donné sa tendance au vertige et, pour le combattre, se laissa tomber bravement les yeux fermés. Théobald ferma la marche plus calmement en prenant soin de tirer l’échelle côté La Tronchère. Après quoi chacun s’en alla, en prenant mille précautions et sur la pointe des pieds, vers l’objectif qui lui était assigné. Du haut du mur, Adalbert avait déjà examiné le versant de la maison qu’il voulait escalader, repéré au-dessus des grosses pierres en relief qui formaient la base, ici une corniche, là un balcon, qui lui simplifieraient la tâche, sans compter un superbe tuyau de descente des eaux. Mais, une fois à pied d’œuvre, il vit les choses autrement et se demanda si ce serait aussi facile qu’il l’avait imaginé. Pourtant un atout supplémentaire se présentait : au second étage – le premier était très élevé – une tourelle vitrée venait de s’allumer. Elle lui éclairait du même coup le chemin. Après avoir enfilé des gants de daim qui protégeraient ses doigts, il s’élança à l’assaut de la maison.
Le début fut encourageant : les parpaings de la base se montrèrent conciliants et le grimpeur atteignit sans difficultés majeures le premier balcon d’une large fenêtre obscure qui devait donner sur une pièce de réception quelconque, mais au-dessus le mur était lisse en dépit des tarabiscotages prétendument médiévaux qui ornaient ladite fenêtre. Heureusement, il découvrit une haute colonne proche du tuyau de descente, destinée sans doute à le rendre moins laid en l’aidant à se fondre dans l’ensemble. Alors il enjamba la colonne, s’arc-bouta entre les deux « ornements » et, conscient qu’un faux mouvement pouvait le précipiter à terre, il reprit son ascension. Elle se fit plus lente, plus pénible aussi parce que la peur s’y mêlait. Il devait choisir soigneusement les points d’appui de ses mains et de ses pieds. Il eut l’impression que cela allait durer l’éternité avant d’atteindre le second balcon orné de trèfles évidés comme sur les rambardes de Notre-Dame de Paris. Il voyait de mieux en mieux à mesure qu’il approchait de la tourelle éclairée mais cet avantage présentait l’inconvénient qu’il devenait, de ce fait, beaucoup plus visible. Enfin son calvaire prit fin. Il atteignit la corniche où reposait le petit balcon et s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement. Le plus dur était fait. Atteindre le toit n’occasionnerait guère de difficultés grâce à la surabondance de galbes, de pignons, de sculptures dont certaines n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à voir avec le Moyen Âge : tel l’angelot joufflu qui le regardait en rigolant et en agitant une trompette. Il se trouvait à présent à la hauteur de la tourelle – plutôt une échauguette en forme de lanterne – bâtie en surplomb et dont le séparait seulement quelque deux mètres de corniche.
Reposé, il allait reprendre son ascension quand il aperçut une silhouette de femme : celle qui était arrivée tout à l’heure sans doute et qui, maintenant, jetait un coup d’œil à l’extérieur, essayait d’ouvrir la fenêtre de façade puis, n’y parvenant pas, reculait dans la pièce avec un haussement d’épaules découragé.
D’où il était, Adalbert la distinguait mal, surtout à cause de la saleté qui couvrait les carreaux, mais dans cette silhouette entrevue, quelque chose accrocha son attention et il pensa que cette femme était peut-être prisonnière. Le mieux étant, selon lui, d’y aller voir, il enjamba le balcon et, le dos au vide, progressa sur la corniche. Il atteignit celui des trois panneaux vitrés qui était le plus proche de lui, nettoya un morceau de carreau avec son mouchoir et, en se tordant le cou, réussit à voir l’intérieur de la chambre. Ce qu’il vit alors le sidéra tellement qu’il faillit dégringoler en bas de la maison. C’était bien une femme qui était assise là, presque en face de lui, dans un fauteuil et une attitude découragée, mais cette femme c’était Marie-Angéline du Plan-Crépin.
