CHAPITRE VII


LA NUIT INSENSÉE

— Désolé de vous déranger à un moment que vous jugez peut-être inopportun, fit le policier avec un mince sourire dont il envoya la fin à Morosini. Vous alliez sortir, sans doute ?

— Oh, cette jaquette ? dit celui-ci traduisant le regard du visiteur. Je ne sors pas, je rentre. J’ai été invité à déjeuner par le maharadjah d’Alwar et cela a duré plus que je ne pensais !

— Quant à moi, je ne suis pas sorti du tout, émit Adalbert dont le vieux chandail et le pantalon de velours côtelé n’étaient guère adaptés aux mondanités. Mais asseyez-vous, monsieur le commissaire et dites-nous ce qui nous vaut votre visite. Un verre ?

Cette fois Langlois rit franchement :

— Question pertinente, monsieur Vidal-Pellicorne. Vous voulez savoir si je suis en service ? Eh bien j’accepte volontiers de boire quelque chose : cette journée a été éreintante !

Nanti d’une fine à l’eau, Langlois prit place avec un soupir de contentement dans l’un des bons vieux fauteuils en cuir de l’archéologue :

— C’est agréable de venir chez vous, apprécia-t-il. Mieux vaut sans doute que je n’en fasse pas une habitude…

— Pourquoi pas ? J’aime que l’on se trouve bien chez moi !

— Ne me tentez pas ! J’ai passé ma journée au château de Longchamp à entendre, avec un interprète, les serviteurs du seigneur de Kapurthala. Sans apprendre grand-chose d’ailleurs. Et puis en examinant la liste des invités d’hier j’ai vu vos noms et l’idée m’est venue de vous rejoindre dans l’espoir que, peut-être, vous en sauriez un peu plus. Auriez-vous remarqué un fait quelconque au cours de la soirée ?

— À part le malaise dont l’un des invités a été victime pendant le repas, dit Adalbert, je ne vois rien à signaler.

— Savez-vous de qui il s’agissait ?

— Un noble espagnol, le marquis d’Agalar, je crois ? Nous étions même surpris de le voir là, étant donné le deuil de sa fiancée…

— Ne vous étonnez pas : les fiançailles sont rompues.

— La jeune fille a compris qu’elle avait affaire à un faisan ? émit Aldo qui était allé changer sa jaquette contre un veston.

— Parce que vous pensez que c’en est un ?

— Disons que c’est une impression personnelle, sans plus !

— Pourquoi pas, après tout ! Mais ce n’est pas Miss Van Kippert qui a rompu, c’est lui…

— Tiens donc ! C’est inattendu : il a rompu un pareil mariage ?

— Les journaux de demain vous en apprendront plus. Moi je l’ai su par un ami journaliste : un oncle de la jeune fille serait arrivé de New York et le marquis a claqué la porte.

— C’est ça que vous appelez avoir rompu ? fit Aldo en riant. Disons que l’oncle en question a du dire des choses désagréables et que l’orgueil de notre hidalgo ne l’a pas supporté ; mais peut-être espère-t-il que la jeune Muriel va lui courir après.

— Ce serait étonnant : elle embarque après-demain à Cherbourg sur l’Île-de-France avec la dépouille paternelle. Mais revenons à nos moutons : vous ne supposeriez pas, par hasard, qu’Agalar soit notre Napoléon cambrioleur ?

La question était posée sur un ton négligent mais le regard attentif de Langlois démentait l’apparente désinvolture. Aldo en eut conscience et choisit la même attitude :

— Difficile à croire : il n’y a pas un Espagnol qui ne haïsse l’Empereur…

— Il n’y a pas non plus beaucoup de Russes qui l’aiment. J’admets qu’il n’a pas vraiment le type pour un descendant d’une marchande de Moscou mais comme il n’y a pas de limites à la folie humaine… C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Agalar ?

Morosini, bien sûr, aurait pu dire bien des choses. Parler de Tania et de la terreur que le beau marquis lui inspirait, mais il répugnait à mettre la jeune femme en contact direct avec la police même au travers de l’homme courtois qu’il avait en face de lui. En outre ce serait révéler une cachette dont le secret subsistait peut-être encore. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules :

— À l’exception d’un souper chez Maxim’s où je l’ai aperçu en compagnie des Van Kippert, je ne l’ait jamais tant vu qu’hier soir.

C’était l’exacte vérité ; pourtant Aldo eut l’impression de mentir effrontément. Le commissaire, grâce à Dieu, n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il était en train de s’extraire de son confortable fauteuil et de remercier Adalbert de son hospitalité. Celui-ci, cordial à souhait, l’invita à y recourir quand il le souhaiterait. Cet échange de politesse n’empêcha pas Langlois de poser, au moment où il allait sortir, une dernière question à Morosini :

— Vous qui êtes un spécialiste des joyaux, vous n’êtes pas surpris du choix étrange fait par le voleur de la princesse ? Pourquoi deux bracelets seulement alors que nombre d’autres bijoux s’offraient à sa convoitise ?

— Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ses motivations me sont complètement étrangères…

— Sans doute, sans doute ! Pourtant la princesse Brinda a bien voulu me confier que ces pièces étaient les seules à ne pas être de provenance indienne, ou commandées à des joailliers de la rue de la Paix ou de la place Vendôme. Son époux, sachant sa passion pour les rubis, les a achetés pour elle à une vente russe. Étrange, non ?

Le ton des dernières paroles s’était fait curieusement sévère et, quand le policier eut disparu, Aldo se tourna vers son ami :

— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Que c’est moi qui les ai volés ?

— Non, mais je me demande si tu ne devrais pas lui dire ce que tu sais à propos de la belle comtesse. Il est de ceux qui savent se renseigner…

— Et moi, je me demande si je ne devrais pas prendre le premier train pour Venise ! J’en ai par dessus la tête de ces histoires !

— Ce ne serait pas une bonne idée !… Crois-moi ajouta Adalbert en se servant un autre verre, tu devrais mettre un peu de côté tes sentiments chevaleresques et lui toucher deux mots de Tania. Après tout elle s’en trouverait peut-être plus heureuse ?

— Peut-être, en effet !… J’irai la voir demain matin et nous déciderons ensuite. Allons dîner, je meurs de faim !

