CHAPITRE XV
FÊTES À KAPURTHALA
Bien que l’un des plus petits parmi les États indiens – environ 1 600 kilomètres carrés contre 130 000 pour le Cachemire et 132 000 pour Hyderabad –, le domaine du maharadjah de Kapurthala était l’un des plus prospères et des mieux tenus. Et que la ville rose était jolie avec ses petites maisons et ses somptueuses demeures plantées comme un décor de fête sur le fond des pentes violettes de l’Himalaya montant vers les neiges des sommets et la pureté d’un ciel sans nuages ! Les visiteurs devaient s’apercevoir que chez Jagad Jit Singh il n’y avait pas de mendiants : ceux qui étaient dans le besoin avaient à leur disposition un vaste bâtiment où l’on prenait soin d’eux. Un record aux Indes !
Arrivés dans la suite du couple vice-royal, les Morosini et Vidal-Pellicorne n’en reçurent pas moins un accueil particulier qui les sépara de l’escorte officielle. Alors que celle-ci s’embarquait dans les traditionnelles Rolls et Bentley, une superbe voiture française, une longue Delahaye bleu et argent, les emmena vers le palais où un appartement les attendait.
Surprenant, ce palais ! Alors que l’on pouvait s’attendre à l’habituel et gigantesque enchevêtrement de tours, tourelles, clochetons, fenêtres de marbre ajouré, cours et jardins, les voyageurs découvrirent, au milieu d’un parc évoquant l’œuvre impérissable de Le Nôtre, un palais typiquement français, dont l’intention première était d’offrir une copie de Versailles mais que son énorme pavillon central coiffé d’un dôme aplati éloignait vigoureusement de l’œuvre de Mansart. En outre il était rose ! Aldo et Lisa eurent un appartement composé d’une grande chambre, d’un petit salon et des commodités habituelles, le tout meublé en Louis XVI. Ils découvrirent aussi qu’ils avaient droit à quelques-uns des trois cents serviteurs du palais : préposés au bain, au massage, aux bagages, aux fleurs ou aux friandises et autres cigarettes… Il y en avait même un chargé d’annoncer le programme de la journée et de donner l’heure.
— C’est le triomphe de la spécialisation ! constata joyeusement Lisa, mais ça n’a pas l’air de plaire beaucoup à Amu, ajouta-t-elle en regardant leur nouveau valet de chambre s’emparer farouchement des vêtements de son époux et de ses robes à elle pour les repasser. Il devrait pourtant être habitué ?
— Non. Alwar était moins généreux avec ses invités, puisque je n’ai eu droit qu’à un seul serviteur. Ce dont je me félicite aujourd’hui.
— Tu crois qu’il s’habituera à Venise ?
— Beaucoup de ses semblables se sont habitués à l’Angleterre, voire à l’Écosse, et Venise est plus agréable question climat. Ce qui m’inquiéterait plutôt pour lui, c’est Zaccaria…
— Tu n’y connais rien du tout ! Amu est un garçon tellement gentil, tellement délicat ! En outre il t’a sauvé : notre vieux majordome va l’adorer… mais se gardera bien de le montrer ! En attendant, appelons le préposé au programme pour savoir ce que nous devons faire…
En fait, rien d’autre qu’assister en spectateurs, avec quelques amis français dont le charmant écrivain Francis de Croisset que Morosini ne connaissait pas, aux cérémonies : somptueux dîner, feux d’artifice, revue militaire et autres manifestations données en l’honneur du Vice-Roi et des ambassadeurs étrangers en poste à Delhi. L’aimable prince Karam et sa femme, la ravissante Sita, étaient particulièrement chargés de s’occuper d’eux afin justement de leur éviter de ne se sentir là qu’à titre décoratif. L’anniversaire du prince ne serait célébré qu’après…
En effet, deux jours plus tard le train blanc repartait, emmenant une Mary Winfield désolée de ne pouvoir assister à l’arrivée des princes et de leurs splendeurs. Si magnifiques que soient les uniformes britanniques, surtout ceux des déjà légendaires lanciers du Bengale, le peintre devinait bien que cela n’approcherait pas le fabuleux déploiement de couleurs et de richesses qui allait s’abattre sur Kapurthala. Mais elle était attachée à la Vice-Reine, ce qui n’était pas le cas des Morosini et d’Adalbert, invités personnels du maharadjah… Une consolation cependant : le capitaine Mac Intyre repartait aussi.
Ce ne fut pourtant pas sans une vague inquiétude qu’Aldo et Adalbert virent se vider les vastes et élégants pavillons de soie dressés sur deux kilomètres dans le parc du palais et les emblèmes des divers princes remplacer l’Union Jack. Ce fut Adalbert qui traduisit leur pensée commune tandis qu’en fumant un cigare ils faisaient une promenade dans les jardins momentanément paisibles :
— Tu crois qu’il va oser venir ?
— Tu penses à Alwar ?
— Qui d’autre ? Tu sais bien qu’il est invité, et ne devions-nous pas faire le voyage dans son train privé ?
— Veux-tu me dire ce qui pourrait l’en empêcher, puisque ses crimes n’ont pas encore décidé le gouvernement britannique à le destituer ? Tu peux être certain qu’il sera là.
Ni l’un ni l’autre n’en doutaient, et moins encore Amu, accouru au petit matin avec la première tasse de thé qu’il ne permettait à personne de leur apporter. Aldo et Lisa étaient d’ailleurs réveillés par le canon qui, depuis une heure au moins, ne cessait guère de tonner.
— Il est arrivé, Prince sahib ! Le maître de la peur vient d’arriver ici ! Tu n’as pas entendu le canon ?
— Tu veux dire qu’on n’entend que lui, fit Lisa, le nez dans sa tasse. Ne nous dis pas qu’il a droit à tout ça ?
— Non. Seulement à dix-sept coups(16), mais les trains des princes se succèdent à la gare. Ces pourquoi le canon n’arrête presque pas. Quant à lui, je viens de le voir dans la voiture aux peaux de tigre qu’il emporte toujours avec lui. Que va-t-il nous arriver ?
— Rien du tout, Amu ! fit Morosini avec un sourire apaisant. Il n’est plus chez lui et notre hôte n’est pas homme à souffrir que l’on moleste certains de ses invités…
— Mo… leste ? répéta Amu qui ignorait le mot.
— Que l’on fasse du mal. Quant à toi, tu n’es plus à son service mais au mien.
— Oh je ne crains pas pour moi ! Je suis trop petit pour qu’il connaisse ma figure, mais c’est pour toi que je crains, maître ! Tu lui as échappé et il n’oublie jamais…
— Ne te tourmente pas. Ici il ne peut plus rien.
Connaissant le pouvoir de malfaisance du personnage, Morosini n’en était pas si sûr, mais ne voulait pas inquiéter Lisa. Il se promit tout de même de veiller au grain. Adalbert, pour sa par se montra optimiste :
— Il va y avoir tellement de monde qu’il ne me verra même pas. J’ai passé la matinée à la gare voir arriver les princes. Il y avait tant de couleur et d’éclats de bijoux que j’en avais mal aux yeux.
