CHAPITRE 8 LE RÉPROUVÉ


Le Herr Doktor Erbach ne ressemblait en rien aux bibliothécaires que Morosini – et même Vidal-Pellicorne – avaient déjà rencontrés. À la limite, on pouvait même trouver surprenant qu’il eût conquis tous les grades ou presque de l’université de Vienne, tant son aspect évoquait celui d’un maître de ballet ou d’un abbé de cour du XVIIIe siècle : cheveux blancs et follets voltigeant sur le col de velours d’une redingote juponnante portée sur des pantalons à sous-pieds, chemise à jabot et manchettes de mousseline, le tout parsemé d’une fine poussière de tabac, des lunettes cerclées de fer calées sur le petit bout d’un nez légèrement retroussé, l’œil pétillant et le sourire affable, l’homme des livres semblait toujours sur le point de s’envoler ou de battre un entrechat en s’appuyant sur la canne autour de laquelle il virevoltait plus qu’il ne marchait.

Accueillir un égyptologue doublé d’un prince-antiquaire ne parut pas le surprendre outre mesure. Il s’en acquitta avec une parfaite bonne grâce et une sorte d’empressement qui fit penser à

Morosini que le Dr Erbach devait s’ennuyer ferme dans cet immense château que les quelques domestiques aperçus ne parvenaient pas à peupler.

– Vous avez de la chance de me trouver ici, expliqua-t-il en rejoignant ses visiteurs dans le ravissant salon chinois où ils avaient été introduits. J’assume, en effet, les bibliothèques des autres châteaux Schwarzenberg : Hluboka où la famille réside le plus souvent, celle-ci et Trebon qui est de peu d’importance. Je suis venu à Krumau pour y classer l’énorme correspondance du prince Felix lorsqu’il était ambassadeur à Paris en 1810, au moment du mariage de Napoléon Ier avec notre archiduchesse Marie-Louise. Une bien tragique histoire ! ajouta-t-il en soupirant sans songer un seul instant à offrir un siège à ses visiteurs. Vous qui êtes français, Monsieur – et il se tourna vers Adalbert – vous savez sans doute quel drame a vécu la famille à cette horrible époque ? … Comment, lors du bal donné à l’ambassade, rue du Mont-Blanc, en l’honneur des nouveaux époux, la salle de bal improvisée dans les jardins prit feu, déchaînant une horrible panique et comment notre malheureuse princesse Pauline, la plus exquise des ambassadrices, périt dans les flammes en recherchant sa fille… Quelle chose abominable !

Il avait dévidé tout cela sans respirer mais, après « abominable », il s’accorda un profond soupir qu’Aldo saisit au vol :

– Nous nous intéressons aussi à l’Histoire ainsi que vous le devinez, dit-il, mais notre propos n’est pas de vous interroger sur le glorieux parcours des princes Schwarzenberg, si haut en couleurs soit-il…

– Ça, vous pouvez le dire ! La princessePauline est même entrée dans la légende. On prétend qu’à l’instant même où elle expirait, son fantôme apparut ici, à Krumau, à la nourrice qui veillais sur son plus jeune enfant. Mais je vous tiens debout ! Je vous en prie, Messieurs, prenez place !

Il désignait deux élégants cabriolets Louis XV tendus de satin bleu et blanc, se carrait dans un troisième, et reprenait :

– Où en étions-nous ? Ah oui, la malheureuse princesse Pauline ! Vous pourrez, si vous le désirez, admirer son portrait en robe de bal dans les grands appartements où bien des souverains…

Heureux d’avoir un auditoire, il repartait pour quelque interminable digression quand Adalbert décida d’intervenir et saisit la balle au bond :

– C’est justement à propos de souverains que nous sommes ici et que nous nous permettons de vous déranger, Herr Doktor. Il est temps, je crois, que je vous expose le but de notre visite : mon ami le prince Morosini ici présent et moi-même désirons recueillir des documents sur les résidences impériales et royales de l’ancien Empire austro-hongrois.

Les sourcils du bibliothécaire, qui avait profité de l’interruption pour tirer une pincée d’une fort belle tabatière, remontèrent au milieu de son front et il leva en signe d’avertissement une main blanche et soignée digne d’un prélat :

– Permettez, permettez ! Si vaste et si noble qu’il soit, Krumau n’a jamais été résidence impériale, même si ses princes ont été souverains.

– N’a-t-il pas appartenu à l’empereur Rodolphe II ?

L’aimable visage se changea en un masque de la douleur :

– Oh mon Dieu ! Vous avez raison et je ne le sais que trop, mais voyez-vous les habitants de ce château, comme de la ville d’ailleurs, s’efforcent d’oublier. Vous tenez vraiment à ce que je vous en parle ?

– C’est indispensable pour notre ouvrage, dit Aldo. Mais s’il vous est trop pénible de retracer l’horrible histoire du bâtard impérial, sachez que nous la connaissons déjà. Ce qui nous manque, ce sont surtout des dates et des emplacements. Le château, bien entendu, n’était pas ce qu’il est maintenant ? …

– Bien entendu, fit Erbach soulagé. Je vous ferai visiter tout à l’heure ce qui demeure de cette époque. Quant aux dates, l’Empereur n’a gardé Krumau qu’une dizaine d’années. C’est en 1601 qu’il contraignit le dernier des Rozemberk, Petr Vork, perdu de dettes et de débauches, à lui vendre le domaine dont il fit présent en 1606 à… don Giulio à la suite d’un scandale sans précédent. Je devrais dire plutôt qu’il l’y assigna à résidence En espérant que l’éloignement suffirait à faire oublier sa conduite. Et puisque vous savez ce qui s’est passé, je me contenterai de vous dire qu’après l’affreux drame dont il fut le triste héros, le bâtard, enfermé dans ses appartements transformés en prison, y mourut subitement le 25 juin 1608. Après sa mort, l’Empereur conserva le château jusqu’en 1612, date à laquelle il en fit présent à l’un de ses fidèles amis et conseillers, Johann Ulrich von Eggenberg…

– Onze ans, en effet, coupa Adalbert. Mais revenons un instant, s’il vous plaît, à ce Giulio que je connais moins bien que le prince Morosini Nous croyons savoir qu’il a été enterré dans votre chapelle et nous aimerions que vous nous montriez sa tombe.

Le bibliothécaire prit une mine offusquée :

– Il y a longtemps qu’elle n’y est plus ! Vous pensez bien que le nouveau propriétaire se souciait peu de conserver un tel voisinage ! D’autant que certaines de ses servantes manquèrent mourir de peur après avoir rencontré le fantôme sanglant d’un homme nu… Il s’en ouvrit au supérieur des Minorites dont le couvent se trouve en bas, au quartier de Latran, et le pria de se charger du défunt que la proximité de saints hommes convaincrait peut-être de se tenir tranquille mais celui-ci craignait de soulever une émeute en ville. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les restes du fou meurtrier venaient reposer à l’intérieur de la cité. Le drame était encore trop proche.

– Et alors ? Qu’en a-t-il fait ? s’inquiéta Morosini. On l’a jeté à la rivière ?

– Oh, prince ! … Ce misérable était tout de même de sang impérial ! Après réflexion, le supérieur eut une idée : à quelque distance de la ville, se trouvait un petit prieuré dépendant de son couvent qui n’était plus habité mais où l’on disait encore la messe à certaines dates. La terre, bien sûr, en était aussi sacrée que pouvait l’être celle de notre chapelle Saint-Georges ou celle du monastère. Johann Ulrich von Eggenberg trouva l’idée excellente, mais on convint d’agir dans le plus grand secret. Ce fut donc de nuit que le lourd cercueil en bois de teck fut transporté dans le cimetière du prieuré où l’on n’enterrait plus personne depuis longtemps…

– … et qui devait être retourné à l’état sauvage ? remarqua Vidal-Pellicorne sarcastique. Ainsi le mort disparaissait de la surface de la terre ?

