CHAPITRE 10 LA COLLECTION KLEDERMANN
Lorsqu’une fois à Zurich il découvrit les demeures du banquier, Morosini comprit pourquoi Lisa aimait tant Venise et les résidences de sa grand-mère : il s’agissait de palais, sans doute, mais de palais à l’échelle humaine et dépourvus de gigantisme. La maison de banque était un véritable temple néo-Renaissance à colonnes corinthiennes et cariatides ; quant à l’habitation privée, c’était au bord du lac, dans ce que l’on appelait la Goldküste – la rive dorée – un immense palais « à l’italienne » ressemblant assez à la villa Serbelloni, sur le lac de Côme, en plus orné. C’était fastueux, plutôt écrasant, et il fallait le solide appétit de splendeur de l’ex-Dianora Vendramin pour s’y trouver à l’aise. C’eût été même un peu ridicule sans l’admirable parc animé de fontaines descendant jusqu’aux eaux cristallines du lac et sans le magnifique cadre de montagnes neigeuses. Quoi qu’il en soit, Morosini, tout prince qu’il était, pensa qu’il n’aimerait pas vivre là-dedans quand, le soir venu, il découvrit le monument. En attendant, le banquier l’avait déposé à son hôtel en lui conseillant de prendre quelque repos avant de le rejoindre pour dîner :
– Nous serons seuls, précisa-t-il. Ma femme est à Paris chez son couturier. Elle choisit la robe qu’elle portera pour son… trentième anniversaire.
Morosini se contenta de sourire tout en se livrant à un rapide calcul : lors de sa première rencontre avec la belle Dianora, le soir de Noël 1913, il avait lui-même trente ans et Dianora, veuve à vingt et un ans, en comptait vingt-quatre ce qui, tout bien compté et si les bases étaient réelles, amenait au chiffre trente-cinq en cette année 1924.
– Je croyais, dit-il en souriant, qu’une jolie femme n’avouait jamais son âge ?
– Oh, mon épouse n’est pas comme les autres. Et puis nous célébrerons en même temps notre septième anniversaire de mariage. D’où mon désir de donner à l’événement un éclat particulier.
En arrivant à son hôtel – un palace style xviii siècle pourvu de magnifiques jardins – Aldo eut la surprise de trouver un télégramme d’Adalbert : « Attends-moi, j’arrive. Serai Zurich le 23 au soir. » Autrement dit, l’archéologue serait là le lendemain. Sachant d’expérience que les choses n’étaient jamais simples quand un vestige du pectoral était en vue, il en fut content. D’autant qu’on parlait beaucoup de la plus importante des villes suisses depuis quelque temps. Outre qu’elle était la base financière de Simon Aronov, c’était là que le vieux Solmanski avait échappé à Romuald, là qu’il semblait posséder un port d’attache comme
Simon lui-même, là encore que Wong avait demandé qu’on le ramène… Et comme l’acquisition de Kledermann avait toutes les chances d’être le joyau trouvé dans la tombe de Giulio, on pouvait s’attendre à un proche avenir agité !
Vers huit heures, la Rolls étincelante du banquier conduite par un chauffeur d’une irréprochable tenue déposait Morosini devant le perron où un valet de pied le recueillit sous un vaste parapluie. Depuis la fin de l’après-midi, de véritables trombes d’eau se déversaient sur la région noyant le paysage. Ainsi escorté, l’invité rejoignit un maître d’hôtel d’une raideur toute britannique, ce qui ne l’empêchait pas d’être certainement natif des Cantons. Cela se voyait au gabarit exceptionnel et à la puissance du cou enfermé dans un col à coins cassés.
Ayant laissé son manteau aux mains d’un valet. Aldo suivit l’imposant personnage dans le vaste escalier de pierre après avoir appris que Monsieur attendait Monsieur le prince dans son cabinet de travail.
À l’entrée de Morosini, le banquier lisait un journal qu’il offrit aussitôt avec une mine soucieuse :
– Regardez ! Il s’agit de l’homme qui m’a vendu le rubis. Il est mort…
L’article enrichi d’une assez mauvaise photo annonçait que l’on avait retiré du lac le cadavre d’un Américain d’origine italienne, Giuseppe Saroni, plus ou moins recherché par la police de New York. L’homme avait été étranglé puis jeté à l’eau, mais, auparavant, on l’avait torturé. Suivait une description qui acheva de lever les derniers doutes d’Aldo, si tant est qu’il en conservât encore : c’était, au détail près, le portrait de l’homme aux lunettes noires.
– Vous êtes certain qu’il s’agit de lui ? demanda-t-il en rendant le quotidien.
– Tout à fait. C’est d’ailleurs le nom qu’il m’a donné.
– Comment avez-vous payé ? Par chèque ?
– Naturellement. Mais maintenant je suis un peu inquiet parce que je commence à me demander s’il ne s’agissait pas d’un bijou volé. En ce cas, si l’on retrouve mon chèque, je risque des ennuis…
– C’est possible. Quant au vol, n’en doutez pas ! Le rubis a été enlevé des mains du rabbin Liwa il y a trois mois dans la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague. Le voleur s’est enfui après m’avoir logé une balle à un demi-centimètre du cœur. Le grand rabbin Jehuda Liwa a été blessé lui aussi mais sans gravité…
– C’est incroyable. Que faisiez-vous dans cette synagogue ?
– Au cours de sa longue histoire, le rubis a appartenu au peuple juif et il a été l’objet d’une malédiction. Le grand rabbin de Bohême devait lever l’anathème. Il n’en a pas eu le temps : ce misérable a tiré, s’est enfui, et on n’a pas pu le retrouver…
– Mais… dans ce cas, le rubis serait à vous ?
– Pas vraiment. Je le cherchais pour un client et je l’avais retrouvé dans un château près de la frontière autrichienne.
– Comment pouvez-vous être certain qu’il s’agit bien du même ? Après tout, ce n’est pas l’unique rubis cabochon…
– C’est simple ! Montrez-le-moi ! Je suppose que vous ferez suffisamment confiance à ma parole pour n’en pas douter ?
– Certes, certes… je vous le montrerai, mais d’abord allons souper ! Vous devez savoir par votre cuisinière qu’un soufflé n’attend pas. Vous me raconterez votre aventure à table.
Le maître d’hôtel venait d’annoncer que Monsieur était servi. Tout en descendant l’escalier avec son hôte qui parlait chasse, Aldo réfléchissait à la façon dont il présenterait l’histoire. Pas question d’évoquer si peu que ce soit le pectoral. Encore moins son aventure sévillane et les heures étranges vécues auprès de Jehuda Liwa. En fait, il allait falloir élaguer sérieusement, le banquier zurichois étant sans doute fermé à tout ce qui, de près ou de loin, touchait au fantastique, à l’ésotérisme et aux apparitions… Certes, en bon collectionneur de joyaux, il ne devait rien ignorer des traditions maléfiques attachées à certains d’entre eux, mais jusqu’à quel point était-il perméable à ce que le commun des mortels traitait de légendes ? C’est ce qu’il fallait découvrir.
