CHAPITRE III


UNE PETITE VOITURE ROUGE…

À condition de ne pas en abuser, la mixture de Franck se révéla efficace. Aldo y puisa au moins une bonne idée : restituer la perle à son légitime propriétaire en lui demandant, s’il la vendait, de faire un geste pour le petit Le Bret. Geste que lui-même compléterait, au cas, bien improbable car le prince Félix Youssoupoff passait pour très généreux, où il se révélerait insuffisant. Ainsi Masha serait satisfaite et lui délivré.

Restait à se rendre chez lui. Ne l’ayant jamais rencontré, il ignorait son adresse mais, par Franck, il sut qu’il habitait Boulogne sans autre précision. Même s’il ne s’agissait pas d’un secret d’État il n’était pas d’usage, au Ritz, de distribuer les adresses des clients. Cependant le barman ajouta que le prince était propriétaire d’un petit restaurant rue du Mont-Thabor – c’est-à-dire pas bien loin du palace – qui s’appelait « La Maisonnette russe » et que dirigeait avec grâce mais fermeté une Mme Tokareff. La cuisine y était bonne – toujours selon Franck ! – et l’accueil aimable… En outre il arrivait au propriétaire de s’y montrer. Aldo décida d’y aller déjeuner.

Il partit à pied vers midi et demi, longea la rive ouest de la place Vendôme, prit la rue de Castiglione, tourna le coin de la rue du Mont-Thabor et tomba dans un attroupement formé sur le trottoir par un groupe de passants qui appréciaient en amateurs éclairés l’explication musclée opposant deux hommes qui semblaient de taille sensiblement égale mais dont l’un poussait des cris affreux en appelant alternativement au secours et la police. La circulation, réduite dans cette rue paisible, n’existait plus du tout à cause d’une petite Amilcar rouge vif avec des coussins de cuir noir, arrêtée en plein milieu de la chaussée. Son conducteur avait dû en jaillir pour courir sus à son gibier…

La vue de cette voiture jeta Aldo, sinon dans la mêlée, du moins à travers la petite foule de spectateurs qu’il fendit sans ménagement afin d’arriver au premier rang. Cela lui permit d’admirer dans toute sa beauté la technique de celui des deux adversaires qui était en train de prendre le dessus et s’occupait activement de la figure ennemie : les coups partaient avec une régularité de métronome et les jambes du malheureux commençaient à flageoler. L’autre l’acheva d’un magnifique uppercut à la mâchoire qui l’envoya au tapis – en l’occurrence l’entrée d’une porte cochère – où il s’écroula aux applaudissements des spectateurs.

— J’espère que cela te servira de leçon, espèce de gros malhonnête ! fulmina Adalbert Vidal-Pellicorne. Et si dans les vingt-quatre heures je ne retrouve pas ce que tu m’as volé, je recommence !

— Voilà la police ! prévint quelqu’un.

Morosini bondit, empoigna son ami par le bras, le traîna jusqu’à sa voiture dans laquelle il sauta pour prendre le volant :

— Filons ! Ce n’est pas le moment de lambiner !

Le moteur n’était pas arrêté. Morosini n’eut qu’à embrayer et écraser l’accélérateur : le petit bolide partit comme une fusée tandis que le passager forcé revenait lentement de sa surprise et la traduisait par un :

— D’où sors-tu, toi ?

— Du ciel ! Comme tous les anges gardiens ! Je suis venu pour empêcher que l’on t’embarque au poste les menottes aux mains. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce bonhomme ? Et d’abord qui est-ce ?

— Un confrère ! grogna l’archéologue en sortant de sa poche un vaste mouchoir pour effacer de son visage le sang qui avait coulé de son nez. Il s’appelle Fructueux La Tronchère !

— Avec un tiret ? Comme Vidal-Pellicorne ?

— Non. Fructueux c’est son prénom.

— Encore un souvenir de la Révolution ?

— Tu n’y es pas. C’était un évêque espagnol qui a subi le martyre sous Valérien. Le plus drôle c’est que sa fête est le 21 janvier…

— Le jour de la mort de Louis XVI? Je savais bien qu’il y avait de la Révolution là-dessous. Et qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Pour causer plus tranquillement et aussi parce qu’il ne savait pas où aller, Aldo venait d’arrêter la voiture sous les marronniers des Champs-Elysées.

— Presque rien ! Il m’a fait galoper jusqu’à Assouan, où il m’avait donné rendez-vous sous le prétexte d’inscriptions qu’il venait de découvrir par hasard près de la première cataracte du Nil mais qu’il ne pouvait déchiffrer.

— Un égyptologue qui ne peut pas lire les hiéroglyphes ? C’est nouveau ça ?

— Il n’est pas égyptologue. Il s’occupe des civilisations de l’Euphrate. C’est pourquoi je ne me suis pas méfié.

— Si ce n’est pas son coin, qu’est-ce qu’il faisait à Assouan ?

— Il était censé se reposer à l’hôtel Old Cataract et c’est au cours d’une excursion qu’il a fait la découverte en question.

— Et vous étiez si grands amis qu’il a pensé à toi tout naturellement pour te faire bénéficier de sa trouvaille ?

— Grands amis, non, mais il me montrait beaucoup de considération, une sorte de respect. Bref, je n’avais aucune raison de douter de lui. Seulement… quand je suis arrivé à Assouan, il n’y était plus. Il était parti, me laissant une lettre bourrée d’excuses mêlées à trois fautes d’orthographe, me disant sa désolation de devoir remettre à plus tard notre rendez-vous : son père venait de mourir à Montauban et il était obligé de rentrer.

— Et tu en as fait autant. Seulement cela n’explique pas la raclée que tu viens de lui administrer ? Ce n’est pas un crime de perdre son père…

— À condition de ne pas l’avoir perdu dix ans plus tôt. À peine rentré j’ai rencontré quelqu’un qui savait à quoi s’en tenir à son sujet et qui m’a renseigné : voilà six mois que je me fais rouler par un faisan. Il n’est pas plus archéologue que… que… que toi, tiens ! Seulement il a beaucoup lu et il est très habile. D’où ce voyage au bout de l’Égypte.

— Destiné à cacher quoi ?

— Un pur et simple cambriolage. Je me suis fait voler comme dans un bois…

— Rue Jouffroy ? Mais ton Théobald que j’ai vu l’autre jour ne m’en a rien dit ?

— Non… Pas rue Jouffroy !

Adalbert ôta le petit casque de cuir qu’il mettait toujours pour conduire, libérant une tignasse bouclée d’un blond de paille que la quarantaine argentait légèrement. Habituée, une mèche retomba aussitôt sur l’un de ses yeux, d’un joli bleu sainte-vierge dont la fausse candeur contribuait à conférer une sorte d’angélisme à sa figure ronde au nez retroussé, au teint recuit par des années de fouilles au soleil égyptien. Mais si Adalbert était le meilleur garçon de la terre, un ami franc et loyal et un archéologue de valeur, il ne fallait pas trop se fier à cet aspect ingénu, voire naïf : sa personne longiligne, toujours tirée à quatre épingles, présentait des particularités inattendues telles qu’une aptitude à la serrurerie quasi professionnelle et servie par des doigts d’une extrême agilité. Ce qui ne veut pas dire que le dernier des Vidal-Pellicorne, vieille famille picarde, fût un vulgaire cambrioleur mais ses petits talents s’étaient souvent révélés fort utiles au cours des recherches qu’avec son ami Morosini il avait menées à travers l’Europe et jusqu’en Palestine. Célibataire endurci en dépit d’une aventure qui avait failli le conduire au mariage, Adalbert vouait à Aldo une amitié sans faille, à Lisa une tendre admiration qui s’étendait à ses enfants. Il était le parrain du petit Antonio mais adorait en bloc les deux jumeaux.