Théobald venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger pour annoncer que le dîner était servi, mais il était écrit sur les tablettes d’un espion particulièrement contrariant que Morosini aurait toutes les peines du monde à le digérer car, lorsqu’il rentra dans sa chambre avec l’intention de s’offrir une longue nuit de repos, il vit soudain accroché au bras de la Fortune de bronze doré demi étendue sur le cadran de la pendule, placée sur la cheminée, quelque chose qui lui coupa le souffle : les deux bracelets de rubis de la princesse Brinda !

Sans oser y toucher, il contempla d’un œil incrédule les larges cercles d’or pavés de magnifiques pierres calibrées qui devaient peser chacune entre deux et trois carats. Elles étaient superbes et leur couleur « sang de pigeon » admirable ; mais ce fut pourtant avec une horreur rétrospective qu’il les contempla. Si d’aventure Langlois avait émis l’intention de visiter sa chambre… La seconde pensée fut d’ordre plus pratique : comment ces sacrés bijoux étaient-ils arrivés chez lui ? Il ouvrit la porte pour appeler Théobald qui ne devait pas encore être couché quand un léger courant d’air fit battre la fenêtre derrière son dos, attirant son attention. Or, quand il faisait chaque soir les couvertures, Théobald avait l’habitude de fermer soigneusement les fenêtres et de tirer les rideaux. Ceux-ci étaient en place mais la croisée était bel et bien ouverte.

Elle donnait comme celles des autres chambres de l’immeuble déjà ancien sur un petit jardin intérieur dont le centre était un jet d’eau qui apportait en été une agréable fraîcheur. Et, comme l’appartement d’Adalbert était au premier étage sur entresol il n’était pas difficile de deviner par quel chemin on avait apporté le cadeau empoisonné : les architectes du baron Haussmann s’étaient parfois donné du mal pour ornementer à profusion ces constructions « modernes ». Cela offrait de vrais boulevards à un cambrioleur un peu agile ! L’instant suivant, Aldo déboulait chez Adalbert qui se disposait lui aussi à se coucher.

— Viens voir ! fit-il sobrement.

— Voir quoi ?

— Viens toujours !

Mis en face de la Fortune si somptueusement parée, Adalbert émit un « ah ! » consterné ; puis tirant de sa poche un crayon, il s’en servit pour ôter les bracelets sans y mettre les mains, alla jusqu’au qu’au secrétaire Empire qui était l’un des plus beaux meubles de la chambre, y prit deux enveloppes, glissa les bracelets dedans et colla les rabats du mieux qu’il put, puis exhala un soupir de satisfaction :

— Voilà !… Au fait, tu n’y avais pas touché ?

— Je ne suis pas fou.

— Dans ce cas il ne restera plus qu’à porter ceci dès demain, à notre ami Langlois qui n’aura qu’à les rendre à leur propriétaire, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on s’est donné la peine de te les apporter ?

— Justement pour accréditer un peu plus les soupçons dudit Langlois contre moi. J’ai mis du temps à lui avouer que je détenais la « Régente » Il supposera que je lui rapporte ces bracelets parce que j’ai pris peur après son passage. Je n’ai pas aimé ses dernières paroles ce soir…

— Peut-être, mais par pitié ne dramatise pas ! Encore un peu et tu vas me dire qu’il te prend pour Napoléon ?

— Va savoir !… J’en viens à me demander s’il n’aurait pas l’idée de me faire surveiller ?

Adalbert considéra un instant son ami sans rien dire, le sourcil soucieux. Puis, tournant les talons il rejoignit les pièces de façade où les lumières étaient éteintes, s’arrêta dans son cabinet de travail, sans rien allumer, et souleva l’un des rideaux en prenant bien soin de rester en retrait. La rue était vide, silencieuse. Pas une âme ! Pas même un chat sur la chaussée ou sur les trottoirs mouillés par une petite pluie en fin de journée. Mais Vidal-Pellicorne possédait cet œil d’archéologue capable de déceler dans un amas de décombres le fragment de bronze ou de poterie annonçant quelque chose de plus important. À regarder attentivement il devina une forme plus sombre dans le renfoncement d’une porte cochère presque en face de lui…

— Je crois que tu as raison, dit-il. Il y a là quelqu’un…

Pour s’en assurer, il ouvrit doucement la fenêtre puis la claqua violemment comme sous l’effet d’un coup de vent et au risque de faire tomber les vitres, mais le résultat fut intéressant : un mouvement involontaire permit de distinguer un peu mieux un homme emballé dans un imperméable et coiffé d’un chapeau mou au bord rabattu. Adalbert alors alluma son bureau et vint refermer ostensiblement la croisée du geste agacé de quelqu’un que l’on vient de déranger. À cet instant, le téléphone sonna…

Aldo qui était le plus proche de l’appareil décrocha. Aussitôt une voix de femme se fit entendre. Une voix affolée :

— Allô !… Allô ! Monsieur Morosini, s’il vous plaît ! Vite !

— C’est moi, voyons ! Qui est là ?…

Mais il le savait avant même qu’elle l’eût dit :

— C’est Tania ! Venez, je vous en supplie ! Venez vite !… Il va arriver dans un instant et j’ai peur. Oh, j’ai tellement peur !

— Que se passe-t-il ? Expliquez-moi !

— Je ne peux pas ! Je n’ai pas le temps ! Vous seul pouvez me sauver ! Il va arriver, vous dis-je ! Il vient de me l’annoncer au téléphone…

— Enfermez-vous bien et dites à votre Tamar de n’ouvrir à personne !

— Elle n’est pas là ! C’est la nuit de Pâques. Rien ne peut l’empêcher d’aller à l’église cette nuit là !

— Eh bien ! Quelle gardienne ! Écoutez…

Un véritable hurlement lui répondit et, presque aussitôt, un timbre masculin remplaça la voix terrifiée de Tania, un timbre dont l’accent léger désignait le propriétaire :

— J’espère, cher monsieur – et le ton était curieusement aimable –, que vous ne prenez pas au sérieux les braillements de cette jeune folle ! Je n’ai rien fait d’autre qu’entrer chez elle sans avoir pris la peine de sonner. C’était inutile puisque j’avais annoncé ma visite.