– On n’a pas osé aller jusque-là. D’après ce que j’ai pu lire dans les archives du château, une dalle gravée de son nom en latin : Julius, fut placée sur la tombe… mais on s’est arrangé pour que la végétation soit reconstituée autour afin que le secret fût mieux préservé. Il s’agissait d’éviter que le sommeil du défunt fût troublé par une quelconque soif de vengeance… Voilà, je vous ai dit tout ce que je sais, se hâta d’ajouter Erbach en s’épongeant le visage à l’aide d’un vaste mouchoir.

Le sujet, décidément, lui déplaisait fort…

– Pas tout à fait, fit Morosini soudain suave. Où se trouve le prieuré en question ?

– Oh, je ne crois pas qu’il puisse présenter quelque intérêt pour votre ouvrage, Excellence. Il est en ruine à présent…

– Mais ces ruines, où sont-elles ?

– Sur la route du sud, à une petite lieue… mais je vous en prie, parlons d’autre chose ! Voulez-vous visiter le château ?

Pour échapper à un sujet qui le terrifiait, Ulrich Erbach était prêt à ouvrir devant ses visiteurs toutes les portes qu’ils voudraient. N’ayant plus rien à apprendre de lui, les deux hommes le suivirent de bonne grâce, admirant sans réserve les merveilles de cette étrange demeure où les siècles se côtoyaient comme à Prague : la très belle cour Renaissance, le triple pont lancé sur une faille profonde entre deux rochers pour relier les habitations à un étonnant théâtre construit au XVIIIe siècle et dont la scène tournante, la seule en Europe à cette époque, était en avance de quelques décennies. La bibliothèque, bien qu’elle eût été dépouillée d’une partie de ses trésors au bénéfice de celle de Hluboka, n’était pas sans attraits et son conservateur finit par soupirer :

– C’est ici, au fond, que je suis le plus heureux, parce que ici le château a une âme…

– Et pas Hluboka ?

Erbach haussa ses maigres épaules couvertes de velours noir :

– Un pastiche de Windsor ! Un château pour Alice au pays des Merveilles construit il y a peu par une princesse qui avait trop lu Walter Scott ! Certes, la bibliothèque y est magnifique… mais je préfère celle-ci…

On se quitta les meilleurs amis du monde. Reconduits jusqu’au corps de garde par l’obligeant personnage, Aldo et Adalbert redescendirent vers la ville, en silence d’abord, puis Aldo lâcha ce qu’il avait sur le cœur :

– Qu’est-ce que tu penses de ça ? Simon habillait à quelques centaines de mètres du rubis et il ne s’en doutait même pas !

– À condition que la pierre soit encore là. Qui te dit que le cercueil n’a pas été ouvert par ceux Lui l’ont amené ?

– Il s’agissait de moines et ces gens-là ont le respect des morts. Même d’un fou meurtrier. Et puis ce devait être déjà assez troublant de contrevenir aux ordres d’un empereur défunt… sans compter la frousse intense que ce Giulio semble susciter encore. Personne, j’en jurerais, n’aura eu l’idée de soulever le couvercle.

– Je veux bien l’admettre, mais comment allons-nous faire pour retrouver la tombe ?

– Il faut compter sur la chance ! De toute façon, ce sera plus facile que d’aller fouiller la chapelle du château. Tu as vu cette merveille baroque ? S’il avait fallu creuser des trous dans le pavage ou fouiller l’un des tombeaux nous aurions eu du souci à nous faire. Sans oublier les gardes du domaine ! Sincèrement, j’aime mieux ça ! En tout cas, le fantôme de l’Empereur ne devait pas être au courant de ce qu’il est advenu de la dépouille de son fils…

– Ils ne savent pas tout. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

– On reprend la voiture et on se livre à une première exploration. Il n’est pas tard et on a encore tout le temps avant le dîner.

Une demi-heure plus tard, la petite Fiat s’engageait dans le sentier menant aux ruines où Simon Aronov avait ordonné à Wong de dissimuler sa limousine et la première impression de ses occupants fut le découragement.

– Autant chercher une aiguille dans une meule de foin ! marmotta Vidal-Pellicorne.

En effet, passé ce qui devait être un mur d’enceinte, on tombait sur l’énorme amas de pierres ! qui avait été la chapelle dont il ne restait que la puissante ogive du portail et quelques fragments de muraille encore debout, le tout hérissé d’herbes folles, de ronces et d’un cornouiller qui avait réussi à se frayer un passage.

– Il y a eu un incendie, remarqua Adalbert en désignant les traces visibles du feu. De toute façon, nous n’avons rien à chercher dans l’intérieur de la chapelle. Je suppose que le cimetière était de l’autre côté ?

– Il y a presque autant de parpaings que dans ! ce qui reste des bâtiments conventuels. On n’y arrivera jamais ! C’est un travail de titan !

– N’exagérons rien ! C’est un travail d’archéologue avant tout. Si tu veux bien, nous allons commencer par délimiter le chantier. Autrement dit, essayer de déterminer l’emplacement de l’ancien cimetière.

Durant deux heures, on arpenta le champ de ruines, soulevant une pierre ici, en retournant une autre. À mesure qu’on progressait la végétation se faisait plus dense et quand, enfin, on trouva une ancienne stèle qui devait marquer une tombe, on atteignait l’orée d’un bois à travers les branches duquel les eaux mortes d’un petit étang reflétaient les derniers rayons du soleil. Adalbert en tira cependant une conclusion :

– Aucun doute : le cimetière est entre ici et le début véritable des ruines. Il doit se cacher sous cette énorme végétation. Il va nous falloir des outils. Rentrons en ville ! Avec un peu de chance, on trouvera une boutique ouverte…

– Et tu n’as pas peur que le marchand se pose des questions ? Je te rappelle qu’on devait les demander chez Simon ?

– Je le sais bien, mais nous allons travailler tellement près de chez Adolf que cela peut être gênant. Il viendra voir ce qu’on fait. Les distractions doivent être rares par ici. Et qu’est-ce que tu crois qu’il dira s’il nous trouve en train de violer une tombe ?

– Alors, dans ce cas, le mieux est qu’on aille s’approvisionner à Budweis. C’est beaucoup plus important que Krumau et ce n’est jamais qu’à vingt-cinq kilomètres.

– Pas une mauvaise idée, mais c’est trop tard pour ce soir. On ira demain matin aux aurores !

Durant quatre jours, armés de cisailles, de sécateurs, d’une fourche, d’une pelle et d’une pioche. Adalbert et Aldo travaillèrent comme des tâcherons sur le périmètre indiqué par le premier et réussirent à dégager plusieurs tombes, mais aucune ne correspondait à ce qu’avait indiqué maître Erbach. C’était une besogne harassante et que la chaleur rendait pénible :

– Je commence à croire qu’on va y passer l’été, soupira Aldo en essuyant à sa manche retroussée son front couvert de sueur. On va me croire mon à Venise…

Vidal-Pellicorne sourit à son ami sur le mode goguenard :

– Ce que c’est que d’être un aristocrate délicat habitué au confort et au maniement des pierres précieuses ! Nous autres archéologues qui sommes accoutumés à déterrer des mastabas et à creuser des montagnes sous un soleil de plomb sommes plus endurants !