Pour l’instant et sous l’œil intéressé d’Aldo, cet honnête visage prenait d’assez jolis tons de brique mais là où il en était de son récit, il lui fallait donner quelques explications :

— Il faut te dire que tout ce que j’ai pu récolter au cours de ma déjà longue carrière ne se trouve pas dans mon appartement. J’ai acheté il y a… disons une dizaine d’années, une vieille maison à Saint-Cloud… avec une très jolie vue sur la Seine ma foi !

— Es-tu en train d’essayer de me dire que tu possèdes ce que les tire-laine et autres cambrioleurs appellent une planque ?

— Oh ! Toujours les grands mots ! Tu es bien italien, toi ! Excessif en tout !

— Un, je ne suis pas italien mais vénitien et deux, j’aime appeler les choses par leur nom.

— Eh bien, justement ce n’est pas le nom. Je dirais plutôt… un petit musée privé où j’aimais aller de temps en temps, soupira Adalbert. Or il a été soigneusement vidé !… Dis-moi qu’est-ce que nous faisons arrêtés au bord de ce trottoir sous des arbres dont les feuilles commencent seulement à pousser ? On ne pourrait pas aller à la maison ? Théobald a dû préparer à déjeuner. Au fait, que faisais-tu rue du Mont-Thabor ?

— J’allais déjeuner à la Maisonnette russe…

— Je déteste la cuisine russe ! À l’exception du caviar. Tu aimes ça, toi ?

— Le caviar, oui, mais j’avais besoin d’y aller. Je t’expliquerai tout à l’heure. Finissons-en avec ton histoire ! Que faisais-tu toi-même dans cette rue ?

— J’allais acheter des cravates quand j’ai aperçu mon bonhomme. Il faut te dire qu’il a disparu sans laisser d’adresse de son logement de la rue Jacob. Quand je l’ai aperçu, mon sang n’a fait qu’un tour. Tu connais la suite.

— C’est idiot ! Tu aurais mieux fait de le suivre afin de voir où il allait. Cela m’étonnerait beaucoup qu’il obéisse à ton ordre de te restituer ton bazar. Tu aurais dû prévenir la police !

— Sans doute, sans doute, fit Adalbert d’un air détaché, mais je suis persuadé que mon bazar, comme tu dis, est déjà loin et je n’ai aucune preuve que La Tronchère y soit pour quelque chose !

— Une dernière question : comment se fait-il que tu ne m’aies jamais parlé de ton « jardin secret » et que lui soit au courant ? Tu l’y as emmené ?

— Tu rêves ? Je ne suis pas fou ! Il a dû me suivre un jour ou l’autre.

— Il est vrai que vouloir passer inaperçu avec un engin comme celui-ci relève de l’inconscience pour ne pas dire plus ! ricana Morosini en remettant en marche le moteur, qui se mit à pétarader joyeusement, faisant envoler les pigeons.

— Quand l’âme est pure, on n’a pas besoin de passer inaperçu ! fit vertueusement Adalbert. Accordons-nous à présent un instant de beauté parfaite ! Comment va Lisa ?

Vingt minutes plus tard, les deux hommes s’attablaient devant un admirable pâté de Houdan que leur servit un Théobald frémissant de joie devant cette soudaine reconstitution de ce qu’il appelait le « tandem ». Depuis les fiançailles avortées de son maître avec miss Dawson, le pauvre garçon craignait comme le feu de voir l’intruse refaire surface et reprendre son ancien empire sur Adalbert. Celui-ci avait beau dire qu’il n’aurait jamais rien à faire avec une voleuse doublée d’une aventurière, Théobald n’était vraiment tranquille que lorsque Morosini s’inscrivait dans son paysage quotidien ou quand Vidal-Pellicorne allait à Venise. Naturellement, tout en faisant son travail – le pâté fut suivi de coquilles Saint-Jacques au champagne absolument sublimes ! –, il ne perdit pas un mot du récit que fit le prince-antiquaire de son aventure montmartroise. L’aide qu’il pouvait apporter dans des circonstances difficiles était si précieuse, sa fidélité si absolue, que personne n’eût songé à lui cacher quoi que ce soit.

— Dans un sens, conclut Morosini, tu m’as rendu service avec la séance de sauve-qui-peut que nous venons de vivre. J’avais l’impression d’être suivi depuis ma sortie du Ritz.

— Où tu ne vas pas rester une minute de plus ! s’écria Adalbert. Si le commissaire Langlois te fait suivre, il ne viendra pas te chercher ici. Quand il aura fini la vaisselle, on va envoyer Théobald chercher tes valises à l’hôtel. Il passera par la rue Cambon, se fera aussi discret que possible, et tu sais qu’il ouvre admirablement les portes ? C’est moi qui le lui ai appris !

— Mon Dieu, la bonne idée ! La prochaine fois que je descends au Ritz, on me fait arrêter pour grivèlerie ? Merci bien !

— Tu lui confieras une enveloppe avec de l’argent et une lettre qu’il laissera sur la cheminée.

— C’est que… il n’y a pas que mes bagages.

— Tu as laissé la perle au coffre de l’hôtel ?

— Non. Justement elle est dans ma chambre.

— Eh bien, tu n’auras qu’à lui dire où elle est. Tu peux lui faire confiance, tu sais ?

— Voilà une phrase de trop ! Je connais Théobald. Et son jumeau aussi. Au fait, il va bien Romuald ?

— Il ne va pas, il clopine : un coup de bêche sur le pied en faisant son jardin.


Une heure plus tard, chapeau melon et pardessus noir, l’allure parfaite du serviteur de grande maison, Théobald pénétrait au Ritz par l’entrée de la rue Cambon, gagnait sans encombre le second étage et arrivait devant la porte du 207 que, grâce à un passe-partout qu’il maniait avec la dextérité d’un professionnel, il ouvrit sans la moindre difficulté. Mais apparemment, quelqu’un l’avait précédé et pas pour le bien de l’élégant appartement : tout y était sens dessus dessous et, si rien n’était brisé en apparence, il n’y avait pas un tiroir qui ne fût retourné, un coussin à sa place, un meuble vidé jusqu’aux tréfonds.