Il ne perdit pas de temps à se demander ce qu’elle faisait dans ce lieu et, envahi d’un espoir tout neuf, il se mit à tambouriner doucement, puis un peu plus fort, contre la vitre. Il la vit tressaillir, lever la tête puis se précipiter vers la fenêtre qui, d’ailleurs, était dépourvue d’ouverture, y coller son visage puis réprimer un cri de joie. Presque aussitôt suivi d’un geste d’impuissance affolée. Pour la calmer il appliqua sa main sur la vitre, paume à plat, puis fouilla dans ses poches où se trouvait un assortiment d’outils de petite taille fort utiles à qui souhaite s’introduire chez quelqu’un sans sa permission. Parmi eux, il y avait un diamant de vitrier à l’aide duquel il entreprit de découper le carreau sur son pourtour afin de se frayer un passage. Comprenant son idée, Marie-Angéline partit chercher un oreiller et l’appliqua sur la vitre pour diminuer le bruit. Ce fut un travail long et plutôt fatigant étant donné la position instable d’Adalbert mais, finalement, le carreau fut enlevé, déposé sur le tapis, et la fausse Mina put aider son ami à franchir l’ouverture. À l’intérieur de la maison rien n’avait bougé.
— Éteignez ! chuchota Adalbert. Ils croiront que vous dormez et on peut aussi bien causer dans l’obscurité. À présent, dites-moi ce que vous faites là ? ajouta-t-il en se laissant tomber sur le pied du lit pour éponger la sueur qui lui coulait du front et d’un peu partout.
— Je remplace Lisa. Elle devait apporter toute la collection de joyaux d’Aldo.
Elle apprit alors à Adalbert le chantage auquel Lisa avait été soumise et les ordres qui lui avaient été donnés par les ravisseurs, précis et féroces. Elle devait venir sous un nom d’emprunt et ne prévenir aucun des amis d’Aldo ni des siens propres sous peine de mort pour son époux. Elle était donc partie, emportant la collection et sous son ancienne apparence de Mina Van Zelden, la fidèle et peu attrayante secrétaire d’autrefois.
— Mais, continua la vieille fille, une fois qu’elle été embarquée sur le Simplon-Express, M. Buteau resté à Venise, n’a pas supporté l’idée de la savoir seule aux prises avec des gens aussi dangereux. Il fallait qu’il fasse quelque chose : alors, afin d’être certain que sa communication ne soit pas surprise, il est allé chez le pharmacien Franco Guardini l’ami d’enfance d’Aldo, et il a appelé chez nous. Ce qu’il voulait, c’est que la marquise prévienne son ami l’ancien commissaire Langevin, mais nous avons eu une autre idée. Connaissant le plan que devait suivre Lisa, je suis allée la rejoindre au Continental et j’ai réussi, non sans mal, à la convaincre de prendre sa place. Ce rôle-là je pouvais le jouer sans difficultés…
— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez réussi ! Telle que je la connais… Elle ne vous a pas flanquée à la porte ?
— Oh, elle a essayé, mais je suis plus forte qu’elle. En outre je crois qu’elle a éprouvé un soulagement à voir enfin devant elle un visage ami. Elle a relâché la tension en pleurant d’abord, puis en ne se faisant pas trop prier pour me dire ce qu’elle allait devoir faire. Seulement quand j’ai dit que je voulais y aller à sa place, elle est devenue intraitable c’était elle qui devait y aller et nulle autre. Alors j’ai employé les grands moyens…
— Et c’est quoi, les grands moyens ?
Marie-Angéline rougit furieusement – un spectacle qui se perdit dans l’obscurité ! – baissa la tête et soupira :
— Je lui ai envoyé un uppercut au menton.
— Un quoi ?
— Un coup de poing ! Il faut vous dire que je fais beaucoup de gymnastique et que j’ai un peu étudié la boxe… Avec un adversaire non prévenu je me débrouille assez bien.
— Je me demande s’il y a quelque chose au monde que vous n’ayez pas essayé ! exhala Adalbert sidéré. Et après ?
