Première partie LE MENDIANT DE SÉVILLE 1924

CHAPITRE 1 UNE ÂME EN PEINE


La fête avait quelque chose de magique. Peut-être parce que, ce soir, elle naissait de la plus pure tradition andalouse traduite à miracle par la voix exceptionnelle d’un enfant…

Assis sur une chaise près de la fontaine, vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche, les mains posées bien à plat sur les cuisses, le cou tendu et les yeux levés comme pour interroger les étoiles haut plantées dans la voûte bleue du ciel, Manolo, indifférent à la foule qui l’entourait, laissait jaillir sa voix pure en une soleâ d’une grande beauté. À son côté, le guitariste debout, un pied posé sur un tabouret, se penchait vers lui avec une sorte de sollicitude.

Vrai filigrane sonore, la phrase musicale s’élançait limpide, coupée d’étranges plaintes, puis reprenait son vol. L’assistance retenait son souffle, envoûtée par une si parfaite expression du « cante jondo », le « chant profond » venu du fond des âges où se rejoignaient la musique liturgique de Byzance, celle des rois maures de Grenade et l’apport fougueux des bandes gitanes immigrées au XVe siècle. C’était la racine même du flamenco avant l’apport des cafés de Triana ou du Sacro Monte ; un extraordinaire moment d’art pur…

Comme un charme qui se brise, la ligne mélodique cassa net, générant un instant de silence suivi d’un tonnerre d’applaudissements sous lequel le jeune garçon salua gravement.

Il n’avait pas quatorze ans mais déjà il était célèbre. Deux ans plus tôt, ce gamin gitan remportait haut la main le concours de chant que venaient de fonder, à Grenade, le poète Federico Garcia Lorca et le musicien Manuel de Falla. Depuis on se l’arrachait. Tout au moins, on essayait. Ceux qui veillaient à la jeune carrière du petit chanteur opéraient une rigoureuse sélection. Mais quelle barrière pouvait résister à dona Ana, dix-septième duchesse de Medinaceli, dès l’instant où elle avait décidé d’en faire le clou de la soirée que, en l’honneur de la Reine, elle donnait pour la San Isidro ?

Debout à quelques pas des deux dames dans le grand patio illuminé par des centaines de bougies et de petites lampes à huile qui exaltaient la splendeur des azulejos, le prince Morosini oubliait volontiers le chanteur pour mieux contempler l’hôtesse et son invitée, tant leur beauté quasi nordique tranchait parmi les peaux et les chevelures brunes. Blonde en effet comme on l’est à Venise, les traits ciselés par un burin délicat autour de grands yeux clairs, la femme la plus titrée d’Espagne après la duchesse d’Albe se tenait debout auprès du fauteuil de sa souveraine dont les trente-six ans et les sept maternités n’atténuaient en rien la beauté. La blondeur anglaise de la Reine, son teint de camélia et ses yeux d’aigue-marine s’accommodaient à merveille du haut peigne andalou et des dentelles qui en coulaient. Liées par une véritable amitié – la reine Victoria-Eugénia était la marraine de la petite Maria-Victoria, fille de la duchesse qui occupait la charge de dame d’honneur – un âge à peu près semblable et un même sens de l’élégance, les deux femmes semblaient vraiment sorties d’un tableau de Goya dont l’œuvre et l’époque servaient de thème à la magnifique fête donnée à la Casa de Pilatos, le palais sévillan des Medinaceli dont le charme enchantait Morosini.

Ce n’était pas la première fois qu’il venait à Séville, mais lorsqu’il y était arrivé, l’avant-veille, c’était dans les bagages de la Reine, sur la chaleureuse invitation du Roi son époux.

– Tu viens de me rendre un grand service, Morosini, avait déclaré Alphonse XIII qui tutoyait en général les gens qui lui plaisaient, et pour te remercier, je t’en demande un autre : accompagne ma femme en Andalousie ! Elle se sent un peu accablée par l’Espagne, ces temps-ci. Ta présence sera une agréable diversion… Il y a des moments où l’Angleterre lui manque !

– Mais je ne suis pas anglais, Sire, objecta Morosini peu tenté par l’idée de se retrouver noyé dans les méandres de la sévère étiquette de cour.

– Tu es un Vénitien mâtiné de Français. C’est presque aussi bien si l’on y ajoute que tu ne considères pas le thé comme un poison violent et que tu détestes la corrida autant qu’elle… Et comme, de toute façon, tu ne peux pas loger sous le même toit, on va te retenir une suite à l’Andalucia Palace où tu seras mon invité. Je te dois bien ça, ajouta le Roi en cueillant sur son bureau un objet magnifique : une coupe d’agate cerclée d’or et de pierres précieuses dont l’anse était formée par un cupidon d’ivoire et d’or chevauchant une chimère émaillée… le « service » dont on remerciait Aldo.

Deux mois plus tôt, les talents de Morosini avaient été requis par les héritiers d’un prince napolitain trop désargenté pour que sa famille, déçue dans ses espérances, hésite à « bazarder » l’incroyable accumulation d’objets de toute sorte entassés dans son palais délabré. Il y avait de tout là-dedans depuis des animaux empaillés, des cages vides et d’affreux objets en simili gothique jusqu’à de ravissants cristaux, une collection de tabatières, quelques tableaux et surtout une coupe ancienne exceptionnelle qui décida Morosini à acheter le tout avant de céder à un brocanteur la plus grande partie de ses acquisitions, gardant seulement les tabatières et la coupe qui lui rappelait quelque chose.

Le vague souvenir devint certitude après un long tête-à-tête avec de vieux bouquins dans la paix de sa bibliothèque : l’objet avait appartenu au Grand Dauphin, fils du roi de France Louis XIV. Collectionneur impénitent, le prince raffolait des coupes, plats et coffrets représentant ce qui se faisait de plus précieux aux temps de la Renaissance et du baroque. À sa mort, survenue à Meudon le 14 avril 1711, le Roi-Soleil décida qu’en dépit de l’abandon fait par lui de ses droits au trône de France, le fils cadet du Grand Dauphin, devenu le roi Philippe V d’Espagne, devait recevoir au moins un souvenir de son père. Aussi le trésor, emballé dans de somptueux coffres de cuir timbrés aux armes de l’héritier défunt, prit-il sous bonne escorte le chemin de Madrid. Il devait y rester jusqu’au règne plutôt bref de Joseph Bonaparte, dont Napoléon Ier son frère avait fait un roi d’Espagne. Peu délicat, celui-ci, en abandonnant son trône, rapatria la collection à Paris.