Un instant, mais sans paraître autrement ému, Théobald contempla le désastre. Puis son regard se leva vers le lustre à cristaux taillés où, après un examen attentif il crut discerner un renflement le long de la colonne habillée de tronçons de verre aux formes diverses. Poussant un soupir résigné il ôta son manteau, son chapeau et son veston, garda ses gants, puis s’attaqua à une armoire marquetée qui se trouvait contre un mur, l’amena sous le lustre, poussa à côté la table à écrire sur laquelle il monta avant d’escalader l’armoire elle-même (une manœuvre que lui avait indiquée Morosini en personne). Arrivé là-haut, il découvrit sans peine le petit paquet de papier cristal qui enveloppait le joyau et que de minces bandes de papier collant maintenaient entre deux manchons. Du sol, à moins d’être au courant, la cachette était invisible et Théobald apprécia en connaisseur mais sans perdre de temps en admiration stérile. Il détacha le petit paquet, qu’il mit dans sa poche, descendit de son perchoir, remit les meubles en place puis entreprit de rassembler les vêtements et objets personnels d’Aldo, de les ranger dans une valise, s’occupa ensuite de la salle de bains et du nécessaire de toilette, remit de l’ordre dans la sienne, reprit manteau et chapeau puis quitta la chambre comme si de rien n’était en prenant soin de refermer derrière lui, non sans avoir hésité un instant sur ce qu’il convenait de faire de l’enveloppe que lui avait remise Aldo en conseillant de la laisser bien en vue sur le bureau. La pagaille qui régnait dans la pièce n’incitait pas à y abandonner quoi que ce soit.

Parvenu dans le hall, il alla droit à la réception, remit le pli cacheté au portier en disant :

— Je suis venu chercher les bagages du prince Morosini.

— Nous regrettons toujours de voir partir le prince mais c’est avec l’espoir de le revoir bientôt ! Assurez-le que nous sommes toujours tout à son service, fit gracieusement le préposé après avoir jeté un coup d’œil rapide à la lettre qui accompagnait l’argent.

D’un signe du doigt, Théobald attira l’oreille du portier plus près de sa bouche :

— Entre nous, il vaut mieux que Son Excellence m’ait envoyé, moi ! confia-t-il à ladite oreille. Vous avez une curieuse façon de faire le ménage ici.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous devriez envoyer quelqu’un au 207. Ce qu’on y voit est surprenant…

Ayant dit, Théobald reprit ses bagages en toute dignité et se dirigea vers le boulevard de la Madeleine pour prendre un taxi, aucun de ceux qui stationnaient aux abords de l’hôtel ne lui inspirant confiance.

De retour rue Jouffroy il informa Aldo de l’état de sa chambre et lui remit le petit paquet :

— Une excellente cachette ! commenta-t-il. La chambre a été retournée de fond en comble sans que le bijou ait été découvert. Reste à savoir qui est venu fouiller. La police ?

— Sûrement pas ! dit Morosini. Ou je ne m’y connais plus en hommes ou le commissaire Langlois n’est pas de ceux qui opèrent de la sorte. Son investigation, à lui, aurait été menée avec soin, en ma présence ou, tout au moins celle d’un préposé du Ritz, et en aucun cas avec cette hargne que mettent des truands qui ne trouvent pas ce qu’ils cherchent.

— Alors qui ? demanda Adalbert.

— Là est la question. Les ravisseurs n’ont aucun moyen de savoir que je suis mêlé à cette histoire sauf si l’un d’entre eux était rue Ravignan au moment où nous avons ramené le petit Le Bret et répondu aux questions de l’inspecteur.

— C’est déjà ça ! Mais ce qui est plus grave c’est qu’ils te soupçonnent d’avoir pris le contenu de la cheminée. Qu’as-tu écrit dans la lettre que Théobald a remise aux gens du Ritz ?

— Que je passais vingt-quatre heures chez un ami avant de partir pour Londres. En admettant qu’on leur permette de la lire, c’est là qu’ils me chercheront…

— Tu n’oublies qu’une chose, c’est que Langlois t’a prié, courtoisement et à mots couverts, de ne pas quitter la France, ni même Paris. Ne le prends pas pour un imbécile, Aldo ! C’est un type très bien…

— Il en a l’air mais un bon tailleur ne fait pas forcément un aigle. Cependant j’admets que tu as raison. Aussi vais-je l’avertir que je suis chez toi en priant d’opter pour la discrétion s’il veut venir me parler ou me donner un rendez-vous… Et à propos de parler, il faut que je voie le prince Youssoupoff. C’est son adresse que j’allais chercher à La Maisonnette russe.

— Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Tout simplement lui rendre ça !

Aldo prit entre ses doigts le ravissant joyau qu’il venait de déballer et de poser entre eux sur la table.

— Après tout, c’est son bien, puisque son grand-père l’avait acheté le plus régulièrement du monde. Il en fera ce qu’il voudra et, surtout, c’est lui qui se débrouillera avec le commissaire Langlois. Quant à moi, je pourrai enfin rentrer chez moi.

— On ne t’a pas donné son adresse, au Ritz ?

— Non, tu connais Franck, le barman. Contrairement à beaucoup de ses confrères c’est la discrétion même. Il m’a simplement dit qu’il habite Boulogne.

— J’ai un vieil ami qui habite aussi Boulogne. Il devrait pouvoir te renseigner. Une personnalité aussi exotique ne doit pas tenir facilement sa lumière sous le boisseau… Je vais lui téléphoner.

Mais il ne bougea pas tout de suite, tendit la main pour prendre la perle par son chapeau de diamants comme il l’eût fait d’une fraise.

— Magnifique ! soupira-t-il en faisant jouer ses reflets dans la lumière. Comment se fait-il que tu n’aies pas envie de la garder ? Je croyais que tous les bijoux historiques te passionnaient ?

— Pas celui-là ! D’abord, pour moi, il est « rouge »…

— Le sang versé ? Mais c’est le sort d’à peu près tous les bijoux qui ont une histoire. As-tu oublié les pierres du Pectoral ?

— Aussi n’avions-nous qu’une hâte : les remettre à leur place dans leur plaque d’or. Ensuite je suis moins attiré par les perles que par les pierres. Les premières peuvent mourir, les autres ne meurent jamais. Enfin elle vient de Napoléon Ier et, en bon Vénitien, je n’ai jamais apprécié l’Empereur.

— Admettons ! Mais Napoléon n’était pas pêcheur de perles. Et, avant lui, celle-ci devait bien exister ? D’abord pourquoi l’appelle-t-on « la Régente » ?

— À cause de Marie-Louise, je suppose, qui était censée assumer la régence pendant que son époux s’en allait guerroyer à Moscou…

— Cette bécasse ? Elle n’était bonne à rien. Surtout pas au règne et il n’y avait pas de quoi affubler cet œuf merveilleux d’un titre qui ne lui allait pas. Tu n’as pas envie de chercher un peu plus loin ? Il y a sûrement une autre raison ? Une autre régente ! Une vraie !… Ou alors elle a pu appartenir au régent comme le grand diamant du Louvre ?

— Nitot, qui l’a vendue à Napoléon, en a peut-être su quelque chose mais Nitot est mort depuis longtemps…

— Mais un homme de cette importance laisse des archives…

Morosini se leva, reprit la perle et la fourra dans sa poche :

— Adalbert, tu m’agaces ! Tu auras beau dire ce que tu voudras, je n’en veux pas. Trouve-moi plutôt l’adresse de Youssoupoff !


Les Youssoupoff habitaient 27, rue Gutenberg une assez belle demeure composée d’un corps principal et de deux pavillons dont l’un donnait sur une cour et l’autre sur le jardin. La fantaisie du prince, sa passion pour le spectacle, avaient d’ailleurs transformé en théâtre l’un de ces pavillons. Aldo s’y rendit vers quatre heures en pensant que c’était une heure convenable pour qui ne s’était pas annoncé. Il eût été sans doute plus dans sa manière de demander un rendez-vous par téléphone mais, les circonstances étant ce qu’elles étaient, il préférait agir avec le maximum de discrétion.