Le soufflé était parfait et Kledermann qui devait porter un grand respect à son cuisinier n’ouvrit la bouche que pour le déguster tant qu’il y en eut dans son assiette mais, quand les valets eurent desservi, il vida d’un trait son verre empli d’un délicieux vin de Neuchâtel et ouvrit le feu.
– Si j’ai bien compris, vous me contestez la propriété du cabochon de rubis ?
– Pas en fait puisque vous l’avez acheté en toute bonne foi, mais moralement oui. Je ne vois à cette situation qu’une sortie possible : vous me dites ce que vous l’avez payé et je vous rembourse.
– Moi j’en vois une autre encore plus simple : c’est moi qui rembourse ce que vous l’avez payé en Bohême, en tenant compte bien sûr des peines que vous avez prises pour vous le procurer.
Morosini étouffa un soupir : il se doutait bien qu’il avait affaire à forte partie. La beauté de la pierre avait fait son œuvre et Kledermann était prêt à la payer deux ou trois fois s’il le fallait. Quand la passion d’un collectionneur est éveillée, il y a peu de moyens de lui faire lâcher prise.
– Comprenez donc que ce n’est pas une question d’argent ! Si mon client tient tellement au rubis, c’est pour faire cesser la malédiction qui s’y attache et qui frappe tous ses possesseurs.
Moritz Kledermann éclata de rire :
– Ne me dites pas qu’un homme du XXe siècle, sportif et éclairé, peut croire à ces fariboles ?
– Que j’y croie ou non est de peu d’importance, dit Aldo avec une grande douceur. Ce qui compte, c’est mon client qui est aussi un ami. Lui en est persuadé. D’ailleurs, après tout ce que j’ai pu découvrir du parcours du rubis depuis le XVe siècle, je lui donne volontiers raison…
– Eh bien, racontez-moi ça ! Vous savez à quel point je suis passionné par l’histoire des joyaux anciens.
– Celle-ci commence à Séville, peu de temps avant l’institution de l’Inquisition. Les Rois Catholiques règnent et le rubis appartient à un riche converso, Diego de Susan, mais il est considéré comme sacré par la communauté juive…
Dès les premières phrases, Aldo sentit qu’il venait d’éveiller la curiosité passionnée de son hôte. Lentement, en s’attachant à l’Histoire et en passant sous silence ses propres aventures, il remonta le temps : la pierre offerte à la reine Isabelle par la Susana parricide, Jeanne la Folle et sa passion insensée, le vol et la vente du bijou à l’ambassadeur de l’empereur Rodolphe II, le don fait par celui-ci à son bâtard préféré et, finalement, la récupération du rubis par lui-même et Vidal-Pellicorne « dans un château de Bohême dont le propriétaire connaissait de grands revers de fortune ». Du fantôme de la Susana, de l’amoureux de Tordesillas, de l’évocation de l’ombre impériale dans la nuit de Hradschin et de la violation de la tombe abandonnée, pas un mot bien sûr. Quant à ses relations avec le grand rabbin, Morosini révéla simplement que, sur le conseil de Louis de Rothschild, il était allé lui poser des questions comme il l’avait fait pour d’autres personnages. Mais il n’oublia pas d’insister sur les désastres jalonnant le parcours de la gemme sanglante.
– J’en ai moi-même été victime dans la synagogue et celui qui vous l’a vendue vient de le payer de sa vie.
– C’est un fait mais… votre client n’a pas peur, lui, de cette prétendue malédiction ?
– Il est juif et seul un Juif peut effacer l’anathème lancé par le rabbin de Séville…
Kledermann garda le silence un instant puis laissa un sourire malicieux détendre les traits un peu sévères de son visage. On en était au café et il offrit à son hôte un somptueux havane qu’il lui laissa le temps d’allumer et d’apprécier :
– Et vous l’avez cru ? dit-il enfin.
– Qui, mon ami ? Bien sûr, je le crois…
– Vous devriez pourtant savoir de quoi sont capables mes frères collectionneurs quand il s’agit d’une pièce aussi rare et aussi précieuse ? Pierre sacrée ! … symbole de la patrie perdue portant en soi toutes les misères et les souffrances d’un peuple opprimé ! … moi je veux bien, mais il ressort surtout de ce que vous venez de m’apprendre qu’il s’agit avant tout d’un joyau chargé d’Histoire. Vous vous rendez compte ? Isabelle la Catholique » Jeanne la Folle, Rodolphe II et son effroyable bâtard ? Je possède des pierres qui ne sont pas moitié aussi passionnantes…
– L’homme qui m’a demandé ce bijou n’usait d’aucun stratagème. Je le connais trop pour en douter : c’est pour lui une question de vie ou de mort.
– Hum ! … Il faut y réfléchir ! En attendant, je vais vous montrer la pierre en question et aussi ma collection. Venez !
Les deux hommes regagnèrent le grand cabinet-bibliothèque du premier étage dont, cette fois. Kledermann ferma la porte à clé.
– Vous craignez que l’un des membres de votre personnel n’entre ici sans frapper ? fit Morosini amusé par cette précaution qui lui semblait puérile.
– Pas du tout. Vous allez comprendre : cette pièce n’est jamais fermée à clé sauf lorsque je désire pénétrer dans ma chambre forte. En fait, c’est en tournant cette clé que l’on permet l’ouverture de la porte blindée. Vous allez voir…
Traversant son bureau, le banquier qui avait pris une petite clé pendue à son cou sous le plastron glacé de sa chemise alla l’introduire dans une moulure de la bibliothèque occupant le fond de la pièce : une épaisse porte doublée d’acier tourna lentement sur d’invisibles gonds, entraînant avec elle son habile décor de faux livres. Kledermann sourit :
– J’espère que vous appréciez votre chance. Il n’y a guère plus d’une demi-douzaine de personnes qui sont entrées ici. Suivez-moi !
La chambre forte avait dû être d’assez belles proportions mais l’espace y était réduit par les coffres dont les parois étaient revêtues :
– Chacun a une combinaison différente, poursuivit le banquier. Moi seul les connais. Je les transmettrai à ma fille quand l’heure en sera venue…
Rapidement, ses longs doigts manipulaient deux grosses mollettes placées sur le premier coffre suivant le code qui convenait : à droite, à gauche, encore et encore. Les chiffres cliquetaient mais, en peu de temps, l’épais vantail s’ouvrit, dévoilant une pile d’écrins.
– Il y a ici une partie des bijoux de la Grande Catherine et quelques bijoux russes.
Entre ses mains, une boîte habillée de velours violet révéla un extraordinaire collier de diamants, une paire de girandoles et deux bracelets. Morosini ouvrit de grands yeux : cette parure, il la connaissait pour l’avoir admirée avant la guerre sur la gorge d’une grande-duchesse apparentée à la famille impériale et dont la disparition soudaine laissait supposer qu’elle avait pu être assassinée. Elle avait bien appartenu à la Sémiramis du Nord, mais Aldo lui refusa son admiration : il avait horreur de ce que l’on appelait dans la profession « bijoux rouges » : ceux que l’on s’était procurés en versant le sang. Il ne put s’empêcher de lâcher avec sévérité :
– Comment vous êtes-vous procuré cette parure ? Je sais à qui elle appartenait avant la guerre et…
– … et vous vous demandez si je l’ai achetée au meurtrier de la grande duchesse Natacha ? Rassurez-vous, c’est elle-même qui me l’a vendue… avant de disparaître en Amérique du Sud avec son maître d’hôtel dont elle était tombée follement amoureuse. Je vous livre là un secret mais je pense que vous ne me ferez pas regretter de vous avoir montré ces joyaux.
