Troisième partie LE BANQUIER DE ZURICH

CHAPITRE 9 UN VISITEUR


À demi étendu contre le dossier du grand fauteuil ancien placé devant son bureau, Morosini contemplait avec un mélange de plaisir et d’amertume l’écrin ouvert sur le sous-main de cuir vert et or. Il y avait là deux merveilles, deux girandoles de diamants à peine teintés de rose composées chacune d’une longue larme, d’un bouton en forme d’étoile taillée dans une seule pierre et d’un délicat entrelacs de diamants plus petits, mais tous de cette même teinte rare. Sous l’éclat intense de la puissante lampe de joaillier, les diamants scintillaient d’éclairs tendres qui avaient dû composer, à celle qui les portait, la plus séduisante des parures. Aucune femme ne pouvait résister à leur magie et le roi Louis XV avait essuyé une longue bouderie de sa favorite, la comtesse du Barry, quand, sous son nez, il avait offert les bijoux à la dauphine Marie-Antoinette à l’occasion de son premier anniversaire en France.

Ces pièces ravissantes lui appartenaient. Il les avait achetées quelques mois avant sa rencontre avec le Boiteux à une vieille pairesse d’Angleterre habitée par le démon du jeu et qu’il avait rencontrée au casino de Monte-Carlo, où elle abandonnait peu à peu le contenu de sa cassette à bijoux. Et comme, pris d’une certaine pitié, il lui avait fait remarquer, avant d’acheter, qu’elle lésait gravement ses héritiers, elle lui avait répondu, avec superbe haussement d’épaules :

– Ces joyaux ne font pas partie des biens reçus de mon défunt époux. Ils m’appartiennent et viennent de ma mère. J’ajoute que je déteste les deux bécasses prétentieuses qui sont mes nièces alliance et je préfère de beaucoup qu’ils fassent bonheur d’une jolie femme…

– En ce cas, pourquoi ne pas les confier à Sotheby’s ? Les enchères monteraient sans doute très haut…

– Peut-être mais, dans une vente, on ne sait jamais sur qui l’on peut tomber : c’est le plus riche qui l’emporte. Avec vous, je suis tranquille parce que vous êtes un homme de goût. Vous saurez vendre avec discernement… Et puis je suis pressée.

Il offrit alors un prix honnête qui mit sa trésorerie à mal mais, contrairement à ce que pensait : Lady X., il n’avait jamais pu se résoudre à se séparer d’une pièce aussi ensorcelante. Elle avait même formé le début d’une collection où était venu la rejoindre par la suite, et entre autres, le bracelet d’émeraudes de Mumtaz Mahal acheté secrètement à la succession de son vieil ami lord Killrenan qui, lui non plus, ne voulait pas entendre parler de laisser aux griffes de ses héritiers ce qui avait été un témoignage d’amour

Quelques petits coups frappés discrètement arrachèrent Aldo à sa contemplation et, sans même refermer l’écrin, il alla ouvrir la porte qu’il fermait toujours à clé avant d’ouvrir l’énorme coffre médiéval qui valait tous les coffres-forts du monde. Cette précaution était prise à l’encontre d’Anielka qui ne jugeait jamais utile de frapper avant de pénétrer dans le bureau de son « mari ». Alors que ses plus proches collaborateurs ne manquaient jamais de s’annoncer.

C’était, cette fois, M. Buteau et son regard gris toujours un peu mélancolique se posa sur l’écrin resté ouvert. Il eut ce sourire timide qui lui donnait tant de charme, un charme que l’âge n’atténuait pas :

– Oh, je vous dérange ? Vous contempliez vos trésors ?

– Ne dites pas de sottises, Guy, vous ne me dérangez jamais et vous le savez. Quant à ce trésor-là, j’étais en train de me demander si je ne devrais pas m’en défaire ?

– Grands dieux ! En voilà une idée ? Je croyais que vous préfériez ces girandoles à tous vos autres bijoux ?

Aldo, après avoir donné à nouveau un tour de clé, revint vers son bureau et prit l’écrin dans ses longs doigts minces et nerveux :

– C’est vrai. Je l’avais acheté en pensant l’offrir un jour à celle qui deviendrait ma femme, la mère de mes enfants, la compagne des bons comme des mauvais jours ! Avouez que, dans les circonstances présentes, ceci n’a plus sa raison d’être…

– Sinon tout de même sa beauté et son histoire. La Dauphine a raffolé de cette parure qu’elle portait souvent même devenue reine… À moins que vous n’ayez de gros besoins d’argent ?

– Vous savez bien que non. Nos affaires marchent admirablement, et cela en dépit de mes nombreuses absences.

– … qui n’ont jamais d’autre but que la plus grande gloire de cette maison.

En effet, depuis qu’il était rentré à Venise sous l’aile d’Adalbert, près de trois mois plus tôt, Aldo s’était lancé dans le travail comme un forcené. Tandis que l’archéologue reprenait le chemin de Paris où le rappelait la proposition d’une tournée de conférences, il avait sillonné l’Italie, la Côte d’Azur et une partie de la Suisse dans l’espoir secret de retrouver une quelconque trace du rubis à travers les diverses manifestations et visites de clients où il se rendait. En fait, il cherchait surtout la trace de Sigismond Solmanski. Il ne doutait pas un seul instant qu’il fût le patron de la bande de gangsters américains dont il avait pu connaître les méfaits. De son côté, Adalbert en faisait autant dans les diverses villes d’Europe où il se rendait. Un moment, pourtant, Aldo crut qu’il n’aurait guère de peine à retrouver la fameuse piste.