— On ne crie pas comme cela pour rien. Que lui avez-vous fait ? Je l’entends pleurer…

— Rien, je vous assure… sinon lui avoir un peu tordu le bras pour lui ôter le téléphone. Elle va on ne peut mieux, mais…

— Mais ?

— Mais il se pourrait que ça tourne mal pour elle si vous n’exécutez pas les ordres que je vais vous donner.

— Des ordres ? À moi ?

— Pourquoi pas ?… Évidemment, si le sort de cette pauvre sotte vous est indifférent, vous n’avez qu’à raccrocher et nous n’en parlerons plus ; mais si vous avez d’elle quelque souci vous viendrez nous rejoindre… sans oublier la perle de Napoléon. Elle est très importante pour moi…

— Un souvenir de famille peut-être ?

— Qui peut savoir ?… Alors je vous conseille de me l’apporter et le plus vite sera le mieux. Pour Tania, s’entend !

— Sinon ?

Aldo entendit au bout du fil un éclat de rire métallique incroyablement cruel qui lui fit froid dans le dos puis sa conclusion logique :

— Je la tuerai mais je peux vous assurer qu’elle mettra très longtemps à mourir… Voyez-vous, elle m’a trahi en s’acoquinant avec vous et cela mérite une punition…

— Elle ne vous a pas trahi. Nous sommes amis… et encore !

— Ce n’est pas beau de renier ainsi ses amours. Elle ne m’a rien laissé ignorer de vos… ébats ! J’avoue que vous avez des excuses. Elle est vraiment belle, n’est-ce pas, et moi je suis un artiste. De cette beauté je peux tirer quelque chose. Une œuvre toute différente. Il faut vous dire que j’ai fait jadis quelques études de chirurgie et que je manie le scalpel comme un maître. Elle le sait d’ailleurs. Écoutez !

Il dut déplacer l’appareil pour qu’Aldo ne perde rien du long gémissement que la menace arrachait à la malheureuse, mais elle n’articula aucune parole :

— Je l’ai bâillonnée, expliqua le marquis. Ses cris auraient pu alerter toute la maison. Aldo écoutez, mon cher ! Je vous donne… hum !… trois quarts d’heure pour arriver ici. Au-delà de ce délai je me mettrai au travail. Et, bien entendu, pas question de prévenir la police. Je ne suis pas un homme seul et si l’on s’aperçoit que vous êtes suivi je pourrais précipiter les choses. De toute façon on ne pourrait pas me prendre. Alors dépêchez-vous mon petit bonhomme, si vous voulez que votre belle amie soit encore… appétissante !… Ah, j’allais oublier ! Rapportez-moi donc les bracelets de rubis et l’émeraude d’Ivan le Terrible ! Il n’y aucune raison que je vous en fasse cadeau…

— Pourquoi les avoir mis chez moi alors ?

— Pour que vous sachiez qu’il n’y a pas un lieu où je ne puisse entrer et que, d’une manière où d’une autre, vous êtes dans ma main. Alors que décidez-vous ?

— Je viens !

Et il raccrocha le téléphone tandis qu’Adalbert reposait l’écouteur dont il s’était emparé.

— C’est un fou ! fit-il d’une voix blanche.

— J’ai surtout peur que ce soit un piège, dit Adalbert. Je ne te demande pas si tu vas y aller ?

— Je n’ai pas le choix. Tu hésiterais, toi ?

— Non. Va te préparer, je vais chercher cette damnée perle. Mais j’y pense : qu’allons-nous faire de l’ange gardien qui se trempe les pieds de l’autre côté de la rue ?

— Il y a une solution. Nous sommes à peu près la même taille. Tu vas mettre mes vêtements et sortir pour me débarrasser du policier.

— Et je l’emmène où ? Au quai des Orfèvres ?

— Non, fit Aldo traversé par une idée soudaine. Tu vas aller au Matin. Tu demanderas Martin Walker… et tu lui raconteras l’histoire. Je ne dois pas prévenir la police, mais un journaliste ça peut être aussi efficace qu’un policier et celui-là rêve de rencontrer le fameux Napoléon VI…

— Entendu ! Je vais chercher ta perle !

En matière de protection de ses trésors personnels, ceux qui ne demandaient guère de place comme les bijoux, Vidal-Pellicorne avait, depuis longtemps, fait preuve d’imagination. Dans son cabinet de travail, il avait fait installer un coffre-fort plutôt décevant pour un éventuel cambrioleur car il n’y aurait trouvé que des rouleaux de papyrus, des poteries et de menus objets mais aucun qui soit de matière précieuse. En revanche, le principal ornement de son fumoir était une statue d’Osiris sous l’aspect d’un pharaon du Moyen-Empire. Le dieu, en grès épais peint de couleurs ocrées, était représenté assis sur un socle de basalte, vêtu d’une tunique blanche sur laquelle se croisaient ses bras qui, comme le visage et les jambes, étaient noirs, avec d’énormes yeux bicolores. La couronne rouge de Basse-Égypte coiffait sa tête ornée de la barbe osirienne. C’était une œuvre assez impressionnante mais d’une authenticité douteuse. Elle pouvait donner le change à un regard insuffisamment exercé. Adalbert l’avait trouvée dans l’une de ces boutiques du Caire où s’entassent des copies cachant parfois un objet d’époque. Elle l’avait séduite par l’ingénieux mécanisme, à peu près invisible, qui permettait de l’ouvrir. Ainsi le dessus de la couronne, qui ressemblait à une toque de juge surmontée d’une sorte de gouvernail, pouvait se soulever, révélant à l’intérieur de la tête entière un espace appréciable où reposaient de menues statuettes d’or, des boucles d’oreilles, deux pectoraux d’or émaillé orné de turquoises, de cornalines et de lapis-lazuli. La « Régente » les avait rejoints ainsi que l’émeraude.

Après avoir remis à Aldo le sachet de peau qui les renfermait et les deux enveloppes contenant les bracelets, il y ajouta, sans dire un mot, un revolver peu encombrant, puis endossa le manteau d’alpaga noir, le chapeau et l’écharpe de son ami :

— J’aurais pourtant bien voulu aller avec toi ! fit-il en lui serrant la main. Fais attention, je t’en prie ! Ce type m’a l’air aussi dangereux qu’un serpent à sonnette !

— Tu peux être sûr que je ferai de mon mieux.