— Alors tu l’as vu ?
— Mais oui. Rose comme un bonbon anglais, environné d’un corps de ballet de jeunes éphèbes aux yeux de biches dorés sur tranche, mais comme je me mêlais démocratiquement à la foule il ne m’a pas remarqué…
— Ce n’est pas une raison pour ne pas se montrer prudents…
En dépit de sa sérénité affichée, Aldo se sentait moins à l’aise depuis qu’il savait Jay Singh dans les mêmes murs que lui. Il s’y attendait pourtant et la sagesse aurait peut-être voulu qu’il emmène Lisa loin de ce concentré de serpents, mais il était incapable de résister à l’attrait du fabuleux spectacle dont il allait être le témoin : un fantastique rassemblement de pierres précieuses dont certaines comptaient parmi les plus belles du monde et, jusqu’à présent, rarement sorties des Indes. Une occasion qu’il ne retrouverait pas… Seulement il y avait Lisa ! Jamais il n’aurait dû permettre qu’elle reste ici sachant qu’Alwar allait y venir ! Ce démon haïssait les femmes, les méprisait et n’avait pas de plus cher plaisir que les faire souffrir. Quand il verrait Lisa il comprendrait qu’elle était le meilleur moyen de l’atteindre, lui, et d’en tirer vengeance…
— J’aurais dû l’obliger à partir avec Mary Winfield et Lady Émily ! pensa-t-il à haute voix. Seulement je suis un maudit égoïste. Et puis j’ai juré de ne plus me séparer d’elle plus de vingt-quatre heures !
— Tu as peur à ce point ? fit Adalbert, dont Aldo avait oublié la présence. Tu ne penses pas qu’Alwar oserait…
— Ne m’oblige pas à répéter sans cesse qu’il est capable de tout…
Apparemment il n’était pas le seul à penser ainsi. À cet instant parut le secrétaire du maharadjah venu prier le prince Morosini de bien vouloir le suivre auprès de son seigneur.
Aldo trouva Jagad Jit Singh dans la grande volière du palais, une immense serre où, au milieu d’une flore exubérante, voletaient des perruches multicolores, des oiseaux bleus de l’Himalaya, des perroquets du Brésil dont l’un criait « Vive la France ! » dès que son maître était en vue. Un monde de fleurs et de bassins joliment disposés où passaient des poissons-voiles de la Chine, des flamants roses, des ibis noirs, des cigognes blanches et des faisans dorés.
Coiffé d’un turban framboise sans aucun joyau qui mettait en valeur ses traits à la fois doux et énergiques et même sa soyeuse moustache grise, le maharadjah debout près d’un bassin jetait des petits morceaux de pain à ses poissons. Quand Morosini entra, il le prit par le bras pour le conduire vers un banc de pierre disposé près d’un buisson d’orchidées mauves :
— Depuis votre arrivée je n’ai guère eu le loisir de converser avec vous autant que je le souhaite et j’espère que vous ne m’en tenez pas rigueur.
— Certainement pas, Monseigneur ! Quand on reçoit autant de monde il est impossible de se livrer au moindre aparté.
— Pourtant il faut que je vous parle. Lord Willingdon m’a raconté certains faits… pour le moins désagréables, qui vous ont opposé à Alwar. Et ne m’ont pas tellement surpris parce que je ne garde pas beaucoup d’illusions sur lui. Depuis des siècles, l’Inde a souffert de potentats tels que cet homme mais je n’avais personnellement aucune raison de ne pas l’inviter. La politique veut parfois…
— Vous n’êtes pas, j’espère, en train de me donner des explications ou même de m’offrir des excuses ? coupa Morosini. Votre jubilé est une très grande fête à laquelle doivent participer tous les autres princes. Quant à moi, qui ne suis pas souverain régnant, je concevrais sans peine que Votre Altesse souhaite… que je m’éloigne si ma présence doit troubler, si peu que ce soit, un événement de cette importance.
— Mais pas du tout ! Je tiens au contraire à ce que vous restiez. Par amitié d’abord. Ensuite parce que l’expert que vous êtes rehaussera l’éclat de ces fêtes. Cela dit, je n’ai pas peur pour vous, je vous sais de taille à vous défendre, ainsi d’ailleurs que le cher Vidal-Pellicorne.
— En ce cas je ne vois pas où vous voulez en venir, Monseigneur.
— À la princesse Morosini. Vous savez quelle tendre admiration je voue aux jolies femmes – ce qui n’est pas le cas d’Alwar ! – et votre épouse est exquise. Aussi ma belle-fille Brinda, que vous connaissez déjà et qui n’a fait que l’entrevoir, souhaiterait la recevoir dans ses appartements… jusqu’à ce que les princes regagnent leurs États. Croyez-vous que la princesse Lisa – c’est bien son nom ? – accepterait ? Cela ne la privera d’aucune des fêtes puisque Brinda reçoit ici à mes côtés et à ceux de Tïkka, mon fils aîné, et que je n’applique pas le purdah. Simplement elle ne sera pas près de vous. Et Brinda est certaine qu’elle portera le sari avec beaucoup de grâce et d’élégance. Qu’en pensez-vous ?
— Que vous êtes, Monseigneur, l’homme le meilleur et l’hôte le plus délicat qui soit. Merci ! De tout mon cœur merci !
Lisa accueillit l’invitation avec un sourire qui cachait un certain soulagement. Depuis que l’on attendait Alwar, Aldo devenait nerveux et Adalbert presque autant que lui. La sachant à l’abri, ils se sentiraient mieux l’un et l’autre et, surtout, ils auraient les coudées franches et les mains libres pour faire face à l’ennemi.
— Après tout, nous ne nous quittons pas vraiment et ce n’est que pour peu de jours. Et puis c’est peut-être amusant de vivre au zénana… à condition toutefois que cela ne te souffle pas l’idée d’en installer un chez nous…
— Tu veux ma mort ? fit Aldo en l’embrassant d’une façon fort peu conjugale. Avec toi, Amélia, Lydia et nos autres dévouées servantes, je trouve qu’il y a déjà bien assez de femmes à la maison !
— Goujat !
Et elle suivit en riant les serviteurs qui venaient chercher ses bagages...