– Tu oublies de dire que vous avez toujours un tas de fellahs à votre disposition. Pour ce que j’en sais, ce sont eux surtout qui grattent la terre. Vous autres, comme tu dis, vous maniez plutôt le pinceau et l’éponge pour nettoyer ce qu’on vous dégagé…

Leur aubergiste s’étonnait bien de les voir rentrer le soir harassés et plus poussiéreux qu’il n’est convenable pour des touristes, mais ils lui confièrent sous le sceau du secret qu’ils avaient découvert par hasard les traces d’une ancienne villa romaine et qu’ils essayaient d’en dégager assez pour avoir une preuve. Ravi d’être le seul dépositaire d’une affaire qui pouvait valoir un surcroît d’intérêt à la région, Sepler jura le silence et n’en soigna que mieux des clients aussi passionnants. Chaque matin, il les pourvoyait de solide paniers pique-nique et de bouteilles d’eau minérale, et au dîner il s’enquérait discrètement des progrès réalisés :

– Ça avance, ça avance ! répondait l’archéologue. Mais, vous savez, on ne mène pas à bien ce genre de recherches en quelques heures…

Un après-midi, alors que les deux travailleurs forcés s’accordaient une pause en mangeant des pêches et des prunes, ils virent venir à eux une jeune fille qui leur fit l’effet d’une apparition. C’était une petite paysanne aux longues nattes blondes, jolie comme une image et qui portait dans ses bras une grande gerbe de marguerites et de bleuets. Elle les salua avec l’extrême politesse que l’on rencontre partout en Tchécoslovaquie et leur demanda ce qu’ils faisaient là. Ce fut Aldo qui lui répondit :

– J’ai appris voici peu que l’un de mes ancêtres qui fut moine dans ce prieuré reposait ici. Je cherchais sa tombe.

Elle leva sur cet homme de si haute mine en dépit de son pantalon souillé de terre et de sa chemise ouverte aux manches roulées sur des bras bruns et musclés des yeux qui ressemblaient à des pervenches :

– Comme vous avez raison ! soupira-t-elle. Il ne faut pas abandonner les pauvres morts. Veiller sur le lieu de leur repos et lui rendre hommage est un devoir pieux. Dieu permettra sûrement que vous la retrouviez !

Ayant dit, elle esquissa une petite révérence et poursuivit son chemin dans le soleil, son ample jupe bleue brodée de jaune dansant autour de ses mollets ronds.

– À ton avis, où va-t-elle comme ça ? chuchota Adalbert en la voyant s’engager dans le bois en direction de l’étang.

– Je suppose qu’elle rentre chez elle ?

– Le sentier ne mène nulle part sinon au bord de l’eau et il n’y a pas de maison par là.

– Peut-être s’agit-il… d’un rendez-vous ? Elle est charmante, cette petite…

– Possible mais j’ai tout de même envie de savoir où elle va. Tu n’as pas remarqué qu’elle avait l’air de rêver toute éveillée. Même sa voix avait quelque chose de lointain quand elle t’a approuvé…

Il s’élançait déjà à la suite de la jeune fille. Aldo haussa les épaules :

– Après tout, pourquoi pas ? Ça nous reposera.

Et il suivit son ami.

Cachés dans les arbres, ils virent l’enfant contourner l’étang sur la moitié de sa circonférence pour rejoindre la parcelle de forêt bordant l’autre moitié. Ne sachant jusqu’à quelle profondeur du bois elle se rendait, ils hésitèrent à se lancer sur la rive de l’étang. Si elle les apercevait, e pourrait prendre peur.

– J’ai bien repéré l’endroit où elle est entrée, dit Aldo. Attendons un moment. Puis on ira voir.

Assis dans l’herbe au pied d’un frêne, ils restèrent là un bon quart d’heure en écoutant chanter une fauvette. Après quoi Aldo regarda sa montre-bracelet :

– Allons-y, maintenant…

Il finissait de parler quand la jeune fille ressortit du bois pour revenir sur ses pas.

– Filons ! souffla Adalbert, et allons vite reprendre notre travail !

– Tu as remarqué, elle n’a plus ses fleurs ? J’aimerais savoir où elle les a laissées i

– On tâchera de les retrouver tout à l’heure. Elle n’a pas dû aller bien loin…

Quand la jeune fille les rejoignit, ils étaient de nouveau à l’ouvrage :

– Comme vous travaillez bien ! remarqua-t-elle. Et par cette chaleur !

– Elle n’a pas l’air de vous faire peur, Mademoiselle. Pouvons-nous bavarder un instant ?

– J’aimerais bien mais je suis pressée. Ma mère m’attend. À bientôt peut-être ?

Elle les salua d’un signe de tête et d’un beau sourire puis disparut dans les ruines. Elle n’avait certainement pas rejoint la route que les deux hommes fonçaient de nouveau en direction de l’étang, puis s’enfonçaient à leur tour dans la forêt en marquant des repères à l’aide de leurs couteaux car il n’y avait plus de chemin. Et soudain, derrière un taillis, ils aperçurent une tache claire : les fleurs de la petite. Mais ce fut seulement quand ils virent l’endroit où elle les avait déposées qu’ils eurent l’impression d’avoir été guidés par une main invisible et que cette enfant blonde était peut-être bien une envoyée du ciel : presque entièrement dissimulée sous des ronces que l’on avait un peu écartées, il y avait là une large pierre moussue mais sur laquelle on pouvait encore lire un nom gravé : Julius…

Machinalement, Morosini mit un genou en terre pour mieux dégager l’inscription.

– C’est ça le cimetière du prieuré ? dit-il amèrement. Le Herr Doktor nous a menti.

– Je ne pense pas. Le mensonge, selon moi, remonte à beaucoup plus haut, beaucoup plus tôt ! Les moines ne devaient pas se soucier plus que le propriétaire du château d’un tel voisinage. Ils ont promis d’enterrer Giulio chez eux et ils sont montés le chercher une belle nuit. Le comte là-haut sur son rocher, n’en demandait pas plus. Il lui importait surtout d’être débarrassé et il n’a pas cherché plus loin, se contentant sans doute de payer largement… et les saints hommes, au lieu de donner à ce malheureux la sépulture chrétienne qu’on leur demandait, sont venus l’enfouir ici… loin de tout. Comme le réprouvé qu’il a toujours été !

– Encore heureux qu’ils ne l’aient pas jeté dans l’étang…

– C’eût été peut-être beaucoup pour leur conscience peureuse. Quant à nous, sans cette petite, on aurait pu le chercher longtemps ! Son geste, son bouquet sont touchants et j’ai un peu honte maintenant de ce qu’il va falloir accomplir…

– Je pense comme toi, mais nous n’avons pas le choix. On s’arrangera pour effacer toute trace de notre passage. Cette petite doit rêver à cet inconnu abandonné dans sa tombe romantique : je ne veux pas abîmer son rêve. Quant au rubis – s’il est là, ce dont je finis par douter ! – Giulio reposera plus paisiblement lorsque nous l’en aurons débarrassé.

La nuit était noire, lourde, chaude. Le soir tombant n’avait apporté aucune fraîcheur. Tandis qu’Adalbert demeurait sur place, Aldo était retourné à l’auberge pour annoncer à maître Johann qu’un fermier avec qui ils avaient noué amitié leur offrait l’hospitalité ce soir-là :

– Nous rentrerons demain, ne vous tourmentez pas ! … Mais j’aimerais que vous me donniez deux bouteilles de votre excellent vin de Melnik pour les offrir à notre hôte.

La mine consternée de l’aubergiste qui craignait la concurrence s’était tout de suite rassérénée. Il avait également proposé un flacon d’eau-de-vie de prune – « C’est très apprécié ici ! » – qu’Aldo s’était bien gardé de refuser. Il emporta le tout puis, avant de rejoindre Vidal-Pellicorne, il passa chez un fruitier pour acheter des pêches et des abricots. Ainsi lestés, ils attendirent la tombée de la nuit en surveillant le ciel où de noirs nuages se déplaçaient lentement :

– Si tout ça nous tombe dessus, on sera trempés et notre tâche n’en sera pas facilitée ! soupira l’archéologue.