Lorsqu’il succéda à l’Empereur, Louis XVIII aurait pu considérer que, rassemblé en France par l’un de ses aïeux, le trésor devait y rester, mais il choisit, pour essayer de rétablir des relations détériorées par la tempête corse, de le renvoyer à Madrid. Malheureusement, l’emballage ne fut guère soigné : plusieurs pièces furent endommagées ou brisées durant le transport. Pis encore : une douzaine d’entre elles disparut… La coupe d’agate ornée de vingt-cinq rubis et de dix-neuf émeraudes était du nombre.

Ayant ainsi identifié son acquisition, Aldo pensa qu’il serait bon de la céder à la Couronne espagnole afin qu’elle rejoignît ses sœurs rescapées de tant de tribulations au palais du Prado. Il écrivit au roi Alphonse XIII et reçut, en réponse, une invitation.

Ce ne fut certes pas une bonne opération financière : les rois se font volontiers tirer l’oreille pour ouvrir leur bourse, notamment pour acheter ce qu’ils considèrent comme leur appartenant. L’Espagnol ne faisait pas exception : il feignit de croire qu’il s’agissait d’un présent, embrassa le Vénitien sur les deux joues, lui conféra l’ordre d’Isabelle II avec une émotion qui fit même couler une larme le long de son imposant nez bourbonien et l’admit définitivement « en son particulier ». Autrement dit, Morosini fut traité en ami, accompagna le Roi dans quelques-unes des courses folles qu’il aimait exécuter avec les puissantes voitures dont il raffolait et, surtout, le suivit à la chasse, ce qui lui permit de constater qu’Alphonse XIII possédait un œil d’aigle et une incroyable rapidité de tir. Ainsi, chassant au vol avec trois fusils et deux « chargeurs », Sa Majesté Très Catholique réussissait souvent le coup de cinq : deux devant, deux derrière et le cinquième n’importe où ! Stupéfiant ! C’était très certainement le meilleur fusil d’Europe, mais comment, après une semaine de tels privilèges, oser présenter une facture comme un simple boutiquier ? Aldo passa la coupe aux profits et pertes et prit la route de Séville en compagnie de Victoria-Eugénie, heureux de revoir les Medinaceli et la Casa de Pilatos, l’une des plus belles demeures érigées sous le ciel d’Espagne.

Construite dans le style mudéjar bien qu’elle eût été commencée à la fin du XVe siècle, la Casa enfermait entre ses murs sévères deux jardins foisonnants où chantaient des fontaines, divers bâtiments, une cour d’honneur et un admirable patio – celui-là même où se tenait le chanteur –, des galeries ajourées et une décoration mauresque où les azulejos tenaient une grande place. Un peu trop même au goût de Morosini qui n’appréciait pas outre mesure une telle débauche de ces plaques de faïence diversement dessinées et colorées. L’ensemble possédait cependant un charme indéniable.

Quant au nom, si ce palais de sultane portait celui du trop célèbre procurateur de Judée, il le devait à don Fadrique Enriquez de Ribeira, premier marquis de Tarifa, qui, ayant effectué un voyage en Terre sainte, voulut que sa maison ressemble à celle de Pilate. Une légende peut-être mais qui persista, et le palais devint chaque année, pendant la semaine sainte, le point de départ d’une sorte de « via dolorosa » serpentant à travers Séville dont il faut bien dire que la partie médiévale ressemble à Jérusalem, avec ses maisons blanches refermées sur elles-mêmes, ses jardins secrets et ses cours noyées d’ombre.

Frénétiquement applaudis, chanteur et guitariste s’étaient retirés après avoir eu l’honneur d’être présentés à leur reine. Morosini en profita pour reculer discrètement dans l’assistance ; le moment lui semblait propice pour aller contempler de plus près un tableau placé dans un petit salon des appartements d’hiver qu’il n’avait fait qu’entrevoir.

Silencieux sur les minces semelles de ses souliers vernis, il grimpa l’escalier qui s’élevait en larges volées dans une cage habillée de céramiques de couleur en un style mauresque adapté au goût de la Renaissance, gagna la pièce en question mais s’arrêta au seuil avec une grimace de déception : quelqu’un avait eu la même idée que lui et se tenait devant le portrait, celui de cette reine d’Espagne que l’on appelait Jeanne la Folle et qui était la mère de Charles Quint.

Œuvre du Maître de La Légende de la Madeleine, c’était un ravissant portrait peint quand la fille des Rois Catholiques était toute jeune et l’une des plus jolies princesses d’Europe. Le terrible amour qui la conduirait aux portes de la folie ne l’avait pas encore emportée. Quant à la femme qui se tenait là et dont les mains caressaient le cadre, sa silhouette offrait une curieuse ressemblance avec celle du tableau. Sans doute parce qu’elle était coiffée et habillée de la même façon, celle du XVe siècle.

Morosini pensa qu’il avait affaire à une originale puisque, ce soir, c’était Goya que l’on avait choisi pour thème. Le costume n’en était pas moins somptueux : la robe et le voile de tête étaient en velours pourpre, brodés d’or : des vêtements dignes d’une princesse. La femme elle-même semblait jeune et belle.

Approchant sans bruit, Aldo constata que les longues mains d’une extraordinaire blancheur abandonnaient le cadre pour toucher le bijou que Jeanne portait au ras du cou, un large médaillon d’or ciselé autour d’un gros rubis cabochon. Elles le caressaient à présent, et l’observateur crut entendre un gémissement. C’était ce joyau que le prince-antiquaire voulait examiner de plus près. Par sa forme et sa taille, il lui rappelait d’autres pierres.

Intrigué au plus haut point, il voulut aborder l’inconnue, mais cette fois elle l’entendit, tourna vers lui l’un des plus beaux visages qu’il eût jamais vu : perfection d’un ovale pâle et insondable profondeur de deux yeux immenses et sombres, si grands que la femme semblait presque porter un masque. Et ces yeux étaient noyés de larmes.

– Madame, commença-t-il…

Il n’alla pas plus loin : avec un geste d’effroi, la femme s’enfuit vers les ombres amassées au fond de la pièce peu éclairée. Ce fut si subit qu’elle parut s’y fondre, mais déjà Morosini était sur sa trace. Revenu à l’escalier, il la vit arrêtée à mi-hauteur comme si elle l’attendait :

– Ne partez pas ! pria-t-il. Je veux seulement vous parler.

Sans répondre, elle continua de glisser le long des marches, s’engagea dans la cour d’honneur, s’arrêta de nouveau près du portail. Aldo retint l’un des serviteurs qui se dirigeait vers le patio avec un plateau chargé de coupes de Champagne :

– Cette dame, dit-il, la connaissez-vous ?