Priant le taxi qui l’avait amené de l’attendre, il franchit la grille ouverte, grimpa les marches du perron et alla sonner à la porte. Elle lui fut ouverte par un grand diable drapé dans une longue tunique dont la blancheur faisait ressortir l’une des peaux les plus noires que l’on puisse trouver en Afrique. L’apparition s’inclina légèrement devant l’élégant visiteur et, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, déclara :

— Moi, je suis Tesphé, le serviteur du Maître. Que veux-tu de lui, ô étranger ?

— Un moment d’entretien. Veux-tu lui porter ceci ? répondit Morosini en donnant une carte de visite sur laquelle il avait écrit quelques mots.

Le grand Noir la prit avec un nouveau salut, disparut et ne revint pas. À sa place apparut un jeune homme blond dont le nez chaussé de lunettes annonçait un secrétaire. Ce qu’il était, en effet. Il se nommait Keteley et s’enquit avec courtoisie de la raison d’une visite tellement inattendue.

— Je désire entretenir le prince d’une affaire importante pour laquelle j’ai besoin de sa présence. Une affaire un peu… délicate. C’est la raison pour laquelle je ne me suis pas fait annoncer.

— Vous ne pouvez rien m’en dire ?

Aldo n’était patient que lorsqu’il pensait que cela en valait la peine. Il n’aurait jamais imaginé que le neveu par alliance du défunt tsar fût si difficile à atteindre.

— Non. C’est le prince ou personne ! Sans doute ne me connaissez-vous pas sinon vous sauriez que je ne me dérange que pour des affaires importantes…

— C’est que… le prince est souffrant !

— J’en suis navré. Lorsqu’il ira mieux, voulez-vous le prier de m’appeler à ce numéro…

Il reprenait la carte pour y inscrire quelques chiffres quand un éclat de rire se fit entendre tandis que la porte se rouvrait pour livrer passage à l’un des êtres les plus beaux qu’il eût jamais été donné à Morosini d’approcher, encore que d’un style peu courant : une beauté d’archange qui s’habillerait à Londres. Des traits d’une telle finesse qu’ils donnaient à ce pur visage, éclairé par un fascinant regard bleu-vert, quelque chose de féminin dont d’ailleurs Félix Youssoupoff aimait à jouer quand, tout jeune homme, il contribuait activement aux nuits blanches de Saint-Pétersbourg en courant les lieux de plaisir sous des falbalas qu’il empruntait à sa mère. Jeux de prince alors à la tête d’une incroyable fortune – la plus importante de Russie sans doute ! – qui lui permettait tous les caprices mais auxquels le mariage avec la princesse Irina, nièce de Nicolas II, mit fin définitivement. Sans pour autant renoncer à exercer pour son plaisir ses multiples talents, artiste dans l’âme, le prince Félix, épris de littérature et de musique savait danser, chanter en s’accompagnant d’une balalaïka, jouer la comédie et diriger une maison de couture mieux que bien des professionnels. Et sa voix était superbe quand il s’écria :

— Pardonnez, je vous en supplie, à mes fidèles gardiens de montrer un peu trop de zèle ! Ils voient des ennemis partout… Mais venez ! Venez avec moi ! Nous allons faire plus ample connaissance car, bien entendu, je sais qui vous êtes !

Impossible de résister à une si entraînante bonne grâce, de ne pas saisir la main spontanément offerte. Félix Youssoupoff guida son visiteur à travers une suite de pièces, dont les tonalités de décor étaient le bleu et le vert, jusqu’à un salon qui devait servir de cabinet de travail : depuis des rouleaux de soieries destinés à la maison de couture Irfé (Irina et Félix) jusqu’à une guitare en passant par des cahiers de papier sous un stylo abandonné parlant d’un livre en cours et, sur une planche à dessin, des croquis de costumes pour le théâtre, on y voyait un échantillon de toutes les activités du prince. Au mur, le portrait superbe d’une jeune femme qui devait l’être plus encore. Quant à l’ameublement il était résolument anglais.

— J’ai à présent scrupule à vous déranger, commença Morosini. Votre secrétaire m’a dit que vous étiez souffrant.

— Des moules, mon cher ! J’ai mangé des moules qui ne m’ont pas accepté mais comme vous le voyez cela va déjà beaucoup mieux. En outre je brûle de curiosité d’apprendre ce qui amène chez moi quelqu’un d’aussi connu… et d’aussi peu russe que vous. Souhaiteriez-vous m’acheter des bijoux ? Je n’en ai plus guère, vous savez. Mais prenez place, je vous en prie !

Aldo s’installa dans un fauteuil chippendale en prenant grand soin du pli de son pantalon.

— C’est tout le contraire, prince ! Je viens vous en apporter…

— Mon Dieu ! Qui a pu vous laisser croire que j’étais en mesure d’acheter quoi que ce soit ? Je suis pauvre comme Job !

— Il ne s’agit pas non plus d’acheter.

Tirant de sa poche le mouchoir de soie dont il avait enveloppé la « Régente », il le déplia, et posa le tout devant lui sur une pile de dossiers.

— Ceci est à vous, n’est-ce pas ? Je viens seulement vous restituer votre bien.

Les yeux du Russe s’arrondirent, ce qui changea complètement sa physionomie. Il se pencha sur le joyau pour le mieux voir mais ne le prit pas. Il avait même noué ses mains derrière son dos comme s’il craignait d’y être entraîné et, quand son regard se releva sur Morosini, il n’y avait plus de trace de gaieté dedans. Simplement une interrogation un peu méfiante :

— Où l’avez-vous trouvé ? se borna-t-il à demander.

— C’est une assez longue histoire, dit Aldo un peu surpris d’un accueil si morne. C’est aussi un drame…

— Cela ne m’étonne pas. J’aimerais cependant entendre cette histoire… si vous en avez le temps ?

— Je suis à votre disposition.

— Alors nous allons prendre le thé ! Mais refermez d’abord ceci !

De plus en plus surpris, Aldo rabattit sur la perle les coins de soie blanche tandis que son hôte frappait dans ses mains, ce qui fit apparaître presque aussitôt le gigantesque Tesphé poussant une table roulante sur laquelle s’épanouissait un samovar au milieu d’un assortiment de petits sandwichs, de scones et de pâtisseries sèches, réalisant ainsi une sorte d’union anglo-russe.

— On ne sert plus jamais chez moi de gâteaux à la crème, fit Youssoupoff avec un aimable sourire. L’image que la presse fait de moi de ce côté de l’Europe et en Amérique m’oblige à une précaution qui pourrait être jugée indispensable…

Les journaux, en effet, rataient rarement l’occasion lorsqu’il était question de Félix Youssoupoff d’épingler à son nom le corollaire à sensation : l’assassin de Raspoutine ! Et tout le monde savait qu’au cours de la nuit tragique de la Moïka, le prince avait tout d’abord offert au gourou de la tsarine les gâteaux à la crème rose, qu’il affectionnait particulièrement, après qu’ils eussent été copieusement garnis de strychnine par la seringue du Dr Lazovertz. Le tout arrosé de madère au cyanure. Qui d’ailleurs n’avait aucunement incommodé un être en qui le diable semblait avoir concentré sa puissance. Ainsi lestée la victime avait réussi à s’enfuir, poursuivie par Félix et son cousin le grand-duc Dimitri, qui l’avaient abattue à coups de revolver. Encore, lorsque le « cadavre » fut jeté dans les glaces de la Neva, n’était-on pas sûr qu’il en fût vraiment un. Rien d’étonnant donc que les gâteaux à la crème eussent disparu de la table du prince…

— Personnellement je n’aurais rien contre, fit Aldo en prenant la tasse qu’on lui offrait et en picorant un sandwich au concombre.

