CHAPITRE 6 UN AMÉRICAIN ENCOMBRANT


Morosini était tombé dessus le soir même de son arrivée à Prague. Assis sur un haut tabouret dans le bar élégant, orné de fresque superbes, de l’Europa, ses grands pieds chaussés de « tennis » blanches bien calés sur les barreaux d’acajou, il mangeait des saucisses au raifort – on peut en déguster à toute heure du jour et de la nuit à Prague mais au bar de l’Europa ce n’était pas recommandé ! – arrosées d’une grande chope de Pilsen-Urquell, la bière nationale.

U était impossible de ne pas le remarquer : sa carrure de lutteur enveloppée de flanelle blanche et ornée d’une cravate voyante, sa tignasse rousse et sa figure rouge d’être restée trop longtemps au soleil juraient avec les raffinements de ce palace récent, élevé à la gloire de l’Art nouveau local, et surtout avec la musique nostalgique déversée par un violon et un piano abrités sous des plantes vertes. En outre, il était seul en compagnie d’un barman tiré à quatre épingles dont la longue moustache noire à la hongroise dissimulait tant bien que mal le pli réprobateur d’une bouche dédaigneuse… Fatigué par la longue et surtout difficile route qui d’Innsbruck l’avait amené à pied d’œuvre par Salzbourg et Passau, Morosini souhaitait seulement boire quelque chose de frais et de réconfortant avant de gagner sa chambre. Il commanda un gin fizz et, bien qu’il fût encore en tenue de voyage, le barman le servit avec une extrême déférence. Son œil exercé ne se trompait pas sur la qualité de ce nouveau client. Il poussa la délicatesse jusqu’à mettre une large distance entre lui et le barbare.

Ce qui, d’ailleurs, ne découragea pas celui-ci, ravi d’avoir de la compagnie : il se contenta de véhiculer son assiette et sa chope dans le voisinage d’Aldo et déclara :

– Content de voir arriver quelqu’un qui n’a pas l’air d’un naturel du pays ! fit-il dans sa langue natale. Vous êtes quoi ? Anglais, Français, Autrichien…

– Italien ! grogna Morosini qui détestait qu’on lui saute dessus avec ce sans-gêne, surtout quand il était de mauvaise humeur.

– Tiens ? J’aurais pas cru… Moi, je suis américain…

Puis, sans transition, tendant une main large comme un battoir à linge que sa victime fut bien obligée de prendre :

– Je me présente : Aloysius C. Butterfield de Cleveland, Ohio !

– Aldo Morosini, Venise, fit l’autre machinalement en extrayant ses phalanges d’une poigne redoutable.

Mais s’il pensait en avoir fini avec cette modeste carte de visite, il se trompait lourdement. L’homme de Cleveland poussa une sorte de barrissement qui fit sursauter le barman et, frappant de son poing droit dans la paume de sa main gauche :

– Non ! Vous êtes « le » Morosini qui vend des bijoux anciens ?

– En effet, reconnut Aldo qui ne se croyait pas aussi célèbre, surtout dans le Middle West.

– Ça alors, c’est un morceau de chance comme disent les British ! C’est surtout une chance que je ne sois pas allé chez vous, puisque vous êtes ici !

– Vous vouliez venir chez moi ?

– J’y ai pensé sérieusement. Faut dire que je suis riche… très riche même, et que j’ai une femme qui raffole de ces petites choses qui coûtent si cher. Et, naturellement, je veux lui rapporter un souvenir.

– Dans ce cas, il serait plus simple de passer par Paris et d’aller visiter Cartier, Boucheron ou…

– Non. Ça, c’est des trucs tout neufs ! Ce que Coralie veut, c’est quelque chose avec une histoire.

– Mais je n’ai pas le monopole des joyaux historiques ! Ces grands joailliers en achètent et en vendent eux aussi…

L’Américain fit la grimace :

– De toute façon, c’est moins historique qu’en venant de chez vous. On m’a dit que vous êtes noble, duc ou…

– Prince mais le titre ne fait rien à la chose et, actuellement je n’ai rien d’extraordinaire à vendre…

– Ça, c’est vous qui le dites ! fit l’autre, têtu. Il faudrait voir… Un autre gin fizz ? proposa-t-il comme Aldo achevait de vider son verre.

– Non merci. Je vais même vous demander la permission de vous quitter. Je voudrais prendre possession de ma chambre, me doucher…

– On dîne ensemble ?

– Non, excusez-moi ! Je compte me faire servir là-haut. Ensuite je me coucherai : la route m’a fatigué…

Il descendit de son tabouret pour se diriger vers la sortie, mais on ne se débarrassait pas aussi facilement d’Aloysius C. Butterfield qui d’ailleurs barrait plus ou moins le chemin :

– OK, on se verra demain ! Vous êtes là pour quelque temps ?

– Je ne sais pas encore. Cela dépendra de mes affaires et de mes rendez-vous. Je vous souhaite le bonsoir, Mr. Butterfield !

Le ton était sans réplique. Il fallut bien se résoudre à livrer passage, Morosini gagna sa chambre au second étage avec la sensation d’être un navigateur secoué par la tempête qui atteint enfin un havre de paix. Ce Yankee bruyant, envahissant, était le dernier spécimen humain qu’il souhaitait rencontrer à Prague. Il détonnait par trop dans cette cité d’art, de rêves et de mystère où l’on se sentait à la croisée de mondes multiples. C’était un hiatus, une fausse note dans une sublime symphonie et Aldo détestait les fausses notes. Il allait falloir s’arranger pour le rencontrer le moins possible.

La vaste et luxueuse chambre lambrissée que l’on avait attribuée au voyageur ouvrait sur les tilleuls de l’immense place Venceslas, un long quadrilatère sur lequel régnait la statue équestre du grand roi de Bohême, flanquée des statues pédestres de ses quatre saints protecteurs. Morosini ouvrit sa fenêtre et s’avança sur le balcon pour respirer l’odeur exquise que les arbres en fleur exhalaient à la fin d’une journée estivale. Le paysage d’épaisses forêts et de campagne doucement vallonnée qui enveloppait la Ville dorée était à la fois magnifique et apaisant. À l’extrême droite, le Hradschin, la colline supportant le château royal, ses églises et ses palais surgissait de la profonde verdure de ses jardins à l’italienne et Morosini pensa qu’il allait aimer cette capitale, peut-être parce que, comme à Venise, le dépaysement y était total et le sortilège garanti. À condition, toutefois, d’oublier le brinquebalement métallique des tramways…

Après un moment, Aldo se souvint qu’en lui remettant sa clé le portier lui avait aussi donné une lettre qu’il avait fourrée dans sa poche sans même la regarder, tant il avait hâte de se désaltérer. La rencontre avec l’Américain la lui avait fait oublier. Pensant qu’elle émanait d’Adalbert, il se hâta de l’ouvrir et découvrit avec surprise la signature de Louis de Rothschild.