– Quelle dame, señor ?

– Celle qui se tient là-bas, près de l’entrée, dans cette extraordinaire robe rouge et or…

L’homme regarda le prince avec une vague commisération :

– Pardonnez-moi, señor, mais je ne vois personne…

D’un geste instinctif, il écartait un peu son plateau, persuadé que cet élégant personnage en habit – Morosini ne se déguisait jamais – n’était déjà plus dans son état normal.

– Vous ne la voyez pas ? fit Aldo abasourdi. Une femme ravissante vêtue de velours pourpre ? … Et tenez, elle fait un geste de la main ?

– Je vous assure qu’il n’y a rien ! gémit le domestique soudain apeuré, mais si elle vous fait signe, il faut la suivre ! … Veuillez m’excuser !

Ayant dit, il disparut comme un feu follet, réalisant avec son plateau dont les verres s’entrechoquaient comme des dents qui claquent un miracle d’équilibre. Morosini haussa les épaules et tourna la tête : la femme était toujours là et faisait signe de nouveau. Aldo n’hésita pas une seconde : si mystère il y avait, ce mystère-là était beaucoup trop séduisant. Il se dirigea vers le porche au moment même où l’inconnue le franchissait. Il crut un instant l’avoir perdue, mais elle s’était contentée de tourner un angle de rue et il la vit soudain arrêtée près d’une fontaine d’où elle renouvela son geste d’invite avant de s’enfoncer à travers un dédale de rues et de places. Séville n’obéissait à aucun plan, éparpillant ses palais, ses maisons, ses jardins dont le vert intense tranchait sur le blanc pur ; l’ocre des bâtisses et le rose tendre des toits. Sauf aux heures les plus lourdes du soleil, la ville débordait d’une vie exubérante que la nuit n’éteignait pas. Son velours bleu piqué d’étoiles renvoyait ici ou là l’écho d’une guitare, une chanson fredonnée, des rires ou le claquement allègre des castagnettes dans quelque posada.

La femme en rouge allait toujours, de façon si capricieuse que Morosini, complètement perdu, se demanda si elle ne brouillait pas les pistes, revenant peut-être sur ses pas. N’avait-on pas vu déjà ce palmier solitaire au dessus du mur d’un jardin ? Et cette dentelle de fer forgé tendue devant une fenêtre au pied de laquelle poussaient des roses ?

Découragé, inquiet aussi, il fut tenté de renoncer, s’assit sur un ancien montoir à chevaux : les pavés inégaux dont certains n’étaient que les galets du Guadalquivir n’étaient guère tendres pour des souliers de soirée. Une bonne paire d’espadrilles aurait été tellement plus confortable ! Et pourtant Morosini repartit… s’enfonça dans une ruelle sombre à l’entrée de laquelle s’était arrêtée la dame en rouge. Elle esquissait toujours le même geste d’appel, mais cette fois elle souriait et ce sourire fit oublier au Vénitien ses pieds douloureux. Sans doute s’agissait-il d’une infernale coquette, pourtant elle était si belle qu’il était impossible de lui résister.

La nuit était plus sombre dans le quartier sur lequel débouchait le boyau. Les maisons étaient moins pimpantes, plus vieilles aussi. Sur leurs murs gris et lépreux, l’odeur d’orangers en fleur qui enveloppait Séville se mêlait, à celle, âpre et fétide, de la misère. Et Morosini n’eut même pas le temps de se demander ce qu’une femme en robe de bal venait faire dans cet endroit qu’elle avait disparu à l’intérieur d’une bâtisse menaçant ruine mais gardant les traces d’une antique splendeur et se complétant d’un jardin sauvage. Le tout occupait l’angle d’une placette ennoblie d’une petite chapelle.

Décidé à poursuivre l’aventure jusqu’au bout, Morosini pensait avoir facilement raison du vantail fendu, mais le bois résista. Il y appuyait son épaule pour se forcer un passage quand, derrière lui, une voix s’éleva :

– Ne faites pas cela, señor ! À moins que vous ne teniez à ce qu’il vous arrive malheur…

Brusquement retourné – il ne l’avait pas entendu venir – Aldo, un sourcil relevé, considéra l’étrange personnage sorti de nulle part qui l’abordait. Avec sa figure osseuse allongée d’une courte barbe, son crâne rasé, ses pommettes accusées et l’espèce de souquenille rouge dont les trous montraient du linge qui avait l’air blanc, il ressemblait au Porteur d’eau de Vélasquez, mais ses oreilles en pointe, son œil flambant sous une lourde paupière et le pli sardonique de sa bouche mince évoquaient quelque diable sur le point de jouer un mauvais tour. Ce qui laissa Morosini tout à fait froid :

– Pourquoi m’arriverait-il malheur ?

– Parce que c’est la nuit du 15 mai, fête de San Isidro, l’archevêque de Séville qui fut aussi un grand savant, que c’est aussi la nuit de sa mort à elle…

– Sa mort ? Vous voulez dire que cette jeune femme, si belle, n’est pas vivante ?

– Elle l’est toujours, d’une certaine façon, et surtout cette nuit-là, la seule de l’année où elle puisse sortir de sa maison pour chercher celui qui la délivrerait de sa malédiction. Ceux qu’elle réussit à entraîner n’en reviennent pas ou perdent la raison parce que personne ne veut l’aider et qu’alors elle se fâche… Heureusement, tout le monde ne peut pas la voir : il faut pour cela une… sensibilité particulière…

– Comment savez-vous cela ?

– Parce qu’une nuit, il y a dix ans, j’ai suivi le dernier malheureux qu’elle a pu entraîner dans son repaire. Ce que j’ai vu et entendu m’a terrifié – et croyez-moi señor, je suis brave mais là, je me suis enfui. Juste à temps, je pense. Depuis, je veille…

– Vous passez la nuit près de cette maison ?

– Oui. J’habite à côté. Le jour, je mendie devant la cathédrale, mais tant que brille le soleil il n’y a rien à craindre et il m’arrive quelquefois d’aller rêver dans le jardin en friche. La porte ne tient qu’à peine…

– Si l’endroit est tellement mauvais, comment se fait-il qu’on ne l’ait pas encore brûlé ou rasé ?

– Parce que personne n’accepterait de s’en charger par crainte du mauvais sort. C’est toujours dangereux de s’en prendre au logis d’un fantôme. Mais voulez-vous me permettre une question, señor ?