Caché à son tour derrière le rideau, Morosini épia la sortie d’Adalbert qui se dirigea vers le boulevard Malesherbes en s’efforçant de copier l’allure nonchalante du prince antiquaire. Il n’avait pas parcouru dix mètres que l’ombre se détachait de la porte cochère et se lançait silencieusement sur trace. Pensant que le chemin était libre à présent Aldo s’enveloppa de son vieux Burberry’s, coiffa une casquette de tweed et quitta l’appartement.

La rue Jouffroy était bien déserte maintenant. Enfonçant les mains dans ses poches, il partit dans la direction opposée à celle prise par Adalbert, c’est-à-dire vers la place des Ternes. Il lui restait environ une demi-heure pour arriver chez Tania. L’exigence formulée par Agalar de le voir arriver à pied le contrariait. Cela ne lui laissait pas le temps de faire quoi que ce soit : par exemple essayer d’appeler Karloff à son bistrot favori. En traversant l’Étoile il pensa un instant arrêter un taxi pour au moins se faire rapprocher, mais à cette heure avancée il n’en trouva pas et poursuivit son chemin à longues enjambées rapides. Paris, cette nuit, lui offrait un visage hostile, voire inquiétant…

Quand il entra dans la rue Greuze, sa montre bracelet consultée sous un réverbère lui apprit qu’il lui restait quatre minutes.

Plus lentement, alors, regardant autour de lui, il avança vers la maison de Tania en s’efforçant de ne pas penser à ceux qu’il aimait, car son sixième sens lui soufflait qu’il allait vers un danger réel, mais, au fond, livrer la grosse perle qui lui causait tant de soucis ne l’attristait pas. Bien au contraire, car même si ce n’était pas la manière qu’il eût choisie, il en serait malgré tout débarrassé et peut-être que le sort funeste qui semblait s’y attacher jouerait contre celui qui allait s’en emparer.

Il y avait de la lumière aux fenêtres et une grosse limousine était arrêtée à quelques mètres en avant de la porte. Un chauffeur se tenait sur le siège et Aldo pensa qu’il devait faire partie de la bande. Il n’en continua pas moins son chemin, passa près de la voiture. Une portière s’ouvrit devant lui si brusquement qu’elle le frappa de plein fouet. En même temps une main invisible lui assenait sur la nuque un coup violent qui le précipita à terre sans connaissance.

Un instant plus tard, deux hommes le jetaient sur le tapis de l’arrière, puis ils montèrent. La voiture démarra sans bruit et disparut sous les arbres de l’avenue Henri-Martin…

Les fenêtres de l’appartement de Tania étaient toujours éclairées…


Pour sa part, Adalbert avait eu plus de chance que son ami. En sortant de la rue Jouffroy, il avait trouvé un taxi en maraude et, sans se soucier du coup de sifflet à roulette qui avait fait surgir comme par magie deux « hirondelles(12) » pourvues de mollets bien musclés, il s’y était engouffré. Ils n’eurent d’ailleurs pas à forcer l’allure car, sûr de son bon droit, Adalbert n’essaya pas de les semer en se montrant pressé. Mais les rues étant vides on ne mit pas longtemps à atteindre le boulevard Poissonnière où, au coin de la rue du Faubourg du même nom s’élevait l’immeuble du Matin enduit d’une belle couleur rouge.

Comme il l’espérait, l’archéologue trouva Martin au travail : installé devant une machine à écrire haute comme un lutrin, environné des nuages de fumée que sa pipe crachait sans discontinuer, le journaliste concoctait l’un de ces articles à sensation dont il avait le secret. De temps en temps il s’arrêtait pour s’octroyer, au goulot, une rasade d’une canette de bière posée à côté de lui au milieu d’un fatras de papiers. Répartis dans la vaste salle de la rédaction comme des îlots éloignés, deux confrères étaient censés lui tenir compagnie, sauf que l’un dormait les pieds sur son bureau et que l’autre, l’œil extatique, faisait des vers…

L’arrivée tumultueuse d’Adalbert – car à peine débarqué il se rua dans le bâtiment après avoir ordonné à son taxi de l’attendre – lui arracha un regard courroucé :

— Je suis sur un papier important et je ne veux pas qu’on me dérange !

— Ce que je vous apporte est encore plus important. Alors laissez tomber et venez avec moi !

— Où ça ?

Lâchant le journaliste qu’il avait saisi par la manche, Adalbert planta un regard bleu fulgurant dans celui, tout aussi bleu mais ulcéré, de sa capture :

— Rencontrer Napoléon VI, ça vous intéresse toujours ?

Aussitôt les yeux de Walker retrouvèrent leur vivacité :

— Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est possible ?

— Venez toujours ! J’ai une voiture en bas ; je vous expliquerai en chemin.

— Et on va où ?

— Près du Trocadéro ! Eh là, doucement !...

Le jeune homme avait jailli de son siège, pêcha une casquette sur une chaise et courait déjà vers la porte où il se retourna :

— Remuez-vous un peu ! fit-il sévèrement. Je croyais que vous étiez pressé !

Tandis que l’on roulait vers la rue Greuze, Adalbert, après avoir vérifié que son compagnon n’ignorait rien de ce qui s’était passé chez le maharadjah, lui raconta comment s’était déroulée la soirée avec Morosini, l’apparition des bracelets de rubis et finalement le coup de téléphone terrifié de Tania ainsi que ce qui s’en était suivi. Naturellement il fallut lui en dire un peu plus sur les relations d’Aldo avec la belle Circassienne.

— Il y tient à ce point-là, votre ami ? questionna le journaliste. Parce qu’il faut bien avouer que le piège se sent d’une lieue et qu’il court de gros risques.

— Si vous entendiez une femme hurler et vous supplier de l’aider, grogna Adalbert, vous raccrocheriez le téléphone pour aller tranquillement vous mettre au lit ?

— Non, admit Martin en riant, mais pour moi le danger serait moindre. Je ne suis qu’un petit reporter, pas un expert en joyaux historiques doublé d’un collectionneur, d’un prince et d’un type bougrement séduisant ! Autrement dit, de quoi vous attirer pas mal d’ennuis !...

— Ça fait beaucoup de doublures mais j’admets que vous avez raison.