Lorsqu’il était rentré chez lui au retour de

Prague, Anielka n’était pas là : elle dînait au Lido en compagnie de sa belle-sœur venue s’y reposer quelques jours. Un séjour qui n’avait pas l’air de plaire à Cecina qui, sans même laisser à son maître le temps d’aller prendre un bain, s’était lancée dans une philippique passionnée dans laquelle ni Zaccaria, son époux, ni même Guy Buteau ne réussirent à placer un mot. Ni d’ailleurs Aldo lui-même :

– Si ce n’est pas une honte ! Cette femme se comporte dans cette maison comme si elle était chez elle ! Qu’elle sorte, qu’elle aille voir des gens, ça m’est bien égal et ça la regarde mais qu’elle invite ses soi-disant amis, ça je ne le supporte pas ! Et depuis que sa belle-sœur est arrivée – oh, je n’ai rien contre elle, c’est une étrangère mais bien gentille et plutôt bécasse ! – depuis qu’elle est là, dis-je, la « princesse » a donné deux grandes réceptions en son honneur. Mais tu penses bien que quand elle est venue m’annoncer la première, je lui ai dit ce que je pensais et qu’il ne fallait pas compter sur moi pour régaler sa bande. Car elle a une bande maintenant, composée de quelques godelureaux qui reluquent autant ses bijoux que sa personne et de deux ou trois demi-folles… au nombre desquelles j’ai le regret de constater qu’il y a ta cousine Adriana. Celle-là me paraît avoir perdu tout sens commun : elle a les cheveux courts, elle montre ses jambes et le soir elle porte des espèces de chemises qui ne cachent pas grand-chose ! … Mais pour en revenir à la première soirée, mon refus de m’en occuper n’a pas ému la belle dame : elle a tout fait venir de chez Savoy, y compris des serveurs. Des extras ! Ici ! Tu te rends compte ? Un vrai scandale que j’en ai pleuré pendant trois nuits et que j’en ai voulu à Zaccaria parce que lui, il a refusé de quitter son poste et il a reçu tous ces gens-là…

– Il fallait bien surveiller un peu, hasarda la voix timide du majordome dont le masque napoléonien semblait s’affaisser dès qu’il s’agissait d’affronter les "grosses" colères de son épouse.

– Les anges et la Sainte Vierge s’en seraient bien chargés tout seuls ? Je leur avais demandé et ils m’ont toujours exaucée. Alors tu devrais…

Aldo se lança dans la bataille :

– Arrête un peu, Cecina ! Moi aussi, j’aimerais bien faire entendre ma voix et j’ai des questions importantes à poser. Mais d’abord, va me faire du café : on causera ensuite. Puis, se tournant vers son vieux maître d’hôtel : Tu as bien fait, Zaccaria. Je ne peux pas donner tort à Cecina : c’est son droit de refuser ses services en cuisine, mais la maison, c’est à toi qu’elle est confiée.

– On a fait ce qu’on a pu, moi et les petites – sous-entendu les femmes de chambre Livia et Prisca. Monsieur Buteau lui aussi m’a aidé. Il s’était installé dans votre bureau et en interdisait l’accès ainsi qu’aux magasins…

– Je vous en remercie tous les deux. Mais dis-moi : quand cette Américaine est-elle arrivée ?

– Il y a quinze jours. Son mari l’accompagnait…

Aldo bondit du siège où il se reposait des fatigues d’un voyage très pénible pour un convalescent :

– Il était là ? Sigismond Solmanski ? … Il a osé venir chez moi ?

– Manque pas de toupet, le personnage ! commença Adalbert sotto voce.

– Oh, il n’a pas habité le palais. La comtesse non plus d’ailleurs. Ils se sont d’abord installés au Bauer Grunwald et puis, quand il est parti, sa jeune femme est allée au Lido qu’elle trouve beaucoup plus gai…

– Et où est-il allé ?

Zaccaria écarta les mains dans un geste d’ignorance. Cecina revenait avec un plateau chargé et annonçait que les femmes de chambre étaient en train de préparer une chambre pour le « signor Adalberto ».

– Si tu veux parler à la Polonaise, elle est là, ajouta le génie familier des Morosini. Elle attend le retour de sa maîtresse pour l’aider à se… déshabiller ! Comme si c’était un grand travail d’enlever une espèce de chemise perlée sous laquelle on ne met autant dire rien !

– Non, c’est inutile ! dit Morosini qui savait quelle crainte il inspirait à cette femme dévouée à sa maîtresse jusqu’au-delà de la mort. Je n’obtiens jamais d’elle qu’un bafouillis incompréhensible.

Une idée lui venait dont il fit part à Vidal-Pellicorne : pourquoi n’irait-il pas saluer la belle-sœur de son épouse momentanée afin de lui exprimer ses regrets de n’avoir pu la recevoir lui-même ? Il connaissait suffisamment les Américaines pour savoir que celle-là serait sans doute sensible à sa démarche. Pendant ce temps. Adalbert réussirait peut-être à apprendre certains détails en bavardant avec Anielka ? …

Le lendemain, pilotant lui-même son motoscaffo, il arrivait vers onze heures et demie à l’estacade du Lido et gagnait à grandes enjambées l’hôtel des Bains.

S’il craignait que l’on fît des difficultés pour le recevoir, il fut rassuré. Il eut à peine le temps d’entamer une conversation avec le directeur qu’il connaissait de longue date qu’il vit accourir une toute jeune femme en piqué blanc, armée d’une raquette de tennis, ses cheveux blonds un peu fous retenus à grand-peine par un bandeau blanc. Parvenue devant Aldo qu’elle considérait avec de grands yeux bleus écarquillés, elle rougit, perdit contenance et faillit emmêler ses pieds chaussés de socquettes et de sandales blanches dans sa raquette tenue à bout de bras en amorçant une vague révérence :

– Je suis Ethel Solmans…ka, annonça-t-elle d’une voix qui hésitait encore sur les terminaisons polonaises et dont son visiteur déplora l’accent nasillard made in USA. Et vous… vous êtes le prince Morosini, me dit-on ?