– Vous pouvez en être certain. Vous devez savoir que notre secret professionnel est aussi exigeant que celui des médecins…
– J’avoue, fit Kledermann en riant, qu’en dépit de votre réputation je n’imaginais pas un instant que vous les reconnaîtriez. Cela dit, la grande-duchesse a eu tout à fait raison de filer en Amérique avant la révolution bolchevique. Elle a au moins sauvé sa vie et une partie de sa fortune…
Après les diamants, Morosini put admirer la fameuse parure d’améthystes, célèbre dans l’étroite confrérie des grands collectionneurs, et quelques autres babioles de moindre importance avant de passer à l’exploration d’autres coffres, d’autres écrins. Il vit l’admirable émeraude ayant appartenu au dernier empereur aztèque et rapportée du Mexique par Hernan Cortes, deux des dix-huit « Mazarins », un bracelet fait de gros diamants provenant du fameux Collier de la Reine, jadis dépecé et vendu en Angleterre par le couple La Motte, de très beaux saphirs ayant appartenu à la reine Hortense, les nœuds de corsage en diamants de la Du Barry de fantastiques émeraudes qui avaient brillé sur la poitrine d’Aurengzeb, l’un des sautoirs de perles de la Reine vierge et tant d’autres merveilles qu’Aldo ébloui et surtout sidéré contemplait avec émerveillement : il n’imaginait pas que la collection Kledermann pût atteindre cette importance. Encore l’un des coffres garda-t-il ses secrets :
– Ce sont les bijoux de ma femme, fit le banquier. Ils sont tellement plus beaux lorsqu’elle les porte… Mais vous semblez surpris ?
– Je l’avoue. Je ne connais guère au monde que trois collections susceptibles de s’aligner avec la vôtre…
– J’avoue m’être donné beaucoup de mal mais le mérite n’en revient pas à moi seul. Mon grand-père et mon père ont commencé ceci bien avant moi… Maintenant, voici ce que j’ai acheté à cet Américain.
Il venait d’ouvrir un nouvel écrin de velours noir : tel l’œil d’un cyclope rougi au feu des forges infernales, le rubis de Jeanne la Folle regarda Morosini.
Celui-ci le prit à deux doigts et n’eut pas besoin d’un grand examen pour s’assurer que c’était bien la pierre qu’il avait eu tant de peine à trouver :
– Aucun doute ! dit-il. C’est bien le bijou qui m’a été volé à Prague…
Pour plus de sûreté – une contrefaçon étant toujours possible encore qu’improbable ! – il repassa dans le bureau, tira de sa poche une loupe de joaillier, la logea dans son orbite et se pencha sous la lumière de la grande lampe moderne posée sur la table. Inquiet, Kledermann se hâta de refermer la chambre aux trésors et le rejoignit :
– Tenez ! dit Aldo en indiquant de l’ongle un point minuscule sur le revers de la pierre et en offrant sa loupe au banquier. Voyez cette étoile de Salomon imperceptible à l’œil nu ! Elle vous confirmera qu’il s’agit bien d’un joyau d’origine juive…
Kledermann fit ce qu’on lui demandait et fut bien obligé d’accepter une évidence qui lui déplaisait. Il ne dit rien sur le moment, posa l’écrin sur le cuir vert foncé de son bureau, y remit le rubis, puis sonna et alla rouvrir sa porte :
– Prendrez-vous encore un peu de café ? J’avoue en avoir besoin.
– Vous ne craignez pas l’insomnie ? fit Aldo avec un demi-sourire…
– Je possède la faculté de dormir quand j’en ai envie. Mais que faites-vous donc ?
Morosini avait sorti un carnet de chèques et un stylo emportés très intentionnellement, et écrivait sur le coin de la table :
– Un chèque de cent mille dollars, répondit-il avec le plus grand calme.
– Je ne crois pas avoir dit que j’acceptais de vous rendre ce bijou, articula le banquier avec une froideur polaire qui n’impressionna guère Morosini.
– Je ne vois pas comment vous pourriez faire autrement ! riposta-t-il. Nous parlions il y a un instant de « bijoux rouges ». Celui-ci l’est plus que tout ce que vous pouvez imaginer…
Kledermann haussa les épaules :
– Il ne saurait en être autrement pour une pièce chargée d’histoire. Puis-je vous rappeler la Rose d’York, ce diamant du Téméraire qui nous a rapprochés à Londres ? Vous la convoitiez autant que moi et vous vous souciiez comme d’une guigne de son passé tragique.
– Sans doute, mais ce n’était pas moi qui l’avais découverte au risque de ma vie… Cette fois, c’est différent ! Enfin, réfléchissez ! ajouta Morosini. Vous avez vraiment envie de voir briller sur la gorge de votre femme une pierre qui a passé des dizaines d’années sur un cadavre ? Cela ne vous fait pas horreur ?
– Vous avez le sens des évocations désagréables, grogna le banquier, mais autant vous le dire tout de suite : maintenant que je connais les aventures de ce rubis, je ne souhaite plus du tout l’offrir à ma femme. Elle aura pour son anniversaire le collier que vous avez apporté… et moi je garderai cette merveille…
Aldo n’eut pas le temps de répondre : rejetant la porte plus qu’elle ne l’ouvrit, Dianora, dispensant autour d’elle la fraîcheur de la nuit jointe aux senteurs suaves d’un parfum précieux, fit une entrée de reine tumultueuse :
– Bonsoir, cher ! lança-t-elle de sa belle voix de contralto. Albrecht me dit que vous avez ici le prince Morosini… et c’est ma foi vrai ! Quel plaisir de vous revoir, cher ami !
Tendant ses deux mains dégantées, elle s’élançait vers Aldo quand, soudain, elle s’arrêta et obliqua résolument vers la droite :
– Qu’est-ce là ? … Oh Dieu ! … Quelle splendeur !
Rejetant l’ample manteau ourlé de renard bleu assorti à la toque posée sur ses cheveux de lin, elle le laissa tomber sur le tapis comme un simple papier froissé et se précipita sur le rubis qu’elle saisit avant que son époux ait pu l’en empêcher.
Son visage rayonnait de joie. La pierre entre les mains, elle revint vers Kledermann.
– Moritz très cher ! Vous n’avez jamais hésité à remuer ciel et terre pour me faire plaisir, mais cette fois vous me comblez. Où avez-vous trouvé ce merveilleux rubis ?
Elle avait oublié Aldo mais celui-ci n’était pas disposé à se laisser évincer : l’enjeu était trop gros.