— Ainsi, le Napoléon russe serait en fait un Espagnol ? Intéressant ! En tout cas une qui vient de l’échapper belle, c’est la petite Van Kippert ! Je suis persuadé qu’à peine mariée, il lui serait arrivé un accident quelconque… Ah, je crois que nous arrivons !

On arrivait, en effet. Le taxi vint se ranger devant l’immeuble de Tania. À l’exception des becs de gaz qui brûlaient encore à cette heure toujours noire qui précède le jour, tout était éteint, tout était silencieux.

— C’est bougrement calme ! remarqua Martin sans bouger de son siège.

— Qu’est-ce que vous croyez ? gronda Vidal-Pellicorne. Que lorsqu’on se livre à ce genre d’action, on ouvre les fenêtres, on illumine et on fait marcher un gramophone ?

— Non, vous avez raison. Allons-y !

— Et moi qu’est-ce que je fais ? demanda le chauffeur. Il faut encore que je vous attende ?

— J’aimerais mieux, répondit Adalbert.

— Mais moi j’aimerais mieux pas. Ma nuit est finie et je vais rentrer à Levallois-Perret ! Alors si ça vous fait rien, payez-moi !

Il fallut bien s’exécuter. Adalbert paya tandis que Martin se pendait à la sonnette et parlementait avec la concierge pour se faire ouvrir.

— Je suis médecin ! clama-t-il. Mme Abrasimoff, c’est bien ici ?

— Troisième étage droite ! lui répondit une voix ensommeillée. Tâchez moyen de crier moins fort et d’pas me réveiller toute la maison.

— On fera de son mieux.

Aucun bruit non plus derrière la porte aux cuivres rutilants de la belle Tania. Adalbert sonna, resonna, sonna encore sans éveiller le moindre écho.

— La fidèle servante n’en a peut-être pas encore fini avec la Pâque russe ? bougonna-t-il. Mais que personne ne réponde est inquiétant. Il faut savoir ce qu’il a pu advenir de la comtesse et de Morosini bien sûr !

Tout en parlant, il évaluait du regard la solidité de la porte. Comme celles des beaux quartiers en général, c’était de la belle qualité, difficile à enfoncer. Il n’eut pas le temps de se poser davantage de questions : Martin venait de tirer d’une de ses vastes poches un couteau à lames multiples et commençait à s’occuper de la serrure. Assez versé dans l’art d’ouvrir des portes qui ne lui appartenaient pas, Adalbert admira en connaisseur les gestes doux et précis du jeune homme. En peu d’instants celui-ci obtint le résultat désiré et ils pénétrèrent dans l’antichambre, trouvèrent un bouton électrique à main droite. La lumière se déversa de deux appliques de faux cristal placées de part et d’autre d’une grande glace qui dominait une étroite console en bois doré.

Les poings sur les hanches, Martin examinait les lieux :

— C’est drôlement calme pour un endroit où un drame vient de se dérouler ! remarqua-t-il.

— J’ai de plus l’impression qu’il n’y a personne fit Adalbert qui, la mine sombre, était en train d’entrer dans le salon.

L’éclairage révéla une bien banale réalité : pas la moindre trace de désordre. Même le vase d’iris posé sur un guéridon léger était en place et n’avait pas perdu une goutte d’eau. La pendule sur la cheminée égrenait imperturbablement des heures tranquilles.

— Ou bien votre bonhomme est un pur esprit, dit Martin qui le rejoignait, ou bien c’est la fée du logis. Étes-vous sûr qu’il s’est passé quelque chose ici ?

— Je suis sûr de ce que j’ai entendu au téléphone, sûr du lieu – ici même ! – où l’on convoquait Morosini. Que voulez-vous que je vous dise plus ? Continuons la visite !

— Histoire de voir s’il n’y a pas un cadavre dans salle de bains, un pied encore mal brûlé dans la tisanière ou un grand couteau abandonné sur table pleine de sang ?

— Vous êtes trop jeune pour avoir connu Landru, grogna Adalbert, sinon je penserais que c’est l’une de vos références préférées. Quelle imagination !

— Dans mon métier c’est indispensable !… Oh ! Venez voir !

Ouvrant une porte après l’autre, le journaliste venait de pénétrer dans la chambre principale qu’il n’eut pas besoin d’allumer parce qu’une petite lampe de chevet emballée de soie rose la baignait d’une douce lueur. À la faveur de laquelle apparut la comtesse Abrasimoff. Draps de soie blanche, chemise de nuit d’indiscrète dentelle, masse luxuriante de noirs cheveux dénoués, Tania dormait, immobilisée par le sommeil dans une pose infiniment gracieuse. Martin jura entre ses dents :

— Cré nom d’un chien ! La belle poupée !... On dirait que j’ai eu une bonne idée de m’annoncer comme docteur ! L’auscultation va être un vrai bonheur ! Eh bien, que faites-vous ?

— Vous le voyez : je la réveille ! Cette jolie poupée comme vous dites a des comptes à nous rendre !… Ou plutôt j’essaie de la réveiller.

En effet, il avait d’abord posé une main légère sur l’épaule de la jeune femme, mais n’obtenant aucun résultat il accentuait sa pression jusqu’à la secouer carrément.

— Rien à faire ! dit-il en laissant Tania retomber dans ses oreillers soyeux. Elle a dû prendre un somnifère…

— Costaud, alors ! fit Martin en se penchant pour soulever l’une des douces paupières. Elle est droguée, oui ! ajouta-t-il en se redressant. Et je parierais qu’elle en a encore pour un bout de temps ! Que faisons-nous ?

— Je n’en sais rien, mais je voudrais tout de même qu’elle me dise où est passé Morosini.

— Ce n’est pas ici qu’on le trouvera !

— Où alors ? émit Adalbert partagé entre la colère et l’inquiétude.

Le journaliste haussa les épaules :

— Comment voulez-vous que je le sache ? Dans la Seine peut-être, comme le pauvre Vassilievich… Ou ailleurs. Qui peut le dire ?

— Ça vous est facile à vous ces suppositions ridicules ! gronda Adalbert atteint soudain d’une furieuse envie de boxer le journaliste. Moi, c’est mon ami… et j’ai besoin, vous entendez, besoin de savoir où il est !