– Pourquoi pas ? soupira Morosini, séduit par les manières de ce mendiant aussi fier et digne qu’un hidalgo.

– Où avez-vous rencontré Catalina ?

– C’est son nom ?

– Oui. Elle était la fille de Diego de Susan, l’un des plus riches conversos[i]de la ville qui fut aussi l’une des premières victimes de l’Inquisition… mais vous ne m’avez pas répondu.

– Excusez-moi ! C’était à la Casa de Pilatos. Pendant la fête qui s’y déroulait dans le patio et les jardins, je suis monté à l’étage pour revoir un tableau qui m’intéressait. Elle était là, devant ce portrait qu’elle caressait. Elle s’est enfuie en me voyant et moi je l’ai suivie.

– Ce portrait c’est celui de Juana la Loca, la reine folle ?

– En effet. Y a-t-il un lien avec elle ? Votre Catalina est habillée de la même façon…

– Oui, bien que les deux femmes ne se soient jamais vues. La princesse avait deux ans au moment du drame et ce n’est pas à elle que s’attache l’affection de Catalina mais au bijou qu’elle porte. Vous avez dû remarquer à son cou le médaillon qui enchâsse un gros rubis ?

– Je l’ai remarqué, affirma Aldo qui se garda bien de préciser que c’était justement ce qu’il souhaitait examiner de plus près.

– C’est lui que cette malheureuse est condamnée à retrouver pour obtenir sa délivrance… mais c’est une longue et triste histoire et il se fait tard, señor ! …

– J’aimerais pourtant l’entendre. Ne pourrions-nous aller quelque part boire un verre de xérès ou de manzanilla ?

Tout en parlant, il fit surgir un billet au bout de ses doigts, Le mendiant se mit à rire, découvrant des dents presque aussi blanches que celles de son interlocuteur :

– Il est certain que nous aurions un grand succès, vous en tenue de soirée et moi dans mes oripeaux ! Cependant, j’accepterai volontiers cet argent… mais demain, quand vous serez vêtu de façon moins voyante !

– D’accord ! Où et quand ?

– Ici même. Disons… vers trois heures ? C’est l’heure chaude, il n’y aura pas grand-monde. Je vous attendrai devant la chapelle.

– Et où irons-nous ?

– Nulle part nous ne serons plus tranquilles que dans ce jardin inculte. Si vous n’avez pas peur….

– Au contraire ! J’entrerais même volontiers maintenant.

– Ne m’obligez pas à recommencer ! soupira le mendiant : il n’est jamais bon de défier les forces inconnues. Demain vous saurez… ce que je sais tout au moins. Vous retournez à la Casa de Pilatos ?

– Sans doute. J’ai l’impression d’en être absent depuis des heures…

– Venez. Je vais vous trouver une voiture qui vous ramènera.

Un moment plus tard, Morosini réintégrait la fête. On en était au souper, servi dans le grand jardin sous les arceaux fleuris et les palmes d’une végétation quasi tropicale. Le bruit des rires et des conversations sur fond musical emplissait la nuit et, du coup, Morosini hésita sur la conduite à tenir : arrivant bon dernier, il pouvait difficilement se mettre à la recherche de sa place à table dès l’instant où la Reine présidait : le protocole s’y opposait.

Il choisit d’attendre, gagna le petit jardin illuminé mais désert, s’y installa sur un banc couvert de faïence jaune et entreprit de fumer le contenu de son porte-cigarettes. C’est là que le découvrit l’une des dames de la Reine :

– Comment, prince, vous êtes ici ? Mais on vous a cherché partout. Sa Majesté a même montré quelque inquiétude. Seriez-vous souffrant ?

– Un peu, oui ! Voyez-vous, dona Isabel, je suis sujet, parfois, à des névralgies fort douloureuses qui font de moi un compagnon peu agréable. Cela m’a pris pendant le concert et je me suis écarté…

Quand il s’agit d’un homme séduisant, la plus revêche des douairières a toujours de la pitié à revendre. Et celle-ci n’en était pas une.

– Il fallait me prévenir et partir. Sa Majesté vous aime bien et ne tient pas à vous voir souffrir : j’aurais présenté vos excuses… C’est d’ailleurs ce que je vais faire, ajouta-t-elle après avoir contemplé un instant le visage crispé du prince. Nous allons demander une voiture et l’on vous ramènera à votre hôtel. Je me charge de tout ! Demain vous viendrez à l’Alcazar offrir vos regrets…

– J’accepte volontiers votre secours, encore que partir sans le congé de la Reine…

– Je l’obtiendrai pour vous. Elle comprendra. Venez ! Je vais faire avancer l’une de nos voitures.

Quelques instants plus tard Morosini enchanté de son stratagème roulait vers l’Andalucia Palace au trot allègre d’une calèche à sonnailles et pompons rouges et jaunes qui lui parut le comble du confort : après sa galopade en souliers vernis dans les ruelles il ne sentait plus ses pieds. Grâce à la chère dona Isabel, il était libre de consacrer ses pensées à sa prochaine rencontre avec le mendiant. Une rencontre dont son instinct de chasseur lui soufflait qu’elle pourrait bien ouvrir une piste intéressante. Et, depuis deux ans, il n’en était pas de plus passionnantes que celles menant à l’une ou l’autre des pierres précieuses volées il y a bien longtemps au pectoral du Grand Prêtre, au Temple de Jérusalem. À cette heure il n’en manquait plus qu’une : un gros rubis cabochon. Ce rubis était la raison pour laquelle Aldo avait voulu examiner en toute tranquillité le portrait de Jeanne la Folle : celui que la mère de Charles Quint portait au cou possédait tous les caractères du joyau disparu…

Depuis deux ans, en effet, Morosini courait l’Europe en compagnie de son ami l’égyptologue Adalbert Vidal-Pellicorne. Ils étaient parvenus à retrouver trois des pierres manquantes : le saphir, le diamant et l’opale. Celui qui les avait lancés dans cette quête, Aldo l’avait rencontré dans les souterrains du ghetto de Varsovie. C’était un Juif boiteux doté d’une vaste culture et d’une grande sagesse, possédant même le don de clairvoyance, et il était de ceux qui savent s’attacher les hommes. L’histoire que Simon Aronov raconta au prince antiquaire était de celles qu’on ne peut écouter d’une oreille indifférente dès l’instant où l’on est jeune, courageux, passionné de joyaux anciens et doué pour l’aventure : le peuple d’Israël dispersé à travers le monde ne retrouverait sa terre natale et ses droits souverains que si le pectoral au complet réintégrait la mère patrie. De même prendrait fin le pouvoir maléfique des pierres sacrées volées pour la première fois par les soldats de Titus. Et Dieu sait si elles étaient malfaisantes ! Leur beauté, leur grande valeur aussi suscitaient la convoitise des hommes comme des femmes, et tout au long des siècles leurs traces étaient souillées de sang.