– C’est moi qui l’ai trouvé à l’origine, Madame. Votre époux n’a fait que l’acheter, en toute innocence d’ailleurs, à celui qui me l’a volé. Aussi m’apprêtais-je à le rembourser, ajouta-t-il en détachant le chèque de sa souche.
Dianora tourna vers lui ses yeux transparents qu’une brusque colère traversait d’éclairs :
– Êtes-vous en train de me dire que vous prétendez emporter « mon » rubis ?
– Je ne prétends qu’obtenir justice. La pierre n’est même pas à moi. Je l’avais achetée pour un client…
– Il n’y a pas de client qui tienne lorsqu’il s’agit de moi, fit la jeune femme avec arrogance. D’autant qu’il n’est pas certain que vous disiez la vérité ? On n’en est pas à un mensonge près, quand on est collectionneur comme vous.
– Calmez-vous, Dianora ! intervint Kledermann. Nous étions justement en train de discuter la question quand vous êtes arrivée. Non seulement je n’avais pas accepté le chèque du prince, mais j’entendais lui en offrir un pour le dédommager de ce qu’il a subi du fait d’un voleur…
– Tout cela m’a l’air bien compliqué. Répondez-moi franchement, Moritz ! Avez-vous, oui ou non, acheté ce bijou pour mon anniversaire ?
– Oui, mais…
– Pas de mais ! Il est donc à moi et je le garde ! Je le ferai monter à mon idée…
– Vous devriez, intervint Aldo, laisser votre mari développer ce « mais » ! Il en vaut la peine : l’homme qui lui a vendu la pierre vient d’être retrouvé dans le lac… étranglé. J’ajoute qu’il m’avait logé une balle pas loin du cœur, il y a trois mois.
– Mon Dieu… mais comme c’est excitant ! Raison de plus pour y tenir !
Et Dianora éclata de rire au nez de Morosini qui se demanda comment il avait pu manquer mourir d’amour pour cette folle. Tant de beauté et pas plus de cervelle qu’un petit pois ! songea-t-il en regardant la jeune femme voltiger à travers le cabinet de son époux. Les années glissaient sur elle comme une eau vivifiante. En surimpression de son image actuelle, il la revoyait telle qu’elle lui était apparue un soir de Noël chez lady de Grey. Une fée nordique ! Une sylphide des neiges dans l’enroulement givré de sa robe couleur de glacier qui épousait si tendrement chaque courbe d’un corps juvénile aussi ravissant que le visage ! … Il l’avait revue par deux fois : à Varsovie où tous deux avaient retrouvé pour une nuit les folles délices d’autrefois et au mariage d’Eric Ferrals avec Anielka Solmanska. À cette occasion, il n’était pas retombé au pouvoir de son charme. Uniquement d’ailleurs parce qu’il était prisonnier de celui de la jolie Polonaise ! Ce soir, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elles se ressemblaient de singulière façon.
Comme Anielka, Dianora sacrifiait à la nouvelle mode, au moins dans sa façon de se vêtir car elle avait gardé entière sa magnifique chevelure de soie pâle – peut-être pour ne pas déplaire à un mari si fastueux ? – mais sa robe de fin lainage d’un gris bleuté découvrait jusqu’au-dessus du genou des jambes parfaites et laissait deviner la grâce du corps, toujours aussi mince et libre de toute entrave, qu’elle recouvrait… Pour l’instant, elle glissait son bras sous celui de son époux en le regardant avec une tendre supplication. Quant à lui, si jamais visage avait exprimé la passion c’était bien celui de cet homme d’aspect si sévère et si froid. Peut-être restait-il là une carte à jouer ?
– Soyez raisonnable, Madame ! dit Morosini doucement. Quel mari amoureux pourrait accepter de gaieté de cœur de voir celle qu’il aime en danger ? Et ce sera votre cas si vous vous obstinez à garder ce redoutable caillou.
Toujours pendue au bras de Kledermann et le regard perdu dans le sien, elle haussa les épaules :
– Qu’importe ! Mon époux est assez fort, assez puissant et assez riche pour me préserver de tout danger. Vous perdez votre temps, cher Morosini ! Jamais, vous entendez, jamais je ne vous rendrai ce bijou ! Je suis sûre que pour moi, il sera un vrai talisman de bonheur.
– Fort bien ! Vous venez de remporter cette bataille, Madame, mais je ne désespère pas de gagner la guerre. Gardez le rubis, mais, je vous en supplie, réfléchissez ! Je n’ai pas pour habitude de jouer les épouvantails, pourtant vous devez savoir qu’en le conservant c’est le malheur que vous allez attirer. Je vous souhaite une bonne nuit ! … Ne me raccompagnez pas, ajouta-t-il à l’adresse de Kledermann. Je connais le chemin et je compte rentrer à mon hôtel à pied !
Kledermann se mit à rire et, lâchant sa femme, rejoignit son invité rebelle :
– Vous savez qu’il y a plusieurs kilomètres ? Et en souliers vernis ce n’est pas le comble du confort. Ne soyez pas mauvais perdant, mon cher prince, et permettez à mon chauffeur de vous raccompagner. Ou alors laissez-moi vous prêter des brodequins ?
– Vous êtes décidé à ne me laisser l’initiative en rien, ce soir ? fit Aldo avec un sourire qui n’alla pas jusqu’à Dianora. Va pour la voiture. J’opterais bien pour les grosses chaussures, mais je craindrais l’œil réprobateur du portier du Baur !
La pluie avait cessé quand la longue voiture glissa à travers le jardin mouillé. Le ciel s’éclaircissait mais une froide humidité montait des eaux noires du lac et, tout au long de la route ramenant vers le centre de la ville, on roulait dans de larges flaques où frissonnait la lumière inversée des réverbères. Il était déjà tard et, le mauvais temps aidant, les rues étaient désertes. Zurich était triste, ce soir, en dépit de ses brillants éclairages et Aldo envoya une pensée reconnaissante à Kledermann : une longue promenade dans ce désert dégoulinant n’aurait rien eu d’agréable ! Au fond, il serait aussi bien dans son lit pour réfléchir au problème tel que le posait à présent le couple Kledermann. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir s’en sortir. Même avec l’aide d’Adalbert. À moins de se livrer à un cambriolage en règle du palais Kledermann ? …
Il y pensait encore en empruntant le large couloir feutré d’épaisse moquette, menant à sa chambre. Il enfonça sa clé dans la serrure… et oublia ses préoccupations : un coup sur la nuque, et il s’écroulait comme un vêtement abandonné sur le moelleux tapis qui étouffa le bruit de sa chute…
Quand il se réveilla, il était couché sur un petit lit de fer dans une pièce si tristement meublée qu’un trappiste n’en aurait pas voulu. Une lampe à pétrole posée sur une table éclairait des murs fendus et salpêtrés. Tout d’abord il se crut l’objet d’un cauchemar, mais sa bouche pâteuse et son crâne douloureux plaidaient pour une désagréable réalité, sans qu’il parvienne à comprendre ce qui lui arrivait. Ses idées en se remettant en place lui restituaient ses derniers gestes conscients : il se voyait devant sa porte, introduisant sa clé. Puis le trou noir. La question, alors, était celle-ci : comment avait-il pu passer des couloirs d’un palace international à cette cave mal entretenue ? Était-il seulement pensable que ses agresseurs eussent réussi, même en pleine nuit, à le sortir de là et à l’emmener ailleurs ?