Délivrés de ce souci, il ne restait qu’à attendre l’inévitable affrontement. Il eut lieu le soir même…
Le palais, cette nuit, revêtait une livrée magique. Des milliers de petites flammes courtes dansant dans des coupes de verre rose et or illuminaient, à la mode indienne, les terrasses, les balcons, les toits et presque chaque détail de l’architecture. Pour ne pas rompre le charme, les ors et les couleurs des salons, dédaignant pour une fois l’électricité, reflétaient la flatteuse lumière de milliers de cierges et de bougies plantés dans les hauts candélabres. Chandeliers et bougeoirs scintillaient au milieu d’une débauche de roses et de jasmin. C’était sans doute aussi dans le même esprit d’harmonie et pour éviter la tache noir et blanc de l’habit occidental que, vers la fin du jour, Aldo et Adalbert avaient reçu des mains du tailleur du palais, des caftans de brocart doré, d’étroits pantalons assortis et des turbans d’un beau rouge pivoine comme ceux que l’on portait dans le pays. Un mot du maharadjah accompagnait le tout, priant ses invités de bien vouloir, pour cette soirée, lui faire la grâce de porter le costume national.
— Il doit penser qu’ainsi on se perdra dans la foule, conclut Adalbert en prenant des poses devant la glace. Heureusement que nous avons tous deux la peau suffisamment tannée pour ne pas détonner.
Évidemment, ils étaient plus grands que la moyenne des invités, mais le résultat n’était pas si mal ! À l’exception peut-être des turbans.
— J’ai l’impression de m’être écrasé une fraise sur la tête, grommela Adalbert. Même ma mèche ne peut pas retomber…
— Moi je trouve que nous sommes très bien ! fit Aldo avec satisfaction. Et c’est plus agréable à porter qu’un plastron glacé et un col à coins cassés ! Surtout dans ce pays !
— Oh toi, bien sûr, tu aurais de l’allure sous les guenilles d’un mendiant ! Tout ce que j’espère, c’est ne faire rigoler personne.
À l’entrée des salons, ils rencontrèrent le seul Français qui soit resté à Kapurthala. Les liens étroits de M. de Croisset avec la famille princière et le fait qu’il commençait là un long périple à travers les Indes expliquaient sa présence. Il portait exactement la même robe dorée qu’eux, mais son long, aristocratique et pâle visage – il relevait d’une maladie – s’accommodait assez bien d’un turban rajpoute à pan flottant dans les mêmes nuances que sa robe.
— Votre turban, remarqua Morosini, fait beaucoup plus vrai que les nôtres ! On voit que vous êtes un invité privilégié.
— Ce n’est pas cela du tout ! J’ai reçu moi aussi cette chose rouge mais, grâce à Dieu, le second fils du maharadjah de Bikaner m’a sauvé la vie en me posant lui-même le turban, expliqua-t-il en riant. Évidemment j’ai l’impression d’être coiffé d’une poule faisane, mais si vous m’aviez vu avant !
Tout en parlant il se tâtait les flancs d’un air anxieux.
— Vous cherchez quelque chose ? demanda Adalbert.
— Mes cigarettes ! Je sais qu’elles sont là-dedans mais je n’ai pas encore réussi à repérer dans quelle poche intérieure je les ai mises… Au fait, la princesse Morosini n’est pas avec vous ce soir ? Elle n’est pas souffrante, j’espère ?
— Non, je vous remercie. Elle est chez la princesse Brinda qui veut la garder près d’elle le temps des fêtes. Elle aussi, je pense, va être costumée…
— Seulement elle est beaucoup mieux réussie que nous, messieurs ! La voici !
Les dames en effet faisaient leur apparition et Aldo sourit de tout son cœur à sa ravissante épouse. Auprès de la princesse Brinda, sari corail clair tissé d’or sous une magnifique parure de rubis – elle portait les bracelets volés naguère par le défunt Agalar ! –, Lisa rayonnait dans ses voiles turquoise agrémentés d’un collier et de lourds pendants d’oreilles en émeraudes et diamants parfaitement assortis à la grosse pierre de ses fiançailles qui ne quittait jamais son annulaire gauche.
— Eh bien, commenta Adalbert avec un sifflement admiratif. Je ne te savais pas si fastueux !
— Du calme ! Cette parure n’est pas la sienne. Qui est un peu moins imposante mais qu’elle a préféré ne pas emporter pour un aussi long voyage.
Les trois hommes allèrent saluer Brinda et ses compagnes puis s’installèrent dans un angle de fenêtre pour ne rien perdre de l’arrivée des princes. Les premiers furent, bien entendu, le maître de maison suivi de son fils aîné et de son gendre, le jeune rajah de Bundi. Chacun s’inclina sur leur passage. Pour la première fois, Jagad Jit Singh arborait à son turban blanc l’admirable ornement commandé tout spécialement pour la circonstance au joaillier Chaumet : autour d’une énorme émeraude de 177,40 carats fusaient une flèche, d’autres pierres dégradées et deux virgules latérales à peine moins importantes. Même pour les Indes, le joyau était exceptionnel et occultait presque la robe d’or barrée d’un grand cordon d’azur pâle. Après un salut circulaire aux personnes présentes, le souverain et ses fils prirent leur place pour accueillir les princes qui allaient se succéder. Le temps était venu pour Morosini de contempler, bien plus vivants que dans des vitrines, les trésors fabuleux de l’Inde profonde.
— Il me semble que j’assiste à la « couturière » d’une féerie ! murmura Francis de Croisset qui, en homme de théâtre, savait de quoi il parlait. Je vais essayer de les baptiser. Oh ! voici l’Aurore sur la neige ! Cela fait penser à l’aube sur les glaces de l’Himalaya…
C’était en effet le maharadjah de Cachemire, précédé de ses aides de camp vêtus dans des tons pastel allant du rose pâle au mauve. Lui-même ne portait que des perles, en telle quantité que l’on ne distinguait pas la teinte de son vêtement. Pas une pierre ! Rien que des perles, et jamais Morosini n’en avait vu tant à la fois.
— Tu pourrais peut-être lui montrer la tienne, souffla Adalbert. Elle ne déparerait pas l’ensemble. Bien au contraire…
— Pourquoi pas, après tout ? Mais attendons la suite…
Le nabab de Palanpur n’inspira pas l’écrivain : il portait de belles émeraudes sans doute, mais il y en avait tant d’autres ! En revanche, le suivant lui arracha un petit sifflement discret :
— Celui-là a l’air d’un sorcier impérial ! Regardez cette canne de rubis et cette robe qui a l’air d’une coulée de lave ! Incroyable !
Celui qui vint ensuite arracha aux trois hommes le même « oh ! » admiratif. Le maharadjah de Patiala, l’un des deux ou trois plus riches souverains des Indes :
— Il ressemble au Roi de pique et à François Ier ! souffla Croisset.
Très grand et le visage cerné d’une barbe noire retenue en éventail par un filet invisible, il semblait tout entier habillé de diamants. Il lui en coulait de partout, jusque sur les yeux. Mais là Morosini savait à qui il avait affaire et n’eut aucune peine à reconnaître, au milieu d’autres rivières, un somptueux collier de diamants échappé, comme la « Régente » des joyaux de la couronne de France :
— Regardez, messieurs ! Vous voyez au cou de ce prince une merveille bien de chez nous : les larmes de diamant offertes par Napoléon III à l’impératrice Eugénie au moment de la naissance du Prince impérial…
— Seigneur ! murmura Adalbert. Comment ce joyau si féminin a-t-il atterri sur cette poitrine résolument virile ? Toujours la stupide vente de 1887 ?