— Calmez-vous ! Je m’en doute bien, mais il ne sert à rien de rester ici. Il vaudrait même mieux filer. Demain, sous un prétexte quelconque, je viendrai enquêter dans la rue, interroger les gens de l’immeuble, ceux d’en face…

Adalbert passa sur ses yeux une main lasse, insistant sur la racine du nez comme il le faisait quand quelque chose le tourmentait :

— Vous avez raison. Pardonnez-moi !

— Je n’ai rien à vous pardonner…

Par acquit de conscience, ils visitèrent une fois de plus l’appartement de fond en comble, essayèrent de nouveau de réveiller Tania, mais, comme disait Martin, elle en avait encore pour un bout de temps. Ils ressortirent, refermèrent la porte soigneusement. Et se figèrent. En bas quelqu’un entrait dans l’ascenseur qui se mit en marche aussitôt… Quelqu’un qui devait bien connaître la maison parce qu’il ne jugea pas utile d’éclairer l’escalier. Quelqu’un enfin qui devait être de bonne humeur car à mesure que progressait l’appareil élévateur, l’écho d’une chanson montait avec lui. Un cantique plutôt et en russe. Martin agrippa la manche d’Adalbert :

— C’est la servante ! chuchota-t-il. Montons un demi-étage !

Tapis dans l’escalier, les deux hommes virent en effet l’ascenseur s’arrêter au troisième et une forme ténébreuse en sortir. C’était bien Tamar, comme le leur révéla la minuterie que la femme fut obligée d’allumer pour glisser la clef dans la serrure. La porte se referma derrière elle avec un bruit sourd et la résonance du chant se perdit dans les profondeurs de l’appartement.

— Filons à présent ! fit Martin Walker. Je reviendrai demain l’interroger.

— Ça va être commode si elle ne parle que russe !

— J’en sais assez pour me débrouiller, les langues étrangères, moi, c’est ma passion ! Venez !

Dédaignant la cabine de verre arrêtée à l’étage ils descendirent sans faire de bruit, le tapis d’escalier assourdissant leurs pas, et, quelques instants plus tard, ils se retrouvaient dans la rue. Le jour n’était plus loin et les balayeurs faisaient leur apparition. Sans mot dire il gagnèrent la place du Trocadéro où ils se séparèrent :

— Je rentre au journal, dit Walker. Il faut que je finisse mon travail mais, si j’en apprends un peu plus, je vous téléphonerai. Donnez-moi votre numéro… et aussi votre adresse ! Appelez-moi si vous avez du nouveau.

Adalbert griffonna les renseignements demandés sur une page de son calepin, l’arracha et le remit au jeune homme.

— Entendu ! Je ne bougerai pas de chez moi de la journée !

Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent après avoir hélé chacun un taxi.

Tandis que la voiture roulait vers la rue Jouffroy dans la grisaille de l’aube, Vidal-Pellicorne, fidèle à sa nature optimiste, laissait monter en lui un espoir qui prenait sa source dans le sommeil de la belle Tania. La lumière de la veilleuse ne révélait aucune trace de violence sur sa peau ni de larmes sur son visage. Il ne s’agissait peut-être que d’une comédie bien montée pour obliger Aldo à remettre enfin au pseudo-descendant de l’Empereur le joyau si ardemment convoité. Auquel cas, celui-ci pouvait fort bien être rentré et lui, Adalbert, allait le retrouver tout platement en train de fumer cigarette sur cigarette, assis dans le fauteuil qu’il affectionnait…

Saisi d’une hâte soudaine, il frappa au carreau de séparation pour prier son chauffeur de forcer l’allure. L’autre se contenta de hausser les épaules mais obtempéra et, en quelques minutes, Adalbert fut à destination. Le ciel était rose à présent et les fenêtres ouvertes sur l’aurore annonçaient que Théobald avait déjà commencé sa journée. Ce n’est pas ce qu’espérait Adalbert. Il paya généreusement son chauffeur soudain débordant d’amabilité et se dépêcha de rentrer chez lui.

En claquant la porte derrière lui, il fit sursauter Théobald qui, au bout de la galerie desservant les pièces de réception, transportait sur un plateau les objets nécessaires au petit déjeuner. Habitué cependant il n’accorda qu’un regard distrait à l’arrivant :

— Bonjour, Monsieur le Prince. Je ne vous savais pas sorti…

Adalbert se rappela alors qu’il portait les vêtements d’Aldo et suivit son serviteur dans la salle à manger :

— C’est moi, Théo ! dit-il. Cette nuit j’ai emprunté les habits du prince pour lui permettre de sortir sans traîner après lui la sentinelle dont le commissaire Langlois nous avait honorés. Est-ce qu’il est rentré ?

— Qui ? Son Excellence ?

— Qui d’autre, idiot ?

— Très juste ! admit Théobald sans s’émouvoir. Ma foi, je n’en sais rien… mais je peux aller voir.

— Inutile ! J’y vais…

Hélas, la chambre d’Aldo était exactement dans le même état que lorsqu’il l’avait quittée. Adalbert les jambes fauchées, se laissa choir sur le lit dont la couverture avait gardé le pli impeccable donné par Théobald. Celui-ci, qui le suivait, tira les rideaux :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il en découvrant l’ouverture pratiquée dans la vitre. Aurions-nous été cambriolés ? Rien n’a l’air de manquer pourtant…

— Non. Au contraire, on nous a apporté quelque chose.

Et Vidal-Pellicorne retraça pour son fidèle serviteur ce qui s’était passé au moment où lui-même et Morosini se préparaient à se coucher. À mesure qu’il parlait, le visage de Théobald prenait les couleurs d’un vif mécontentement.

— Voilà où nous en sommes, conclut son maître. Morosini a disparu et tout porte à croire qu’il a été enlevé. Sinon pire !

Théobald alors explosa :

— Et moi, qu’est-ce que je faisais pendant ce temps-là ? Je dormais là-haut dans ma chambre et Monsieur n’a même pas eu l’idée de sonner pour que je vienne lui donner un coup de main ! Moi qui pensais avoir sa confiance ! Oh, c’est indigne !

Il ne manquait plus que ça : il allait falloir consoler Théobald.