Chose plus curieuse encore, il était libre de ses mouvements : on ne l’avait pas attaché. Alors il se leva, alla vers l’unique fenêtre, étroite et défendue par des volets solidement cadenassés. Quant à la porte, vétuste, sans doute, elle était dotée d’une serrure neuve contre laquelle Aldo s’avoua impuissant. Il ne possédait pas les talents de son ami Adalbert et le regretta :
– Si on se revoit un jour je lui demanderai des leçons ! marmotta-t-il en s’étendant de nouveau sur le matelas nu qui semblait rembourré avec des cailloux. Quelqu’un viendra bien un jour et, en attendant, mieux vaut prendre mon mal en patience…
Il n’attendit pas longtemps. Une dizaine de minutes à sa montre – on ne lui avait rien pris – et la porte s’ouvrait pour laisser passer une sorte de batracien dont la ressemblance avec un crapaud, aux pustules près, était frappante. Derrière lui venait un homme dont la vue arracha au prisonnier une exclamation de surprise. Il s’agissait d’un personnage qu’il n’aurait jamais cru revoir en cette vie pour l’excellente raison qu’il le supposait au fond d’une prison française ou dûment extradé en direction de Sing-Sing : Ulrich, l’Américain qu’il avait rencontré dans une villa du Vésinet au cours d’une nuit agitée deux ans plus tôt. Loin de l’inquiéter, cette résurrection l’amusa : mieux valait avoir affaire à quelqu’un qu’il connaissait déjà.
– Encore vous ? fit-il avec bonne humeur. Auriez-vous été nommé ambassadeur des gangsters américains en Europe ? Je vous croyais en prison ?
– En sortir ou y rester, c’est souvent une question d’argent, fit la voix froide et coupante dont Aldo gardait le souvenir. Les Français ont eu le tort de vouloir me transférer aux States : j’en ai profité pour prendre le large mais pas celui de l’Atlantique. Sors, Archie, mais ne t’éloigne pas !
Ulrich alla établir son long corps osseux habillé de tweed bien coupé sur l’unique chaise, laissant à Morosini l’entière disposition de son lit. Celui-ci bâilla, s’étira puis se recoucha aussi tranquillement que s’il eût été chez lui :
– Je n’ai rien contre une conversation à cœur ouvert avec vous, mon cher, mais nous aurions pu causer aussi bien à l’hôtel où vous semblez avoir vos petites entrées ? On est très mal chez vous.
– Ce n’est pas vraiment un lieu de villégiature. Quant à ce que j’ai à vous dire, ça tient en deux mots : je veux le rubis.
– C’est une manie chez vous ? La dernière fois, vous couriez après un saphir. Maintenant, c’est un rubis. Avez-vous l’intention de me convoquer chaque fois que vous aurez envie d’une pierre précieuse ?
– Ne faites pas l’idiot ! Vous savez très bien ce que je veux dire. Le rubis a été vendu à Kledermann par cet abruti de Saroni qui a cru pouvoir faire cavalier seul et s’approprier l’objet.
Et ce soir, Kledermann vous l’a revendu. Alors dites-moi où il est et on vous ramène en ville ! Morosini éclata de rire :
– Où êtes-vous allé pêcher votre psychologie du collectionneur ? Vous vous imaginez que le banquier m’a fait venir ici pour lui racheter la pièce rare sur laquelle il a réussi à mettre la main ? Vous rêvez, mon vieux ! Il m’a fait venir pour l’estimer et lui en raconter l’histoire, un point c’est tout ! Cela dit, je désirais en effet racheter ce rubis mais Kledermann y tient comme à la prunelle de ses yeux. J’ai échoué.
– Moi je n’échouerai pas et vous allez m’aider.
– Du fond de cette cave ? Je ne vois pas comment ? Au fait, c’est vous qui avez arrangé de si belle façon ce pauvre Saroni ?
– Ce n’est pas moi, c’est mon… employeur, fit Ulrich avec une nuance de dédain qui n’échappa pas à Morosini. C’est lui qui a mené l’interrogatoire et c’est son exécuteur qui l’a tué. Moi j’ai horreur de me salir les mains…
– Je vois. Vous êtes le cerveau de l’association ?
Un éclair d’orgueil traversa les yeux pâles de l’Américain.
– On peut dire ça, en effet !
– Étrange ! Que l’on ne laisse pas les responsabilités au jeune Sigismond qui est loin d’être une lumière, je le conçois mais… le vieux Solmanski est toujours vivant, lui, en dépit de la comédie du suicide jouée à Londres. Et à moins qu’il ne soit devenu subitement gâteux ? …
– Eh bien, vous en savez des choses ! Non, il n’est pas gâteux mais il est malade. Le produit qu’il a avalé pour simuler la mort a laissé des traces. Il ne peut plus diriger lui-même les opérations. Pourquoi croyez-vous qu’il ait pris la peine de me faire évader pour me mettre à la tête de la bande de malfrats ramenés d’Amérique par Sigismond ?
La conversation prenait un tour inattendu qui était loin de déplaire à Morosini. Il poussa son avantage :
– Il est certain que le besoin d’un homme à poigne devait se faire sentir. Sigismond n’est qu’un agité dangereux et cruel. Je crois même que son père partage mon opinion.
– Sans aucun doute ! acquiesça Ulrich toujours aux prises avec les joies de l’autosatisfaction.
– Autrement dit, vous prenez vos ordres directement de lui. Il est ici ?
– Non. À Varsovie…
Entraîné par le rythme de la conversation, il avait parlé trop vite et le regretta aussitôt :
– De toute façon, ça ne vous regarde pas !
– Que voulez-vous de moi ? Je vous ai déjà dit que Kledermann veut garder le rubis. Je ne vois pas ce que vous pourriez me demander de plus ?
Un sourire qui n’avait rien d’aimable vint se poser comme un masque sur le visage taillé à coups de serpe de l’Américain :
– Oh, c’est simple : vous allez vous arranger pour le récupérer. Vous avez vos grandes et vos petites entrées : ce doit être assez facile ?
– Si c’était aussi facile j’aurais déjà trouvé un plan, mais ce que vous êtes en train de me demander c’est de cambrioler une chambre forte qui ne vole pas son nom. C’est Fort-Knox en plus petit !
– Il ne faut jamais désespérer de rien. En tout cas, arrangez-vous comme vous l’entendrez mais il me faut le rubis, sinon…
– Sinon quoi ?
– Vous pourriez vous retrouvez veuf !
C’était tellement inattendu que Morosini ouvrit de grands yeux :
– Ce qui veut dire ?
– C’est assez facile à comprendre : nous tenons votre femme ! Vous savez, cette ravissante créature que vous êtes venu arracher de nos mains au péril de votre vie dans la villa du Vésinet ?