— Bien entendu ! Et celui-là, pas question de le récupérer ! Il disparaît presque au milieu de cette débauche de diamants !
À demi aveuglés, les trois hommes accueillirent avec plaisir l’entrée en scène du maharadjah de Bikaner et de ses fils :
— Mon sauveur ! soupira Croisset. Admirez l’élégante simplicité de ces princes du désert ! Avec leurs ors brunis et leur pourpre assourdie, ils ressemblent à des coqs de bruyère. Ou aux dieux de l’automne ! En vérité je les trouve superbes ! Et quelle élégance !
— Je partage votre avis ! Le maharadjah de Patiala est éblouissant, mais j’avoue un faible pour ceux-là !
Les deux hommes causèrent quelques instants pendant ce qui ressemblait à un entracte. En dépit de sa mauvaise mine l’écrivain était le charme même et sa conversation, pleine d’humour, un vrai régal. Mais soudain il s’exclama, tandis qu’un silence s’établissait :
— Mon Dieu ! Celui-là me fait froid dans le dos !
C’était, bien entendu, Alwar qui faisait son apparition.
« De petits lustres de diamant brillent à ses oreilles. Un sourire ironique et féroce éclaire son pur visage de barbare. Pas de turban mais une toque bleue cloutée d’étoiles et une robe nocturne semée d’astres. Des pierres rouges et vertes bossellent ses doigts gantés. Il émane de lui comme une sombre lumière(17)… »
D’un pas lent, quasi solennel, Jay Singh s’avançait vers son hôte mais sans le regarder. Ses yeux jaunes, mi-clos, fouillaient l’assemblée scintillante.
— Il te cherche, chuchota Adalbert. Il doit déjà savoir que tu n’as pas renoncé à venir…
— Qu’il cherche ! fit Aldo avec un mouvement d’épaules dédaigneux. Il y a peu de chance qu’il me reconnaisse sous cet accoutrement.
Il n’avait pas fini de parler que les inquiétantes prunelles se fixaient sur lui. Au sourire qui s’accentua Morosini comprit qu’il était démasqué, pourtant Alwar ne fit pas la moindre tentative d’approche. Pendant ce temps d’autres princes faisaient des entrées plus ou moins fastueuses, suivies avec une attention qui se relâchait. Un peu comme si, dans un feu d’artifice, on avait tiré le bouquet avant les fusées de moindre importance. Ce qui ne signifiait pas que ces princes n’étaient pas tous somptueusement parés mais, même pour Aldo, il y en avait un peu trop et son regard se fatiguait… Vint le dîner.
Il était servi dans le Durbar-hall, une immense salle rectangulaire entourée en surplomb d’une galerie interrompue par des moucharabiehs. L’ensemble ruisselait de lumière sur les très longues tables servies avec tout l’appareil que devaient avoir les dîners de Versailles. Le maharadjah restant fidèle à ses amours pour la France, d’inestimables pièces d’orfèvrerie les jalonnaient, alternant avec des pyramides de fruits et des jaillissements de fleurs. Autour, une centaine de serviteurs en tunique bleu roi ceinturée d’argent et turban framboise. Inoubliable coup d’œil mais qui ne détourna pas Morosini de son sujet d’inquiétude. Grâce à Brahma cependant il se trouvait suffisamment éloigné d’Alwar pour pouvoir dîner tranquille. D’autant plus que Lisa, assise entre le prince Karam et le maharadjah de Bikaner, n’en était pas proche elle non plus. Avertie par Adalbert qui lui avait montré discrètement le personnage, elle jouait à merveille son rôle d’invitée particulière de Brinda en évitant de regarder son mari.
Le festin fut, comme il se devait, long et solennel, mais pas trop ennuyeux pour Aldo grâce à Croisset qui, assis entre deux des fils du maharadjah, entretenait avec eux une alerte conversation en français dont Morosini prenait volontiers sa part. Mais les meilleures choses ont une fin et, après que les dames se furent retirées, les hommes quittèrent les tables pour sacrifier à la tradition du café tout en admirant le feu d’artifice qui allait embraser le parc.
Le maharadjah s’approcha alors de ses hôtes français pour recevoir leurs félicitations et s’offrir le plaisir de parler leur langue un instant mais, soudain, une voix trop connue d’Aldo se fit entendre, en français, elle aussi :
— Je ne comprends pas, disait-elle, comment mon frère Jagad Jit a pu convier à une si grande fête un homme sans honneur…
L’aimable visage du prince se ferma :
— Ce que je comprends mal, moi, c’est que sous mon toit tu oses porter une aussi grave accusation. Aussi je te prie de t’éloigner. Je n’en entendrai pas davantage.
— Avec votre permission, Monseigneur, je veux moi en savoir un peu plus. De quoi suis-je accusé ?
— De m’avoir volé. Cet homme est venu chez moi apporter un joyau dont j’avais, en Europe, payé la moitié. Je l’ai reçu comme un frère et cependant, en partant, il a emporté l’inestimable perle que j’avais acquise. Il est peut-être prince mais ce n’est qu’un marchand indélicat et…
Il n’acheva pas la phrase : la gifle retentissante que lui appliqua l’accusé lui coupa la parole et même, un instant, le souffle.
— Vous en avez menti et vous allez m’en rendre compte sur l’heure ! Monseigneur, ajouta-t-il à l’attention de son hôte, j’ai horreur de troubler l’éclat d’une si belle fête et d’une si noble maison mais, après avoir tenté de m’assassiner, cet homme m’a insulté et je suis en droit de demander réparation… par les armes !
— Le ridicule duel occidental, où l’on s’égratigne avec des épées juste bonnes pour des femmes, n’existe pas chez nous, grinça Alwar. Et cet homme le sait bien ! C’est moi, au contraire, qui viens d’être souillé par sa main impure, moi qui suis Raj Rishi ! Et j’exige qu’on le chasse… après avoir fouillé son appartement bien sûr. Je suis certain qu’on y trouvera ma perle.
Aldo allait répliquer mais le maharadjah de Kapurthala s’interposait avec une froide autorité, après s’être assuré d’un coup d’œil que l’altercation était presque passée inaperçue de ses invités captivés par la féerie du parc embrasé :
— On ne fera rien de tout cela ! Vous êtes dans ma maison et dans mes États, où les lois de l’hospitalité vous protègent mais aussi vous contraignent l’un et l’autre. Pas de duel… et pas de fouille offensante !
— … et bien inutile ! fit Morosini. La perle est bien chez moi : ce misérable personnage me l’a rendue en disant qu’il n’en voulait plus et en redemandant la somme déjà versée. Ce que j’ai fait. Et cela, je le jure sur la mémoire de mes ancêtres et l’honneur de mon nom !