Elle n’avait pas l’air d’en revenir et considérait avec une curiosité naïve mais nettement admirative la haute silhouette élégante et racée, l’étroit visage au profil arrogant casqué de cheveux bruns s’argentant délicatement aux tempes, les yeux bleu acier étincelants et le nonchalant sourire du nouveau venu qui s’inclina courtoisement devant elle :

– C’est bien moi, comtesse. Très heureux de vous offrir mes hommages.

– Le… le mari d’Anielka ?

– Oui, enfin on le dit ! fit Aldo qui ne tenait pas à développer son curieux statut conjugal avec cette petite créature qui ressemblait assez à un bibelot sans peut-être posséder beaucoup plus de cervelle. J’ai appris que vous aviez été reçue chez moi sans que je sois là pour vous accueillir. Je suis venu m’en excuser auprès de vous…

– Oh ! … oh vraiment, il ne fallait pas, balbutia-t-elle en devenant plus rouge encore… mais c’est gentil d’être venu jusqu’ici… On… on s’assoit et on boit quelque chose ?

– Ce serait avec plaisir mais je vois que vous vous disposiez à jouer et je ne voudrais pas vous priver de votre partie ?

– Oh, ça ? … C’est sans importance !

Puis, élevant à l’intention d’un groupe de jeunes gens en blanc qui l’attendaient un peu plus loin la capacité sonore de sa voix jusqu’à un registre impressionnant :

– Ne m’attendez pas ! Nous avons à parler, le prince et moi.

Elle avait fait sonner le titre en se rengorgeant, ce qui amusa Morosini, puis elle prit son bras et l’entraîna vers la terrasse où, d’entrée, elle commanda un whisky soda dès qu’elle fut installée dans l’un des confortables fauteuils de rotin.

Aldo l’accompagna dans ses choix puis lui débita un petit discours sur les exigences de l’hospitalité vénitienne et ses vifs regrets d’avoir été obligé d’y manquer, surtout envers une aussi charmante personne. Outre son whisky, Ethel buvait du petit lait et trouva toute naturelle la question finale :

– Comment se fait-il que votre mari vous laisse seule dans une ville aussi dangereuse que Venise ? Pour une jolie femme s’entend…

– Oh, avec Anielka je ne suis pas seule. Et puis, vous savez, il y a toujours beaucoup de monde autour de moi…

– Je viens de m’en apercevoir. D’ailleurs, votre époux va sans doute revenir vous chercher ces jours prochains ?

– Non. Il devait voir diverses personnes en Italie pour ses affaires…

– Ses affaires ? Que fait-il donc ?

Elle eut un sourire désarmant d’innocence.

– Je n’en sais rien du tout. Au moins pour les détails. Il s’occupe de banque, d’importation… Tout au moins je crois. Il refuse toujours de me mettre au courant : il dit que ces choses compliquées ne sont pas faites pour la cervelle d’une femme. Tout ce que je sais, c’est qu’il a dû se rendre à Rome, à Naples, à Florence, à Milan et à Turin d’où il quittera l’Italie. Il ne m’a pas encore dit où je dois le rejoindre…

« Pas de chance ! » pensa Morosini qui enchaîna aussitôt en demandant d’un air distrait :

– Et votre beau-père ? En avez-vous de bonnes nouvelles ?

La jeune femme s’empourpra et Aldo crut qu’il allait devoir réclamer au garçon des sels d’ammoniaque. Elle vida son verre d’un trait puis, l’air gêné :

– Est-ce que vous ne savez pas ce… ce qui lui est arrivé ? Je n’aime pas en parler. C’est une chose tellement affreuse !

– Oh, je vous supplie de m’excuser, fit Aldo d’un air contrit en prenant une main qui ne se refusa pas. Je ne sais vraiment où j’avais la tête. La prison, le suicide… et vous qui êtes allée avec votre mari rechercher le corps. Pour le conduire où ?

– À Varsovie, dans la chapelle familiale. Ce fut une belle cérémonie en dépit des circonstances…

Un groom porteur d’une lettre sur un petit plateau vint couper la conversation. Ethel la prit avec empressement et, après s’être excusée auprès de son visiteur, l’ouvrit d’un doigt nerveux et jeta l’enveloppe sur la table, ce qui permit à Morosini de voir qu’elle était timbrée de Rome. Après l’avoir lue, elle la glissa dans sa poche puis revint à son visiteur avec un petit rire :

– C’est de Sigismond ! Il m’engage à rester ici encore quelque temps…

– C’est une bonne nouvelle. Cela nous permettra de nous revoir. À moins que cela ne vous déplaise ? ajouta-t-il avec un sourire ravageur qui ne manqua pas son effet.

Ethel parut ravie de cette perspective mais laissa entendre, avec une curieuse franchise, qu’elle aimerait autant que sa belle-sœur ne soit pas tenue au courant de ces éventuelles rencontres. Ce qui amena tout naturellement Aldo à penser qu’elle ne portait pas Anielka dans son cœur… et aussi qu’il lui inspirait peut-être une certaine sympathie. Un détail qui pouvait se révéler d’une grande utilité mais dont il se promit néanmoins de ne pas abuser. Ce qu’il voulait, c’était retrouver Sigismond et rien d’autre…

Au retour, il trouva Anielka installée avec Adalbert dans la bibliothèque. Comme il n’avait pas encore vu sa femme rentrée fort tard dans la nuit, il lui baisa la main en s’informant de sa santé sans paraître s’apercevoir de sa mine sombre…

– J’aurai à vous parler tout à l’heure ! dit-elle sèchement. Mais déjeunons d’abord, nous avons assez attendu.