– J’entends bien mais… elle est la sœur et la fille de vos patrons ? Et ce sont eux qui vous ont donné l’ordre d’enlever ma femme ?
Ulrich prit un instant de réflexion avant de répondre, puis releva la tête avec l’air d’un homme qui vient de prendre un parti :
– Non. Je dirais même qu’ils ignorent ce détail. Voyez-vous, il m’a semblé qu’il ne serait pas mauvais de prendre une assurance contre eux tout en me procurant un moyen de pression sur vous !
Le cerveau d’Aldo travaillait à toute vitesse. Il y avait là quelque chose de bizarre. Sa première pensée pencha pour un bluff.
– Quand l’avez-vous enlevée ? demanda-t-il d’une voix égale.
– Hier soir, vers onze heures, alors qu’elle sortait du Harry’s Bar avec une amie… Cela vous suffit ?
– Non. Je veux téléphoner chez moi !
– Pourquoi ? Vous ne me croyez pas ?
– Oui et non. Le délai me semble un peu court pour l’amener ici…
– Je n’ai pas dit qu’elle était ici. Mais que je la tienne, vous pouvez en être sûr !
À son tour, Aldo prit un temps de réflexion. Quand il avait quitté Anielka, elle venait tout juste d’être débarrassée de ses nausées mais sa forme n’était pas éblouissante. Il l’imaginait mal se précipitant au Harry’s Bar pour y siroter des cocktails, même avec une amie qui pouvait être Adriana. En tout cas, une chose était certaine : Ulrich savait qu’il avait épousé la veuve de Ferrals mais il ignorait l’état actuel de leurs relations. Un instant, il caressa l’idée de déclarer avec un grand sourire : « Vous avez ma femme ? À merveille ! Gardez-la donc, vous n’avez pas idée du service que vous me rendez ! » Il imagina la tête d’Ulrich à l’annonce de cette nouvelle… D’autre part, il savait d’expérience que cet homme était dangereux et qu’il n’hésiterait pas un instant à faire souffrir Anielka pour parvenir à ses fins. Or, si Aldo voulait récupérer sa liberté, il ne souhaitait pas la mort de la jeune femme et encore moins qu’elle subît une quelconque torture. La seule chose à faire était de jouer le jeu tel qu’on le lui offrait. C’était l’unique façon de remonter à l’air libre…
– Eh bien ? fit Ulrich. Vous ne dites plus rien ?
– Ce genre de nouvelle mérite qu’on y réfléchisse, non ?
– Peut-être, mais je trouve que c’est suffisant. Alors ?
Morosini se composa un visage qu’il espérait suffisamment angoissé :
– Vous ne lui avez pas fait de mal, au moins ?
– Pas encore et je dirais même qu’elle est fort bien traitée !
– En ce cas, je n’ai pas le choix. Que voulez-vous au juste ?
– Je vous l’ai dit : le rubis.
– Vous ne pensez pas que je vais vous le chercher cette nuit ? Et demain, le rubis partira chez quelque joaillier pour être monté en vue d’être offert à Mme Kledermann pour son anniversaire.
– C’est quand, cet anniversaire ?
– Dans treize jours.
– Vous y serez ?
– Naturellement ! fit Aldo en haussant les épaules avec une lassitude bien imitée. À moins que vous ne me gardiez ici ?
– Je ne vois pas trop à quoi vous pourriez me servir dans ce trou. Alors, écoutez-moi bien ! On va vous ramener en ville où vous vous tiendrez à ma disposition, monsieur le prince ! Et, bien entendu, pas question d’approcher la police : je le saurais et votre femme en pâtirait. Pas question non plus de quitter votre hôtel. Je vous indiquerai par la suite un rendez-vous. Vous pouvez toujours essayer d’apprendre quel joaillier est chargé de la monture ?
Ulrich se leva et se dirigea vers la porte mais se retourna avant de l’ouvrir :
– Ne faites pas cette tête-là. Si les choses marchent comme je le veux, il se peut que vous y trouviez votre intérêt.
– Je ne vois pas en quoi ?
– Allons, réfléchissez ! Au cas où, grâce à vous, je pourrais visiter la chambre forte de Kledermann, il se peut que je vous laisse le rubis…
– Comment ? lâcha Aldo abasourdi. Mais je croyais…
– Les Solmanski le veulent à tout prix mais qu’ils l’aient ou non, ça m’est égal ! Il fallait être aussi bête que Saroni pour s’imaginer qu’un truc comme ça pouvait se vendre sans faire de vagues. Dans le coffre du banquier, il doit y avoir de quoi se remplir les poches plus facilement…
– Il a beaucoup de bijoux historiques. Pas commodes à vendre non plus.
– Vous tourmentez pas pour ça. En Amérique tout se vend et à des prix plus intéressants qu’ici. À bientôt !
Assis sur son lit, Aldo leva la main dans un vague salut négligent. Un instant plus tard, le batracien nommé Archie effectuait sa rentrée, arborant ce qu’il croyait être un sourire :
– On va te ramener en ville, mon gars, fit-il, mais Morosini n’eut même pas le temps d’articuler un mot : un coup de matraque appliqué à une vitesse incroyable le renvoya au pays des songes…
Le second réveil eut lieu dans des circonstances encore moins confortables que le premier : au moins, dans la maison inconnue, il y avait un lit. Cette fois, Morosini ouvrit les yeux dans un univers obscur, froid et humide. Il s’aperçut vite qu’on l’avait posé sur l’herbe d’une pelouse autour de laquelle il y avait de beaux arbres. Au-delà on apercevait le lac, des hangars à bateaux, des restaurants sur pilotis. La nuit était toujours là et les réverbères continuaient à brûler. Transi, en dépit de son manteau de vigogne qu’on avait eu la grâce de lui remettre, Aldo repéra vite les lumières du Baur-au-Lac qui ne lui parut pas très éloigné. En dépit de sa tête douloureuse, il se mit à courir dans le triple but de sortir du jardin, de rentrer chez lui et de se réchauffer.
Lorsqu’il pénétra dans le hall de l’hôtel, le portier s’autorisa à lever un sourcil en voyant rentrer en aussi triste état un client apparemment sobre et qu’il croyait couché depuis longtemps, mais il se serait fait couper la langue plutôt que d’oser une question. Aldo le salua d’un geste vague de la main et marcha d’un pas tranquille vers l’ascenseur : il avait, en effet, retrouvé la clé de sa chambre au fond de sa poche.
Une douche chaude, deux comprimés d’aspirine, et il se plongeait dans son lit en repoussant fermement toute pensée défavorable au sommeil. Dormir d’abord, on verrait après !
Il n’était guère plus de dix heures quand il se réveilla, plus dispos qu’il ne l’aurai craint. Il commença par se commander un copieux petit déjeuner puis demanda qu’on lui appelle Venise au téléphone. Bien qu’il n’y crût guère, cette histoire d’enlèvement d’Anielka le tarabustait. Si c’était vrai, il allait trouver la maison sans dessus dessous et peut-être même envahie par la police ? Il n’en fut rien : la voix qui lui répondit – celle de Zaccaria – était calme et paisible, même lorsque Aldo demanda à parler à sa femme :
– Elle n’est pas là, dit le fidèle serviteur. Votre départ lui a donné des envies de bouger : elle est allée passer quelques jours chez donna Adriana.