— J’apporte aussi mon témoignage, si Votre Altesse en exprime le désir, ajouta Adalbert. Il est bien dommage que le Vice-Roi soit reparti et, avec lui, le général Hackett et le major Hopkins ! Ils pourraient dire comment le prince Morosini a réussi, grâce à eux, à quitter Alwar autrement que dans un cercueil !
Un léger sourire reparut sur les lèvres du maharadjah :
— Soyez sans crainte, cher ami ! Je suis moins ignorant que le seigneur d’Alwar l’imagine. Lord Willingdon m’a appris certaines choses. À présent faites-moi tous la grâce de revenir à cette fête !
Aldo s’inclina mais Alwar, furieux, quitta la terrasse sans ajouter un mot… Adalbert le regarda disparaître avec la souple rapidité d’un fauve dans la jungle dorée qui les entourait. Il ne remarqua pas un homme habillé aux couleurs du maharadjah de Patiala, barbu et basané, dont les paupières bistre dissimulaient à demi des yeux bleu clair et qui s’esquiva discrètement sur ses traces…
— Que crois-tu qu’il va faire ? demanda-t-il un moment plus tard à son ami tandis que, la soirée terminée, ils regagnaient leur appartement. Rentrer chez lui ?
— Non, je ne pense pas. Pas avant, du moins, la date fixée pour son départ, c’est-à-dire dans quarante-huit heures. N’oublie pas que demain est le grand jour, celui du jubilé, où notre prince va recevoir l’hommage de son peuple et celui de ses pairs. Alwar ne peut s’en aller sans perdre la face.
— Tant pis ! Son attaque de ce soir ne manquait pas d’audace. Je me demande ce qu’il nous réserve encore ?
— Qui vivra verra ! fit Aldo avec un haussement d’épaules résigné. L’important est que Lisa soit à l’abri de ses coups tordus !
Une surprise les attendait : Amu, qui avait l’habitude de dormir sur le tapis du salon à la porte d’Aldo, était étendu de tout son long dans l’ouverture de cette porte, si magistralement assommé que l’on eut du mal à le ranimer. Ce qui s’était passé était évident : il avait voulu défendre l’accès à la chambre de son maître où tout était retourné. Celui qui avait fait cela pouvait être satisfait : la « Régente » avait disparu…
Ce que le brave garçon put dire, une fois revenu à la conscience, n’éclaira guère la situation : alors qu’il préparait la couverture du lit, il avait entendu du bruit dans le salon et naturellement était allé voir, et c’est en y pénétrant qu’il avait reçu sur la nuque un choc violent. Autrement dit, il n’avait rien vu. Quant à l’examen des lieux, il n’apprit pas grand-chose aux deux hommes : l’agresseur n’avait pas eu la courtoisie d’abandonner sur place un bouton, un bout de turban, une boîte d’allumettes ou un mégot de cigare, comme cela se fait dans les bons romans policiers. En outre il n’avait emporté que la perle.
— Si tu veux mon avis, on n’a pas besoin d’indices, soupira Adalbert en se laissant choir dans un fauteuil pour se verser un verre de whisky. Le vol est signé : le cher Alwar a envoyé un ou plusieurs de ses sbires pour récupérer la perle, un point c’est tout !
— Une chose m’étonne : depuis que nous sommes ici, nous avons à notre service une nuée de domestiques, tous spécialisés à l’extrême. Veux-tu me dire, en ce cas, pourquoi Amu se trouvait seul pour faire face au voleur ?
— Pour deux raisons : d’abord l’homme portait sans doute la livrée du palais et il a dû profiter du moment où tout le monde admirait le feu d’artifice. Les hindous en sont friands et c’est en outre l’une des manifestations de la vie mondaine à laquelle les serviteurs peuvent prendre part à égalité avec leurs maîtres : il suffit pour cela d’avoir des yeux.
— D’accord, mais ils pourraient être revenus ? Les fusées sont éteintes depuis un moment déjà.
— Il est tard et leurs journées sont longues. De plus, tu oublies qu’Amu jouait volontiers les chiens de garde. En tout cas, le coup n’est pas si mal agencé : tu as déclaré hautement avoir repris la « Régente » et si, ce soir, tu vas dire à Jagad Jit Singh qu’on te l’a volée, il pourrait penser, si Alwar revenait à la charge, que tu as choisi un moyen tout simple d’éviter son arbitrage : tu n’as plus la perle, donc il n’est plus possible de la rendre à cette sombre brute.
— Je me vois mal courant me plaindre à cette heure auprès de notre hôte. C’est dans la matinée que commence le grand défilé vers la ville et le Durbar du Vieux Palais. Jagad Jit Singh n’a pas beaucoup de temps pour se reposer, en admettant qu’il rejoigne son lit. Je l’imagine plutôt se recueillant avant cette solennité à laquelle nous allons avoir le privilège d’assister. Seuls Européens avec Croisset ! Je ne jouerai pas les trouble-fêtes !
— En d’autres termes : tu laisses tomber ?
Aldo fouilla dans sa robe, réussit à trouver son étui à cigarettes, en alluma une, tira quelques bouffées méditatives et finalement sourit :
— Oui.
— Mais ça te coûte une fortune ?
— Je ne dis pas non, mais je suis tellement content d’être débarrassé de cette foutue perle sans espoir de retour ! Si elle cause à Alwar seulement la moitié des emmerdements que je lui dois, je serai le plus heureux des hommes ! Malheureusement je n’en saurai rien !
— Mais on peut toujours imaginer ? fit Adalbert, sa bonne humeur retrouvée et s’extrayant de son fauteuil. En attendant, allons donner un coup de main à Amu pour remettre ta chambre en ordre !
Le lendemain la petite ville de Kapurthala était plus rose que jamais. Dans l’attente du cortège d’éléphants qui amènerait bientôt le maharadjah, son héritier et les princes jusqu’à la cour d’honneur du Vieux Palais où l’attendaient vassaux et notables, les femmes de la cité, dans leurs voiles de fête déclinant toutes les nuances du rose et du rouge, se rassemblaient sur les terrasses.
Sur une autre, dans l’enceinte même du palais et placée en face du trône d’or, un vélum bleu et or abriterait les invités des ardeurs du soleil. C’est là que, réintégrés dans leurs austères jaquettes de cérémonie, Morosini et Vidal-Pellicorne rejoignirent Francis de Croisset qui les accueillit avec cordialité. La veille, occupé à faire un doigt de cour aux princesses, l’écrivain n’avait rien vu de l’altercation.
— Je crois, dit-il, que nous allons assister à quelque chose d’extraordinaire, mais j’ai très envie de redescendre dans la rue pour voir arriver le cortège.
— Il y a un monde fou. Vous allez vous faire étouffer, remarqua Aldo.
En effet, sur toute la longueur de l’artère principale coupant la ville en deux comme à Alwar, les soldats bleus et blancs contenaient fermement une foule impatiente qui n’aurait pas demandé mieux que de les déborder.