« J’ai regretté, écrivait le baron Louis, de ne pas vous en avoir dit davantage sur le personnage que je vous envoie rencontrer, mais c’était impossible à la terrasse d’un café. Il m’a été donné une fois, une seule fois, de l’approcher et je me suis trouvé écrasé sous le respect. Cet homme, on dit de lui qu’il est le Roi caché, le Flambeau et l’Unique parce qu’il n’appartient pas à cette terre. Il serait – et je vous livre là l’une des légendes secrètes d’Israël – la réincarnation de ce grand rabbin Loew que Rodolphe II reçut dans son château de Prague et qui une nuit façonna d’argile et de terre un être gigantesque auquel il donnait la vie en introduisant dans sa bouche un morceau de parchemin portant le nom secret de Dieu. Le Golem – c’est ainsi qu’on l’appelait – se déchaîna un soir, veille de sabbat, où son maître oublia de retirer le « chem », le fragment magique, et il détruisit tout sur son passage. Loew réussit à maîtriser sa créature qui, privée de son pouvoir, s’écroula en un tas d’argile et de terre. Mais, pour les gens de Prague, le Golem est toujours prêt à renaître et reparaît avec les temps de grandes catastrophes. Ses restes reposeraient dans le grenier de la synagogue Vieille-Nouvelle qui était celle de Loew… qui est celle de Liwa, le grand rabbin actuel dont le nom, d’ailleurs, est le même que celui de ce maître entre les maîtres d’autrefois.

« Peut-être me prendrez-vous pour un fou. Je ne le crois pas parce que, étant devenu l’ami de Simon, vous savez sur notre peuple beaucoup plus de choses que la majorité des hommes, mais il fallait que je vous apprenne tout cela afin que, découvrant à qui vous aurez à faire, vous sachiez aussi quels mots prononcer. Je souhaite que le Très Haut soit avec vous pour vous aider à mener à bien votre périlleuse mission… »

Songeur, Aldo relut la lettre puis passa dans sa salle de bains, où, après l’avoir réduite en cendres, il la fit disparaître dans le lavabo. Venant d’un homme aussi moderne que le baron Louis, c’était une missive étrange mais pas surprenante. Lui, Morosini, savait depuis longtemps la culture universelle et l’attachement profond des Rothschild à leurs traditions, à l’histoire et aux racines de leur peuple. Quant à lui-même, il avait trop lu sur Rodolphe II pour ignorer Loew, le plus grand de tous les rabbins, et sa créature fantastique le Golem, mais de là à croire que l’un ou l’autre pussent encore se manifester en plein XXe siècle, il y avait une grande marge.

Ayant ainsi réglé la question pour le moment, Aldo s’empara du téléphone pour demander d’abord qu’on lui monte la carte du restaurant et ensuite qu’on appelle, à Paris, le numéro de Vidal-Pellicorne. Comme l’attente risquait d’être longue – plusieurs heures certainement ! – cela lui laissait tout le temps de se laver et même de dîner.

Ce fut seulement à dix heures du soir qu’il obtint la communication avec Paris. Théobald lui répondit. Oui, le télégramme de monsieur le prince était bien arrivé, malheureusement Monsieur était déjà parti pour Zurich où Romuald semblait avoir des problèmes.

– Savez-vous au moins s’il est à l’hôtel où était descendue Mlle du Plan-Crépin ? À propos, est-elle revenue ?

– Oui, monsieur le prince… et en parfait état à ce que j’ai entendu dire. Quant à l’hôtel de Monsieur, je ne saurais rien affirmer, mais j’espère avoir prochainement un appel de Monsieur.

– Bien. Alors, quand vous l’aurez, dites-lui qu’il est de toute première importance qu’il me rejoigne ici au plus vite.

– Très bien, monsieur le prince. Je souhaite une bonne nuit à monsieur le prince !

– Je ferai de mon mieux, Théobald. Merci. Et j’espère que votre frère aura pu sortir de ses problèmes qui sont d’ailleurs les nôtres…

Tout en gagnant enfin un lit dont il avait le plus grand besoin, Aldo, certain désormais de voir arriver son ami dans un avenir proche, n’en éprouvait pas moins une vague inquiétude : pour qu’Adalbert ait été contraint de rejoindre Romuald à Zurich, il fallait qu’il se fût passé quelque chose, mais quoi ? Il se hâta de la chasser, sachant que les cogitations et hypothèses constituaient le meilleur barrage au sommeil. Et il avait vraiment besoin de dormir…

Il s’éveilla au chant des oiseaux qui entrait par ses fenêtres ouvertes. N’ayant jamais aimé paresser au lit, il se leva, prit une douche, se rasa, s’habilla de flanelle anglaise, d’une chemise de tussor léger, et alluma la première cigarette de la journée. En attendant d’autres nouvelles d’Adalbert, il avait décidé de consacrer ce premier jour à la visite d’une ville qu’il ne connaissait pas et qui cependant, par ce qu’il en avait vu à son arrivée, l’enchantait déjà. Il voulait aussi repérer l’adresse confiée par Louis de Rothschild…

Tenté par le beau temps, il hésita à commander une calèche, comme il l’avait fait à Varsovie, parce qu’il en gardait un très agréable souvenir mais il pensa soudain qu’il avait peu de chance de tomber à Prague sur un cocher parlant français, anglais ou italien. Et puis le domicile de l’homme qu’il devait rencontrer, Jehuda Liwa, se situait dans le vieux quartier juif et s’il souhaitait être discret, il serait plus facile de s’y rendre à pied. Il serait bien temps de prendre l’un de ces attelages quand il voudrait se faire hisser jusqu’au château royal pour y chercher l’ombre de Rodolphe II, l’empereur captif de ses rêves… Quant à sa propre voiture, elle ne bougerait pas du garage de l’hôtel.