— Ne dis pas de sottises ! émit Adalbert d’un ton las. Tu sais très bien quelle confiance j’ai en toi, mais les choses se sont passées très vite et nous n’avons pensé ni l’un ni l’autre à t’appeler. Pour quoi faire d’ailleurs ? Sans compter que tu travailles dur et que tu as besoin d’un minimum de repos !

— Voilà que j’ai besoin de repos maintenant ? Suis-je un vieillard cacochyme ? Suis-je un frêle adolescent ou un malade convalescent ? En outre Monsieur oublie que si j’étais incapable d’assurer son service pour une raison ou pour une autre, il y a toujours Romuald, mon jumeau toujours prêt à me remplacer. Et grâce à Dieu je suis solide.

— Je n’oublie rien ! hurla soudain Adalbert. Mais pour l’instant mets un peu de côté ta susceptibilité pour ne penser qu’à la catastrophe qui nous arrive : je te répète que Morosini a disparu et que l’on peut tout craindre de cet Agalar ! Vu ?

— C’est vrai, admit Théobald qui baissa aussitôt pavillon. Je vous fais mes excuses ! Mais M. Adalbert sait que j’ai horreur de le voir courir une aventure sans moi…

— Je sais, mon vieux, je sais ! Je te demande pardon moi aussi, mais maintenant tu devrais bien aller me faire du café ; beaucoup de café !

— Monsieur ne préfère pas dormir un peu ? Il a une mine affreuse.

— Dormir ? J’en suis bien incapable ! Je ne pourrais même pas tenir dans mon lit !

— Alors que Monsieur aille se rafraîchir et se changer ! Je vais finir de préparer un solide petit-déjeuner.

Un moment plus tard, douché, rasé et enveloppé dans sa robe de chambre, Adalbert s’installa devant un vrai breakfast à l’anglaise. Il n’avait pas faim et la chaise vide de l’autre côté de la table lui donnait envie de pleurer mais, planté auprès de lui comme une gouvernante devant un gamin têtu, Théobald l’obligea littéralement à manger ses œufs au bacon et les toasts qu’il lui beurra avant de les enduire d’une mince couche de marmelade d’orange en affirmant qu’il fallait toujours bien caler l’estomac dans les situations difficiles afin de préserver ses forces. Pour se consoler Adalbert avala une pleine cafetière puis tira sa pipe et s’en alla la fumer dans son cabinet de travail avec le téléphone à portée de main. Théobald l’y suivit :

— Monsieur ne croit pas qu’il faudrait appeler la police ?

— Je ne sais pas. Hier l’homme a dit qu’il allait tuer la comtesse si la police était prévenue…

Théobald secoua la tête en couvrant son maître d’un regard apitoyé, et en se demandant avec angoisse si cette belle intelligence n’était pas en train de se dissoudre dans le chagrin. Avec une douceur bien inhabituelle chez lui, il suggéra :

— Si j’ai bien compris Monsieur, non seulement cette dame n’est pas morte, mais elle dormait tranquillement dans son lit, peut-être sous l’effet d’une drogue et sans la moindre trace de sévices tandis que le prince Aldo a disparu. Donc le contrat me semble caduc et ne serait-il pas temps d’en toucher un mot au commissaire Langlois ?…

— Tu as sans doute raison, pourtant je voudrais attendre encore un peu. Presque aussi bien que moi tu sais par quelles aventures nous sommes passés, Morosini et moi. Il y a eu des cas où une intervention prématurée de la police aurait causé de graves dégâts. Donnons-nous quelques heures et s’il ne reparaît pas, alors je téléphonerai au commissaire…

Il n’ajouta pas qu’il espérait avoir dans la journée des nouvelles de Martin qui certainement, à cette heure, devait avoir commencé son enquête. Malheureusement la matinée s’écoula sans ramener Aldo et sans que le journaliste donnât signe de vie. Toujours vissé dans son fauteuil, Adalbert qui s’efforçait au calme obtenait exactement le contraire et le tabac n’arrangeait rien. Jamais encore il n’avait ressenti, lui toujours si calme, qu’il avait des nerfs comme tout le monde. Il essaya de lire, de travailler. Peine perdue ! Les plus belles énigmes égyptiennes perdaient tout intérêt en face de celle qu’incarnait alors Aldo…

Incapable de rester là plus longtemps à se ronger les sangs, il tendait la main vers le téléphone quand on sonna. Persuadé que c’était Walker, il se précipita et arriva dans l’antichambre au moment où Théobald faisait entrer le commissaire Langlois escorté de deux inspecteurs. Vidal-Pellicorne fut tellement content de le voir qu’il ne prit pas garde à l’appareil officiel dont il s’entourait ni à la raideur voulue de son attitude :

— Commissaire ! Je suis si heureux de votre visite ! C’est le bon Dieu qui vous envoie…

— Cela m’étonnerait ! Le nommé Aldo Morosini est-il ici ?

— Le n… ? Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Adalbert choqué par l’appellation vulgaire.

— Que je viens l’arrêter. Fouillez partout, vous deux ! Et sans oublier les chambres et l’escalier de service…

Les deux séides s’éclipsèrent et l’appartement retentit bientôt des protestations indignées de Théobald. Cependant Adalbert reprenait esprits :

— L’arrêter ? Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Il a assassiné cette nuit la comtesse Tania Abrasimoff qui selon toute probabilité était sa maîtresse. Et mieux vaudrait pour lui qu’il n’oppose pas de résistance.

— Il en serait bien incapable ! Selon toutes probabilités, pour employer votre expression, Morosini été enlevé cette nuit et peut-être est-il déjà mort !

— N’essayez pas d’inventer n’importe quoi pour protéger votre ami. Les preuves sont contre lui.

— Les preuves ? Vous me la baillez belle ! Et quelles preuves, s’il vous plaît ?

— Une lettre que l’on a trouvée dans la main de la morte et aussi deux témoignages. La bonne qui a vu s’enfuir l’assassin et la concierge qui l’a vu entrer vers trois heures du matin.

— C’est impossible ! fit Adalbert catégorique. La bonne ment. Quant à la concierge, si elle a vu quelqu’un entrer c’était moi, revêtu des habits d’Aldo. Et je n’étais pas seul !

— Qu’est-ce que vous me racontez là ? Une histoire de fous pour protéger votre ami ? Cela ne lui servira à rien.