Une vraie pénitence pour lui qui n’aimait ni le thé ni les concombres ! Une tasse de café eût beaucoup mieux fait son affaire et le grand Noir qui devait être abyssin ou quelque chose d’approchant devait savoir le faire. Les yeux sur le beau portrait, il demanda s’il n’aurait pas l’honneur d’être présenté à la princesse.

— Malheureusement non. Irina est en Angleterre auprès de sa mère, mais vous pourrez revenir quand elle sera là. À présent, racontez-moi votre histoire !

Aldo s’exécuta et, cette fois, sans rien cacher. Sans oublier non plus que la police s’intéressait à lui mais en mettant surtout l’accent sur la conduite courageuse du petit Le Bret. Il conclut sur lui son récit :

— En échange de la restitution de ce magnifique joyau, je vous demande seulement que cet enfant soit arraché à la misère qui le guette. Et il me reste à prendre congé en vous remerciant d’un accueil plus amical que je ne l’espérais…

— Pourquoi donc, mon Dieu ? Vous me rapporter un bijou appartenant à ma famille sans autre contrepartie qu’un désir tout naturel chez un homme de cœur et vous vous attendiez à ce que je vous jette des pierres ?

Aldo se mit à rire :

— Tout de même pas, mais je craignais, en tombant ainsi sur vous à l’improviste, de vous déranger. Ce que j’ai fait d’ailleurs !

— Non. Vous ne m’avez pas dérangé… sinon peut-être d’une façon à laquelle vous ne vous attendez pas…

Il découvrit à nouveau l’énorme perle qu’il contempla un instant sans rien dire et toujours sans la toucher, puis déclara avec une soudaine froideur :

— Revoir ce bijou ne me cause aucun plaisir. Bien au contraire ! Lorsque nous avons fui Saint-Pétersbourg, je l’ai laissé là-bas volontairement.

— Volontairement ?… On m’a dit que vous n’aviez emporté que des pierres ou des bijoux de peu d’encombrement, mais la « Régente » était facile à détacher du fameux devant de corsage. C’est ce qu’a fait le pauvre Piotr Vassilievich.

— J’aurais très bien pu emporter la pièce tout entière puisque je suis parti avec deux Rembrandt. Seulement, il y a une chose que vous ignorez, c’est qu’en venant chez moi ce… fameux soir, Raspoutine espérait être présenté à ma femme mais aussi que j’accepterais de lui céder – dans son esprit cela voulait dire donner ! – ce qu’il appelait la « Grande Perle » de Napoléon ! Dans les entretiens que j’avais eus auparavant avec lui, il m’en parlait souvent et j’avais fini par comprendre qu’il attribuait à ce joyau des vertus magiques : la puissance absolue… la richesse au niveau impérial…

— C’est idiot ! Napoléon ne l’a jamais portée. Il l’a offerte à sa femme avant de partir pour la Russie !

— Sans doute, mais vous êtes un Latin, un homme d’Occident et vous n’imaginez pas ce que l’ombre de l’Empereur représente pour mon pays : il a littéralement incarné le Diable et l’on en avait même fait une sorte de Croquemitaine pour les petits enfants. En outre, la perle a appartenu à un autre empereur français…

— Le vaincu de Sedan ? Grâce à lui comme d’ailleurs à son oncle, les Allemands sont entrés en France…

— Cher ami !… Vous ne raisonnerez jamais de la même manière qu’un paysan sibérien, surtout celui-là ! Il était persuadé des pouvoirs magiques de cette perle puisque le nom de Napoléon y reste attaché. Pour sa part, mon grand-père, en l’achetant, voyait en elle une sorte de trophée de guerre qu’il a offert à sa fille Zénaïde, autrement dit ma mère. Elle a toujours adoré les bijoux mais n’aimait pas la porter. Elle la trouvait… pesante. Elle la traitait plutôt en objet de vitrine, une sorte de curiosité. Cependant Irina l’ayant admirée quand nous étions fiancés, elle me l’a donnée pour elle au moment de notre mariage. Un présent qui a été un grand plaisir pour ma jeune épouse. Elle la portait en pendentif au bout d’une longue chaîne ponctuée de perles et de diamants, et nous l’avons emportée dans notre voyage de noces. En Égypte d’abord puis en Palestine…

— Moi aussi j’ai fait mon voyage de noces en Palestine, émit Morosini. Et je n’en ai pas gardé un excellent souvenir…

— Eh bien, moi non plus ! Nous sommes allés de problèmes en catastrophes : d’abord en arrivant au Caire j’ai attrapé la jaunisse et ma femme a manqué de peu la piqûre d’un scorpion. À Jérusalem nous avons failli être étouffés par la foule qui envahissait la cathédrale orthodoxe pour nous voir. Nous n’en sommes sortis indemnes que grâce à un jeune diacre et à une petite porte : la grande, elle, avait été enfoncée.

— Ils vous en voulaient ?

— Nullement. C’était paraît-il de la sympathie. Nous faisons toujours recette quand nous voyageons, ajouta Félix avec un sourire amer. Sans doute nous trouve-t-on extrêmement exotiques ! Bref, en dehors de la nuit de Pâques vécue là-bas et de ma rencontre avec Tesphé, mon serviteur abyssin que j’ai trouvé à la mission, j’étais plutôt content de partir. Nous sommes allés ensuite en Italie. Or le lendemain de notre arrivée à Florence nous avons rencontré un jeune aristocrate italien que je connaissais et nous l’avons invité à dîner : le jour suivant il se suicidait !

— La princesse portait la perle à ce dîner ?

— Elle la mettait tous les soirs et Bambino – je l’avais baptisé ainsi à cause de son aspect juvénile ! – l’avait beaucoup admirée et longuement maniée. Il aimait assez Napoléon, lui ! Mais ce n’est pas tout : trois jours plus tard, en sortant de la villa Hadriana, Irina a manqué être tuée par la balle d’un terroriste poursuivi par la police, après quoi j’ai failli la perdre en visitant les catacombes de sainte Calixte : elle s’était attardée à lire une inscription.

— Curieuse série de coïncidences, en effet ! Vous êtes rentrés en Russie ensuite ?

— Nous sommes passés d’abord par Paris pour y prendre les parures que j’avais demandé à Chaumet de composer avec diverses collections de pierres, et j’ai supplié Irina de se séparer de la maudite perle mais elle n’a jamais voulu. Elle s’est contentée de promettre de ne plus la porter. Pour plus de sûreté je lui ai fait reprendre sa place dans le fameux devant de corsage parfaitement importable sur les robes actuelles…

— … et quand vous avez quitté Saint-Pétersbourg, vous vous êtes bien gardé d’aller l’y rechercher.