Aldo lui-même avait eu à en souffrir : sa mère, la princesse Isabelle à qui ses ancêtres avaient légué le saphir, était morte assassinée. Comme avait été assassiné sir Eric Ferrals, le richissime marchand de canons, et par les soins de son beau-père – peut-être par sa propre femme ! – le comte Solmanski, l’ennemi juré du Boiteux lancé comme lui sur la piste des joyaux perdus. Tout aussi néfaste était la Rose d’York, le diamant du Téméraire, le duc de Bourgogne à la destinée shakespearienne : une demi-douzaine de cadavres rien qu’après l’annonce de sa mise en vente à Londres. Sans compter une victime de Jack l’Éventreur et quelques autres ! Quant à l’opale, liée à la légende tragique des Habsbourg, passant par celle de l’éblouissante Sissi et de son fils Rodolphe, elle avait laissé quatre cadavres sur la terre autrichienne au cours du seul automne précédent. Chaque fois, les deux chercheurs rencontrèrent la main criminelle de Solmanski.

En ce qui le concernait, Morosini avait payé sa bonne part. Non content d’avoir fait une meurtrière d’Adriana Orseolo, la cousine préférée d’Aldo, Solmanski avait réussi au moyen d’un chantage ignoble à le contraindre lui, prince Morosini, à épouser sa fille, la ravissante mais inquiétante Anielka, veuve de sir Eric Ferrals probablement empoisonné par elle bien que le tribunal d’Old Bailey n’ait pu prouver sa culpabilité.

Ironie du sort : Aldo se retrouvait l’époux d’une femme dont il était fou avant de découvrir qu’il ne l’aimait plus. Si même il l’avait réellement aimée ? C’est si facile de confondre le désir et l’amour…

De retour à l’Andalucia, Aldo alla boire un dernier verre au bar. Un bon moyen de chasser les idées sombres qui lui venaient quand il pensait à celle qui portait son nom. Avec grâce d’ailleurs ! Sa beauté blonde, fragile et délicate, attirait les hommes autant qu’un pot de miel attire les mouches. On l’enviait à Morosini. Certains le jalousaient et personne ne comprendrait que le mariage restât blanc mais jamais il ne manquerait au serment fait aux mânes de sa mère assassinée, jamais il ne donnerait à la fille du meurtrier le triomphe de continuer la lignée de l’une des plus nobles et des plus anciennes familles de Venise. Il savait qu’il ne pourrait pas regarder ses enfants en face s’ils avaient Roman Solmanski pour grand-père..

À cette situation, il existait une solution : l’annulation en cour de Rome d’un mariage contracté sous la contrainte et non consommé. La décision d’Aldo était prise : il allait entamer la procédure.

S’il ne l’avait pas fait au lendemain de son mariage, c’était surtout par pitié pour celle qu’il avait dû jurer, devant Dieu, d’aimer et de protéger. Et cela, justement parce qu’il l’avait aimée au point de tout risquer pour la posséder.

En effet, la situation de la jeune femme était peu enviable malgré la présence de sa fidèle femme de chambre, Wanda, qui s’occupait d’elle depuis l’enfance. Supportée plus qu’acceptée dans un palais qui se refusait à être son foyer, tenue à distance par un mari qu’elle disait aimer, elle devait endurer l’angoisse suscitée par le sort de son père, emprisonné en Angleterre et dans l’attente d’un procès pour meurtre qui risquait de le conduire à la potence. Que le comte Solmanski fût un être abject ne changeait rien à l’image qu’en gardait sa fille et, si Morosini se réjouissait de voir son ennemi abattu, on ne pouvait demander à Anielka de partager ce sentiment. Aussi, tant que la sentence ne serait pas rendue, l’époux forcé n’enverrait pas sa demande d’annulation. Simple question d’humanité ! Mais ensuite, que Solmanski soit mort ou vivant, Aldo ferait tout pour récupérer sa liberté.

Qu’en ferait-il ? Pas grand-chose sans doute. La seule femme pour laquelle il l’eût abdiquée avec enthousiasme s’était éloignée de lui à tout jamais. Elle devait le mépriser, le détester, et cela aussi était de sa faute, il avait découvert beaucoup trop tard à quel point il aimait l’ex-Mina van Zelden, muée en une adorable Lisa Kledermann…

Découvrant que la fine Champagne réveillait les souvenirs au lieu de les étouffer, Morosini abandonna le bar, monta dans sa chambre et, sans même accorder un regard au magique paysage nocturne de Séville, il se mit au lit avec la ferme intention de dormir : c’était la meilleure façon d’user le temps jusqu’à sa rencontre avec le mendiant.

L’homme était au rendez-vous. En arrivant sur la placette, Morosini l’aperçut accroupi à l’entrée de la chapelle dans sa souquenille couleur de corail. L’endroit étant désert, il ne mendiait pas et même semblait dormir. Pourtant, il se leva dès qu’apparut celui qu’il attendait et lui fit signe d’aller vers la maison où il le rejoignit.

Dans la lumière crue d’un soleil déjà africain, la lèpre et les blessures de la bâtisse étalaient leur misère sans pourtant rien enlever d’une sorte de beauté farouche, mais Morosini savait que nulle part au monde les haillons ne se portent avec plus d’orgueil qu’en Espagne.

Sans dire un mot, le mendiant sortit une clé de ses hardes et s’en servit pour ouvrir une porte plus solide qu’elle n’en avait l’air :

– Vous voyez qu’à moins d’être un esprit on n’entre pas si facilement, dit le mendiant. Mais Catalina n’a pas besoin de clés, elle !

– Et ceux qui la suivent, comment font-ils ?

– Le diable l’ouvre pour eux… Cette nuit, vous auriez pu entrer si je n’étais intervenu.

Le jardin avait dû être ravissant. Les céramiques bleues et jaunes qui en marquaient les chemins étaient éclatées, décolorées, parfois réduites en poudre mais, en ce beau printemps, la végétation plus vivace que jamais changeait les anciens massifs en une petite jungle délirante et parfumée. Une large pierre usée qui avait été un banc couvert d’azulejos bleus accueillit les deux hommes sous un oranger obstiné dont les fleurs blanches embaumaient. Tout ce joli fouillis cachait bien les blessures de la vieille maison.