— Faites-moi crédit de quelque intelligence s’il vous plaît ! Comme jusqu’à présent je vous en faisais crédit. Je viens de vous le dire, Morosini a disparu depuis la nuit dernière et donc vous ne le trouverez pas. En revanche, si vous vouliez bien prendre la peine de m’entendre, vous pourriez trouver matière à réflexion…

— D’accord ! Allons dans votre cabinet…

— Patron, fit l’un des deux inspecteurs qui resurgissait à cet instant, voulez-vous venir voir ?

Il conduisit le commissaire dans la chambre d’Aldo et lui montra le trou du carreau :

— Qu’est-ce que c’est, à votre avis ?

— Un trou fait avec un diamant, vous devriez le savoir !

— Oui, mais qui l’a fait et pourquoi ?

— Ça aussi je peux l’expliquer, émit doucement Adalbert. C’est l’œuvre d’un bien étrange cambrioleur qui s’est introduit ici non pas pour voler mais pour apporter quelque chose…

— Quoi ?

— Deux bracelets de rubis !

Il y eut un silence. Langlois considéra une minute cet homme échevelé qui puait le tabac dont le visage tiré parlait de nuit sans sommeil mais surtout d’angoisse. Avec un soupir, il ôta chapeau, son manteau et les jeta sur un coffre ancien.

— Venez me raconter votre histoire. Allez m’attendre en bas, vous autres !

Dans le cabinet de travail d’Adalbert l’air était irrespirable à cause de la fumée. Langlois se dirigea vers la haute fenêtre qu’il ouvrit en grand.

— Vous permettez ? Moi aussi je fume, mais pas à ce point-là !

Puis, se laissant tomber dans le fauteuil de cuir qu’il avait tant apprécié la veille au soir, il étendit devant lui ses longues jambes et soupira :

— Racontez !

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non, merci. Ne vous y trompez pas, je suis toujours en service. À présent, parlez et tâchez d’être convaincant !

— Je vais surtout essayer d’être clair… en admettant que ce soit possible ! Mais commençons par l’épisode des bracelets…

Les phases du récit s’enchaînèrent sans hâte superflue mais aussi sans lenteurs. Adalbert, qui était à ses heures un excellent conférencier, savait raconter et là il s’appliqua à livrer une sorte de rapport dépouillé de tout artifice littéraire que le policier écouta de bout en bout sans ouvrir la bouche. Pourtant la référence à Martin Walker lui avait levé les sourcils et, quand ce fut fini, il déclara :

— Votre histoire est tellement invraisemblable que j’hésiterais à vous croire s’il n’y avait pas la présence du journaliste. Son témoignage va être capital. Même s’il ne m’aide guère à comprendre comment une femme que vous avez vue si profondément endormie a pu se retrouver la gorge tranchée une heure plus tard…

— C’est comme ça qu’on l’a tuée ? fit Adalbert avec une grimace de dégoût. Mais c’est horrible !

— Oui. Elle baignait dans son sang. Une vraie boucherie. Rien d’étonnant à ce que la Russe se soit évanouie en la découvrant…

— Où était le corps ?

— Sur la descente de lit, un lit complètement chamboulé d’ailleurs. La femme était nue et le médecin légiste dit qu’elle a été violée…

— Et vous osez accuser Morosini de cette monstruosité ? Mais c’est de la démence ! hurla Adalbert. Vous ne le connaissez pas et si c’est là votre opinion…

— Peut-être bien qu’il est fou. Qui peut se vanter de jamais connaître à fond même ses meilleurs amis ?

— Moi, et dès qu’il s’agit de lui je me sais infaillible ! De toute façon, je ne vois pas pourquoi je m’indigne ainsi car vous savez bien au fond de vous-même que ce n’est pas lui. Commencez donc par entendre Martin Walker. Il vous racontera notre expédition chez cette pauvre jeune femme… Mais vous avez parlé d’une lettre ?

— Oui. On l’a retrouvée serrée dans sa main. Aux termes de celle-ci – et des termes singulièrement passionnés – votre ami suppliait Tania Abrasimoff de ne pas mettre fin à leur liaison. Il se disait prêt à tout pour la garder. À divorcer, fuir avec elle, la couvrir de joyaux…

— … et comme elle l’a repoussé, il l’a massacrée après lui avoir fait subir les derniers outrages. Comme c’est vraisemblable ! Aldo adore sa femme…

— Mais celle-là était belle à damner un saint ! Et ce ne serait pas la première fois qu’un mari exemplaire « adorant sa femme », comme vous dites tomberait dans les filets d’une enchanteresse. D’ailleurs, si mes renseignements sont exacts, il s’agit d’un second mariage ? La première princesse Morosini serait morte intoxiquée par des champignons…

— Qui ont coûté la vie à la vieille cuisinière de la famille ainsi qu’à une cousine… Écoutez commissaire, j’ai le regret de constater que votre siège est fait et que vous tenez Aldo pour coupable envers et contre tout.

— Certainement pas. Mais comprenez que j’essaie d’en savoir plus. Votre ami est italien et comme tel nous sommes mal renseignés sur lui. Je n’ignore pas qu’il est une importante personnalité et croyez bien que je n’entends user d’acharnement en aucune façon. Pour l’instant, nous avons un cadavre, des témoins et une lettre accusatrice. En outre, votre ami a disparu. Enlevé, dites-vous ? Et si les choses s’étaient passées autrement ? S’il était revenu après votre passage ?

— Pour la tuer ? Comme c’est plausible ! Et vous oubliez aussi que lorsque nous avons vu la comtesse, Walker et moi, elle était sous l’influence d’une drogue et ne tenait aucun papier à la main.

— Qui me dit qu’elle était droguée ?

— Moi… et Martin Walker. Cherchez-le !

Mais il fut impossible de mettre la main sur le journaliste. Au Matin son rédacteur en chef apprit à Langlois que, vers la fin de la matinée, il avait reçu un message à la suite duquel il était parti en toute hâte et tout bouillant d’enthousiasme, en disant qu’il venait de dénicher « un truc énorme » et qu’il fallait qu’il « aille voir ça de près ». Sans rien vouloir dire de plus…

Le lendemain, les journaux se baignaient avec délectation dans le sang de Tania et dans la chasse au « prince assassin », dont une mauvaise photo s’efforçait de reproduire les traits…

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