— Je l’ai déshabillée, ligotée avec les ceintures des peignoirs de bain, bâillonnée avec un mouchoir et enfermée dans la salle de bains. Rassurez-vous, elle ne manque pas d’air. Là-dessus j’ai pris ses vêtements… et sa place au rendez-vous. Seulement nous ne sommes pas au bout de nos peines : le démon que j’ai vu à l’étage en dessous veut Lisa sinon il ne relâchera pas Aldo.
— Pas difficile de comprendre pourquoi : tenant Lisa il espère faire chanter son père pour obtenir une nouvelle rançon.
— Vous croyez ? C’est un gros morceau que Moritz Kledermann.
— Oui et assurément il ne se laissera pas manipuler aisément, mais en attendant tous ces délais risquent de coûter la vie à Aldo.
— J’en suis persuadée. Que fait-on maintenant ?
— On essaie de sortir d’ici pour pouvoir ouvrir ceux à qui sont en bas. Rallumez et criez aussi fort que vous pouvez… et aussi longtemps qu’il faudra pour que quelqu’un vienne.
Tout en parlant, Adalbert s’emparait du tisonnier placé près de la cheminée et se plaçait derrière la porte. Marie-Angéline, pour sa part, prit une longue respiration et se lança dans une série de cris perçants tout à fait convaincants : ceux d’une femme à qui on fait subir les pires sévices. Le résultat ne se fit pas attendre. Après un cliquetis frénétique de clefs la porte fut violemment rejetée et un homme au physique nettement ibérique parut :
— Qu’est-ce qui se passe ici ? Mais…
Il se figea devant une Marie-Angéline qui debout au milieu de la pièce, le regardait surgir avec un doux sourire. Il n’eut cependant pas de temps pour d’autres points d’interrogation : manié de toute la force d’Adalbert, le tisonnier s’abattit sur son crâne et il s’écroula sans un soupir.
— Allons-y ! fit Adalbert. Il fit sortir sa compagne, ferma la porte à clef, mit la clef dans sa poche et, saisissant d’une main son revolver et de l’autre le bras de « Mina », il l’entraîna dans un couloir poussiéreux et entièrement dépourvu de meubles qui débouchait sur le dernier palier d’un large escalier de bois. Là, ils s’arrêtèrent pour écouter les bruits de la maison. Elle leur parut silencieuse ; pourtant elle n’était pas endormie car il devait y avoir, au rez-de-chaussée, une pièce allumée dont la lumière se reflétait dans la cage d’escalier.
L’un derrière l’autre, en rasant les murs pour éviter le plus possible de faire crier les marches, ils descendirent prudemment, s’arrêtant cependant au premier étage où ils virent un rai lumineux sous une porte.
— On va voir ? souffla Marie-Angéline.
— Non. D’abord ouvrir en bas. Il nous faut de l’aide…
Ils continuèrent à glisser le long des degrés jusqu’à atteindre le sol dallé d’un grand vestibule, vide à l’exception d’une antique chaise à porteurs. Adalbert se dirigea vers l’endroit éclairé, vit qu’il n’agissait d’un salon mal meublé avec des rideaux de peluche rouge mais où il n’y avait personne. D’un geste il entraîna alors son amie vers la porte de derrière qui donnait sous l’escalier, et chuchota quelques mots à son oreille. Elle fit signe qu’elle avait compris, ouvrit la porte et interpella l’homme qui faisait les cent pas devant :
— Dites-moi, mon brave ! fit-elle sur un ton terriblement snob. Pouvez-vous me dire… ?
L’effet de surprise joua pleinement. L’étonnement paralysa l’homme un court instant. Très court mais suffisant : jaillissant de nulle part, Martin Walker lui tombait dessus, l’assommait d’un maître coup de poing et, quand il s’écroula, Martin exerça sur son cou une prise qui le laissa inerte et sans connaissance.
— Que lui avez-vous fait ? demanda Adalbert surpris.
— J’ai appuyé sur ses carotides. Il en a pour un moment : j’ai appris ça au Japon. Mais faudrait peut-être essayer de le cacher ?
— On a ce qu’il faut !
Un instant plus tard, le garde, bras et jambes ligotés au moyen des bas de Marie-Angéline, bâillonné avec deux mouchoirs, était déposé dans la chaise à porteurs.