– Je ne sais pas si le diable a ici son logis, remarqua Morosini, mais il offre quelques ressemblances avec un paradis…

– Dommage seulement qu’il n’y ait rien à boire ! fit le mendiant. On est presque en terre d’islam, ici, et les houris de Mohammed se montraient plus généreuses.

– Il n’y a qu’à parler, dit Morosini en tirant d’un sac de voyage qu’il portait avec lui deux porons de manzanilla enveloppés de linge humide pour leur conserver de la fraîcheur.

Il en tendit un à son compagnon.

– Señor, vous savez vivre ! dit celui-ci en renversant la tête pour s’envoyer, d’un geste habitué, une longue rasade au fond du gosier. Aldo en fit autant mais plus modérément :

– J’ai pensé, fit-il, que votre mémoire se sentirait plus à l’aise en s’humectant un peu. À présent, si vous vous sentez bien, parlez-moi de cette Catalina dont la beauté m’a frappé.

– Il en a toujours été ainsi ! Dans le dernier quart du XVe siècle, elle était la plus jolie fille de Séville et peut-être même de toute l’Andalousie. Et comme son père était fort riche, elle possédait tous les moyens de mettre cette beauté en valeur : elle s’habillait comme une princesse…

– Vous m’avez dit que ce père était un converso. Cela veut dire converti, je suppose ?

– Oui, mais pas n’importe lequel : un Juif converti. Il faut savoir qu’à aucune époque depuis le sac d’Israël par Titus, les Juifs ne furent aussi près de bâtir une nouvelle Jérusalem qu’au Moyen Âge et dans ce pays. Leur échec définitif fut l’œuvre d’Isabelle la Catholique. D’abord, ils jouèrent un rôle important dans la venue des Sarrasins d’Afrique vers l’an 709 et ils en furent récompensés. Sous les califes, et en dépit de persécutions spasmodiques, ils obtinrent leur plus haut degré de prospérité. Ils excellaient en médecine comme en astrologie, et, par leurs coreligionnaires d’Afrique, ils se procuraient les drogues, les épices, tous les moyens d’un commerce générateur de richesse… mais je vous ennuie peut-être, señor ? J’ai l’air de vous faire un cours d’histoire et…

– Tout à fait nécessaire, le cours, et pas du tout dépourvu d’intérêt. Continuez donc !

Ainsi encouragé, le mendiant lui sourit, s’octroya une nouvelle rasade, s’essuya la bouche à sa manche et reprit :

– Quand les chrétiens réoccupèrent peu à peu la péninsule, les Juifs ne s’en trouvèrent pas troublés. Même quand le roi Ferdinand III, dit le Saint, reconquit Séville en 1248, il leur donna quatre mosquées pour s’en faire des synagogues et les quartiers les plus riches pour s’y installer, sous deux conditions : ne pas insulter la religion du Christ et s’abstenir de tout prosélytisme. J’ai le regret de dire qu’ils ne respectèrent pas leur promesse…

– Le regret ? Pourquoi ?

– Je suis juif, moi aussi, fit le mendiant avec simplicité. Diego Ramirez, pour vous servir. Et je n’ai jamais aimé trouver mes coreligionnaires en faute. Mais c’est un fait patent qu’ils purent violer la loi autant qu’ils le voulurent. Ils étaient devenus tellement riches qu’ils prêtaient aux rois. Alphonse VIII fit même de l’un d’eux son trésorier, et progressivement le gouvernement passa en grande partie dans leurs mains. On dit même que le roi Pierre le Cruel, qui séjourna souvent ici, était un Juif substitué au berceau à l’héritière légitime par la reine Marie, menacée de mort par son époux si elle ne lui donnait pas de fils. Sa mort fut un premier malheur pour les enfants d’Israël mais un malheur plus terrible encore les guettait : la grande peste, la Mort noire qui extermina en deux ans la moitié de l’Europe. Les foules affolées les en rendirent responsables, en les accusant d’avoir empoisonné les puits. Les massacres commencèrent, en dépit des menaces d’excommunication du pape Clément VI. Ici, dans la Juderia, quatre mille de ses habitants furent exterminés, les autres contraints à se convertir.

« Ce fut l’origine d’une nouvelle classe de la société, les conversos, mais s’il y eut quelques conversions sincères, la plus grande partie n’avait abandonné que du bout des lèvres le culte ancestral. Cependant, ils comprirent vite que c’était leur seule chance de retrouver fortune et puissance. En feignant d’être chrétiens, ils pouvaient accéder à tous les postes, entrer dans l’Église et même se marier dans les familles nobles. Et ils gravirent si rapidement les échelons qu’ils redevinrent un État dans l’État. Certains poussaient même l’hypocrisie jusqu’à malmener leurs frères pauvres demeurés fidèles à la loi de Moïse, sans pour autant renoncer à suivre les cérémonies juives.

« Cette situation aurait pu durer longtemps. Malheureusement, sûrs de leur puissance et de leurs fortunes soutenues par une Église dont une bonne partie leur était dévouée, ils se cachèrent de moins en moins, pratiquèrent le blasphème quasi officiel, la dérision et affichèrent un manque total de scrupules. Le reste du peuple les haïssait autant qu’il les redoutait, mais leur plus grande faute fut de n’avoir pas mesuré à sa juste valeur la jeune reine Isabelle en qui sommeillaient toutes les qualités d’un grand chef d’État…

– Ah ! fit Morosini, je sens que nous allons bientôt parler de l’Inquisition…

– Eh oui ! Un jour de septembre 1480, Isabelle la Catholique ouvrit l’un des tiroirs du cabinet où elle renfermait ses papiers d’État et en tira un document qui reposait là depuis environ un an. C’était un parchemin muni d’un sceau de plomb attaché à des rubans de soie aux couleurs papales : la bulle autorisant les souverains espagnols à instaurer chez eux un sévère tribunal ecclésiastique. Le document était daté du 1er novembre 1478 mais la Reine, dans sa sagesse, avait longuement réfléchi, longuement différé sa promulgation. Cette fois, elle lança l’arme redoutable qu’elle gardait dans le secret de ses appartements…

Diego Ramirez s’étant interrompu une fois encore pour se désaltérer, Morosini commença à se demander s’il lui resterait assez de lucidité pour entamer l’histoire qui l’intéressait au premier chef.