Tranquillement, il descendit le grand escalier en bois de teck, gloire de l’hôtel où l’on avait accumulé les bois précieux, les ornements dorés, les vitraux, les balcons ouvragés et les peintures évanescentes de Mucha. S’approchant du portier, il lui demanda s’il pouvait lui procurer un plan de la vieille ville.

– Bien entendu, Excellence ! Je ne saurais trop vous recommander, si vous en avez le loisir, de la découvrir à pied…

– C’est une excellente idée, claironna dans le dos de Morosini une voix déjà trop familière. On pourrait faire ça ensemble ?

Accablé par ce coup du sort, Aldo se retourna, considérant avec une sorte d’horreur la flanelle « tennis » et la cravate bariolée d’Aloysius C. Butterfield, complétées ce matin par un chapeau de paille ceint d’un ruban rouge vif : une véritable enseigne ! D’où cet olibrius sortait-il à une heure si matinale ? Avait-il passé la nuit au bar ? S’était-il seulement couché ? L’aspect légèrement fripé de son costume pouvait laisser supposer qu’il ne s’était pas changé depuis la veille ou même qu’il avait dormi avec.

Morosini parvint cependant à armer son visage d’un sourire que ses amis auraient jugé aussi peu naturel que possible :

– Veuillez me pardonner, Mr. Butterfield, fit-il avec autant d’aménité qu’il en fut capable, mais je m’en voudrais de vous détourner de vos projets pour aujourd’hui…

– Oh, je n’ai pas de projets précis, fit Aloysius. Je suis arrivé avant-hier et j’ai tout mon temps. Vous comprenez, je suis venu ici à la demande de ma femme pour y retrouver les membres de sa famille qui existeraient encore. Ses parents qui étaient d’un village des environs ont émigré à Cleveland pour travailler dans les usines comme pas mal d’autres. C’était juste avant sa naissance. Alors, puisque je devais venir en Europe pour traiter quelques affaires, elle m’a demandé de faire des recherches…

– Et elle ne vous a pas accompagné ? C’est étonnant. Elle devrait avoir envie de connaître ce magnifique pays ?

Butterfield baissa le nez, prenant l’air de circonstance qu’il devait arborer dans les enterrements :

– Elle aurait bien voulu mais elle est malade. Il lui est impossible de se déplacer et je dois prendre des photographies pour elle, ajouta-t-il en désignant un appareil posé sur une table voisine.

– Croyez que je suis désolé, compatit Aldo, mais le bavard avait encore quelque chose à dire :

– Vous comprenez pourquoi je suis tellement désireux de lui offrir un bijou selon son cœur ? Alors il va falloir que vous réfléchissiez bien, que vous cherchiez ce qui pourrait lui plaire. Le prix n’a pas d’importance… On pourrait en parler chemin faisant ?

Réprimant un soupir exaspéré, Aldo se décida à lâcher :

– Je réfléchirai et nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien. Pour l’instant, je souhaite sortir seul. Ne m’en veuillez pas, mais lorsque je découvre une ville ou un site j’aime le faire en tête à tête avec moi-même. Je n’aime pas partager mes émotions. Je vous souhaite une bonne journée, Mr. Butterfield, fit-il courtoisement en acceptant le plan que le portier lui tendait avec un regard au ciel qui en disait long sur sa compassion. Et il sortit en priant le bon Dieu que l’autre ait compris et ne s’avise pas de lui courir après. Au bout d’un instant, rassuré, il dirigea ses pas vers la Moldau : le guide du savoir-vivre de tout visiteur arrivant à Prague le conduisait vers le pont Charles, sans doute l’un des plus beaux du monde.

Gardé par deux hautes portes gothiques effilées comme des glaives, le lien de pierre tendu au-dessus de la Moldau entre le Hradschin et la vieille ville formait un chemin triomphal porté par des arches médiévales enjambant le flot rapide et majestueux chanté par Smetana. Une trentaine de statues de saints et de saintes lui composaient une haie d’honneur. L’ensemble, érigé dans un décor exceptionnel et chargé d’histoire, était impressionnant en dépit de la foule que les beaux jours y ramenaient, bruyante, pittoresque, faite de badauds mais aussi de chanteurs, de peintres, de musiciens. Aldo s’y arrêta un moment, séduit par les vives couleurs et la mélodie poignante d’un violon tzigane, et c’est presque à regret qu’il franchit la haute ogive d’une porte pour aller vers la seconde merveille, la place de la Vieille-Ville, dominée par la haute tour Poudrière, les deux flèches de l’église Notre-Dame du Tyn, et dont chaque maison était une œuvre d’art. Diversement colorées, somptueuses dans leur décoration, les demeures qui l’entouraient composaient un ensemble architectural étonnant où se coudoyaient le gothique, le baroque et le renaissance, tout en donnant, grâce à leurs arcades blanches, une grande impression d’harmonie.

De nouveau Morosini évoqua Varsovie, le Rynek où il avait aimé flâner, mais ici c’était encore plus dépaysant : il y avait, en plein vent, des artisans travaillant le cuir, le bois, des montreurs de marionnettes, des cuisines ambulantes offrant du concombre en lanières ou en jus dont les Pragois étaient friands, et puis aussi les fameuses saucisses au raifort. En même temps, on s’attendait à chaque instant à voir surgir le cortège du bourgmestre en route vers le ravissant hôtel de ville, ou encore les gardes croates de l’Empereur traînant quelque condamné vers l’échafaud. Des pigeons blancs s’envolaient de la maison « à la licorne d’or », de celle « au mouton de pierre » ou de celle « à la cloche », des femmes passaient, un panier au bras, riant ou causant, des enfants jouaient à la toupie. Le temps d’autrefois semblait s’être figé pour revivre au rythme de la grande horloge astrologique et zodiacale de l’hôtel de ville avec son cadran d’azur et ses personnages animés : le Christ, ses apôtres, la mort…

Comme à Varsovie aussi, la place donnait accès à la cité juive et, renseigné par son plan, Aldo se dirigeait vers elle quand, en tournant sur ses talons pour contempler une façade rose ornée d’une admirable fenêtre renaissance, il aperçut une silhouette blanche, un chapeau à ruban rouge. Aucun doute ! C’était l’Américain armé de son appareil photo. Saisi d’un doute, Morosini se glissa derrière les toiles d’un éventaire pour observer l’importun : une voix secrète lui soufflait qu’Aloysius le suivait…

Et de fait, il le vit tourner la tête dans tous les sens, le cherchant sans doute. Pour s’en assurer, il reparut et alla se planter devant la statue du réformateur Jean Hus, brûlé à Constance au XVe siècle et qui se dressait, comme un reproche et une malédiction, à la pointe de son bûcher de bronze.