— Il y a celui de devant, chuchota Adalbert. On ferait peut-être bien de s’en occuper ?
— Hé là ! Je n’ai plus de bas, moi ! gémit la vieille fille qui, assise par terre, était occupée à se rechausser.
— Vous avez peut-être une combinaison ? proposa obligeamment Martin. En la déchirant en bandes…
— Vous n’êtes pas un peu malade ? Pour peu qu’il y en ait encore deux ou trois à mettre hors de combat, je n’aurai plus rien sur le dos ?
— Bah ! C’est pour une bonne cause, fit le journaliste avec un sourire si charmant qu’elle se mit à rougir :
— S’il n’y a pas moyen de faire autrement…
— On n’a pas le temps pour le badinage ! grogna Adalbert. Mettons déjà celui-là hors de service, on verra après.
Le même scénario se reproduisit mais cette fois les deux hommes tombèrent sur le garde avec un bel ensemble : le poing d’Adalbert l’envoya au tapis pour le compte, après quoi les doigts de Martin opérèrent comme sur son complice.
— Il y a là un placard ! proposa Marie-Angéline qui explorait fébrilement les boiseries du vestibule. Et il a l’air solide : mettons-le là !
— C’est beau, la pudeur ! ironisa Adalbert. Ça rend ingénieux.
Le placard refermé sur le garde tassé dedans, on tint un rapide conseil pour essayer d’évaluer le nombre des occupants de la maison.
— On n’est pas au bout, expliqua Marie-Angéline. Il y a encore l’homme qui m’a embarquée rue de Rivoli, le chauffeur et le Mongol… ou quelque chose qui y ressemble.
— La Mongole ! rectifia Adalbert.
— Pas du tout. J’ai bien dit « un homme ». Une sorte de tank jaune fort comme un ours. Pourquoi avez-vous dit « la » ?
— Parce qu’il y a ici la servante de la comtesse Abrasimoff et que c’est même ça qui m’a fait comprendre qu’il fallait s’intéresser à cette maison…
— N’oubliez pas non plus le patron : Napoléon VI ; il est mauvais comme un serpent à sonnette !
— Oh je ne l’oublie pas ! C’est même par lui qu’on va commencer. Il doit être au premier étage.
— Allez-y ! dit Martin. Moi je fais venir Théobald et on va explorer le sous-sol. La cuisine doit y être et les domestiques aussi. Si vous entendez tirer, ne vous affolez pas ! Je n’ai pas l’intention de faire de quartier ! ajouta-t-il en fourrant dans sa ceinture le pistolet récupéré sur le second garde, Marie-Angéline ayant déjà fait main basse sur celui du premier. Quant aux fusils, trop encombrants en combat rapproché, on les avait glissés sous les premières marches de l’escalier.
Aussi prudemment qu’à la descente, Adalbert et Marie-Angéline remontèrent et s’approchèrent de la porte sous laquelle filtrait la lumière. L’archéologue se pencha pour regarder par le trou de la serrure mais la clef était dedans et il ne vit rien : le bandit avait dû s’enfermer… En effet, quand avec d’infinies précautions il appuya sur la poignée de la porte, celle-ci résista. Adalbert se rapprocha de son associée :
— Ça vous fait peur de rester là à surveiller cette porte ?
— Avec ça, non ! fit-elle en élevant son pistolet. D’autant que je tire bien. Que voulez-vous faire ?