– Je peux attendre encore, sourit l’archéologue. Je ne suis pas si affamé…

– Moi si, fit Aldo. L’air de la mer me creuse toujours l’appétit et je viens de faire une promenade agréable. Il fait si beau ! …

Guy Buteau s’étant rendu à Padoue, les convives n’étaient que trois dans le salon des Laques mais seuls Aldo et Adalbert soutinrent la conversation. Toute impersonnelle, d’ailleurs. On parla art, musique, théâtre, sans qu’Anielka vînt une seule fois s’y mêler. Le visage fermé, elle roulait des boulettes en mie de pain sans prêter la moindre attention à ses compagnons. Ce qui permit à Adalbert, au moyen d’une mimique expressive, de faire comprendre à son ami qu’il ignorait tout de la mauvaise humeur de la jeune femme et qu’en tout état de cause, il n’en avait tiré aucune information.

Le café expédié, Adalbert s’éclipsa en annonçant un irrésistible désir de revoir les primitifs de l’Accademia tandis qu’Aldo suivait Anielka dans la bibliothèque où elle entra d’un pas conquérant. À peine la porte refermée, la jeune femme attaqua :

– On me dit que vous avez été blessé, gravement paraît-il ?

Aldo haussa les épaules et alluma une cigarette :

– Tous les métiers ont leurs risques. Adalbert a manqué plusieurs fois se faire piquer par un scorpion, moi j’ai essuyé la balle d’un truand qui venait d’attaquer un vieil homme. Mais, rassurez-vous, je vais très bien…

– C’est ce qui me contrarie : votre mort aurait été pour moi la meilleure des nouvelles !

– Eh bien, au moins vous êtes franche. Il n’y a pas si longtemps, vous prétendiez m’aimer. On dirait que le paysage a changé ?

– En effet, il a changé…

Elle s’approcha presque à le toucher, levant vers lui un visage crispé par la colère, des yeux qui flambaient comme des torches :

– Ne vous avais-je pas conseillé de ne pas introduire cette ridicule demande d’annulation ? Or, j’en ai reçu signification ces jours derniers.

– Et alors ? Vous deviez vous y attendre. Ne vous avais-je pas prévenue ? Il vous appartient maintenant de présenter votre position.

– Vous rendez-vous compte qu’il n’est bruit que de cela dans tout Venise ? Vous nous couvrez de ridicule !

– Je ne vois pas en quoi. J’ai été forcé de vous épouser, je cherche à me libérer, quoi de plus normal ? Mais si je comprends bien votre colère, c’est votre situation mondaine qui vous préoccupe ? Vous auriez dû y songer avant de me mettre au défi.

Tout en déplorant qu’une indiscrétion venue d’on ne sait où eût divulgué son projet, Aldo devinait sans peine comment la société vénitienne – la vraie, pas celle, cosmopolite et bruyante, qui fréquentait le Lido, le Harry’s bar et les divers lieux de plaisir – pouvait considérer la position d’une femme suspecte d’avoir empoisonné son premier mari et dont le second cherchait à se défaire.

– Ce que je ne comprends pas, c’est comment le bruit, comme vous dites, s’est répandu. Le Padre Gherardi qui a reçu ma demande et après lui le cardinal La Fontaine ne sont pas bavards et moi je n’ai rien dit…

– Cela se sait. Heureusement, j’ai d’excellents amis qui sont prêts à me soutenir, à m’aider… jusque dans votre famille ! Vous ne gagnerez pas, Aldo, sachez-le ! Je resterai princesse Morosini et c’est vous qui sombrerez dans le ridicule. Avez-vous oublié que je suis enceinte ?

– Ainsi ce serait vrai ? Je pensais que vous souhaitiez seulement exciter ma jalousie, voir quelle tête je ferais…

Elle éclata d’un rire si aigre qu’Aldo le jugea navrant. Cette jeune femme si ravissante que le premier mouvement d’un homme normal devait être de se jeter à ses pieds devenait presque laide quand se révélait sa vraie nature. Le visage était celui d’un ange mais pas l’âme…

– Je tiens à votre disposition un certificat médical, cracha-t-elle avec fureur. Je suis enceinte de deux grands mois. Alors, mon cher, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Elle va être bien difficile à obtenir, votre annulation…

Aldo haussa des épaules dédaigneuses et tourna délibérément le dos :

– N’en soyez pas trop sûre : on peut être enceinte un jour et ne plus l’être le lendemain. De toute façon, retenez bien ceci : vous n’êtes pas destinée à vivre ici toute votre existence et cela pour une simple raison : la maison finira par vous rejeter. Vous ne serez jamais une Morosini !

Et il sortit pour se retrouver nez à nez avec Cecina qui devait écouter à la porte. Une Cecina pâle comme une morte mais dont les yeux noirs flambaient :

– Ce n’est pas vrai, ce qu’elle vient de dire ? murmura-t-elle. Cette garce n’est pas enceinte ?

– Il paraît que si. Tu as entendu : elle a vu un médecin…

– Mais… ce n’est pas toi ?

– Ni moi ni le Saint-Esprit ! Je soupçonne un Anglais qui se disait pourtant son ennemi. Tu n’as jamais vu venir ici un certain Sutton ? ajouta-t-il en entraînant la grosse femme loin d’une porte qui pouvait se rouvrir.

– Non, je ne crois pas. Mais des hommes, il en vient ici : tous des étrangers. Elle a beau étaler un deuil ostentatoire, ça ne l’empêche pas de faire la fête.