– Sur le conseil de notre hôte, j’ai emporté nos imperméables. Ils nous serviront au moins à dissimuler l’état dans lequel nous serons demain.

Pourtant, aucun roulement lointain, aucun éclair fugitif n’annonçait encore le déluge. Dès que la nuit fut totale, les deux hommes jetèrent d’un même geste leurs cigarettes, prirent leur matériel et se dirigèrent vers leur horrible tâche, mais ce fut seulement une fois arrivés à destination qu’ils allumèrent les lanternes sourdes dont la lumière leur était indispensable.

Contrairement à ce qu’ils craignaient, la dalle ne leur donna pas beaucoup de peine : elle était seulement posée sur le sol. Ensuite il fallait creuser. Ce qu’ils firent en se relayant, après s’être signés…

– On aura peut-être plus de mal avec le cercueil, murmura Aldo. Le bois de teck est imputrescible et plutôt lourd… Venise tout entière est construite dessus.

– Tout dépend de la profondeur. Mais heureusement les moines pressés de se débarrasser de leur sulfureux fardeau avaient bâclé leur travail. Ils s’étaient contentés de l’enfouir sommairement, comptant sur la qualité exceptionnelle du bois et sur la dalle de pierre pour que les bêtes des bois ne soient pas attirées. À un mètre du sol environ, la pioche d’Adalbert rencontra une résistance.

– Je crois qu’on l’a !

Travaillant avec acharnement mais prudence, ils dégagèrent la longue boîte noire, près de laquelle Adalbert descendit avec une lanterne : les armes impériales en métal terni apparurent sur le couvercle. Par chance, celui-ci n’était tenu fermé que par son poids et des crochets de fer rouillés qui n’offrirent pas une très grande résistance au ciseau et aux tenailles de l’archéologue.

– Il n’est peut-être pas utile de faire sauter ceux du bas, dit Adalbert. Descends à présent : on va soulever le couvercle et tu le tiendras ouvert pendant que je chercherai…

De leur vie, les deux hommes ne devaient plus oublier ce qu’ils découvrirent : ils s’attendaient à des ossements, ils virent le corps noirci, momifié d’un jeune homme dont l’extraordinaire beauté demeurait évidente. On avait dû l’envelopper d’un grand manteau de velours pourpre brodé d’or qui n’apparaissait plus que comme une sorte de voile rouge déchiré montrant par endroits des fragments plus épais sous des entrelacs d’un or à peine terni.

– Les alchimistes de Rodolphe II devaient avoir retrouvé certains secrets des Égyptiens, chu-nota Adalbert dont les longs doigts, habitués, fouillaient avec légèreté cet amas de tissus fantômes qui recouvrait le corps.

Et soudain, dans la lumière pauvre de la lanterne, un feu sanglant s’alluma : le rubis était là, pendu au cou par une chaîne d’or et qui semblait les regarder comme un œil rouge ouvert soudain au fond de la nuit…

Un instant les deux hommes gardèrent le silence. Puis Adalbert murmura, la voix enrouée :

– C’est toi l’envoyé… c’est à toi de l’enlever. Je vais tenir le couvercle.

Aldo avança une main hésitante qu’il sentait glacée. Avec des gestes doux et précautionneux, il chercha le fermoir de la chaîne, l’ouvrit mais, sans la retirer, fit glisser le pendentif dans sa main, le mit dans sa poche d’où il tira un paquet étroit et plat qu’il déballa : il y avait là une belle croix pectorale en or garnie d’améthystes qu’il mit à la place du rubis. Il l’avait achetée chez un antiquaire dans les beaux quartiers de Budweis.

– Je l’ai fait bénir, dit-il.

Ensuite il arrangea de son mieux les vestiges de tissus, traça sur le corps le signe de la bénédiction et aida Adalbert à reposer le pesant couvercle. Après quoi, d’une même voix et sans s’être concertés, ils murmurèrent un De profundis. Il ne restait plus qu’à refermer la tombe…

Quand la dalle ainsi que les fleurs de la jeune inconnue eurent repris leur place, il était difficile d’imaginer le travail de titans accompli par les deux hommes.

Vidés de leurs forces, ils se laissèrent tomber à terre afin de se remettre un peu et de permettre à leurs cœurs battant au rythme de la chamade de s’apaiser. Quelque part dans le lointain, un coq chanta :

– On y a passé la nuit ? s’étonna Adalbert… Comme si ces quelques mots eussent été un signal attendu par le ciel, un énorme coup de tonnerre suivi de l’aveuglante zébrure d’un éclair éclata au-dessus de leurs têtes en même temps que crevaient enfin les nuages. Des trombes d’eau s’abattirent sur la campagne.

En dépit de la protection des arbres, les deux amis furent trempés en un instant mais, loin de songer à fuir l’averse, ils laissèrent avec une sorte de plaisir sauvage l’eau du ciel ruisseler sur eux comme un nouveau baptême. Après tant de chaleur, tant d’efforts, c’était merveilleux…

– Le jour va venir, dit enfin Aldo. Il faudrait songer à rentrer.

Quand ils atteignirent la voiture, leurs pieds étaient boueux mais il ne restait plus trace sur leurs corps du terrible ouvrage qu’ils avaient accompli. Alors ils se déshabillèrent entièrement, étendirent leurs vêtements de leur mieux sur la banquette arrière, s’enveloppèrent dans leurs imperméables et s’endormirent aussitôt.

Le jour était levé depuis longtemps lorsqu’ils s’éveillèrent, et la pluie tombait toujours. Ils se trouvaient au centre d’un univers uniformément gris et dégoulinant mais ils se sentaient tout à fait dispos et l’esprit clair.

– Brr ! fit Adalbert en s’ébrouant. J’ai une faim de loup. Un petit déjeuner et surtout un bon café, voilà ce qu’il me faut.

Aldo ne répondit pas. Il avait tiré le rubis du mouchoir dont il l’avait enveloppé et le contemplait, posé sur sa main : c’était une pierre admirable, d’une magnifique couleur sang-de-pigeon et la plus belle sans doute, avec le saphir, des quatre pierres qu’il leur avait été donné de retrouver.

– Mission accomplie, Simon ! soupira-t-il. Reste à savoir quand et comment nous allons pouvoir te le remettre. Si même c’est encore possible…

À son tour, Vidal-Pellicorne prit le joyau qu’il fit jouer un instant au creux de sa main :

– En ce cas que devient le pectoral ? Si tu veux ma pensée profonde, je n’arrive pas à croire à la mort de Simon. Les circonstances sont trop bizarres pour qu’il n’en ait pas été le maître d’œuvre. Songe qu’il a allumé l’incendie et sans doute connaissait-il un moyen de s’échapper. Et puis il y a cette voiture dans laquelle Wong devait l’attendre et qui a disparu…

– J’ai peine à croire, s’il est toujours vivant, qu’il ne se soit pas soucié de son serviteur,

– C’est dans la logique des choses. Wong a désobéi en retournant vers la maison. Simon ne pouvait prendre le risque de revenir le chercher. Le maître du pectoral n’a pas le droit de jouer sa vie de façon inconsidérée. Quant à nous, il faudrait un moyen de faire parvenir ceci à sa vraie place. La pierre est superbe, mais que d’horreurs autour ! Songe que, depuis le XVesiècle, elle a passé plus de temps sur des cadavres que sur la chair vivante… Je n’ai pas envie de la contempler longtemps…

– De toute façon, je dois la porter au grand rabbin pour qu’il l’exorcise et, du même coup libère l’âme de la Susana. Lui saura nous dire ce qu’il faut faire. On rentre à Prague ce soir…

– Et Wong ?