— Vous avez tout compris ! Aussi j’espère que vous comprendrez mieux que je n’aie pas la moindre envie de reprendre ce… désastreux colifichet ! Je ne veux même pas y toucher. Reprenez-le, vendez-le, faites-en ce que vous voulez ! Moi, je n’en veux plus et je bénis le Ciel que mon épouse soit à Londres !

Abasourdi, Morosini considérait tour à tour la grosse perle qui reposait doucement dans la lumière de l’après-midi avec son auréole scintillante et l’homme qui, debout à quelques pas, dardait sur elle un regard plein d’aversion.

— Vous m’embarrassez beaucoup ! dit-il enfin. Ne pourriez-vous la ranger dans un coffre et ensuite la mettre en vente ? Par exemple au profit de tous ces réfugiés dont je sais que vous vous occupez ou de la maison de retraite de la princesse Metchersky à Sainte-Geneviève-des-Bois ? Sans compter mon petit protégé !

— La sainte compassion parle par votre bouche, mon cher prince, et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle soit vendue. Mais pas par moi ! Et je ne veux surtout pas que l’on parle de nous ! Alors vous vous en chargez ! Après tout, n’est-ce pas votre métier ?

L’impertinence nouvelle du ton n’échappa pas à Morosini. Encore un qui le prenait pour un boutiquier sans daigner considérer que sa somptueuse maison d’antiquité avait tout de même plus d’allure qu’un restaurant ou même une maison de couture. Il allait répondre avec un rien d’insolence quand la porte s’ouvrit pour libérer un tourbillon de renard noir dégageant un parfum complexe et envoûtant évoquant à la fois les jardins de roses d’Ispahan après la pluie et le mystère des sanctuaires lointains où brûlaient la myrrhe et le bois de santal. Un parfum un peu trop violent pour le nez sensible d’Aldo, mais qui ne devait pas manquer d’efficacité. En même temps une voix douce au timbre un peu voilé lançait à travers la pièce :

— Félix très cher ! Pardonnez mon intrusion mais il est d’une importance extrême que je vous parle d’une chose d’une extraordinaire importance.

Sans faire attention au visiteur, la jeune femme se précipita vers Youssoupoff les deux mains tendues. Aldo put seulement constater qu’elle était d’une singulière beauté. Sous une minuscule toque de fourrure agrafée d’une broche de saphirs pâles, ses cheveux d’un noir profond, coiffés très haut – elle devait dédaigner avec juste raison la mode des cheveux trop courts ! –, dégageaient un profil d’une pureté absolue mais elle avait surtout des yeux clairs, d’un bleu incomparable, qui brillaient entre des cils incroyablement longs et épais. Mais, si elle ne sacrifiait pas à la mode capillaire, elle devait suivre de près les caprices des couturiers car le manteau court, porté avec une désinvolture pleine de grâce, dévoilait des jambes ravissantes.

Cependant le mouvement impétueux qui la poussait vers son hôte venait de se briser devant le joyau toujours étalé sur son mouchoir de soie.

— Mais quelle merveille !… Où avez-vous trouvé cette perle incroyable ? La plus grosse que j’aie jamais vue ! Quelle beauté ! Quelle…

Ses mains gantées de suède noire allaient s’emparer de la « Régente » quand Youssoupoff les arrêta et les maintint fermement dans les siennes :

— N’y touchez surtout pas, Tania ! Il ne faut pas !

— Pourquoi ? gémit-elle comme s’il lui faisait mal.

— Elle ne porte pas chance. En outre, elle appartient au prince Morosini que voici et que j’ai le plaisir de vous présenter. La comtesse Tania Abrasimoff, cher ami !

Aldo s’inclina sur la main qu’on lui tendait sans lui accorder même un regard. Les longs yeux bleus semblaient ne pouvoir se détacher de la perle. Sur ce visage admirable, un rien asiatique, Morosini retrouva sans plaisir l’expression de faim presque douloureuse qu’il avait pu lire jadis sur le visage de Mary Saint-Alban(5). La belle Anglaise était blonde avec des yeux gris et cette Reine de la Nuit était son contraire. Pourtant elles arrivaient à se rejoindre, à se ressembler…

Cependant Youssoupoff, un peu inquiet, intervenait :

— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, prince ! Reprenez votre bien, ajouta-t-il en appuyant sur le possessif, et quittons-nous ! Mais je serai heureux de vous revoir un jour prochain ! Attendez-moi un instant, Tania ! Je raccompagne notre ami !

Impossible de s’attarder plus longtemps. Aldo rempocha la perle, salua la comtesse et sortit du salon raccompagné jusqu’au vestibule par son hôte. Celui-ci lui serra la main avec une sorte de hâte et rejoignit sa belle visiteuse tandis que Tesphé restituait à Aldo son alpaga noir, son chapeau et ses gants en lui demandant s’il désirait un taxi. Morosini lui répondit qu’il en avait un mais qu’il accepterait volontiers un annuaire téléphonique.

Un moment plus tard, il quittait la rue Gutenberg à destination du boulevard Haussmann, où se trouvaient les bureaux de Maître Lair-Dubreuil, qui tenait le haut du pavé parisien en matière de ventes aux enchères. Spécialement pour les bijoux, et c’était au fond très agréable de se rendre chez lui car tous deux se connaissaient bien et aimaient à se rencontrer, fût-ce pour le simple plaisir de parler pierres précieuses et joyaux célèbres.

Pourtant, en sortant de chez Youssoupoff, Morosini avait hésité un instant à donner son adresse au chauffeur. La tentation lui était venue de se faire conduire quai des Orfèvres et de confier au commissaire Langlois une perle dont apparemment personne ne voulait – sauf une bande d’assassins ! – et qu’il commençait à trouver singulièrement encombrante. Il avait de plus en plus hâte de rentrer chez lui et c’était impossible tant que le policier n’aurait pas tiré de lui ce qu’il voulait. D’autre part, il se considérait comme engagé envers Masha Vassilievich. Une fois dans les coffres de la police, Dieu seul savait quand le pendentif reverrait le jour ! Il resterait enfermé sans servir à personne, confortant la méfiance de Langlois puisque Aldo avouerait ainsi avoir conservé une pièce à conviction par-devers lui. Le mieux était de le vendre et le plus tôt serait le mieux.

Comme il l’espérait, Maître Lair-Dubreuil le reçut à bras ouverts, si cette expression joviale pouvait convenir à un homme discret et peu communicatif dans la vie courante. Mais c’était en général le lot des joyaux historiques de faire sortir de leur réserve les personnages les moins démonstratifs.

— La « Régente » ?… Vous m’apportez la « Régente » ? s’écria le distingué commissaire-priseur quand, une fois installé dans son cabinet assourdi par des portes capitonnées, Morosini lui eut exposé l’objet de sa visite. Et vous êtes sûr de votre fait ?

— Jugez vous-même !

Une fois de plus la grande perle quitta sa poche mais cette fois des doigts dévotieux la recueillirent pour la transporter sous la puissante lampe électrique posée sur le bureau et que Lair-Dubreuil venait d’allumer. Pendant quelques instants un profond silence régna dans la pièce austère mais luxueuse par la vertu d’objets et de tableaux qui auraient fait honneur à n’importe quel musée. Aldo s’était assis et regardait.