– Quoi qu’il en soit, je te demande, Cecina, de garder pour toi ce que tu viens d’entendre et de faire comme si tu ne l’avais jamais entendu. C’est promis ?

– Promis… mais si elle essaie de recommencer ici ce qu’elle a fait en Angleterre, alors elle me trouvera. Et ça j’en fais serment devant la Madone ! conclut Cecina en étendant sur le vide du grand escalier une main déterminée.

– Sois tranquille ! Je prendrai soin de moi…

À partir de ce jour, une fois Adalbert reparti pour Paris, une curieuse atmosphère s’installa au palais Morosini devenu une sorte de temple du silence. Anielka sortait beaucoup avec la coterie américaine qu’elle n’osait cependant plus ramener à la maison. Aldo s’absorbait dans ses affaires qu’il coupait de rapides voyages. Chose curieuse, il ne revit pas Ethel Solmanska : lorsque, deux jours après son entrevue avec elle, il vint la demander à l’hôtel des Bains, on lui apprit que la jeune femme était partie soudainement au reçu d’un télégramme. Elle n’avait laissé aucune adresse où faire suivre un courrier d’ailleurs à peu près inexistant. À la suite de cela, Aldo se rendit à Rome, pour suivre une vente aux enchères mais aussi pour essayer de relever la trace de Sigismond. Peine perdue ! En dépit des nombreuses relations qu’il possédait dans la Ville éternelle et d’une discrète enquête dans les grands hôtels, il fut impossible d’apprendre quoi que ce soit. Personne n’avait vu ou seulement entendu parler du comte Solmanski. Il fallait se résigner…

– Vous devriez ranger ça, dit Guy Buteau. Et surtout ne pas désespérer de l’avenir…

Morosini referma l’écrin de cuir blanc, le rangea dans le coffre et sourit à son vieil ami :

– Si vous le dites, Guy… Avouez tout de même que les choses vont mal. La procédure d’annulation n’a pas bougé d’un cheveu, Anielka, aux prises avec de trop évidentes nausées, ne quitte son lit que pour sa chaise-longue et vice versa ; aussi, lorsque d’aventure je rencontre Wanda, celle-ci me regarde avec un mélange de reproche, de crainte et même d’horreur comme si j’étais en train d’empoisonner sa maîtresse. Enfin, Simon Aronov a disparu et le rubis en a fait autant. Triste bilan !

– Sur ce dernier point, permettez-moi de vous donner un conseil : ne vous acharnez pas ! Jusqu’à présent vous avez eu beaucoup de chance dans cette affaire et, cette chance, il ne faut pas la forcer. Attendez simplement que quelque chose vienne à vous… et puis, si, malheureusement, vous ne deviez jamais revoir le Boiteux de Varsovie, mieux vaudrait tout abandonner et laisser l’Histoire poursuivre son chemin…

– Cela me paraît difficile, Guy ! Si vraiment le sort du peuple juif est attaché à ce pectoral, je ne me reconnais pas le droit d’abandonner et si j’apprenais la mort de Simon, j’essaierais de continuer. Je sais où se trouve le pectoral puisque je l’ai tenu dans mes mains. Le malheur c’est que je suis incapable de retrouver dans les caves et les souterrains du ghetto de Varsovie le chemin de sa cachette secrète… Cela dit, il me faut ajouter que ma détermination est aussi celle de Vidal-Pellicorne. Nous ne sommes prêts à baisser les bras ni l’un si l’autre et ce qui importe pour l’instant, c’est de récupérer ce damné rubis qui doit être entre les mains des Solmanski. Et ça, il est possible d’y arriver.

– En ce cas je n’ai plus rien à dire. Je me contenterai de prier pour vous, mon cher enfant…

À cette appellation affectueuse qu’il n’avait pas employée depuis l’adolescence d’Aldo, celui-ci mesura l’inquiétude et la tendresse qu’il inspirait à son ancien précepteur. D’ailleurs, en pensant secrètement que la chance pouvait encore lui sourire, celui-ci ne se trompait pas.

Assez tard, ce soir-là, le téléphone sonna. Aldo et Guy s’attardaient dans la bibliothèque à fumer un cigare devant le premier feu de l’automne quand Zaccaria vint dire que l’on demandait Son Excellence de l’hôtel Danieli pour M. Kledermann. C’était le dernier nom auquel Morosini s’attendait et il ne bougea pas :

– Kledermann ? Que peut-il me vouloir ? fit-il nerveusement. M’annoncer le mariage de Lisa ?

Sa voix soudain tendue mais instable fit lever à M. Buteau des sourcils à la fois surpris et amusés.

– Il n’y aurait aucune raison pour cela, dit-il avec beaucoup de douceur. Oubliez-vous qu’il est un grand collectionneur et vous l’un des plus fameux antiquaires d’Europe ?

– Exact, marmotta Aldo un peu gêné d’avoir livré la crainte secrète qui l’habitait depuis le dernier Noël : apprendre que Lisa ne s’appelait plus Kledermann… Je le prends !

Un instant plus tard, la voix précise du banquier zurichois se faisait entendre :

– Veuillez m’excuser de vous déranger à une heure un peu tardive, mais je viens d’arriver à Venise et je ne compte pas y rester longtemps. Pouvez-vous me recevoir demain matin ? J’aimerais repartir dans l’après-midi…

– Un instant !

Aldo dégringola dans son bureau pour y consulter son livre de rendez-vous. C’était du moins l’excuse qu’il se donnait à lui-même pour laisser aux battements désordonnés de son cœur le temps de s’apaiser. En outre, il pouvait poursuivre la communication sur son poste personnel.

– Voulez-vous onze heures ? proposa-t-il.