— Le spectacle vu d’ici n’est déjà pas si mal, ajouta Adalbert.
La vaste cour s’emplissait d’hommes portant presque tous des robes dorées et des turbans framboise qu’un protocole sévère menait à des places bien définies.
— Peut-être vais-je quand même m’y risquer. Je pars très tôt demain matin pour Amritsar et Lahore, et j’ai demandé mon dîner de bonne heure.
— Mais la fête ici ne finira que tard ce soir. Vous n’y serez pas ?
— Non hélas, car j’ai un programme très chargé et je suis attendu demain soir chez le gouverneur de Lahore !
— Nous vous regretterons, dit Morosini, sincère.
— Moi aussi mais nous nous reverrons à Paris. De toute façon je vais remonter dans un moment.
Et il se dirigea vers l’escalier menant à l’entrée du palais.
L’attente fut longue. Enfin le premier coup de canon se fit entendre : le cortège venait de franchir l’enceinte de la ville. Éblouissant ! Cinq éléphants peints et caparaçonnés d’or et de pourpre, de longues chaînes d’or autour du cou et des pierreries aux oreilles, s’avançaient, majestueux, portant fièrement les howdas de vermeil aux parasols d’or. Dans le premier, impassible comme une idole sous un déluge de diamants et de rubis, trônait le maharadjah. Seul.
La première salve avait dressé les personnages de l’immense cour. Ils restèrent debout tant que dura la marche triomphale de leur prince, acclamé avec tellement d’enthousiasme que les voix étouffaient celles des canons. Enfin « il » parut et tous se courbèrent comme des fleurs sous le vent tandis qu’il gagnait son trône. Puis la longue cérémonie commença avec la remise des présents : chacun s’approchait pour, en s’inclinant, remettre son offrande, opulente ou aussi modeste qu’une corbeille de fruits, mais également accueillis avec un sourire, quelques mots aimables et une accolade. Il y eut des chants, des danses, des prières. Vint enfin le discours du prince, prononcé en hindoustani et donc incompréhensible pour des oreilles européennes, qui dura jusqu’à ce que le soleil couchant habille d’incarnat les sommets enneigés de l’Himalaya.
Pendant la plus grande partie de la cérémonie, Aldo avait observé son ennemi. Arrogant sous sa couronne scintillante, aussi immobile qu’une statue, Alwar ne parla à personne, ne manifesta aucun intérêt pour ce qui se passait autour de lui. Il était là, cela se sentait, pour tenir son rang, mais son cœur plein de haine devait être ailleurs… Morosini en eut la conscience aiguë quand, un instant, son regard croisa les prunelles de tigre. Il y eut, dedans, un éclair de joie mauvaise qu’il attribua naturellement à la satisfaction de lui avoir repris la « Régente ». Le magnifique joyau était à lui, à présent, et sans que cela lui coûte même une roupie… C’était assez misérable au fond et, à ce regard, Morosini répondit par un sourire méprisant. Un bref instant, alors, Alwar se mit à rire. Renonçant à comprendre ce que signifiait cette brusque hilarité, Aldo s’en désintéressa…
Il comprit mieux quand, les cérémonies terminées, il rentra au Palais Neuf où la princesse Brinda était restée avec ses femmes. Le grand Durbar étant affaire d’hommes, elles n’auraient pu y assister que derrière les moucharabiehs du Vieux Palais et Brinda détestait tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le purdah. Naturellement, Lisa était demeurée auprès d’elle. Aux approches du soir et selon l’habitude, elles étaient descendues dans les jardins pour voir le soleil à son couchant embraser les neiges de l’Himalaya tout en respirant les parfums de la terre, des plantes et des arbres qu’il avait chauffés durant le jour.
Les deux princesses marchaient doucement sur le sable rose, qui sous les arbres devenait violet, quand un serviteur avait surgi d’une allée ombreuse et s’était précipité sur Lisa :
— Madame, Madame, s’était-il écrié en français, votre mari… oh, je vous en prie, venez vite !
Et aussitôt il repartit par où il était venu, suivi immédiatement par la jeune femme persuadée qu’il venait d’arriver malheur à Aldo, et qui ne s’était pas donné le moindre temps de réflexion. Mais, soudain, parvenue à un petit carrefour, elle ne vit plus l’homme, s’arrêta en étouffant un cri dans sa gorge : sorti d’un panier abandonné, un serpent se dressait devant elle, un cobra royal dardant sa langue bifide, prêt à l’attaquer…
D’instinct, elle fit un pas en arrière, ses mains pressées contre sa bouche pour étouffer l’appel au secours qui ne manquerait pas de déclencher la détente de la bête. Une folle terreur emplit les yeux de la jeune femme. Elle avait si peur que l’idée de la mort cependant si proche ne s’imposait pas : elle se trouvait paralysée, incapable d’une pensée cohérente.
Mais l’heure de Lisa n’était pas venue. Sa chance voulut qu’un jardinier, portant sur sa tête un lourd panier de légumes destiné aux cuisines du palais, ait choisi de passer par le bosquet ombragé. Il aurait pu fuir mais c’était un homme courageux : il vit cette jeune femme, si belle dans son sari vert d’eau, le serpent qui allait frapper. Alors il se porta en avant, jetant sur le reptile le panier tout entier dont il le coiffa, y ajoutant son propre poids et poussant des appels au secours retentissants. Ils firent accourir les dames mais aussi les gardes du palais dont on n’était pas très éloignés. On emporta Lisa évanouie tandis qu’à travers le panier l’un des gardes tirait sur le cobra.
Au moment du retour d’Aldo, le médecin du maharadjah – un Français – était auprès de Lisa, aux prises avec une crise de nerfs bien naturelle.
— Vous la verrez plus tard, conseilla la princesse qui venait de raconter ce qui ne pouvait être qu’un attentat. Et, en vérité, je ne parviens pas à comprendre qui a osé une chose pareille. Et pourquoi ? Lisa n’a ici que des amis…
— Sans doute, Madame, mais moi j’ai des ennemis. Et je sais où trouver l’assassin. Avec votre permission…
Il s’inclina brièvement et partit au pas de course, immédiatement suivi, bien sûr, par Adalbert qui n’avait pas plus de doutes que lui sur le responsable réel. Après un court passage chez eux pour y prendre une arme, et à travers le parc à présent illuminé, ils gagnèrent celui des fastueux pavillons de soie où logeaient Alwar et sa suite. Aldo était décidé à abattre le criminel dès qu’il serait devant lui et sans lui laisser seulement le temps d’ouvrir la bouche.
— Tu ne crains pas les réactions de ses hommes ? fit Adalbert sans ralentir l’allure.
— Non. Si ça se trouve, ils vont nous porter en triomphe. Si ce n’est pas le cas, on se défendra, voilà tout !