Il voulait savoir si l’autre allait l’aborder mais celui-ci n’en fit rien, passant au contraire de l’autre côté du monument. Aldo alors repartit mais, négligeant l’ancien ghetto, il s’enfonça à l’autre extrémité de la place dans les rues tortueuses et pittoresques dont se composait la vieille ville et là ralentit le pas. Il avisa une enseigne ornée d’une chope de bière débordante, des fenêtres basses dont les carreaux en cul-de-bouteille étaient sertis de plomb, entra dans la brasserie et alla s’asseoir à une table près d’une fenêtre. Un instant plus tard, il put voir passer son suiveur qui, l’ayant perdu de vue, le cherchait visiblement. Et ça il n’aimait pas du tout !

Tout en buvant un pot d’une excellente bière, fraîche à souhaits servie par une jolie fille en costume national qui l’était tout autant, il s’efforça de réfléchir au problème que posait ce bonhomme indiscret et tenace. Que voulait-il au juste ? En dépit de son bagout et du fait qu’il sût son nom et sa profession, Morosini n’arrivait pas à croire à cette grande envie de lui acheter un bijou historique. Ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à des Américains, parfois à la limite du supportable comme l’arrogante lady Ribblesdaleou certaines de ses pareilles, mais rien de comparable à ce natif de Cleveland, et ce n’était pas naturel.

Soudain, se souvenant de ce que lui avait dit Rothschild sur la configuration particulière de Prague, il rappela d’un signe la serveuse.

– Dites-moi, Fraulein, fit Aldo en jetant un coup d’œil dans la rue, on m’a dit qu’il y avait une autre sortie à cette maison. Est-ce vrai ?

– Bien sûr, Monsieur. Vous voulez que je vous montre ?

– Vous êtes aussi gentille que belle ! sourit Morosini en payant son écot. Je reviendrai vous voir…

Le chapeau à ruban rouge venait de rentrer dans son champ de vision. Butterfield revenait sur ses pas, dans l’intention évidente de visiter la brasserie, mais quand il en franchit la porte, Morosini entraîné par la fille était déjà au fond d’un couloir obscur menant, après un coude, dans une arrière-cour encombrée de tonneaux au-delà desquels une voûte cintrée laissait voir l’animation d’une autre rue. Aldo s’y précipita, s’arrêta pour se repérer, puis revint vers la place de la Vieille-Ville et gagna l’extrémité d’où partait la rue menant droit au ghetto, dont des pans de murailles gardaient la trace de l’ancienne clôture.

Il atteignit le quartier de Josefov et ses deux pièces maîtresses, le vieux cimetière juif et la synagogue Vieille-Nouvelle qui l’intéressait au premier chef puisque celui qu’il venait chercher, le rabbin Jehuda Liwa, en était le desservant et habitait une maison proche. Un long moment, il contempla le sanctuaire juif, le plus vieux de Prague puisqu’il remontait au XIIIe siècle. C’était, isolé sur une petite place, un vénérable édifice composé d’une base large et basse sur laquelle se dressait une sorte de chapelle à double pignon coiffée d’un toit pentu si haut qu’il semblait enfoncer le bâtiment dans la terre. Aldo en fit le tour à deux reprises, ne sachant trop à quoi se résoudre.

Pour suivre les recommandations du baron Louis, il aurait dû attendre l’arrivée d’Adalbert, mais quelque chose lui soufflait qu’il ferait mieux de délivrer dès à présent son billet de recommandation. Il ne s’y résolvait pas cependant, retenu par une crainte sacrée. Alors il fit quelques pas dans les rues étroites et sombres du quartier.

Contrairement à celui de Varsovie, le ghetto de Prague ne présentait plus son ancienne architecture de ruelles sordides aux baraques entassées plus ou moins de guingois. En 1896, l’empereur François-Joseph l’avait fait démolir afin d’assainir ce domaine préféré des rats et de la vermine. Seuls avaient été épargnés les synagogues et le petit hôtel de ville où se traitaient les affaires internes de la cité juive. Pourtant, en moins de trente ans, le nouveau quartier avait réussi à retrouver son pittoresque d’antan grâce à ses maisons étroites, collées les unes aux autres, ses gros pavés disjoints, ses échoppes de fripiers, de savetiers, de brocanteurs et de marchands de nourriture, ses passages sous voûte, ses escaliers extérieurs où s’accrochait le linge à sécher. Des odeurs de choux, d’oignons cuits et de soupe aux navets, s’y mêlaient à des relents moins nobles même si, devant les lieux de prière, l’encens qui prévalait.

Toujours aux prises avec ses incertitudes, Morosini allait franchir le mur du vieux cimetière qui ressemblait à une mer dont quelque génie aurait figé les vagues, tant ses pierres tombales grises semblaient s’étayer ou se bousculer entre des massifs de jasmin ou de sureau, quand il vit soudain un homme vêtu de noir, coiffé en cadenettes sous un chapeau rond, qui sortait de la synagogue et en refermait soigneusement la porte avec une énorme clé. Morosini s’approcha :

– Veuillez me pardonner de vous aborder ainsi, mais seriez-vous le rabbin Liwa ?

Sous le rebord de son chapeau noir, l’homme scruta ce visage étranger avant de répondre :

– Non. Je ne suis que son serviteur indigne. Que lui voulez-vous ?

Le ton hostile n’avait rien d’encourageant. Aldo cependant refusa de s’en apercevoir :

– J’ai une lettre à lui remettre.

– Donnez !

– À lui remettre en mains propres et puisque vous n’êtes pas le rabbin…

– De qui, cette lettre ?

C’était plus que n’en pouvait supporter Morosini.

– Je commence à croire que vous êtes en effet un « indigne » serviteur. Qui vous permet de prendre connaissance du courrier de votre maître ?

Entre ses tire-bouchons de cheveux noirs, l’homme devint très rouge :

– Que voulez-vous, alors ?

– Que vous me conduisiez vers lui… dans cette maison, fit le prince en désignant la bâtisse dont il savait déjà qu’elle était la bonne. Puis il ajouta : Et, bien entendu, que vous m’introduisiez si rabbi Liwa le veut bien.