– On va passer lui dire que l’un de nous deux reviendra le chercher. Ensuite on l’embarquera sur le Prague-Vienne et de là sur l’express pour Venise. Tu l’accompagneras et moi je rentrerai avec la voiture…

On remit les vêtements et on repartit mais, contrairement à ce que Morosini espérait, le Coréen déclina l’invitation à se rendre à Venise.

– Si le maître est encore de ce monde et s’il me cherche il n’aura jamais l’idée d’aller là-bas. Si vous voulez m’aider, messieurs, conduisez-moi à Zurich aussi vite que possible…

– À Zurich ? dit Adalbert.

– Le maître y possède une villa sur le lac, près de la clinique d’un de ses amis. C’est lui qui nous a permis de fuir et j’y serai bien soigné. Là j’attendrai… s’il y a quelque chose à attendre.

– Et si rien ne vient ?

– J’aurai l’honneur et le regret de vous appeler, Messieurs, pour qu’ensemble nous essayions de trouver une solution finale.

Morosini s’inclina :

– Comme il vous plaira, Wong ! Tenez-vous prêt ! D’ici deux ou trois jours, je reviendrai vous chercher. Nous irons prendre l’Arlberg-Express à Linz. Pour l’instant, nous avons une affaire à Prague…

– J’attendrai, Excellence. Avec obéissance. J’ai trop de regrets de n’avoir pas suivi les ordres de mon maître.

Lorsque Adalbert et lui pénétrèrent dans le hall de l’hôtel Europa, Aldo eut la désagréable surprise de trouver Aloysius C. Butterfield répandu dans l’un des fauteuils sous l’aile battante d’un journal déployé qu’il envoya promener dès qu’il reconnut les arrivants :

– Ah ! Ça fait plaisir de vous revoir ! barrit-il en arborant un sourire si large qu’il permit d’admirer dans toute sa splendeur l’œuvre d’un chirurgien-dentiste aimant particulièrement l’or. Je me demandais vraiment où vous étiez passé !

– Vous devrais-je compte de mes déplacements ? fit Morosini avec insolence.

– Non… Pardonnez-moi si je m’y prends mal : vous savez à quel point je tiens à conclure une affaire avec vous. Quand je me suis aperçu de votre départ, j’étais désolé et je songeais même à me rendre à Venise mais on m’a dit que voua deviez revenir. Alors, je vous ai attendu.

– J’en suis navré, Mr. Butterfield, mais je croyais avoir été clair : en dehors de ma collection particulière, je n’ai rien en ce moment qui puisse vous convenir. Cessez donc de perdre votre temps, ici et poursuivez votre voyage : l’Europe est pleine de joailliers susceptibles de vous offrir de belles choses…

L’Américain poussa un soupir qui fit saluer plus proche plante verte.

– Bon ! Mettons aussi que j’ai de la sympa pour vous ! Renonçons à cette affaire, mais au moins buvons un verre ensemble.

– Si vous voulez, concéda Aldo, mais plus tard ! J’ai le plus vif désir de prendre un bain et de me changer !

Il put enfin rejoindre Adalbert qui attendait sagement devant l’ascenseur.

– Mais enfin, qu’est-ce que tu as fait à ce type pour qu’il s’accroche à toi de cette façon ? …

– Je te l’ai déjà dit : il s’était mis en tête de m’acheter un bijou pour sa femme… et puis il paraît que je lui suis sympathique !

– Et tu trouves ça suffisant ? Je ne l’aime pas du tout, moi, ton Américain.

– Ce n’est pas « mon » Américain et je ne l’aime pas plus que toi. Cela dit, je lui ai tout de même promis de boire un verre avec lui avant le dîner. J’espère qu’après on en sera débarrassés.

– Oui, mais je me demande si on ne ferait pas mieux d’aller dîner ailleurs ? Au cas où il nous aimerait tellement qu’il tiendrait à partager ce repas avec nous ? …

Ce fut exactement ce qui se produisit mais, cette fois, Adalbert s’interposa comme il savait si bien le faire, usant d’un ton à la fois péremptoire et dédaigneux grâce auquel il devenait un tout autre homme. Il se leva, salua sèchement Butterfield, et pria Aldo de se souvenir qu’ils étaient invités ce soir-là chez l’un de ses confrères archéologues. Ce fut miraculeux et l’Américain n’insista pas.

Quelques minutes plus tard, les deux compères parcouraient en calèche le pont Charles en direction de l’île de Kampa où, sur la vieille place, ils trouvèrent refuge dans un restaurant à la fois archaïque et charmant discrètement indiqué par le portier de l’Europa : le Brochet d’argent.

– Je suppose, soupira Vidal-Pellicorne en se laissant aller sur le dossier du banc garni de coussins rouge et or, que tu aurais comme moi préféré aller te coucher après la nuit que nous avons passée.

– Non, j’avais l’intention de sortir après dîner. De cette façon ce sera plus simple : quand nous rentrerons, je demanderai au cocher de me déposer sur la place de la Vieille-Ville et tu m’attendras dans la voiture.

Adalbert fronça les sourcils :

– Ah oui ? Et qu’est-ce que tu feras pendant ce temps-là ?

Aldo tira de sa poche une lettre qu’il avait rédigée dans sa chambre avant de descendre :

– Un saut jusque chez le rabbin pour glisser ceci sous sa porte. Je lui demande de nous recevoir le plus tôt possible. J’ai hâte que cette damnée pierre soit exorcisée. Depuis que nous l’avons, je m’attends à chaque instant à une catastrophe.

– Je ne suis pas superstitieux mais j’avoue que, cette fois, je me sens mal à l’aise. Où est-elle ?

– Dans ma poche. Tu n’aurais pas voulu que je la laisse dans ma chambre ?

– Non, mais pourquoi pas dans le coffre l’hôtel ? C’est fait pour ça…

– J’aurais trop peur, je crois, que l’Europa flambe cette nuit.

En dépit de la gravité du sujet, Adalbert se mit à rire et avala d’un coup son verre de vin :

– Il est temps qu’on fasse quelque chose ! Tu me parais très atteint, mon vieux !

Adalbert cependant n’avait plus envie de rire quand, de retour à l’hôtel, il s’aperçut que sa chambre avait été fouillée. Oh, avec habileté, mais l’archéologue possédait un œil aigu et attentif auquel rien n’échappait même le plus petit détail. Naturellement, Aldo lui aussi avait été visité et, en dépit de leur fatigue, les deux hommes se livrèrent à un vrai déménagement destiné à leur assurer la nuit de sommeil dont ils avaient le plus grand besoin. Porte et fenêtres dûment barricadées – grâce à Dieu la nuit, douce et assez fraîche, n’offrait pas l’habituelle touffeur de l’été – ils gagnèrent enfin leurs lits sans oublier de glisser une arme sous leurs oreillers. Quant au rubis, Aldo le confia à l’une des vasques style Gallé qui composaient son lustre. Ainsi protégés, on dormit du sommeil du juste.

Le lendemain matin, Aldo trouva une lettre sur le plateau de son petit déjeuner. Un mot du portier expliquait qu’une jeune fille l’avait apportée dès sept heures du matin. Elle émanait de Jehuda Liwa :

« Cette nuit, à onze heures et à la synagogue Vieille-Nouvelle. La paix soit avec toi… »

La paix, Morosini la souhaitait depuis que le rubis fatal était en sa possession. Non qu’il éprouvât quelque remords d’avoir troublé l’éternel sommeil de Giulio : il était certain qu’au contraire le repos du jeune homme n’en serait que plus tranquille, mais le joyau, en lui-même, dégageait une atmosphère pénible chargée de toute l’horreur et de toute la misère que sa possession déchaînait. Et quand il fut sur le point de sortir, Aldo dut se forcer pour aller repêcher la gemme maléfique dans sa cachette de verre coloré. Mieux valait ne pas l’y laisser au cas où les femmes de chambre jugeraient utile de nettoyer le lustre à fond. Il se rasséréna cependant en songeant que, le soir, quand il la rapporterait, la pierre maudite aurait enfin perdu son pouvoir.