Aucune des deux éventualités ne se présenta. Quand ils arrivèrent devant le camp où flottaient encore les couleurs du prince rajpoute, ils trouvèrent seulement quelques serviteurs du palais occupés à un premier ménage avant d’enlever les meubles et de rouler tapis et tentures sous la surveillance d’un des intendants du maharadjah. Celui-ci leur apprit que le départ de l’occupant était annoncé depuis le matin et qu’il avait dû rejoindre son train aussitôt après le Durbar. À cette heure il devait déjà être loin…
— Tu comprends maintenant pourquoi il riait, cette immonde larve ? fit Morosini avec rage. Il s’était arrangé pour que je perde ce que j’aime le plus au monde. Et je ne peux rien.., rien ! Il est à jamais hors d’atteinte…
— Tant qu’il est dans ses États, sans doute. À moins que tu n’aies envie d’y retourner ?
— Tu n’es pas fou ?… Vois-tu, il y a des moments où je regrette le Moyen Âge. À cette époque on pouvait lever une armée, aller assiéger son ennemi, l’acculer dans ses derniers retranchements et enfin lui faire subir la mort qu’il méritait…
— Après avoir tout démoli et passé la population au fil de l’épée ? Tu as de drôles de rêves, mon vieux !… Un bon duel ne t’aurait pas suffi ?
— Deux pouces de fer ou une balle dans le corps ? C’est beaucoup trop doux pour un monstre pareil !
— Je suis assez d’accord avec toi mais pour en revenir à une… suite éventuelle, je te rappelle que ce satrape oriental adore l’Occident et qu’un jour ou l’autre il reviendra bien traîner ses guêtres de notre côté. À ce moment-là on verra…
— Les lois républicaines le protégeront. Tu as envie de finir sur l’échafaud ?
— Jamais de la vie… mais je nous verrais bien le descendre au fond d’un puits, par exemple ? fit Adalbert, la mine gourmande. Un puits que l’on scellerait pour être bien sûrs qu’il n’en sortirait plus. Voilà une vengeance qui me plairait ! Le supplice chinois des dix mille morceaux est vraiment trop salissant…
— Tu as raison on peut toujours rêver ! Allons rejoindre Lisa et nous préparer au départ, nous aussi. J’en ai un peu assez des Indes fabuleuses…
Lisa dormait à présent. Le médecin lui avait fait une piqûre calmante et se montra rassurant. S’il arrive qu’on puisse mourir de peur, ce n’était certes pas le cas de cette belle jeune femme pleine de santé.
— Peut-être aura-t-elle quelques cauchemars mais je peux vous certifier que, dans deux jours, elle pourra reprendre le chemin du bateau…
Forts de cette assurance, les deux hommes regagnèrent leurs appartements pour s’y débarrasser de l’étouffante tenue officielle, demander leur dîner et prendre un peu de repos, mais ils y trouvèrent le secrétaire du maharadjah en conversation avec Amu.
— Son Altesse vous demande, Messieurs ! leur apprit-il. Il vient de se passer quelque chose de grave…
— Ma femme a failli mourir, je le sais, fit Morosini.
— Euh… quelque chose d’autre. Son Altesse est très contrariée. Le maharadjah de Patiala est auprès d’elle.
Il n’avait apparemment pas l’intention d’en dire davantage. Et il eût été inutile de l’interroger.
— Bien, soupira Morosini. Nous vous suivons.
Ils trouvèrent en effet les deux princes dans l’un des petits salons de l’appartement privé du maharadjah, dont la stature de Patiala écrasait les fragiles marqueteries et les soies tendres des meubles Louis XVI. À ce géant convenaient mieux les trônes massifs et les vastes divans encombrés de coussins. Adossé à une colonne de stuc, bras croisés sur sa poitrine couverte de ses célèbres émeraudes, il retenait visiblement une colère furieuse et n’accorda qu’un regard distrait aux arrivants. Ce fut la voix douce du maharadjah qui les renseigna :
— J’ai appris, mon ami, le malheur qui vient d’être évité, dit-il à Morosini, mais, si vous le voulez bien, nous en reparlerons plus tard. Voici l’un de mes plus chers amis, qui vient de subir un vol inexplicable.
— Un vol ? s’étonna Aldo. Comment est-ce possible ? Les pavillons des princes sont gardés militairement et la suite de Son Altesse est des plus imposantes…
— Sans doute, mais quand, en vue du retour à Patiala, les serviteurs du prince ont procédé au rangement des coffres à bijoux, ils se sont aperçus que l’un d’eux, et non des moindres, manquait.
— C’est incroyable et désolant sans doute, mais en quoi pouvons-nous être d’une aide quelconque ? Je suis expert… pas policier.
— Aussi est-ce ma police qui a pris l’affaire en main, mais je crois que ce vol va vous rappeler quelque chose. Il s’agit du collier de diamants de l’impératrice Eugénie…
— Un joyau splendide que j’aime particulièrement ! rugit Patiala. Si on retrouve le voleur… et j’espère bien qu’on le retrouvera, je l’étrangle de mes propres mains !
— Une pièce française, fit Morosini avec un sourire insolent. Vous ne pensez tout de même pas que…
— Non, non, non, ne croyez pas cela ! intervint Jagad Jit Singh. Si je vous ai demandé de venir jusqu’à nous, c’est parce que ce vol va vous en rappeler un autre. À la place du collier il y avait ceci.
Et il offrit à Aldo un rectangle portant quelques mots seulement : « Permettez que je reprenne ce qui m’appartient ! » Et c’était signé : Napoléon VI…
Un silence stupéfait régna pendant un instant dans l’élégante pièce dont les fenêtres ouvertes sur le jardin nocturne laissaient entrer la fraîcheur et le murmure cristallin des jets d’eau.
— C’est inouï ! souffla Adalbert. Comment a-t-il pu arriver jusqu’ici ?
— Mêlé sans doute aux autres invités ! grogna Patiala.
— Vous savez bien que non, coupa Kapurthala avec fermeté. De votre aveu, aucun étranger ne s’est approché de votre pavillon. Il faut donc que ce soit l’un d’eux…
— Ou n’importe quel hindou portant la livrée du prince, avança Morosini.
En dépit de la mine sombre de son invité, Jagad Jit Singh se mit à rire :
— Je vois mal un homme de couleur revendiquant un nom aussi illustre que celui de l’Empereur.
— D’autant qu’on le dit d’ascendance russe, reprit Aldo. Ce qui n’empêche que pendant un moment on l’a cru espagnol. Si les recherches ne donnent rien ici, il va falloir prévenir le commissaire principal Langlois, au Quai des Orfèvres, puisque jusqu’à présent le voleur ne s’est jamais manifesté qu’à Paris… Il faut que Langlois sache que son gibier est venu se promener jusqu’ici. Il pourra au moins faire surveiller les arrivées de bateaux, de trains…
— Encore faudrait-il savoir à quoi ressemble Sa douteuse Majesté, corrigea Adalbert.