– Venez !

À y regarder de plus près, la maison semblait beaucoup plus vieille que ses voisines. Ses murs avaient ce gris profond qu’apportent les siècles et ses fenêtres aux verres de couleur sertis de plomb s’effilaient en ogive, cependant qu’une étoile à cinq branches, usée par le temps, timbrait la porte basse que l’homme ouvrit avec une clé presque aussi grosse que celle de la synagogue. Morosini pensa que l’on avait épargné ce logis au moment des démolitions.

Derrière son guide, il gravit un escalier de pierre étroit tournant autour d’un pilier central, mais quand on arriva devant une porte peinte d’un rouge éteint et garnie de pentures de fer, l’homme pria le visiteur de lui donner enfin sa lettre et d’attendre là :

– Il n’y a que ses mains, à lui, derrière cette porte. Sur mon salut, personne d’autre n’y touchera…

Sans répondre, Aldo donna ce qu’on lui demandait et s’adossa à la vis de pierre pour patienter. Il n’attendit pas longtemps. Bientôt la porte se rouvrait et son guide, avec un respect tout nouveau, s’inclinait devant lui en l’invitant à entrer.

La salle que Morosini découvrit occupait tout l’étage, comme au Moyen Âge, mais la ressemblance ne s’arrêtait pas là. Bien qu’au-dehors il fît soleil, de hautes et épaisses bougies posées dans des chandeliers de fer à sept branches éclairaient une pièce qui, à cause de ses voûtes noires, de ses étroites ouvertures et des verres jaunes et rouges sertis de plomb, en avait grand besoin. Un homme était là, anachronique lui aussi et que l’on ne devait plus pouvoir oublier une fois qu’on l’avait vu : très grand – surtout pour un Juif ! –, très maigre, ses épaules osseuses laissaient couler jusqu’à terre les plis d’une longue robe noire. Longs aussi les cheveux blancs, brillants comme de l’argent, que coiffait une calotte de velours, mais le plus impressionnant était sans doute son visage barbu, ridé, et surtout son regard sombre, profondément enfoncé sous l’orbite impérieuse : il brillait d’un feu intense.

Le grand rabbin se tenait debout près d’une longue table supportant des grimoires et un vieil incunable à couverture de bois, l’Indraraba, le Livre des secrets. On disait de cet homme qu’il n’appartenait pas à ce monde, qu’il connaissait le langage des morts et savait interpréter les signes de Dieu. Non loin de lui, sur un lutrin de bronze, le double rouleau de la Thora reposait dans un écrin de cuir et de velours brodé d’or.

Morosini s’avança jusqu’au milieu de la salle et s’inclina avec autant de respect qu’il en eût montré à un roi, se redressa et ne bougea plus, conscient de l’examen que lui faisaient subir ces yeux étincelants.

Jehuda Liwa laissa retomber sur la table la carte du baron Louis et, de sa longue main pâle, indiqua un siège à son visiteur :

– Ainsi donc, tu es l’envoyé ? dit-il dans un italien si pur que Morosini en fut émerveillé. C’est toi qui as été choisi, de tout temps je pense, pour retrouver les quatre pierres du pectoral.

– Il semble, en effet, que j’aie été choisi.

– Où en es-tu de ta quête ?

– Trois pierres ont déjà fait retour à Simon Aronov. C’est la quatrième, le rubis, que je cherche ici et pour laquelle j’ai besoin d’aide. J’en aurais besoin aussi pour retrouver Simon dont je ne sais ce qu’il est devenu. Je ne vous cache pas que je suis très inquiet…

Un mince sourire détendit un peu les traits sévères du grand rabbin :

– Rassure-toi ! Si le maître du pectoral n’était plus de ce monde, j’en serais informé, mais il sait depuis longtemps, comme tu dois le savoir aussi, que sa vie ne tient qu’à un fil. Il faut prier Dieu pour que ce fil ne casse pas avant qu’il ait accompli sa tâche. C’est un homme d’une immense valeur…

– Sauriez-vous où il se trouve ? demanda Morosini presque timidement.

– Non et je n’essaierai pas de le savoir. Je pense qu’il se cache et que sa volonté doit être respectée. Revenons à ce rubis ! Qu’est-ce qui te fait croire qu’il est ici ?

– Rien, en vérité… ou alors tout ! Tout ce que j’ai pu apprendre jusqu’à ce jour.

– Raconte ! Dis-moi ce que tu sais… Morosini fit alors un récit aussi complet, aussi détaillé que possible de son aventure espagnole, sans rien omettre, pas même le fait qu’il avait permis à un voleur de conserver le fruit de son larcin.

– Peut-être me jugerez-vous très mal, mais… D’un geste rapide, Liwa balaya l’objection :

– Les affaires de police ne me regardent pas. Toi non plus d’ailleurs. À présent, laisse-moi réfléchir !

De longues minutes passèrent. Le grand rabbin s’était assis dans son haut fauteuil de bois noir et, le menton dans sa main, semblait perdu dans une rêverie. Il en sortit pour aller consulter un rouleau d’épais papier jauni qu’il prit dans une bibliothèque placée derrière lui et déroula à deux mains. Au bout d’un moment, il remit tout en place et revint à son visiteur :

– Ce soir, à minuit, dit-il, fais-toi conduire devant le château royal. À droite de la grille monumentale tu trouveras, dans un renfoncement des bâtiments, l’entrée des jardins. C’est là que je te rejoindrai…

– Le château royal ? Mais… n’est-il pas à présent la résidence du président Masaryk ?

– C’est justement pour éviter l’entrée principale et les sentinelles que je te donne rendez-vous là. De toute façon, le bâtiment où nous nous rendrons est fort à l’écart du siège de la République. C’est dans le passé que je t’emmènerai et nous n’aurons rien à craindre du présent… Va maintenant, et sois exact ! À minuit…

– J’y serai.