Enfin le commissaire-priseur éteignit sa lampe et, sans lâcher la perle, se réinstalla à son bureau.

— Je n’imaginais pas la revoir un jour, soupira-t-il en la faisant tourner entre ses doigts. Voyez-vous, prince, j’étais adolescent lors de la lamentable vente des Joyaux de la Couronne à laquelle participait mon père. Sachant ma passion déjà révélée pour les joyaux historiques, il m’avait emmené en me disant que j’allais avoir là une chance unique de contempler un fabuleux ensemble, le trésor rassemblé par les empereurs français à partir de ce que l’on avait pu retrouver de celui des rois. Un spectacle inoubliable et navrant qui m’a révolté. J’avais envie de me ruer sur cet étalage éblouissant pour en arracher au moins les plus belles pièces et me sauver avec. J’étais… bouleversé, envoûté… Il y avait surtout l’adorable couronne de perles de l’impératrice Eugénie… et aussi ce miracle de la nature qui s’épanouissait au milieu d’un véritable parterre de diamants… Oh, Dieu !… Jamais je ne pourrai oublier et je crois bien que j’ai pleuré durant toute cette journée. Mais vous devez me croire fou ?

— En aucune façon ! Vous n’imaginez pas, mon cher maître, à quel point nous nous ressemblons. La seule différence est que vous semblez cultiver un faible pour les perles ?

Le commissaire-priseur rougit comme une jeune fille à sa première déclaration d’amour :

— Je les adore… Pas vous ?

— Mon penchant irait plutôt aux pierres. Diamants et émeraudes surtout, qui peuvent me mettre en transes ! Cela dit, il est impossible d’être indifférent aux perles. Et à ce propos, sauriez-vous me dire pourquoi celle-ci s’appelle la « Régente » ? Historiquement parlant, cela n’a aucun sens...

— Hé si, il y a un sens. Et qui remonte bien avant ce jour du 28 novembre 1811 où elle est passée des mains de Nitot dans celles de l’Empereur mais je crois bien qu’à part moi personne ne le connaît. Je dois ma « science » à la chance qui m’a fait découvrir par le plus grand des hasards, dans la préparation de la vente d’une bibliothèque de château dans le Val-de-Loire, une lettre du maréchal d’Estrées – le frère de la belle Gabrielle ! –, qui s’était alors fixé à Rome où il avait été ambassadeur. Elle était adressée à son petit-neveu dont il était aussi le parrain et accompagnait un présent exceptionnel destiné à être remis « sans tapage » à la reine Anne d’Autriche. Le roi Louis XIII venait de mourir et la faveur du jeune Beaufort que l’on disait l’amant de la reine était grande. On pensait même qu’il était appelé à de plus hautes destinées encore et le maréchal, soucieux de la gloire de sa famille souhaitait conforter un avenir qui s’annonçait si brillant. Il fallait ces magnifiques perspectives, d’ailleurs, pour que le maréchal se défît de ce joyau qui lui avait été offert discrètement par le pape Grégoire XV en remerciement de l’aide puissante apportée au moment de l’élection au trône pontifical de celui qui n’était encore que le cardinal Ludovisi. Au terme de sa lettre, François-Annibal d’Estrées conseillait à son filleul de donner à cette perle exceptionnelle le nom de la « Régente » puisque c’était tout juste ce que devenait alors la mère de Louis XIV.

— Voilà, en effet, une explication satisfaisante. Ce qui l’est moins, c’est qu’Anne d’Autriche, qui adorait les perles et en possédait d’admirables, n’ait jamais fait état de ce fabuleux présent d’un homme qui était plus riche de gloire et de noblesse que d’écus ?

— Les circonstances ne s’y prêtaient guère. Le deuil de Cour n’était pas la période idéale pour étaler cette nouveauté. En outre la grande faveur de Beaufort s’est trouvée soufflée comme une chandelle par les soins du cardinal Mazarin. Le duc s’est même retrouvé prisonnier au donjon de Vincennes pendant cinq ans…

— Vous pensez que la reine n’a pas osé arborer un joyau qu’elle tenait de l’homme abandonné par elle à la vindicte de Mazarin ?

— Je le pense. D’autant que Mazarin, dont le flair pour dénicher les trésors en aurait remontré au meilleur limier, a dû lui faire entendre que ce ne serait pas convenable puisque la Cour était persuadée que Beaufort était son amant. Mais il a fait mieux. Après les troubles de la Fronde, jouant d’une jalousie plus ou moins réelle et de la qualité d’époux secret qu’elle avait eu la sottise de lui laisser prendre, il s’est fait donner la « Régente », ce présent d’amour qu’il ne lui permettait pas de porter.

— C’est assez dans sa logique de rapace mais, en ce cas, on aurait dû retrouver la perle dans son héritage ?

— Non. Elle venait de Beaufort et il haïssait Beaufort, en qui il voyait la cause de tous ses maux. Il n’avait pas envie de la garder et il en a fait présent à l’une de ses nièces…

— Une des Mazarinettes ? Laquelle ?

— La plus belle et la seule blonde : Anne-Marie Martinozzi, qu’en février 1654 il mariait au prince de Conti, petit, laid, maladif, contrefait et qui avait été l’un des trublions de la Fronde. Ce qui lui avait valu un séjour à Vincennes avec son frère Condé et son beau-frère Longueville dans le cachot même d’où Beaufort avait réussi à s’évader. Mais il était prince du sang et c’était la seule chose qui comptait aux yeux de l’astucieux cardinal.

— Pourquoi l’avoir donnée à celle-là ?

Maître Lair-Dubreuil se renversa dans son fauteuil pour envoyer au plafond de son cabinet un regard empli d’une sorte de rêve heureux :

— Connaissez-vous, mon cher prince, certain portrait peint par un inconnu et qui doit se trouver quelque part à Versailles ?

— Non. Je ne vois pas…

— Il représente la jeune princesse de Conti – elle n’a d’ailleurs pas eu le temps de vieillir car elle est morte à trente-cinq ans ! – littéralement couverte de perles et pas des petites. La plus grande partie de sa chevelure est emprisonnée dans ce qui doit être une résille entièrement recouverte de perles en poire à la façon des écailles d’un poisson. Et sa robe, pour ce que l’on en voit, en porte une quantité incroyable.

— La « Régente » est du nombre ?

— Non. Elle ne voulait pas la porter tant qu’Anne d’Autriche vivrait et quand celle-ci est morte Mme de Conti ne la possédait plus.

— On la lui avait volée ?

— Non, mais en 1662 la France a connu une terrible famine. La princesse a vendu tous ses joyaux, toutes ces perles qu’elle aimait tant, pour nourrir les pauvres du Berry, de la Champagne et de la Picardie. La grande perle a disparu sans que l’on puisse savoir où jusqu’à ce qu’elle reparaisse un siècle et demi plus tard entre les mains de Nitot…

— Belle histoire ! apprécia Morosini. Mais comment le savez-vous ? Le maréchal d’Estrées ne devait plus être de ce monde ?

— Le maréchal d’Estrées est mort à quatre-vingt-dix-sept ans en 1670. Quand la princesse a vendu ses trésors il n’en avait que quatre-vingt-neuf et jusqu’à cette dispersion il s’est arrangé pour ne jamais perdre de vue une perle qu’il ne se consolait pas d’avoir donnée de façon si inconsidérée. Je me suis beaucoup intéressé à lui. J’ai réussi à retrouver d’autres notes et papiers grâce auxquels j’ai pu reconstituer cette affaire. Que vous m’apportiez la « Régente » aujourd’hui représente beaucoup pour moi. Une espèce de couronnement. Elle est si belle !