– Si je vous ai bien compris, fit-il, voilà le décor planté, l’atmosphère créée… Venons-en s’il vous plaît à cette Catalina…

– J’y arrivais, soyez sans crainte. Entre la création de l’Inquisition et le drame qui nous occupe, trois mois seulement se sont écoulés. Les deux premiers inquisiteurs, les frères Juan de Saint-Martin et Miguel de Morillo, ordonnèrent l’arrestation des conversos les plus suspects. Des moines dominicains constituèrent leur tribunal qu’ils transportèrent dans la forteresse de Triana, de l’autre côté du fleuve, et là, dans des cachots situés souvent au dessous du niveau du Guadalquivir, s’entassèrent plusieurs des personnages les plus riches et les plus influents de Séville.

– Diego de Susan, le père de Catalina, était du nombre ?

– Pas encore. Mais il rassembla dans l’église San Salvador, qui était une ancienne mosquée, ceux des conversos demeurés libres. Le temps pressait, le danger approchait. A ces hommes dont certains étaient les principaux magistrats de la ville, Diego prêcha la révolte. Il fallait rassembler des troupes – on pouvait les payer ! – et, avec leur aide, s’emparer de Séville et du dangereux tribunal. On se répartit les tâches : recruter les hommes, acheter les armes, préparer le plan de ce qui devait être une véritable guerre à l’Église et à Isabelle. C’est là que nous en venons à Catalina.

– Qu’avait-elle à voir avec cette conspiration ?

– Plus que vous ne pensez. Elle avait le sang chaud et elle était amoureuse, éperdument, d’un des officiers de la Reine. La seule idée de le perdre la rendait folle. Or si les rebelles gagnaient, ce Miguel serait abattu un des premiers. Alors…

– Ne me dites pas qu’elle a dénoncé son propre père ?

– Si. Et tous les autres avec lui. On les enferma à la forteresse de Triana où ils furent interrogés puis traduits devant un conseil de légistes. Les moins coupables furent condamnés à des peines de prison, les chefs au bûcher. Ce fut le 6 février 1481 que s’allumèrent non seulement à Séville mais dans toute l’Espagne les premiers bûchers de l’Inquisition. Eu égard au « service » rendu par sa fille, Diego de Susan n’y monta pas mais, quand on le conduisit à la cathédrale pour faire amende honorable, il rejeta le christianisme de façade qui l’avait protégé si longtemps et se déclara Juif pratiquant. Quelques jours plus tard, il était livré au feu avec deux de ses complices. L’exécution eut lieu hors les murs, au Campo de Tablada, devant assez peu de monde : la peste rôdait encore et un profond malaise pesait sur Séville. Mais Catalina, elle, était là, cachée sous des vêtements de pauvresse, et les flammes qui dévoraient son père se reflétaient dans ses grands yeux sombres.

Le regard du mendiant s’était évadé. Il semblait avoir tout oublié du jardin sauvage et revivre la scène d’horreur qu’il décrivait.

– On dirait… que vous y étiez, vous aussi ? murmura Morosini.

Ce fut suffisant pour le ramener sur terre. Il considéra un instant son compagnon sans rien dire.

– Peut-être que j’y étais… Peut-être que je l’ai rêvé. Dans cette ville le passé n’est jamais bien loin…

– Que devint-elle ?

– Elle se retrouva seule. Son crime était de ceux qui inspirent le dégoût. Pourtant, elle pensait que les choses s’arrangeraient avec le temps. Les biens de son père avaient été saisis mais elle avait réussi à conserver de l’or, ses bijoux et surtout un rubis qu’on lui avait interdit de porter parce qu’il était une pierre sacrée, et le plus cher trésor secret de Diego de Susan….

La gorge du prince-antiquaire se sécha d’un seul coup : se pouvait-il qu’il eût découvert une piste ?

– Une pierre sacrée ? souffla-t-il. Comment cela ?

– Jadis… Il y a bien longtemps, elle ornait avec onze autres pierres le pectoral du Grand Prêtre au Temple de Jérusalem. Toutes ensemble, elles représentaient les douze tribus d’Israël. Ne me demandez pas, cependant, comment le rubis, symbole de Juda, était arrivé aux mains de Diego. Il semble que sa famille l’ait possédé depuis plusieurs générations mais il était pour lui le signe tangible de son appartenance profonde à la foi de Moïse.

Le poron était vide. Morosini en tira un autre de son sac, pour le ravissement de son compagnon, mais, cette fois, il l’inaugura lui-même. La chance venait de lui faire découvrir un fil conducteur vers la dernière pierre manquante, celle dont Simon Aronov disait qu’il ne savait trop où la chercher. Cela méritait d’être fêté, ne fût-ce qu’avec une simple rasade de manzanilla. Même si entre savoir où le rubis se trouvait au XVe siècle et mettre la main dessus, il y avait une sérieuse différence.

Reconnaissant, il s’essuya les lèvres à son mouchoir et tendit le flacon à son compagnon en demandant :

– Et ce joyau, Catalina voulait s’en parer ?

– Bien sûr. Peu soucieuse de religion la « Susana » – on l’appelait ainsi – croyait qu’il devait conférer l’éternité à sa beauté. Pourtant elle n’a pas pu le garder.

– On le lui a volé ?

– Non. Elle l’a donné de son plein gré. Il faut considérer que sa situation était dangereuse. La communauté juive l’avait maudite. Elle était seule et son amant, horrifié par son crime, se détournait d’elle. Elle n’avait plus le choix qu’entre une existence de pestiférée ou l’exil, mais elle ne pouvait se résoudre à partir loin de celui qu’elle aimait. C’est alors qu’elle trouva de l’aide auprès d’un ancien ami de son père, l’évêque de Tiberias, un homme cupide et ambitieux. Il réussit à la convaincre de lui remettre le joyau afin qu’il puisse en faire hommage à la reine Isabelle qui adorait les rubis. En échange, la Susana recevrait la protection royale. Pour la réprouvée, vivre sous l’égide de la souveraine, c’était se rapprocher de Miguel : tôt ou tard, il finirait bien par retomber sous son charme. Elle donna la pierre…

– Que l’évêque s’empressa de garder pour lui ?

– Pas du tout. Il la remit à la Reine et plaida même la cause de la parricide en la présentant comme fortement attachée à l’Église et rejetant avec dégoût la conduite équivoque de son père. Isabelle, alors, la fit entrer dans un couvent, mais ce n’était pas ça que la Susana voulait. Ce qu’elle voulait, c’était retrouver Miguel. Ses excès de fureur la firent chasser. Dès lors, il ne lui restait plus pour vivre que la prostitution. Cela ne l’effrayait pas. Elle se réinstalla dans cette maison dont personne n’avait voulu et qui était laissée à l’abandon. Tant que dura sa merveilleuse beauté, elle y mena une vie honteuse. Avec l’âge vint la misère et enfin la mort… On dit qu’elle s’était repentie et que ce fut sur les marches de la chapelle qu’elle rendit le dernier soupir mais, comme vous avez pu le constater, la mort ne lui apporta pas le repos. Catalina hante cette maison, poursuivie par la malédiction du peuple juif…

– Sait-on quelque chose de cette malédiction ? N’y a-t-il aucune rémission possible pour l’âme en peine de Catalina ?