On utilisa la journée à faire donner à la voiture les soins nécessaires en vue d’une longue route et à flâner en ville, puis on décida de dîner à la Brasserie Mozart. Cela évitait à la fois de rentrer à l’hôtel pour y subir les questions indiscrètes de Butterfield, et de passer le rituel smoking un peu trop élégant et voyant quand il s’agissait d’excursionner dans le vieux quartier juif.

La nuit était belle, douce, et il y avait beaucoup de monde dans les rues et sur les places quand les deux hommes quittèrent la brasserie. Pendant le temps d’été, Prague vivait volontiers une fête perpétuelle et bon enfant. Éclairés par des lampes à acétylène qui semblaient refléter les étoiles du ciel, les petits marchands de concombre, en jus ou en lanières, de saucisses au raifort et de bière faisaient des affaires d’or sur un fond de musique où les vieux airs bohémiens relayaient le thème de Smetana évoquant la Moldau et plus connu que l’hymne national. Une diseuse de bonne aventure aux yeux de feu et aux longs cheveux noirs mal retenus par un foulard jaune essaya de prendre la main d’Aldo, mais il la lui retira doucement :

– Merci, mais je n’ai pas envie de connaître mon avenir, dit-il en français.

Cette langue ne devait pas lui être familière, car elle eut un geste désolé qui fit tinter ses bracelets d’argent et secoua la tête avec un soupir de regret.

– Tu as peut-être tort, remarqua Vidal-Pellicorne. C’était le moment où jamais d’en savoir un peu plus sur ce qui va nous arriver…

Quelques instants plus tard, l’entrée de la cité juive les avalait et ils clignèrent des yeux, saisis par l’obscurité. L’agréable odeur des saucisses grillées et de la menthe fraîche disparut, chassée par les relents d’une boucherie et d’une friperie qui se faisaient face. Deux lanternes d’un jaune sale essayaient d’éclairer la rue aux pavés disjoints. Puis les yeux des deux hommes s’habituèrent et distinguèrent bientôt le mur du vieux cimetière et les boules frissonnantes des arbres abritant l’incroyable accumulation de stèles qui faisait ressembler ce champ de mort à une mer grise et démontée. Et soudain, une senteur délicieuse vint caresser l’odorat des visiteurs nocturnes : celle des sureaux et des jasmins du cimetière. Quand ils l’atteignirent, la masse noire et pointue de l’antique synagogue leur apparut…

En approchant, ils virent qu’un filet de lumière jaune filtrait par la porte entrouverte.

– Entre seul ! chuchota Adalbert. Le rabbin ne me connaît pas.

– Et que feras-tu pendant ce temps ?

– Le guet. Ça peut toujours être utile. Ce quartier n’a rien de récréatif.

Pour affirmer sa détermination, il s’assit tranquillement sur les marches usées pour bourrer sa pipe. Aldo n’insista pas et poussa la porte au-dessus de laquelle, dans une ogive, un figuier s’épanouissait sur un ciel semé de grosses étoiles. Le vantail gémit sous sa main mais s’ouvrit sans peine.

Éclairé seulement par l’admirable chandelier à sept branches placé sur la table d’autel et par deux gros cierges au bas des marches qui le soutenaient, le vénérable sanctuaire laissait dans l’ombre ses voûtes gothiques et ses piliers, mais la sobriété de ce qu’il découvrait frappa Morosini. Seul le tympan du tabernacle présentait un beau motif de vigne que l’on retrouvait sur les rares chapiteaux peu éclairés.

Dans ce décor à la fois austère et mystérieux, la haute silhouette de Jehuda Liwa s’enlevait comme un haut-relief. Penché sur l’Indraraba, le Livre des secrets qu’il avait placé auprès des rouleaux de la Thora, il étudiait avec attention mais se redressa au bruit léger des pas du visiteur. Celui-ci observa que, sous son long manteau noir, il portait les habits blancs des défunts.

Impressionné, Morosini s’arrêta au milieu de la nef. La voix profonde du rabbin l’invita à s’avancer jusqu’au bas des marches, puis ajouta :

– Tu n’es pas ici dans une église. Ta tête doit être couverte. Prends la calotte placée à tes pieds et mets-la !

– Veuillez m’excuser. Je suis d’autant plus impardonnable que je le savais mais, ce soir, je sens un grand trouble.

– On l’éprouverait à moins si, comme ta lettre l’indique, tu as trouvé ce que tu cherchais. J’imagine que ce ne fut pas facile… Comment as-tu fait ? C’est un dur labeur d’ouvrir le caveau d’une chapelle princière.

– Le corps n’était plus dans la chapelle.

En quelques phrases, Aldo retraça le chemin suivi depuis son départ de Prague. Sans oublier de mentionner l’incendie du petit château et la disparition de Simon Aronov. Le grand rabbin sourit :

– Apaise tes craintes : le maître du pectoral n’est pas mort. Je peux même te confier qu’il est venu ici…

– Dans cette synagogue ?

– Non, dans notre quartier de Josefov où il a un ami. Je te rappelle que, pour notre bien commun, il vaut mieux que nous ne nous rencontrions pas. J’ajoute qu’il est inutile de le chercher : il n’a fait que toucher terre et il est reparti. Ne me demande pas où il est allé, je l’ignore. À présent, donne-moi la pierre maudite !

Aldo déplia le mouchoir blanc qui enveloppait le joyau et l’offrit sur sa paume où naquit aussitôt un rougeoiement de braise. Le rabbin étendit ses doigts osseux, prit le bijou qu’il considéra fixement. Puis il l’éleva comme s’il voulait en faire hommage à quelque divinité inconnue… Au même moment, une voix vulgaire claqua comme un coup de feu :

– Arrête tes mômeries, le vieux, et donne-moi ça ! brusquement retourné, Aldo considéra avec stupeur la forme burlesque d’Aloysius Butterfield surgie de l’obscurité comme un gnome maléfique. Le gros Colt qui oscillait entre lui et Jehuda n’avait rien de rassurant.

Le personnage jouissait impudemment de sa surprise :

– Tu ne t’attendais pas à celle-là, mon p’tit prince ? Faut jamais prendre Papa Butterfield pour un simple d’esprit et, si tu veux tout savoir, ça fait un moment qu’on s’intéresse à toi. Mais on n’est pas là pour se faire des politesses ! Tu me le donnes, ce caillou, toi ?

La voix de bronze tonna, répercutée par les profondeurs de l’édifice ;

– Viens le chercher si tu l’oses.

– Tu parles que j’vais venir le chercher ! Et toi, Morosini, bouge pas sinon je l’étends raide, ton copain.

Aldo qui se demandait où pouvait bien être passé Adalbert essaya de gagner du temps :

– Comment avez-vous fait pour entrer ? Personne ne vous en a empêché ?

– Tu veux parler du fumeur de pipe ? Il a pris bon coup derrière les oreilles et pour l’instant dort comme un bébé… si toutefois mon copain l’a pas jugé bon de l’achever…

– Quel copain ?

– Tu vas le reconnaître. Tu l’as vu à l’Europa et un peu avant à Venise : il a pris un café à côté de toi et de Rothschild au Florian… À son tour, en effet, le petit homme brun aux lunettes noires venait aborder le cercle de lumière et lui aussi était armé. Aldo se traita d’imbécile. Comment avait-il pu se contenter de penser qu’il l’avait déjà vu quelque part ? En vérité, il devait vieillir !