– Ce sera parfait ! À onze heures donc. Je vous souhaite une bonne nuit…

Elle fut agitée, cette nuit. À la fois excité et légèrement inquiet, Aldo eut quelque peine à trouver le sommeil mais finit par découvrir qu’au fond il était plutôt content d’une visite qui apporterait peut-être un peu de vie dans une maison devenue singulièrement morne. Cecina elle-même ne chantait plus jamais et, de ce fait, les servantes impressionnées semblaient se déplacer sur des semelles de feutre ! Aussi à l’heure dite était-il fin prêt : vêtu d’un costume prince-de-galles gris foncé éclairé par une cravate dans les tons vieil or, il feignait de s’absorber dans l’examen d’un charmant collier ancien fait de corail et de perles fines quand Angelo Pisani ouvrit devant Moritz Kledermann la porte de son cabinet. Il se leva aussitôt pour l’accueillir :

– Heureux de vous revoir, mon cher prince ! fit celui-ci en serrant cordialement la main qu’on lui tendait. Vous êtes sans doute le seul homme capable de démêler pour moi un petit mystère et de m’aider en même temps à satisfaire mes désirs…

– Si c’est en mon pouvoir j’en serai ravi. Asseyez-vous, je vous en prie… Puis-je vous offrir un peu de café ?

Le banquier suisse dont l’allure était celle d’un clergyman américain habillé à Londres offrit à son hôte l’un de ses rares sourires.

– Vous me tentez. Je sais qu’il est chez vous particulièrement savoureux. Votre ex-secrétaire m’en a beaucoup parlé… Pour toute réponse, Morosini appela Angelo pour qu’il fasse servir le breuvage, puis se rassit et, d’un ton qui se voulait indifférent, demanda :

– Comment va-t-elle ?

– Bien, je suppose. Lisa est, vous le savez, un oiseau migrateur qui ne donne pas souvent de ses nouvelles, hormis à sa grand-mère auprès de qui elle se trouve certainement… À ce propos, étiez-vous satisfait de ses services ?

– Plus que satisfait ! Elle a été une collaboratrice irremplaçable…

Sous les lunettes d’écaille qui barraient son visage rasé aux traits fins, les yeux sombres de Kledermann, si semblables à ceux de sa fille, eurent un éclair, vite éteint :

– Je crois, dit-il, qu’elle se plaisait ici et je regrette d’avoir, par la force des choses, dévoilé son innocent stratagème… Mais ce n’est pas pour vous parler de Lisa que je suis venu à Venise. La raison en est la suivante : dans quinze jours ma femme fêtera son… nième anniversaire en même temps que celui de notre mariage. À cette occasion…

L’arrivée du café porté par Zaccaria vint aider Morosini à surmonter un léger malaise : après Lisa, entendre parler de Dianora, son ancienne maîtresse, était la dernière chose qu’il souhaitait ! Dûment servi par un Zaccaria dont les gestes onctueux cachaient une vive curiosité – lui aussi aimait bien « Mina » et l’arrivée subite de son père faisait événement – Moritz Kledermann reprit son propos interrompu :

– À cette occasion, je souhaite lui offrir un collier de rubis et de diamants. Je sais qu’elle désire de très beaux rubis depuis longtemps. Or le hasard – on peut lui donner ce nom – m’a mis en possession d’une pierre exceptionnelle, provenant sans doute des Indes si j’en juge par la couleur mais certainement très ancienne. Cependant, en dépit de mes connaissances en histoire des joyaux, et vous m’accorderez qu’elles sont honnêtes, je ne parviens pas à démêler d’où elle peut sortir. Le fait qu’il s’agisse d’un cabochon m’a fait supposer un moment que cela pouvait être une nouvelle épave du trésor des ducs de Bourgogne, mais…

– Vous l’avez apportée avec vous ? fit Aldo dont la gorge venait de se sécher et dont la voix s’enrouait.

Le banquier considéra son interlocuteur avec un mélange de surprise et de commisération :

– Mon cher prince, vous devriez savoir qu’on ne se promène pas avec une pièce de cette importance dans sa poche, surtout – permettez-moi de vous le dire ! – dans votre pays où les étrangers sont soumis à des contrôles des plus sévères.

– Pouvez-vous me décrire cette pierre ?

– Naturellement. Environ trente carats… oh, tenez, si j’ai mentionné il y a un instant le Téméraire, c’est parce que ce rubis a environ la même forme et la même grosseur que la Rose d’York, ce sacré diamant qui nous a donné tant de soucis, à l’un comme à l’autre…

Cette fois, le cœur d’Aldo manqua un battement : ce ne pouvait tout de même pas être ? … Ce serait trop beau et, à première vue, tout à fait impossible.

– Comment l’avez-vous eu ?

– De la façon la plus simple. Un homme, un Américain d’origine italienne, est venu me le proposer. Ce sont de ces choses qui arrivent lorsque votre passion collectionneuse est connue. Il l’avait eu lui-même dans une vente de château en Autriche.

– Un petit homme brun avec des lunettes noires ? coupa Morosini.

Kledermann ne songea pas à cacher sa surprise :

– Vous êtes sorcier ou bien connaissez-vous cet homme ?

– Je crois l’avoir déjà rencontré, fit Aldo qui ne tenait pas à donner le détail de ses dernières aventures. Votre rubis n’est-il pas monté en pendentif ?

– Non. Il a dû être monté sur quelque chose mais il a été desserti, fort soigneusement d’ailleurs. A quoi pensez-vous ?

– À une pierre qui faisait partie du trésor de l’empereur Rodolphe II et dont j’ai longtemps cherché la trace bien que j’ignore tout à fait son nom. Et… vous l’avez acheté ?