— Langlois est un type méthodique, organisé, intelligent. C’est un excellent policier et je suis persuadé qu’il réussira à mettre la main dessus, parce que notre homme va sûrement regagner Paris…
En attendant on fouilla le palais, la ville, le parc, d’où les princes invités partaient les uns après les autres. Ce qui ne simplifiait pas les choses. Entre le palais et la gare s’établissait une incessante noria de voitures qui compliquait encore la tâche des enquêteurs, la plupart des princes ayant catégoriquement refusé que l’on explore leurs bagages, à la grande fureur de Patiala. Soudain Morosini eut une idée :
— Et s’il était parti avec Alwar ? Cet homme semble remarquablement renseigné sur l’endroit où chercher les joyaux dont il veut s’emparer. Il doit bien savoir que Jay Singh nous a repris la « Régente » ?
— Auquel cas il vaudrait mieux pour lui n’être jamais né ; je ne donnerais pas cher de sa peau. Et d’ailleurs, c’est peut-être bien lui qui a cambriolé ta chambre, émit Adalbert.
— Il est trop poli pour n’avoir pas laissé un carton de remerciements. Tu connais ses habitudes…
— Oui, mais c’eût été révéler trop tôt sa présence et je te rappelle qu’il visait quelque chose de beaucoup plus important que les diamants d’Eugénie…
Effectivement, on ne trouva rien. Le voleur et son fabuleux butin s’étaient dissous dans l’atmosphère scintillante mais, par force, un peu confuse d’une fête à laquelle tant de gens divers avaient participé. Il fallut bien en prendre son parti…
Pendant que Patiala courait à Delhi pour mettre le Vice-Roi en demeure de faire intervenir Scotland Yard, les Morosini et Vidal-Pellicorne restèrent encore quelques jours à Kapurthala dans la paix retrouvée. On put visiter le lycée français, l’hôpital moderne, le palais du Trésor où l’on gardait les joyaux de la Couronne, des armes anciennes, des meubles orfévrés et une admirable collection de peintures mogholes et tibétaines. Mais seuls les deux hommes eurent le droit de visiter la salle proche des appartements de Jagad Jit Singh dont les murs s’ornaient de portraits, tous superbes, mais d’un genre particulier : une très éclectique collection de femmes nues…
Au même moment la princesse Brinda emmenait Lisa rendre visite à la première épouse du maharadjah, celle qui ne sortait jamais du ravissant palais semé de jardins pleins de fleurs brillantes et de chants d’oiseaux où elle résidait, à quelque distance de la ville. N’ayant jamais pu donner d’enfants au maharadjah, elle avait elle-même choisi de s’appliquer le purdah en dépit des représentations d’un mari qu’elle venait visiter une fois l’an.
— L’âge venant et les maharanis qui lui ont succédé n’étant plus de ce monde, elle pourrait reprendre sa place auprès de mon beau-père, expliqua Brinda, mais elle s’y refuse…
— Elle a dû être très belle !
— Elle l’est encore, mais elle est très attachée aux traditions. Le Palais Neuf lui déplaît et elle s’y sentirait perdue. Ici elle vit comme ont vécu toutes celles qui l’ont précédée et j’espère sincèrement qu’elle mourra avant son époux. Sinon elle serait très capable de revendiquer sa place sur le bûcher funéraire.
— Et de se faire brûler vive ? fit Lisa horrifiée.
— Oui. Elle est ainsi. C’est pourquoi nous considérons tous comme une bénédiction qu’elle soit atteinte d’une grave maladie et que mon beau-père jouisse d’une santé de fer…
— Mais enfin, elle ne pourrait réaliser ce projet insensé ! Votre mari et ses frères s’y opposeraient. Ici c’est un État moderne…
— Elle a pour elle les prêtres, les brahmanes, qui réprouvent ce modernisme. Vous avez raison, on ne lui permettrait pas de s’immoler publiquement, mais nous sommes persuadés qu’elle accomplirait son sacrifice à l’abri des murs de son palais… C’est cela, les Indes, voyez-vous. Un étonnant mélange d’hommes qui veulent aller vers l’avenir et d’autres qui souhaitent ressusciter le passé… Vous autres Occidentaux, vous ne pouvez pas comprendre.
— Son accueil, cependant, a été charmant ? Et je suis une Européenne ?
— Oui, mais vous avez à ses yeux deux qualités : vous êtes princesse… et vous n’êtes pas anglaise. Cela compte beaucoup…
— Et je suis, moi, heureuse de l’avoir rencontrée…
Lisa savait qu’elle garderait longtemps dans sa mémoire l’image de cette femme drapée dans ses voiles gris et argent, de la couleur même de ses cheveux. Bien quelle fût de petite taille, mais modelée avec la délicatesse et la perfection d’un tanagra, elle paraissait grande. Sans doute était-ce parce qu’elle se tenait très droite, avec l’aisance d’une femme dont les pieds n’ont jamais été martyrisés par des chaussures européennes. Mais aussi à cause de ces générations de princesses dont le sang sauvage et raffiné coulait dans ses veines.
— J’aimerais être comme elle quand je serai vieille, confia-t-elle le soir à Aldo. En dépit de l’âge, sa peau est à peine ridée, son ossature parfaite et, d’ailleurs, lorsque l’on rencontre ses yeux on ne voit plus qu’eux. Ils sont si longs, si sombres, qu’elle a l’air de porter un masque…
— Mais c’en est un, tu peux en être certaine ! Ne l’envie pas : je suis persuadé que tu seras une merveilleuse vieille dame ! Et comme nous vieillirons ensemble, nous ne remarquerons pas les stigmates du temps parce que nous n’aurons jamais cessé de nous aimer…
Le lendemain, le train particulier du maharadjah – une symphonie de cuivres et de bois précieux – ramenait à Delhi les trois derniers invités des fêtes de Kapurthala. Ils n’y restèrent que deux jours, le temps d’une visite au Fort Rouge et d’un dîner à la Résidence. Le temps aussi d’apprendre que Mary Winfield et Douglas Mac Intyre avaient décidé de se fiancer. Le mariage aurait lieu au printemps, en Écosse, et l’on n’aurait pas bien loin à aller pour trouver les témoins.
Ensuite ce fut le long voyage jusqu’à Bombay mais pour Aldo et Lisa, enfermés dans leur compartiment sous la garde vigilante d’Amu, il parut étonnamment court. Ils étaient ensemble, ils rentraient chez eux et ils allaient enfin revoir les jumeaux.
— Tu crois qu’ils vont me reconnaître ? émit Aldo, inquiet. S’ils ont continué sur leur lancée, ils sont capables de me jeter dehors…
— C’est toi surtout qui risque de ne pas les reconnaître ! Quant à eux, lorsque je suis partie, ils embrassaient ta photo matin et soir.
— Pas toi ?
— Si, admit Lisa en se lovant dans les bras de son mari. Moi aussi. Il fallait bien donner l’exemple…