— Passer par la fenêtre. Le balcon qui y correspond est facile à atteindre puisqu’il est au-dessus du perron et qu’il n’y a plus de garde. Mais si vous êtes amenée à tirer, faites attention : il me le faut vivant afin qu’il me dise où est Morosini…
Elle fit signe qu’elle avait compris. Adalbert redescendit, sortit de la maison et examina le porche qui soutenait le balcon, très Roméo et Juliette d’ailleurs avec ses groupes de colonnettes sculptées de motifs différents comme aux portails de certaines églises. Mais là – don du Ciel lui-même sans doute ! –, un lierre grimpait gracieusement jusqu’à la balustrade gothique. Adalbert se sentit des ailes et, en moins de cinq minutes, il avait atteint son but et s’approchait de la porte-fenêtre ogivale flanquée de deux étranges ouvertures à meneaux. Sûr de lui, l’occupant de la chambre n’avait même pas jugé bon de tirer les rideaux ou de porter son foulard blanc. L’archéologue eut tout loisir de reconnaître le marquis d’Agalar. Assis sur une chaise en bois sculpté placée près d’une table sur laquelle était posée une grosse serviette de cuir ouverte, il contemplait un bijou qu’il tenait sur la paume de sa main. Un bijou qui n’était autre que la « Régente »… Le temps, cette nuit, était doux et Adalbert considéra que sa chance tenait bon en constatant que la porte-fenêtre était simplement poussée. Divine imprudence des gens qui se croient invulnérables ! En dépit de sa fatigue, Adalbert s’offrit un sourire, assura son revolver et poussa doucement du pied le battant de verre.
— Désolé de troubler les délectables méditations de Votre Majesté, fit-il goguenard, mais je crains que son trésor de guerre ne lui échappe dans un bref délai. Les mains en l’air !
Pas autrement effrayé, l’air agacé plutôt, l’autre obéit :
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
— Un ami du prince Morosini. Je viens le chercher et récupérer du même coup tout ce que vous lui avez volé. À commencer par ça ! ajouta-t-il en s’emparant de la perle qu’il glissa dans sa poche de poitrine. On ne vous a pas dit que ce n’était pas correct de toucher une rançon et de ne pas rendre son prisonnier ?
— Je n’ai pas reçu la totalité de ce que j’attendais. Je n’ai donc aucune raison de libérer votre ami. J’avais dit la princesse Morosini en personne !
— Pas difficile de deviner pourquoi : on l’enfermait, on faisait chanter son papa, on ramassait la collection Kledermann… et pour finir on tuait tout le monde afin d’être sûr de n’être reconnu par personne. C’était bien imaginé mais c’est raté ! Alors maintenant, vous allez me montrer le chemin ajouta-t-il avec rudesse. Debout et passez devant !
— Où voulez-vous aller ?
— Chercher Morosini ! Un peu vite, s’il vous plaît !
— C’est inutile : il est mort !
Le cœur d’Adalbert manqua un battement et il dut serrer les dents, mais sa détermination n’en fut que plus ferme :
— Alors conduisez-moi à sa tombe ! Et je vous préviens qu’il faudra creuser ! Je suis quelqu’un dans le genre de saint Thomas moi, je ne crois que ce que je vois !
— Il n’y a pas de tombe. Nous l’avons jeté à la Seine !
— Tiens donc ! Il aurait déjà refait surface.
— Pas avec une gueuse de fonte aux pieds…
Le sang d’Adalbert se glaçait de plus en plus. Ce misérable semblait affreusement sûr de son fait.
— Si vous avez fait ça, vous n’êtes qu’un fou, parce que moi, à présent, je n’ai plus aucune raison de vous ménager…
Au bout de son bras tendu, l’arme vint presque toucher le visage d’Agalar. Celui-ci lut sa mort dans les yeux soudain opaques de cet homme. Il allait tirer. D’une main qui tremblait, le marquis écarta le revolver :
— Je vous ai menti. Il vit ! Et… et je vais vous conduire à lui.
— J’espère qu’il est en bon état. Sinon, il ne restera pas grand-chose de vous à livrer à la guillotine ! Marchez ! Je vous suis… Et pas un geste de trop sinon vous êtes mort !
— Je ne suis pas stupide…
La porte franchie, Adalbert fronça le sourcil : il s’attendait à se trouver en face du pistolet de Marie-Angéline mais elle n’était pas là. Ce qui le surprit un peu, mais pas trop : il connaissait assez le caractère fantasque de la dernière des Plan-Crépin. Quelque chose avait dû attirer son attention et elle était allée voir.
L’un derrière l’autre, on descendit l’escalier à pas comptés.