Morosini se retrouva dehors avec l’impression de remonter, justement, de cette plongée dans le passé qu’on lui annonçait pour la nuit suivante. L’animation de la rue le remit d’aplomb. Un marché s’y tenait et c’était, comme à Whitechapel, un étonnant mélange de fripiers, de marchands de légumes, de musiciens ambulants, de savetiers, de marchands de poulets et d’une infinité de petits métiers mais le beau soleil, les arbres en pleines feuilles et les sureaux en fleur du vieux cimetière mettaient une note joyeuse et une grâce que ne possédait pas le quartier juif anglais. Il erra pendant un moment au milieu de ce joyeux désordre, entra par habitude dans la boutique d’un brocanteur qui semblait un peu moins crasseuse que les autres – il lui était déjà arrivé de trouver des objets étonnants dans des échoppes de ce genre —marchanda pour obéir à la tradition un flacon en verre de Bohême d’un beau rouge profond déclaré du XVIIIe alors qu’il était en fait du XIXe mais qui méritait largement son prix. En bon Vénitien il aimait les verreries et admettait volontiers que l’on pût trouver, en France ou en Bohême, d’aussi belles choses qu’à Murano.

Midi sonnant à l’horloge du beffroi posa à Morosini un problème : devait-il rentrer déjeuner à l’hôtel ? La réponse fut non : retourner à l’Europa, c’était risquer de retomber dans les pattes de l’Américain. Il se décida pour la Brasserie Mozart, la plus belle de la vieille ville. Son projet pour l’après-midi, alors qu’il dégustait un goulasch à réveiller un mort tant le cuisinier s’était montré généreux en paprika, était d’aller repérer les lieux de son expédition nocturne. Il se ferait conduire en voiture sur le Hradschin, visiterait ceux des palais accessibles au public et aussi la célèbre cathédrale Saint-Guy. Restait la façon dont il emploierait sa soirée. Comment faire pour échapper à l’inquisition de Butterfield qui occuperait le bar jusqu’à une heure avancée de la nuit ! Or il était très possible de surveiller, depuis le bar, la sortie de l’hôtel….

Soudain, le regard d’Aldo s’arrêta sur une petite affiche placée dans un cadre en bois verni. Elle annonçait une représentation de Don Giovanni pour le soir même. C’est du moins ce qu’il crut comprendre. Appelé à la rescousse, le garçon qui le servait confirma : ce soir, le Théâtre de États donnait un gala. Et comme c’était la salle où la pièce avait été créée en 1787, ce serait certainement une belle soirée.

– Vous pensez qu’il serait encore possible d’avoir des places ?

– Cela dépend du nombre.

– Une seule.

– Oui, je serais fort étonné que Monsieur n’ait pas satisfaction. Si Monsieur est descendu dans un grand hôtel, le portier pourrait se charger de la réservation…

– Bonne idée ! Appelez-moi donc l’Europa au téléphone…

Quelques instants plus tard, Morosini avait sa place, achevait son repas par un café honorable puis demandait une voiture. Il commença par se faire conduire au Théâtre des États afin d’en repérer l’emplacement, puis, de là, directement à l’entrée du château royal. Doué, en effet, d’un sens très vif de l’orientation, il était sûr de retrouver le chemin sans erreur une fois celui-ci parcouru. Et, ce soir, la seule solution pour ne pas éveiller les curiosités serait de prendre sa propre voiture.

L’après-midi passa rapidement. Pour un amateur d’art, la visite de la colline royale possédait de quoi contenter les plus difficiles sans compter l’admirable panorama sur la « ville aux cents tours » dont les toits de cuivre, verdis par le temps, gardaient par endroits un peu de l’éclat qui avait fait surnommer Prague la Cité dorée. Les quelques bâtiments modernes se fondaient dans la splendeur des anciennes constructions et la longue courbe de la Moldau avec ses vieux ponts de pierre et ses îles verdoyantes ceinturait les anciens quartiers d’un ruban bleuté où le soleil allumait des étincelles. La capitale bohémienne ressemblait à un bouquet de fleurs paré d’innocence. Pourtant, Morosini le savait, cette ville avait de tous temps attiré les manifestations du surnaturel. Les traditions païennes s’y étaient mêlées à celles de la Kabbale juive et aux croyances les plus obscures du christianisme. Elle avait été le refuge des sorciers, des démons, des mages et des alchimistes que faisaient proliférer les richesses minérales de la terre. Quant à ce palais cerné de jardins dominant toutes choses du haut de sa colline c’était bien l’endroit susceptible de séduire un empereur épris de beauté, de fantastique et de rêve, mais craignant autant les hommes que les dieux et qu’une prime jeunesse passée dans la lugubre cour de son oncle, Philippe II d’Espagne, éclairée par les flammes des bûchers de l’Inquisition, avait prédisposé à la mélancolie, à la solitude et qui détestait plus que tout l’exercice du pouvoir. Pourtant, ce souverain presque étranger à sa fonction inspirait un prodigieux respect à ses sujets. Cela tenait surtout à sa majesté naturelle, à la noblesse de ses attitudes, à son silence car il parlait peu, et surtout à son regard énigmatique dont personne n’était capable de déchiffrer la vérité… Une chose était certaine : cet homme, jamais, n’avait connu le bonheur et la présence du rubis maléfique au milieu de ses fabuleux trésors n’y était peut-être pas étrangère…

C’était à lui que songeait Morosini en rentrant à l’Europa. Il était même tellement captif du sortilège dégagé par ce qu’il avait vu et devait revoir au cœur de la nuit, qu’il en avait oublié son Américain. Pourtant, il était là, fidèle au poste, installé au bar, et quand Aldo l’aperçut il était trop tard mais, grâce à Dieu, Aloysius semblait s’être trouvé une autre victime : il discutait avec un homme mince et brun, de type méditerranéen.

En se précipitant vers l’ascenseur, Aldo éprouva l’impression fugitive de l’avoir déjà vu quelque part… Mais il avait rencontré tellement de gens divers dans ses nombreux voyages qu’il ne chercha pas à creuser la question.

Quand il déboucha dans le hall, Butterfield qu’il trouva devant lui considéra avec stupeur ses six pieds d’aristocratique splendeur avant de s’exclamer :

– Gee ! … Qu’est-ce que vous êtes beau ! Et où allez-vous comme ça ?

– Je sors, comme vous voyez ! Et vous me permettrez de ne pas me faire le confident de mes rendez-vous ?

– Oui oui, bien sûr ! Eh bien, bonne soirée, grogna l’Américain déçu.