– Elle a emporté des bagages ?
– Bien sûr. Ce qu’il faut pour un petit séjour. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?
– Tout va bien, ne te tourmente pas. Je voulais seulement lui dire un mot. Au fait, Wanda est avec elle ?
– Bien entendu…
– C’est parfait. Je vais téléphoner chez ma cousine.
Il n’y eut pas plus de succès. Une voix mâle et rogue lui apprit que ni la comtesse Orseolo ni la princesse Morosini n’étaient là : ces dames avaient quitté Venise la veille au matin en direction des grands lacs. Elles n’avaient pas laissé d’adresse, ne sachant encore où elles se fixeraient.
– Et vous êtes qui, vous ? demanda Aldo qui n’aimait ni le ton ni la voix du personnage.
– Moi, je suis Carlo, le nouveau serviteur de madame la comtesse. C’est tout ce que Votre Excellence désire savoir ?
– C’est tout. Merci.
Aldo raccrocha. Plutôt perplexe. Ce qui se passait à Venise était encore plus bizarre qu’il ne l’avait cru. Où était Anielka ? Prisonnière d’Ulrich, ou paisible touriste sur le lac Majeur ? À moins que les deux femmes, plus Wanda, n’aient été enlevées ensemble ou qu’Adriana, non contente d’entretenir des relations avec le cirque Solmanski, n’en eût noué d’autres avec les gangsters yankees ? Jusqu’à ce nouveau valet qui péchait par singularité : le nom était italien mais, vu l’accent, Morosini aurait eu tendance à penser que Karl ou Charlie conviendraient mieux. Qu’est-ce que tout cela voulait dire au juste ?
Une longue succession de points d’interrogation l’occupa jusqu’à l’arrivée pétaradante d’Adalbert et de son roadster Amilcar rouge vif doublé de cuir noir qui valut à son propriétaire la considération respectueuse du voiturier persuadé d’avoir affaire à un échappé de la Targa Florio ou de la toute nouvelle course des Vingt-Quatre heures du Mans. Morosini, lui, n’apprécia pas :
– Tu ne pouvais pas venir par le train comme tout le monde ? grogna-t-il.
– Si tu tenais à la clandestinité il fallait le dire… et descendre dans une auberge de campagne. Devons-nous vraiment passer inaperçus ? J’ajoute que mon « char », comme disent les Canadiens, est maintenant hérissé de carburateurs, de compresseurs et de je ne sais trop quoi qui en font une véritable bombe. En cas d’urgence, ça peut toujours être utile. Toi, tu es de mauvais poil ? Des ennuis ?
– Si en une seule nuit, la dernière, on t’avait assommé par deux fois, tu trouverais la vie moins rose. Quant aux ennuis, il en pleut de tous les côtés…
– Allons boire un verre au bar et raconte !
Il n’y avait presque personne au bar et les deux hommes, installés à une table de coin sous un palmier en pot, purent causer tranquillement. Ou plutôt Aldo put parler tandis qu’Adalbert dégustait un cocktail en reniflant de temps en temps. Tant et si bien que Morosini, un peu agacé, finit par lui demander s’il était enrhumé :
– Non, mais j’ai découvert que le reniflement pouvait être un moyen capable d’exprimer toutes sortes de nuances : la tristesse, le dédain, la colère. Alors je m’entraîne… Il n’empêche que nous nous trouvons, toi surtout, dans une situation difficile. Une véritable histoire de fous mais je t’applaudis des deux mains pour ton attitude en face du gangster. Tu as bien fait d’entrer dans son jeu et je me demande même si cela ne nous permettrait pas de faire coffrer toute la bande.
– Tu crois ?
– Mais bien sûr. Le fait qu’Ulrich fasse cavalier seul est une très bonne chose. Que pouvons-nous rêver de mieux que jouer une bande contre l’autre ?
– D’accord, mais Anielka dans tout ça ?
– Je parierais ma chemise contre un rond de carotte qu’elle n’est pas prisonnière et que le type t’a bluffé. Il s’est simplement servi de circonstances favorables et, si j’étais toi, je ne me tourmenterais pas outre mesure.
– Oh, mais je ne me tourmente pas « outre mesure » ! Je ne voudrais pas faire un faux pas dont elle serait victime. Cela dit, comment vois-tu la suite des événements ?
– Dans l’immédiat, je te propose de nous partager le travail : toi, tu pourrais avoir une entrevue avec la belle Dianora pour essayer de lui faire entendre raison. Pendant ce temps, je vais aller voir si Wong est toujours à Zurich et s’il sait où se trouve Simon en ce moment.
– Que lui veux-tu ?
– Savoir s’il possède une copie du rubis aussi fidèle que celles du saphir et du diamant. Ce serait le moment où jamais de nous l’envoyer.
– Sans doute, mais tu oublies que pour l’instant le rubis doit avoir été remis à un joaillier chargé de lui donner la monture somptueuse qui conviendra à sa nouvelle propriétaire ?
– Avant qu’il procède à l’enchâssement, cela va bien prendre quelques jours ? Il faudrait pouvoir opérer la substitution chez l’homme de l’art. Si nous obtenions la copie, nous n’aurions aucune peine, je pense, à obtenir de Kledermann ou de sa femme qu’on nous emmène admirer la merveille. Moi qui viens d’arriver, j’ai très envie de la contempler…
– Et tu te sens capable de faire l’échange sous le nez de trois ou quatre personnes ?
– Mon Dieu… oui. Quelque chose me dit qu’à ce moment-là je me sentirais inspiré, fit Adalbert en levant vers le plafond un regard chargé d’angélisme. Mais bien sûr j’aimerais mieux que dame Kledermann se montre raisonnable et accepte ton collier.
– Je veux bien essayer, cependant je doute fort de réussir. Si tu l’avais vue devant le rubis…
– Tâche au moins de savoir qui est son joaillier ! On ira faire un tour chez lui. En bonne logique ce devrait être Beyer, mais ils sont quelques-uns ici.
– C’est entendu. Demain, j’irai la voir à une heure où on peut supposer que Kledermann sera à sa banque. J’emporterai le collier et on verra bien. Pour ce soir, si tu veux, on dîne et je vais me coucher. Je te conseille d’ailleurs d’en faire autant. La route a dû te fatiguer ?
– Moi ? Je me sens frais comme un gardon. Je me demande si je ne vais pas, cette nuit même, faire une visite à Wong. On n’a pas beaucoup de temps et moins on en perdra, mieux ça vaudra…
Aldo n’eut pas à se demander longtemps quelle heure serait la plus propice à son entretien avec Dianora : sur le plateau de son petit déjeuner, une longue enveloppe d’épais papier s’épanouissait entre la corbeille à pain et le pot de miel. C’était une invitation en bonne et due forme à venir prendre le thé vers cinq heures à la villa Kledermann.