En atteignant le vestibule, Adalbert pensa que l’atmosphère était bizarre : tout était désert, silencieux. Or, si Martin et Théobald avaient surpris les gens de la cuisine, un certain vacarme aurait dû s’ensuivre, et l’on n’entendait rien. On ne voyait personne. La porte du salon éclairé était toujours ouverte comme celles donnant sur le jardin.
Adalbert pensait que l’on allait se diriger vers celui-ci mais Agalar marcha vers le salon :
— Pas par là ! gronda Adalbert. Je suis sûr qu’il n’est pas dans la maison.
— Sans doute, mais je dois prendre des clefs et elles sont dans cette pièce…
— Dans ce cas…
Toujours l’un derrière l’autre on pénétra dans la zone éclairée. À cet instant quelque chose siffla dans l’air et une douleur brûlante envahit le poignet d’Adalbert. La lanière d’un long fouet venait de s’y enrouler. Et ce fouet était manipulé par un poussah mongol. L’arme s’échappa de sa main dont il eut l’impression qu’on la lui arrachait, et il se retrouva sur le tapis usé.
— Bravo, Timour ! fit Agalar avec satisfaction. Je me demandais où tu étais passé.
— Femme embusquée là-haut. L’ai assommée et jetée dans un coin.
Adalbert demanda mentalement pardon à « Plan-Crépin », coupable seulement de s’être laissé surprendre, et sentit un pincement à la pensée que cette brute l’avait peut-être tuée…
— Où sont les gardes ? demanda le marquis.
Timour fit signe qu’il n’en savait rien.
— On finira bien par les retrouver. Où sont les autres ?
— Ici, don José ! fit une voix à l’accent espagnol. Nous avons été attaqués à la cuisine et Pablo a été tué, mais j’ai assommé celui-là en lui lançant un fer à repasser à la tête, ajouta-t-il en jetant à terre un homme ficelé troussé comme un poulet dans lequel Adalbert, en qui montait le désespoir, reconnut Martin. Le journaliste était blême, inconscient, et du sang coulait de sa tempe.
— Il était seul ? grinça Agalar en allongeant au corps inerte un coup de pied chaussé d’un soulier pointu.
— Non. Il y en a un autre qui a réussi à s’échapper mais il n’ira pas loin. Tamar était allée… là-bas avec les chiens. En revenant elle a vu l’homme qui s’enfuyait et elle les a lâchés. Il ne doit pas être beau à voir à l’heure qu’il est.
Cette fois Adalbert ne put retenir un gémissement douloureux. Théobald ! Son fidèle, son irremplaçable ! Son ami !… Cette fois tout était fini, et par sa faute ! Quelle stupidité de ne pas avoir prévenu la police dès l’instant où il avait reconnu Tamar. Tout ça parce qu’il craignait qu’une arrivée massive ne précipite la fin d’Aldo… et aussi parce que, attaché à leur pacte d’autrefois, il se croyait assez fort pour le sortir de ce piège trop bien monté !
Cependant son léger signe de douleur ramenait l’attention d’Agalar sur lui, débarrassé de la lanière de cuir mais toujours à plat ventre sous le pied du Mongol qui lui maintenait la nuque à terre.
— Ça fait mal, hein, de perdre de bons compagnons, éructa-t-il. Seulement moi aussi j’en ai perdu et j’ai bien l’intention de vous faire payer le prix fort…
— Si c’est la mort que vous appelez le prix, vous faites erreur. Dès l’instant où mes amis sont morts, je n’ai plus guère envie de vivre. Alors allez-y ! Tuez-moi !
— Soyez sûr que je n’y manquerai pas, mais si vous pensez vous en tirer avec une balle dans la tête, vous faites erreur. La nuit est loin d’être achevée et nous avons tout notre temps ! En outre cette maison est suffisamment isolée pour que personne ne vous entende crier… Déshabillez-le attachez-le au pilier de l’escalier, vous autres. Quant à vous, mon cher, vous allez pouvoir apprécier avec quel art Timour peut découper un homme en lanières avec celle d’un fouet…
Un instant plus tard, l’archéologue était attaché solidement, le torse nu, à l’épais pilier de chêne dont ses bras faisaient à peine le tour…