– Bien entendu, mais vous me permettrez de ne pas vous confier le prix. Je compte en faire la pièce maîtresse du cadeau que je réserve à ma femme et je serais heureux, bien entendu, si vous pouviez m’en dire un peu plus sur l’histoire de ce joyau.

– Je ne suis pas certain. Il faudrait pour cela que je le voie.

– Mais vous le verrez, mon cher ami, vous le verrez. Votre visite me ferait un immense plaisir, surtout si vous pouviez me trouver la seconde partie de ce que je suis venu chercher auprès de vous. En effet je vous ai parlé tout à l’heure d’un collier et j’ai pensé que vous auriez peut-être quelques autres rubis, moins importants mais anciens eux aussi, que l’on pourrait marier avec des diamants pour en faire une pièce unique et tout à fait digne de la beauté de mon épouse. Vous l’avez déjà rencontrée, je crois ?

– En effet, à quelques reprises lorsqu’elle était comtesse Vendramin… mais vous êtes certain qu’elle désire des rubis ? Lorsqu’elle était ici elle raffolait des perles, des diamants et des émeraudes qui convenaient à sa beauté nordique…

– Oh, elle les aime toujours, mais vous savez comme moi combien les femmes sont changeantes. La mienne ne rêve plus que rubis depuis qu’elle a contemplé ceux de la Begum Aga Khan. Elle assure que sur elle, cela ferait l’effet du sang sur la neige, ajouta Kledermann avec un petit rire amusé.

Du sang sur la neige ! Cette folle de Dianora et son fastueux mari n’imaginaient pas à quel point cette image d’un romantisme quelque peu usagé pouvait devenir vraie si la belle Danoise accrochait un jour à son cou de cygne le rubis de Jeanne la Folle et de Giulio le sadique…

– Quand partez-vous ? demanda-t-il brusquement.

– Ce soir, je vous l’ai dit. Je prends le train à cinq heures pour Innsbruck où je rejoins l’Arlberg-Express jusqu’à Zurich.

– Je pars avec vous !

Le ton était de ceux qui ne souffrent pas discussion. Devant la mine un peu offusquée de son visiteur, Aldo ajouta plus doucement :

– Si votre anniversaire est dans quinze jours, il faut à tout prix que je voie votre rubis. Quant à ceux que je peux vous offrir, il se trouve, en effet, que j’ai acheté récemment à Rome un collier qui devrait vous plaire.

Armé de plusieurs clés, il alla vers son antique coffre bardé de fer dont il ouvrit les serrures avant de déclencher discrètement le dispositif en acier moderne doublant à l’intérieur les premières défenses. Il en tira un large écrin qui, ouvert, révéla sur un lit de velours jauni un assemblage de perles, de diamants et surtout de très beaux rubis-balais montés sur des entrelacs d’or typiquement Renaissance. Kledermann eut une exclamation admirative que Morosini se hâta d’exploiter :

– C’est beau, n’est-ce pas ? Ce joyau a appartenu en premier lieu à Giulia Farnèse, la jeune maîtresse du pape Alexandre VI Borgia. C’est pour elle qu’il a été commandé. Ne pensez-vous pas qu’il devrait suffire à contenter Mme Kledermann ?

Le banquier prit entre ses mains le collier qui les recouvrit de splendeur. Il en caressa chaque pierre avec ces gestes d’amour, singulièrement délicats, que peut seule dispenser la vraie passion des joyaux :

– Une merveille ! soupira-t-il. Qu’il serait dommage de démonter. Combien en demandez-vous ?

– Rien. Je vous propose seulement de l’échanger contre votre cabochon…

– Vous ne l’avez jamais vu. Comment en estimeriez-vous la valeur ?

– Sans doute, mais il me semble que je le connais depuis toujours. Quoi qu’il en soit, j’emporte le collier : nous nous retrouverons dans le train…

– Au fond, j’en suis ravi et je vais téléphoner pour que l’on vous prépare une chambre…

– Surtout pas ! protesta Aldo dont les cheveux se dressaient sur la tête à la seule idée de vivre sous le même toit que l’incandescente Dianora. L’hôtel Baur-au-Lac fera tout à fait mon affaire. Je vais y retenir ma chambre. Pardonnez-moi, continua-t-il sur un ton plus amène, mais je suis une espèce d’ours et, en voyage, je tiens beaucoup à mon indépendance…

– C’est une chose que je peux comprendre. À ce soir !

Après son départ, Morosini appela Angelo Pisani pour l’envoyer chez Cook lui retenir trains et hôtel, à la suite de quoi le jeune homme devrait passer à la poste pour expédier un télégramme destiné à Vidal-Pellicorne qu’Aldo rédigea rapidement : « Crois avoir retrouvé objet perdu. Serai Zurich, hôtel Baur-au-Lac. Amitiés. »

Angelo disparu, Aldo resta un long moment assis dans son fauteuil de bureau, à faire jouer dans la lumière le beau collier de Giulia Farnèse. Une extraordinaire excitation montait en lui et l’empêchait de penser clairement. Une voix au fond de lui-même lui soufflait que le cabochon de Kledermann ne pouvait être que le rubis de

Jeanne la Folle, mais d’autre part il ne voyait pas pourquoi l’homme aux lunettes noires serait venu le vendre au banquier suisse au lieu de le remettre à ses patrons qui devaient l’attendre avec quelque impatience. Peut-être avait-il pensé que, son complice mort, il pouvait voler de ses propres ailes et tenter de se faire une fortune personnelle ? C’était la seule explication valable encore que, s’il voyait juste, le petit truand fît preuve d’une bien grande légèreté… Mais, après tout c’était son affaire, et celle d’Aldo était maintenant de convaincre Kledermann de lui céder le joyau, si toutefois c’était bien lui.

Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas la porte s’ouvrir et c’est seulement quand Anielka se dressa devant lui qu’il s’aperçut de sa présence. Aussitôt, il se leva pour la saluer :

– Vous sentez-vous mieux, ce matin ?

Pour la première fois depuis trois semaines, elle était habillée, coiffée et nettement moins pâle.

– Il semblerait que j’en aie fini avec les nausées, dit-elle distraitement.

Toute son attention était retenue par le collier qu’Aldo venait de reposer et dont elle se saisit avec une expression de convoitise que son mari ne lui avait jamais vue. Un peu de rouge montait même à ses joues :

– Quelle merveille ! … Inutile de demander si vous comptez me l’offrir ? Je n’aurais jamais cru que vous puissiez être un époux aussi avare…

Doucement mais fermement, Aldo reprit le bijou qu’il remit dans son écrin :

– Un : je ne suis pas votre époux et, deux, ce collier est vendu.

– À Moritz Kledermann, je suppose ? Je viens de le voir sortir d’ici.

– Vous savez très bien que je refuse de m’entretenir d’affaires avec vous. Vous souhaitiez me parler ?

– Oui et non. Je voulais savoir pourquoi Kledermann est venu ici. Il était de mes amis, vous savez ?

– Il était surtout celui de ce pauvre Eric Ferrals.

Elle eut un geste signifiant qu’elle ne voyait pas la différence.

– Ainsi, c’est la belle Dianora qui portera ces pierres magnifiques ? La vie est vraiment injuste.

– Je ne vois pas en quoi pour ce qui vous concerne. Vous ne manquez pas de bijoux, il me semble ? Ferrals vous en a couverte. À présent, si vous le permettez, nous finirons cet entretien… oiseux. J’ai à faire mais puisque vous êtes là j’en profite pour prendre congé de vous : je ne déjeune pas à midi et je pars ce soir…

Brusquement, le ravissant visage, plutôt serein, s’enflamma sous une poussée de colère et elle saisit le poignet d’Aldo entre ses doigts devenus d’une incroyable dureté :

– Vous allez à Zurich, n’est-ce pas ?

– Je n’ai aucune raison de le cacher. Je vous l’ai dit : je suis en affaires avec Kledermann.

– Emmenez-moi ! Après tout ce ne serait que justice, et j’ai très envie d’aller en Suisse.

Il se dégagea sans trop de douceur :

– Vous pouvez y aller quand vous voulez. Mais pas avec moi !

– Pourquoi ?

Morosini poussa un soupir excédé :

– Ne recommencez pas tout le temps la même querelle ! Notre situation – fort désagréable j’en conviens – est ce que vous l’avez faite. Alors, vivez votre vie et laissez-moi la mienne ! Ah, Guy, vous arrivez à propos, ajouta-t-il à l’intention de son fondé de pouvoir qui entrait avec son habituelle discrétion.

Anielka tourna les talons et quitta la grande pièce sans ajouter un mot. Elle emportait un tel poids de rancune qu’Aldo eut soudain l’impression que l’air s’allégeait. Il passa le reste de la journée à régler les affaires courantes avec Guy, fit préparer sa valise par Zaccaria – une valise à double fond dont il se servait pour dissimuler les pièces précieuses qu’il lui arrivait de transporter – puis alla réconforter Cecina que la perspective de ce nouveau départ semblait consterner et qui traça un signe de croix sur son front avant de l’embrasser avec une sorte d’emportement :

– Prends bien garde à toi ! recommanda-t-elle. Depuis quelque temps, je suis inquiète dès que tu mets le nez dehors…

– Tu as tort et, pour cette fois, tu devrais être contente : c’est avec le père de… Mina que je vais voyager. Nous allons chez lui à Zurich mais, bien sûr, je résiderai à l’hôtel. Tu vois que tu n’as aucun souci à te faire.

– Si ce monsieur n était que le père de notre chère Mina, je ne me tourmenterais pas mais il est aussi l’époux de… de…

Elle n’arrivait pas à prononcer le nom de Dianora qu’elle détestait au temps où elle était la maîtresse d’Aldo. Celui-ci se mit à rire :

– Qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu remontes à l’histoire ancienne. Dianora n’est pas idiote : elle tient beaucoup à l’époux richissime qu’elle s’est trouvé. Dors tranquille et soigne bien M. Buteau !

– Comme si c’était une recommandation à me faire ! grogna Cecina en haussant ses épaules dodues…

En arrivant à la gare, Aldo vit que l’on était en train d’installer quelques affiches du Théâtre de la Fenice, annonçant plusieurs représentations d’Othello avec le concours d’Ida de Nagy et se promit d’allonger autant que possible son séjour en Suisse. Le banquier zurichois ne se douterait jamais du service qu’il venait de lui rendre en l’emmenant avec lui ! Aussi fut-ce avec un sentiment de profonde satisfaction que Morosini le rejoignit… Il échapperait au moins à ça !

Le soir venu tandis que le train roulait vers Innsbruck et que le palais Morosini s’endormait, Cecina enveloppa sa tête d’une écharpe noire sous l’œil de son époux qui fumait une dernière cigarette en faisant une patience.

– Tu ne crois pas qu’il est un peu tard pour sortir ? Si l’on te demandait ?

– Tu répondrais que je suis allée prier !

– À San Polo ?

– À San Polo, justement ! C’est l’apôtre des païens et si quelqu’un peut amener au repentir la fille de rien que nous avons ici, c’est bien lui. En plus, il a quelque chose à voir dans la guérison des aveugles…

Zaccaria leva le nez de sur ses cartes et sourit à sa femme.

– Alors, offre-lui mes respectueux hommages…


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