Butterfield gravissait les marches de pierre, mais son aplomb semblait vaciller à mesure qu’il approchait du grand rabbin, redressé de toute sa taille. On aurait même dit qu’il rapetissait. Le vieil homme, cependant, ne faisait pas un geste, ses sombres étaient pleins d’éclairs et sa terrible voix gronda une fois encore :

Tu vas être maudit jusqu’à la fin des temps si tu touches à cette pierre et tu ne connaîtras plus jamais le repos…

– En voilà assez ! Tais-toi ! croassa l’Américain avec un tremblement qui annonçait un début de panique mais le rubis était là, aux mains du rabbin, et la cupidité fut plus forte que la peur. Il arracha la pierre, recula, glissa en descendant à reculons et s’abattit sur les dalles. Le rubis lui échappa, roula à quelques pas. Aldo voulut se baisser pour le ramasser, mais l’homme aux lunettes glapit :

– On ne bouge pas ! Sans quitter du regard Morosini qu’il menaçait de son arme, il plia le genou, saisit le pendentif qu’il fourra dans sa poche.

– Amène-toi ! intima-t-il à son complice. Et filons d’ici.

Il disparut avec une soudaineté qui tenait du miracle. Sûr d’être capable de rattraper et de venir à bout sans peine de ce petit bonhomme, Aldo s’élança à sa suite. L’autre se retourna, tira. Atteint par la balle, Aldo chancela et s’écroula au moment même où un second coup de feu, tiré sans doute par Butterfield remis de sa chute, éclatait. Avant de s’évanouir, le blessé entendit gronder la voix du rabbin mais c’était comme un appel. Tout de suite après, il y eut un cri terrible un cri d’épouvante, et c’était l’Américain qui l’avait poussé. La dernière impression d’Aldo avant de plonger dans les ténèbres fut que le mur de la synagogue s’était soudain mis en marche…

Quand il remonta de ses profondeurs, ce qui l’entourait lui parut si bizarre qu’il se crut passé de l’autre côté du miroir. Il était bien couché dans quelque chose qui devait être un lit, comme il convient à un blessé ou à un malade, et ce lit se trouvait dans une pièce claire qui pouvait être une chambre d’hôpital. Pourtant, l’être humain qui se penchait sur lui ne ressemblait pas à une infirmière : c’était le rabbin Liwa avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs et ses longs vêtements noirs. Il devait se trouver dans quelque purgatoire, car il ne se sentait pas bien. Il éprouvait une douleur dans la poitrine et une vague nausée. Alors, il referma les yeux, dans l’espoir de retrouver les bienfaisantes ténèbres où, privé de conscience, il l’était aussi de souffrance.

– Allons, réveille-toi ! ordonna avec douceur la voix inoubliable qui aurait pu être celle de l’Ange du Jugement. Tu es encore de ce monde et il est temps d’y reprendre ta place !

Le blessé tenta quelque chose qu’il espérait être un sourire et murmura :

– Je me croyais mort…

– Tu pourrais l’être si le tir avait été mieux ajusté mais – loué soit le Très-Haut ! – le projectile a manqué ton cœur et nous avons pu l’extraire…

– Et où suis-je ?

– Chez un ami, Ebenezer Meisel, qui est un homme riche et un excellent chirurgien. C’est lui qui a extrait la balle. Il est aussi mon voisin et nos maisons communiquent. Cela me permet de venir te voir quand je veux… Je reviendrai demain.

Morosini comprit que cet arrangement offrait l’avantage de ne pas introduire la police dans les affaires du quartier juif, il en fut content, mais à présent qu’il retrouvait sa lucidité, les questions se posaient en foule et il retint par sa manche le rabbin qui se détournait déjà pour s’en aller :

– Encore un moment, s’il vous plaît ? Auriez-vous des nouvelles de l’ami que j’avais laissé à la porte de la synagogue et que l’on a assommé avant de nous attaquer ?

– Il va bien, rassure-toi ! Il prétend que les bosses sur le crâne ne lui ont jamais fait peur. Tu le verras tout à l’heure…

– Et le rubis ? … Qu’est-il advenu du rubis ? Jehuda Liwa écarta ses longues mains en un geste fataliste :

– Disparu Une fois de plus ! … Le petit homme aux verres noirs s’est enfui en l’emportant. Ceux d’ici ont essayé de relever sa trace mais on dirait qu’il s’est dissous dans l’air. Personne ne l’a vu…

– C’est dramatique ! Tant de peine pour aboutir à ce que deux minables truands, stipendiés sans doute par Solmanski, viennent tirer les marrons du feu au moment où…

– Il n’y en a plus qu’un seul. L’Américain qui dans sa folie meurtrière, a tiré sur moi a été abattu. Un de mes serviteurs s’en est chargé.

– Mais comment…

Le rabbin posa sa main sur la tête d’Aldo :

– Tu parles trop ! … Reste tranquille ! Ton ami t’en dira davantage.

Et cette fois, il sortit. Resté seul, Aldo examina ce qui l’entourait. Il s’aperçut alors que ce qu’il avait pris en s’éveillant pour une chambre de clinique parce que le décor en était blanc ressemblait beaucoup plus au logis d’une jeune fille. Des nœuds de ruban azuré retenaient les grands rideaux de soie blanche et, en se redressant, ce qui le fit grimacer, il vit deux petits fauteuils du même bleu, un secrétaire de bois fruitier et, entre les fenêtres, une haute glace, un pouf et une tablette supportant des flacons. Curieusement, cette pièce n’avait pas l’air habitée. Tout était trop bien rangé, trop parfait, et l’on ne décelait pas la moindre présence : pas la moindre fleur dans les vases de cristal, un petit secrétaire trop bien fermé et, surtout, pas la moindre trace de parfum. Quant à la femme qui entra peu après le départ du rabbin, portant une écuelle fumante sur un plateau, elle ne ressemblait en rien à une jeune fille : la cinquantaine épaisse, le visage carré, les cheveux ramassés sous un bonnet aussi blanc que son tablier, elle évoquait aussi bien l’infirmière que la gardienne de prison.

Sans un mot, sans un sourire, elle arrangea les oreillers d’Aldo pour le redresser, déposa le plateau devant lui.

– Pardonnez-moi, je n’ai pas faim, dit-il, sincère et d’ailleurs peu tenté par l’espèce de bouillie au lait – cela ressemblait assez à du porridge anglais – qu’on lui proposait, accompagnée d’une tasse de thé.

Sans répondre, la femme fronça les sourcils qu’elle avait touffus et indiqua d’un doigt péremptoire que le blessé n’avait rien d’autre à faire que se restaurer. Et là-dessus, elle sortit.

Aldo qui aurait donné sa main gauche pour le bon café et les petits pains chauds de Cecina pensa que s’il voulait reprendre des forces – et il en manquait singulièrement ! – il lui fallait se nourrir, goûta d’une cuillère prudente, constata que c’était chaud, bien sucré, et que cela sentait la vanille. Et comme d’autre part il était incapable de se débarrasser lui-même du plateau, il entreprit d’ingurgiter son contenu et se sentit un peu mieux. Le thé, il est vrai, était un excellent darjeeling et, après tout, cela aurait pu être pire. Il achevait son repas quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Adalbert qui eut un large sourire devant le spectacle offert :

– On dirait que ça va mieux ? Tu as le teint un peu boueux mais j’espère qu’avec le temps ça s’arrangera. En tout cas, c’est beaucoup mieux qu’hier après-midi !

– Hier après-midi ? Je suis là depuis combien de temps ?