L’automobile, demandée par téléphone, attendait devant l’hôtel. Aldo prit place au volant, alluma une cigarette et démarra en douceur. Quelques instants plus tard, il se garait devant le théâtre où il pénétra en même temps qu’une assistance élégante qui n’avait rien à envier à celles fréquentant les Opéras de Paris, de Vienne, de Londres ou le cher théâtre de la Fenice à Venise. La salle était ravissante avec ses tons verts et or, un peu passés mais le charme n’en était que plus présent… En revanche, lorsqu’il consulta le programme, Morosini retint un juron : la cantatrice qui devait interpréter le rôle de Zerlina n’était autre que le rossignol hongrois qui, durant quelques semaines, l’avait aidé à moins s’ennuyer vers la fin de l’hiver de l’année précédente. Du coup, il regretta que le zèle de son portier d’hôtel ait obtenu pour lui une trop bonne place : si jamais Ida s’apercevait de sa présence, elle allait en conclure Dieu sait quelle romance à son avantage personnel et il aurait toutes les peines du monde à s’en débarrasser !

Il faillit se lever pour chercher une autre place, mais la salle était déjà pleine. Quant à repartir, il ne pouvait tout de même pas errer en habit dans des brasseries ou autre tavernes pour attendre minuit ? Il se rassura vite, cependant : la dame qui vint prendre place auprès de lui, flanquée d’un petit monsieur incolore, était une imposante personne débordant à la fois de chairs plantureuses et d’une abondance de plumes noires pour lesquelles on avait dû dépouiller tout un troupeau d’autruches. Morosini, en dépit de sa taille, disparut en partie derrière cet écran providentiel, s’y trouva bien et put apprécier paisiblement la divine musique du divin Mozart. Jusqu’à la fin de l’entracte tout au moins !

Quand la salle se ralluma, il se dépêcha de vider les lieux pour prendre un verre au bar en grignotant un ou deux bretzels – il n’avait pas pris le temps de dîner – mais hélas, quand il regagna sa place il y trouva aussi une ouvreuse nantie d’un billet qu’elle lui remit avec un coup d’œil complice : il était bel et bien repéré.

« Comme c’est gentil d’être venu ! écrivait la Hongroise. Naturellement nous soupons ensemble ? Viens me chercher après le spectacle. Amour toujours ! Ton Ida. »

Voilà ! C’était la catastrophe. S’il ne répondait pas d’une façon ou d’une autre à l’invite de son ancienne maîtresse, elle était capable de le chercher dans toute la ville et il passerait pour un abominable mufle ! Ce soir, au moins, il faudrait qu’elle se passe de lui. Tout l’or du monde ne lui ferait pas manquer l’étrange rendez-vous du grand rabbin.

Il se contraignit cependant au calme – le feu n’était pas au théâtre ! –, attendit que le deuxième acte soit bien avancé et que Donna Anna ait achevé sous les bravos l’air « Crudele ? Ah no ! mio ben ! … » pour sortir de sous ses plumes et s’esquiver discrètement. Hors de la salle, il trouva l’ouvreuse de tout à l’heure, tira un billet de son portefeuille :

– S’il vous plaît, voudriez-vous, lorsque le spectacle sera fini, aller porter ceci à Fraulein de Nagy ?

Au verso du billet qu’il avait reçu, il griffonna rapidement quelques mots : « Comme tu l’as deviné, je ne suis venu que pour t’entendre mais j’ai tout à l’heure une affaire importante à régler. Il ne nous sera pas possible de souper ensemble. Je te donnerai de mes nouvelles dès demain. Ne m’en veux pas. Aldo. »

Tout en repliant la lettre pour la remettre dans son enveloppe il ajouta :

– J’ai aperçu une fleuriste près du théâtre, en arrivant. Voulez-vous aller chercher une vingtaine de roses que vous joindrez à mon message ? Je dois partir.

L’importance du nouveau billet apparu au bout des doigts de cet homme si séduisant élargit encore le sourire de la femme. Elle prit le tout et esquissa une petite révérence :

– Ce sera fait, Monsieur, soyez sans crainte. Il est seulement dommage que vous ne puissiez assister à la fin. Elle promet d’être triomphale…

– Je m’en doute mais l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Merci de votre obligeance…

En reprenant sa voiture, Aldo eut un soupir de soulagement. La façon dont Ida réagirait lui importait peu : il n’avait pas du tout l’intention de la revoir. Ce qui comptait, c’était d’être à minuit près de l’entrée du château royal… À ce moment, il entendit sonner onze heures à l’horloge historique et pensa qu’il serait très en avance, mais cela valait beaucoup mieux que de faire attendre Jehuda Liwa. Il aurait ainsi tout le temps de garer son automobile dans un endroit tranquille…

Il mit en marche doucement pour entendre encore le faible écho de la musique. À Prague d’ailleurs, tout comme à Vienne, il y avait toujours une mélodie, l’écho d’un violon, d’une flûte de Pan ou d’une cithare qui traînait dans l’air et ce n’était pas l’un de ses moindres charmes. Toutes vitres baissées, Aldo respira les odeurs de la nuit mais pensa que le temps pourrait bien se gâter. Le ciel, encore clair lorsqu’il était arrivé au théâtre, se chargeait de lourds nuages. Il avait fait chaud ce jour-là et le soleil en se couchant n’avait pas ouvert la porte à la fraîcheur. Un lointain roulement de tonnerre annonçait, qu’un orage se préparait mais Morosini ne s’en souciait pas. Il devinait qu’une aventure hors du commun l’attendait et il en éprouvait une excitation secrète pas désagréable du tout. Il ignorait pourquoi le grand rabbin l’emmenait là-haut mais l’homme en lui-même était tellement fabuleux qu’il n’eût pas donné sa place pour un empire.

Tandis que sa petite Fiat escaladait les pentes du Hradschin, Aldo avait déjà l’impression de plonger dans un inconnu énigmatique. Les rues obscures, silencieuses au point que le bruit du moteur faisait l’effet d’une incongruité, n’étaient qu’à peine éclairées par d’antiques réverbères placés de loin en loin. Là-haut, l’immense château des rois de Bohême dessinait une masse noire. Parfois, dans le pinceau des phares, les yeux d’un chat allumaient une double lueur. Ce fut seulement en arrivant sur la place Hradcanské sur laquelle ouvraient les grilles monumentales du château que Morosini eut l’impression de regagner le XXe siècle : quelques réverbères éclairaient les huit groupes sculptés dressés sur les colonnes ponctuant les grilles au monogramme de Marie-Thérèse, et aussi les guérites aux rayures grises et blanches abritant les sentinelles chargées de la garde du Président.