– Peut-être. Si elle pouvait retrouver la pierre sacrée pour la restituer aux enfants d’Israël, la paix descendrait sur elle. C’est pourquoi chaque année, elle quitte la maison qu’elle hante pour s’en aller en quête du rubis et surtout de l’homme qui accepterait de le chercher pour elle.

– Et c’est toujours à la Casa de Pilatos qu’elle va ? Le rubis du portrait serait celui qu’elle recherche ?

– Oui. La reine Isabelle en a fait don à sa fille, Juana, quand celle-ci est partie pour les Pays-Bas épouser le fils de l’empereur Maximilien, ce Philippe le Beau qui l’a rendue folle… Vous dire ce qu’il est devenu ensuite, j’en suis incapable, señor… et je vous ai appris tout ce que je sais.

– C’est déjà beaucoup et je vous remercie, dit Morosini en tirant de sa poche une enveloppe contenant la récompense promise. Mais, avant de nous séparer, j’aimerais entrer dans cette maison.

Diego Ramirez fourra l’enveloppe sous sa blouse après en avoir évalué le contenu d’un vif coup d’œil, mais fit ensuite la grimace :

– Il n’y a rien a voir sinon des décombres, des rats et des toiles d’araignées.

– Et Catalina ? N’avez-vous pas dit qu’elle la hantait ?

– La nuit ! Seulement la nuit ! grinça le mendiant soudain nerveux. Les fantômes, c’est bien connu, ne se montrent pas pendant le jour.

– En ce cas il n’y a rien à craindre. Venez-vous ?

– Je préfère vous attendre ici… mais pas trop longtemps ! Cette porte-là n’est pas fermée à clé et s’ouvre sans peine… Vous pouvez la voir d’ici, derrière la cinquième colonnette de la galerie d’accès.

Aldo n’eut aucune peine à pénétrer dans l’univers désolé décrit par son compagnon. Deux salles à l’abandon sous des plafonds de cèdre dont les élégantes sculptures subsistaient avec, parfois, un reste de couleur. Au fond de la seconde, un escalier aux céramiques fendues s’envolait vers l’étage, mais on le distinguait mal tant les ombres semblaient épaisses.

Il faisait froid dans la maison abandonnée. L’atmosphère sentait la poussière, le moisi et aussi une autre odeur : indéfinissable, elle faisait peser sur le visiteur une impression de tristesse. C’était si étrange qu’en dépit de son courage Morosini se sentit pâlir cependant que des gouttes de sueur perlaient sur son front. Son cœur manqua même un battement tandis qu’il s’avançait avec lenteur vers les vieilles marches. En même temps, la sensation d’une présence s’imposait à lui, aux limites de l’angoisse, tellement qu’il voulut réagir, sans songer cependant un seul instant à reculer :

– Qu’est-ce qui m’arrive ? marmotta-t-il. Je ne suis tout de même pas en train de devenir médium pour être ainsi affecté par l’invisible ?

Et soudain, il la vit, ou plutôt il l’aperçut car ce qu’un visage aux contours mal définis, au milieu des ombres massées près de l’escalier mais c’était bien celui de la femme qu’il avait suivie la veille. C’était comme une fleur voilée de brume au milieu des ténèbres, une fleur sans tige mais capable d’exprimer toute la souffrance du monde. Les gens que l’on suppliciait devaient avoir cette expression douloureuse. Alors, presque malgré lui, Aldo parla d’une voix pleine de douceur :

– Le rubis, Catalina, je le cherche aussi, je le cherche pour le rendre au peuple d’Israël. Quand je l’aurai trouvé, je viendrai vous le dire… et je prierai pour vous !

Il crut percevoir un soupir et ne vit plus rien. Alors, comme il venait de le promettre, il prononça à haute voix les paroles du « Notre Père »,, fit un signe de croix et regagna le jardin. La sensation de malaise éprouvée tout à l’heure s’était dissipée, le laissant au contraire plus fort et plus déterminé que jamais. La mission confiée par Simon lui semblait plus noble encore s’il pouvait y joindre le sauvetage d’une âme en perdition.

Le mendiant qui guettait son retour avec appréhension vint au-devant de lui :

– Eh bien, señor ? Êtes-vous satisfait ?

– Oui, et je vous suis très reconnaissant de m’avoir amené ici. Je crois que cette maison sera un peu plus paisible à présent. Si toutefois, elle m’a bien compris…

– Vous… vous l’avez vue ? la Susana ?

– Peut-être… et je lui ai promis de chercher le rubis pour le rendre à ceux de sa race. Si je réussis, je reviendrai le lui dire…

Ramirez ouvrait des yeux énormes, oubliant même de finir le flacon de vin qu’il n’avait pas lâché :

– Et vous croyez vraiment pouvoir y arriver ? Après si longtemps ? Vous devez être encore plus fou que moi, señor !

– Non, mais c’est mon métier de rechercher les joyaux perdus. Partons à présent ! J’espère que nous nous reverrons un jour ou l’autre.

– Je vais rester ici encore un petit moment… en compagnie de cet excellent vin. Que Dieu vous garde, señor !

Oubliant son sac, Morosini regagna son hôtel à pied. Après son repos de l’après-midi, la ville se réveillait et c’était un plaisir que de marcher par ses rues étroites cernées de murs blancs sur lesquels veillait la tour rose de la Giralda. D’autant que c’était en se promenant ou en prenant son bain qu’Aldo réfléchissait le mieux.

Le rite de la baignoire viendrait tout à l’heure, avant de s’habiller pour se rendre au dîner que la Reine donnait ce soir-là à l’Alcazar Real. Celui-là, il n’était pas question de le manquer. D’abord pour ne pas s’aliéner une dame aussi charmante que

Victoria-Eugénie. Ensuite parce qu’il espérait bien y rencontrer un personnage auquel il n’avait prêté la veille qu’une attention distraite, mais qui lui serait peut-être d’une certaine utilité-Une idée lui venait, en effet, et, quand il en tenait une, Aldo n’aimait pas la faire attendre. L’idée n’est-elle pas du genre féminin ?


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