– Ça va bientôt faire quarante-huit heures. Et les gens d’ici ne t’ont pas ménagé leurs soins…

– Je les remercierai mais, si j’ai bien compris, je suis toujours dans le ghetto ?

– On dit la ville juive ou Josefov, rectifia Adalbert d’un ton doctoral. Et tu peux en remercier Dieu : ce docteur Meisel a des doigts de fée : la balle a manqué ton cœur d’un demi-centimètre. Tu n’aurais pas été mieux opéré dans n’importe quel grand hôpital occidental…

– Je t’en prie, enlève-moi ça et assieds-toi ! Et puis dis-moi comment toi, tu vas ?

Adalbert ôta le plateau qu’il posa sur une petite table, tira l’un des fauteuils bleus et s’installa.

– J’ai la tête dure, Dieu soit loué, mais cette brute que je n’ai pas entendue venir a tapé comme un sourd et j’ai mis du temps à reprendre connaissance. En fait, c’est cet extraordinaire rabbin qui m’a ranimé. Sur le moment, j’ai cru en le voyant que je rêvais : il a l’air sorti tout droit du Moyen Âge.

– C’est bien possible ! Rien de ce qui se passe ici ne saurait plus m’étonner. Mais parle-moi d’Aloysius. Liwa m’a dit qu’il est mort, qu’un de ses serviteurs s’en était chargé ?

– Oui et ce n’est pas le moindre mystère : moi je n’ai rien vu parce qu’on me réconfortait dans cette maison, mais je sais qu’il a tiré sur le rabbin et l’a touché au bras. Quant à lui, les gens du quartier l’ont retrouvé au matin, couché devant rentrée du cimetière : il ne portait pas la moindre blessure apparente mais on aurait dit qu’un rouleau compresseur lui était passé dessus.

– J’imagine qu’on a prévenu le consul américain et qu’il en fait toute une histoire ?

De son geste habituel, Adalbert fourragea dans ses boucles blondes mais avec plus de retenue que d’habitude : son crâne devait être encore sensible.

– Eh bien, pas vraiment, soupira-t-il. D’abord, on s’est aperçu que Butterfield qui ne s’appelait pas Butterfield mais Sam Strong était en réalité un gangster recherché dans divers États des États-Unis. Et puis, quand le consul est arrivé dans le quartier, il s’est cru chez les fous. Tu n’imagines pas la terreur qui règne ici depuis la découverte de ne cadavre insolite. Les gens disent que c’est le Golem qui a fait justice parce que ce mécréant a osé tirer sur le grand rabbin… Eh bien, tu en fais une tête ? Ne me dis pas que tu y crois toi aussi ?

– Non… non bien sûr. Ce n’est qu’une légende.

– Mais ici les légendes ont la vie dure, surtout celle-là. Les gens croient que les restes de la créature de rabbi Loew reposent dans les combles de la vieille synagogue et qu’ils se sont reconstitués plusieurs fois au cours des siècles pour faire justice ou semer la crainte du Tout-Puissant…

– Je sais… On dit aussi que notre rabbin est le descendant du grand Loew… peut-être même sa réincarnation, qu’il en possède les pouvoirs, qu’il a percé les secrets de la Kabbale…

Tout en parlant, Aldo retrouvait l’étrange impression qu’un pan de mur s’était mis en mouvement à l’instant où il perdait conscience. Butterfield avait commis l’offense majeure, non seulement en tirant sur l’homme de Dieu mais en l’insultant, et dans l’enceinte même de son temple. Et puis Liwa n’avait-il pas dit tout à l’heure que son serviteur s’en était chargé ? Or le seul serviteur qu’Aldo connaissait était celui qui l’autre jour l’avait introduit auprès de Liwa : un petit homme ayant une tête de moins que l’Américain et tout à fait incapable de l’écraser sous son poids.

L’entrée d’un homme en blouse blanche, un stéthoscope autour du cou, interrompit la conversation. Adalbert se leva et se recula pour lui permettre d’approcher du lit en annonçant : – Voici le docteur Meisel. Le blessé sourit et tendit une main que le chirurgien prit dans les siennes qui étaient fortes et chaudes. Il ressemblait à Sigmund Freud, mais son sourire rayonnait de bonté.

– Comment vous remercier, docteur ? murmura Morosini. Vous avez accompli un miracle, si j’ai bien compris ?

– En vous tenant tranquille ! Tant que vous avez été au pouvoir de la fièvre, vous nous avez donné beaucoup de mal. Cela dit, il n’y a pas de miracle : vous possédez une solide constitution et vous pouvez en remercier Dieu. Voyons un peu où nous en sommes !

Dans un profond silence, il examina son patient sous toutes les coutures, refit le pansement posé sur sa poitrine et ses mains étaient d’une extraordinaire légèreté. Enfin, il déclara :

– Tout est pour le mieux. À présent, il vous faut surtout du repos pour assurer la cicatrisation, et puis reprendre des forces en vous nourrissant bien. Dans trois semaines, je vous rendrai à la liberté !

– Trois semaines ? Mais devrai-je vous encombrer tout ce temps ?

– Où prenez-vous que vous encombriez ?

– Mais… simplement cette chambre. Il est évident que c’est celle d’une jeune fille ?

– En effet. C’était celle de ma fille, Sarah, mais elle est morte…

La voix chaleureuse, fêlée un instant, retrouva aussitôt sa sérénité :

– Faites taire vos scrupules ! Sarah était une excellente infirmière et j’accueille parfois chez elle des gens qui préfèrent ne pas avoir affaire à l’hôpital public. Allons, je vous laisse. À demain ! .., Ne le fatiguez pas trop ! ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert.

– Je reste encore quelques minutes et je pars ! Quand il eut quitté la pièce, Vidal-Pellicorne reprit sa place. Morosini semblait perplexe :

– Qu’est-ce qui t’embête ? demanda Adalbert. Ces trois semaines ?

– Oui, bien sûr ! D’autre part, je dois en avoir besoin : jamais je ne me suis senti aussi faible…

– Ça s’arrangera. Tu veux que je prévienne chez toi ?

– Surtout pas, mais je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi.

– Tout ce que tu voudras sauf de rentrer à Paris. Je ne te lâcherai qu’en pleine forme. Moi j’ai tout mon temps…

– Ce n’est pas une raison pour le perdre. Tu devrais bien prendre la voiture, aller chercher Wong et le conduire à Zurich. Il semble y tenir et puis, qui sait, il y trouvera peut-être des nouvelles ? Sinon du rubis au moins de Simon parce que pour le premier…

– Nous n’avons guère de chance de le retrouver, n’est-ce pas ? Depuis que tu es ici, je fouille Prague à la recherche du petit homme aux lunettes noires mais il a dû filer aussitôt. Pas la moindre trace ! La police aussi le cherche car j’ai, bien sûr, donné son signalement. L’attaque contre le grand rabbin fait du bruit en ville…

– Même si on arrive à mettre la main dessus, on n’aura pas le rubis pour autant : il doit être aux mains de Solmanski. Le petit bonhomme fait sûrement partie de la bande américaine ramenée par Sigismond. Cela dit, je ne désespère pas de l’attraper celui-là. N’oublie pas qu’il est mon beau-frère et puis, le rubis fera peut-être encore des siennes ?

Adalbert se leva et vint poser une main prudente sur l’épaule de son ami :

– J’ai eu très peur, dit-il avec une soudaine gravité. Si tu n’étais plus là il manquerait quelque chose à ma vie. Alors, prends soin de la tienne !

Ayant dit, il se détourna mais Aldo aurait juré qu’il y avait une larme au coin de son œil. D’ailleurs, il était inhabituel qu’Adalbert se mette à renifler avec autant d’énergie…


Загрузка...