Peu désireux d’attirer l’attention des soldats, Morosini alla garer sa voiture près du palais des princes Schwarzenberg, la ferma puis remonta vers le renfoncement où s’ouvrait la double arcade menant aux jardins, clos eux aussi par des grilles.

Même si cela paraissait bizarre c’était le lieu du rendez-vous et Aldo se mit en devoir d’attendre à grand renfort de cigarettes. Le silence lui parut total puis, peu à peu, à mesure que passait le temps, des bruits légers lui parvinrent : ceux lointains de la ville au bord du sommeil, le vol d’un oiseau, le miaulement d’un chat. Et puis des gouttes d’eau se mirent à tomber au moment où, quelque part vers le nord, un éclair allumait le ciel comme une pincée de magnésium enflammé. A cet instant précis, la cathédrale Saint-Guy sonna minuit, la grille tourna sans bruit sur ses gonds de fer et la longue silhouette noire de Jehuda Liwa apparut, faisant signe à Morosini de la rejoindre. Il jeta sa cigarette et obéit. Derrière lui, la grille se referma d’elle-même.

– Viens, murmura le grand rabbin. Prends ma main !

L’obscurité était profonde et il fallait les yeux de la foi pour se guider à travers ces jardins peuplés de statues et de pavillons.

Soutenu par la main ferme et froide de Liwa, Aldo atteignit un escalier monumental traversant les bâtiments du palais. Au-delà, il y avait une grande cour dominée par les flèches de la cathédrale dont le portail principal ouvrait juste en face de la voûte, mais Morosini eut à peine le temps de se reconnaître : on franchit une porte basse dans ce qu’il reconnut être la partie médiévale du château. Y étant venu dans l’après-midi, ses souvenirs étaient encore très frais et il savait que l’on se dirigeait vers l’immense salle Vladislav qui occupait tout le deuxième étage du bâtiment. Le guide avait dit tout à l’heure qu’elle était la plus grande salle profane d’Europe : il est vrai qu’elle évoquait assez l’intérieur d’une cathédrale, avec sa haute voûte aux nervures capricieuses, véritables entrelacs végétaux, compliquées et cependant harmonieuses. C’était un joyau du gothique flamboyant, bien que ses hautes fenêtres arborassent déjà les couleurs de la Renaissance.

– Les rois de Bohême puis les empereurs y recevaient leurs vassaux, dit le grand rabbin sans prendre la peine d’étouffer sa voix qui résonna comme un bronze. Le trône était placé contre ce mur, ajouta-t-il en montrant la paroi du fond.

– Que faisons-nous ici ? demanda Morosini en éteignant sa propre voix.

– Nous venons chercher la réponse à la question que tu m’as posée ce matin : qu’est-ce que l’empereur Rodolphe a fait du rubis de sa grand-mère ?

– Dans cette salle ?

– C’est selon moi le lieu le plus propice. À présent, tais-toi et, quoi que tu voies, quoi que tu entendes, reste muet et ne bouge pas plus que si tu étais de pierre ! Va te mettre près de cette fenêtre, regarde mais songe seulement à ceci : un son, un geste et tu es mort…

L’orage à présent déchaîné éclairait spasmodiquement la salle, mais, les yeux de Morosini s’étaient accoutumés à l’obscurité.

Collé contre la profonde embrasure d’une des fenêtres, Aldo vit son compagnon se placer au milieu de la salle, à une dizaine de mètres environ du mur nu devant lequel se tenait autrefois le trône d’un empire. De sa longue robe, il tira plusieurs objets : une dague d’abord, à l’aide de laquelle il traça dans l’air un cercle imaginaire dont il formait le centre, puis quatre chandelles qui s’allumèrent d’elles-mêmes et qu’il posa sur les dalles au nord, au sud, à l’est et à l’ouest de sa position. Les immenses lianes de la voûte semblèrent s’animer d’une vie propre, comme si un berceau de branches venait de naître au-dessus de ce prêtre d’un autre âge.

Celui-ci à présent ne bougeait plus. La tête penchée sur sa poitrine, il était en proie à une profonde méditation qui dura de longues minutes. Enfin, se redressant de toute sa hauteur, il renversa la tête en arrière, leva ses deux bras à la verticale et prononça d’une voix forte ce qui parut à l’observateur muet être une imploration en hébreu. Puis ses bras retombèrent, sa tête se redressa, et aussitôt il étendit vers le mur sa main droite aux doigts écartés en un geste impérieux et lança ce qui pouvait être aussi bien un appel qu’un ordre. Alors une chose incroyable se produisit. Sur ce mur nu une forme se dessina, floue et indécise d’abord comme si les pierres émettaient quelque sombre lumière. Un corps immatériel dans une draperie rouge et au-dessus un visage de douleur : celui d’un homme aux traits puissants à demi cachés par une barbe et une longue moustache d’un blond roux encadrant de fortes lèvres. Les traits pleins de noblesse exprimaient la souffrance et le regard terne semblait noyé de larmes, mais sur le front de l’apparition il y avait la forme vague d’une couronne…

Entre le grand rabbin et le spectre, un étrange dialogue quasi liturgique s’instaura en une langue slave dont Morosini, à la fois fasciné et terrifié, ne comprit pas un mot. Les répons se succédaient, parfois longs mais le plus souvent courts. La voix d’outre-tombe était faible, celle d’un homme à l’extrémité de ses forces. Le bras tendu du rabbin semblait lui arracher les paroles. Les dernières furent prononcées par celui-ci et, à leur douceur, à la compassion qu’elles exprimaient, Aldo comprit que c’était à la fois un apaisement et une prière. Enfin, lentement, très lentement, Jehuda Liwa laissa retomber son bras. À mesure, le fantôme parut se dissoudre dans le mur…

On n’entendit plus que les roulements du tonnerre qui s’éloignait. Le grand rabbin était immobile. Les mains croisées sur sa poitrine il priait encore et Morosini, dans son coin, murmura mentalement les paroles du De profundis. Enfin, toujours sans bouger, d’un geste léger, le mage parut ordonner aux chandelles de s’éteindre. Il se baissa pour les ramasser et revint vers l’homme changé en statue qui l’attendait. Son visage était blafard et ses traits profondément las, mais tout son être reflétait le triomphe.

– Viens ! dit-il seulement, nous n’avons plus rien à faire ici…


Загрузка...