La perle reposait au creux de sa main et il la caressait d’un doigt léger. Aldo gardait le silence, respectant cet instant d’évident bonheur mais ce fut Maître Lair-Dubreuil qui rompit le charme en soupirant :

— Malheureusement je vais la reperdre ? Si vous êtes ici, c’est que vous désirez que je la vende ?

— À moins que ne vouliez l’acheter personnellement ? fit Aldo en souriant.

— Ma femme ne me le pardonnerait pas ! Elle est aussi une rareté, car elle déteste les bijoux. Puis-je vous demander qui vend cette pièce d’exception ? Vous-même ?

— Non. Et le vendeur souhaite garder l’anonymat. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Dès l’instant où vous le représentez, les meilleures conditions sont requises. Il se trouve justement…

Il s’interrompit pour choisir sur sa table de travail un épais dossier qu’il se mit à feuilleter :

— … que nous avons dans dix jours une vacation regroupant plusieurs bijoux d’une certaine importance provenant de deux écrins dont les propriétaires sont décédées depuis peu. La « Régente » pourrait en être la pièce maîtresse… À moins que vous ne préfériez qu’elle soit vendue seule ?

— Non. Je souhaite qu’elle soit vendue le plus vite possible. Voilà plus d’une semaine que j’ai quitté Venise et j’ai hâte d’y rentrer…

— Alors nous allons faire en sorte de ne pas vous retenir trop longtemps. Je vais vous demander quelques signatures et ensuite je m’occuperai d’organiser une publicité discrète auprès de quelques collectionneurs…

En quittant l’étude de Maître Lair-Dubreuil, Morosini se sentait plus léger. La « Régente » reposait à présent dans le coffre-fort ultra-perfectionné du célèbre commissaire-priseur et il ne lui restait plus, à lui, qu’à rentrer tranquillement chez Adalbert… et à téléphoner à Vienne. Entendre la voix de Lisa et peut-être les piaillements joyeux de ses poussins était ce dont il avait le plus besoin ! Après il anticipait avec plaisir un bon dîner, une soirée paisible au coin du feu à évoquer des souvenirs ou à parler archéologie et ensuite une bonne nuit… sans soucis, sans musique tzigane, sans policiers et même sans rêves ! Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé une telle sensation de fatigue…

Peut-être était-ce trop demander ? Quand, après une attente de trois heures, il obtint enfin sa communication, ce fut pour entendre au bout du fil la voix compassée de Joachim le maître d’hôtel qui lui déversa les nouvelles du jour : non, Madame la princesse n’était pas là, ni d’ailleurs Madame la comtesse ! Non, elles ne rentreraient pas ce soir ! Ni demain ou après-demain… Ces dames s’étaient rendues à Salzbourg chez des amis qui donnaient une série de concerts Mozart terminée par un grand bal.

— Et quand doivent-elles rentrer ?

— Je ne sais pas, Excellence ! Ces dames ont emporté des bagages assez… importants.

— Et les jumeaux ? Elles les ont emportés aussi ?

La voix déjà crispante se chargea de réprobation :

— Bien entendu ! Madame la princesse est une mère admirable et…

— Je le sais aussi bien que vous ! Puis-je vous prier de mettre un comble à vos bontés en me confiant chez qui elles sont ?

Il y eut un temps de silence coupé d’une petite toux sèche qui agaça prodigieusement Aldo :

— À quoi réfléchissez-vous ? S’agirait-il d’un secret d’État ?

— N… on ! Non… mais on ne peut pas leur téléphoner.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Il n’y a pas de téléphone dans un palais voué entièrement à la musique où ces sonneries énervantes seraient malvenues.

— On peut quand même y recevoir du courrier ou bien les lettres font-elles aussi trop de bruits discordants ? Alors où sont-elles ?

— Chez S. A. S. le prince Colloredo-Mansfeld, ce qui dit tout ! annonça le maître d’hôtel avec l’emphase qui convenait à tant d’illustration. On ne saurait déranger inconsidérément une si haute maison !

— Dites-moi, mon bon Joachim, je suis quoi moi ?

— Je… Évidemment ! Et je prie Votre Excellence de pardonner un regrettable oubli. Je voulais seulement dire…

— Vous avez très bien dit ce que vous vouliez dire !

Aldo raccrocha avec tant d’énergie que le téléphone faillit rendre l’âme. Il était furieux. Pas parce que Lisa s’offrait quelques jours de villégiature en compagnie de Mozart – encore qu’il n’aimât guère les Colloredo, auxquels il reprochait d’en faire un peu trop pour un génie de la musique à qui leur ancêtre avait fait mener une vie impossible ! – mais elle aurait pu l’en avertir au lieu de laisser à l’insupportable Joachim la délectation de le lui annoncer.

— Tu lui en veux ? dit Adalbert qui venait d’entrer porteur d’une pile de livres qu’il déposa sur le bureau.

— À qui ?

— À mon téléphone. Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu le malmènes ?

— Il m’a mis en communication avec cet imbécile de Joachim. Lisa, sa grand-mère et les jumeaux sont à Salzbourg, chez les Colloredo et ce pompeux crétin m’en a fait tout un plat parce que sont des princes médiatisés…

— Alors que tu n’es, toi, qu’un pauvre petit prince vénitien pas médiatisé du tout et boutiquier par-dessus le marché… Tiens ! On vient d’apporter pour toi ce poulet – et il pécha sur le tas de livres une longue et étroite enveloppe bleutée ! Une dame sans doute : il sent diablement bon !

Il embaumait, en effet, et le nez d’Aldo identifia celle qui lui écrivait avant même d’avoir jeté un œil sur la signature.

— La comtesse Abrasimoff ! commenta-t-il à mi-voix. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Ou plutôt la tienne ?

— D’où la connais-tu ?

— Je l’ai rencontrée cet après-midi chez Youssoupoff.

— C’est simple : il la lui a donnée.

— Alors il est voyant parce que je ne me souviens pas de la lui avoir confiée. Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Il n’a aucune envie de nous revoir moi et la « Régente ».

— Alors c’est elle qui est voyante… Que te veut-elle, si je ne suis pas indiscret ?

— Elle m’invite à prendre le thé demain parce qu’elle déplore la trop grande brièveté de notre entrevue de tout à l’heure. Elle dit aussi qu’elle me connaît de réputation et qu’elle a grand besoin de conseils…

— C’est vague. Que vas-tu répondre ?

Aldo replia la lettre et la mit dans sa poche :

— Il n’y a pas de réponse. Apparemment cette belle dame ne doute pas de mon acceptation. Elle m’attend, un point c’est tout.

— Ah, ah !… Et elle est belle ?

— Insolemment. Elle doit être géorgienne, circassienne ou quelque chose comme ça…

— Et bien sûr, tu vas y aller ?

— Tu n’irais pas, toi ? Ne fût-ce que par curiosité ?

Adalbert haussa les épaules et entreprit de ranger ses bouquins dans la bibliothèque :

— Poser la question, c’est y répondre…

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