– Enfin quelque chose de positif ! commenta Vidal-Pellicorne revenu bredouille de son expédition nocturne. Je commençais à croire que le Dieu d’Israël nous en voulait !
– Tu n’as trouvé personne chez Wong ?
– Pas même un chat : des volets fermés, des portes bouclées et des tonnes de pluie par-dessus. Je vais y retourner cet après-midi pour essayer d’apprendre quelque chose chez les voisins. Un Chinois c’est assez peu courant chez les Helvètes. On doit s’intéresser à ses allées et venues.
– Il est peut-être parti rejoindre Aronov ?
– Si la maison est vide je le saurai. Hier soir, il se peut que Wong, s’il était là, ne m’ait pas entendu.
– Et tu n’as pas essayé d’entrer ? Les portes, d’habitude, ne te résistent pas longtemps ?
– Si Wong est parti, c’eût été du temps perdu. Et puis il vaut mieux faire un peu de repérage de jour avant de s’attaquer, de nuit, à un quelconque objectif.
– Suivant ce que tu apprendras, on pourrait y aller ensemble ce soir…
Il était exactement cinq heures quand un taxi déposa Morosini devant le perron qu’il connaissait déjà. La pluie étant aussi au rendez-vous, le cérémonial de l’autre soir se déroula jusqu’en haut de l’escalier où le maître d’hôtel, au lieu d’aller vers le cabinet de travail, obliqua à gauche et ouvrit une double porte : Madame attendait Son Excellence dans ses appartements privés.
Si l’appellation fronça légèrement le sourcil du visiteur, il fut vite rassuré : le salon d’un irréprochable Louis XVI où on l’introduisit ressemblait beaucoup plus à un musée qu’à un boudoir propice à toutes sortes de défaillances. Quant à la femme qui y pénétra cinq minutes après, elle était en parfait accord avec le côté somptueux mais un rien trop apprêté du décor : robe de crêpe gris nuage à manches longues dont le drapé s’achevait en écharpe nouée autour du cou et servant de présentoir à un triple sautoir de perles fines assorti à celles qui ornaient les oreilles. Jamais Dianora n’était apparue à Aldo vêtue de façon si austère, mais il se rappela que Zurich, protestante, devait obliger ses enfants catholiques, même milliardaires, à un comportement un rien solennel.
Dianora offrit à son visiteur une main royale, chargée de bagues précieuses, et un sourire moqueur :
– Que c’est aimable à vous, cher ami, d’avoir accepté mon invitation, si peu protocolaire qu’elle soit !
– Ne vous excusez pas. Je comptais, Madame, vous demander une entrevue. Il faut que je vous parle…
– Les grands esprits se rencontrent, dit-on. Le thé sera servi dans un instant et nous aurons tout le temps de causer.
On se contenta donc de dévider des lieux communs jusqu’à ce que le maître d’hôtel flanqué de deux caméristes eût disposé devant Dianora le plateau à thé en vermeil et porcelaines de Saxe, et, sur deux tables annexes, des assiettes de sandwichs, de pâtisseries, de petits fours et de chocolats, le tout en quantité suffisante pour une dizaine de personnes.
Tandis que Mme Kledermann procédait à une « cérémonie du thé » presque aussi compliquée qu’au Japon, Morosini ne pouvait s’empêcher d’admirer la grâce parfaite de cette femme dont il avait été amoureux fou dix ans plus tôt. Elle semblait avoir découvert le secret de l’éternelle jeunesse. Le visage, les mains, la masse soyeuse des cheveux pâles tout était lisse, frais et pur de tout défaut. Exactement comme autrefois ! Quant aux grands yeux frangés de longs cils, leur teinte d’aigue-marine conservait son éclat. Même si c’était pour lui une découverte récente, Aldo comprenait la passion du banquier pour ce chef-d’œuvre humain même si lui-même n’y était plus sensible : il préférait tellement les taches de rousseurs et le sourire frondeur de Lisa !
– Laissez-moi deviner le sujet dont vous désirez m’entretenir, dit Dianora en reposant la tasse où elle venait de boire. Je parie qu’il s’agit du rubis ?
– Ce n’est guère difficile à deviner. Il faut que nous en parlions très sérieusement. Cette histoire est beaucoup plus grave que vous ne l’imaginez.
– Quel ton sinistre ! Je vous ai connu plus gai, mon cher Aldo… ou bien devons-nous oublier que nous avons été amis ?
– Certains souvenirs ne s’effacent jamais et c’est justement au nom de cette amitié que je vous demande de renoncer à cette pierre.
– Trop tard ! fit-elle avec un petit rire amusé.
– Comment cela, trop tard ?
– Même si je le voulais – et il n’en est pas question ! – il me serait impossible de vous la rendre. Moritz est parti pour Paris hier matin. Seul Cartier lui paraît digne de composer le cadre qui convient à cette merveille…
– Il y a pourtant ici des artistes de valeur ?
– Sans doute, mais seule la perfection est digne de moi, vous le savez bien ?
– Je n’ai jamais dit le contraire et c’est pourquoi il me répugne que cette pierre sanglante au passé terrifiant devienne votre propriété. Vous allez jouer avec le Diable, Dianora !
– Ne dites pas de sottises ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge.
– Très bien, soupira Morosini. J’espère seulement qu’il n’arrivera rien à Kledermann pendant son séjour…
– Oh, le séjour sera bref : il rentre cette nuit. Le bijou achevé sera rapporté à temps pour la fête par un émissaire secret. N’est-ce pas excitant ? … À ce propos je compte sur votre présence ?
– Il vous faudra inviter aussi mon ami Vidal-Pellicorne : il m’a rejoint hier.
– Vraiment ? Oh, je suis ravie. J’adore cet homme-là ! … Mais à présent, parlons un peu de vous. En fait, c’est uniquement pour cela que je vous ai appelé.
– De moi ? … Je n’en vois pas l’intérêt !
– Ne soyez donc pas modeste ! Cela ne vous va pas du tout et j’ai de grands reproches à vous faire. Ainsi, vous êtes marié ?
– S’il vous plaît, Dianora, j’aimerais autant que nous parlions d’autre chose. Ce n’est pas de bon gré que je me suis marié.
– Est-il donc possible de vous obliger à quelque chose ? Cette jeune bécasse qui avait pris dans ses filets ce pauvre Eric Ferrals opère de vrais miracles. Expliquez-moi ça, à moi qui croyais vous connaître ?
– Il n’y a rien à expliquer. Vous comprendrez quand vous saurez que j’ai introduit une action en annulation devant la cour de Rome.
Le visage moqueur de la jeune femme se fit soudain grave :
– J’en suis heureuse, Aldo. Cette femme est d’autant plus dangereuse qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession. J’avoue que, lorsque j’ai appris la nouvelle, j’ai eu peur pour vous. Moritz aussi d’ailleurs car il vous estime. Nous avons l’un comme l’autre la ferme conviction qu’elle a tué Ferrals… et il serait dommage de perdre un homme de votre valeur… Puis, passant brusquement au mode allègre : Et maintenant si vous me racontiez vos aventures avec Lisa, ma belle-fille ? J’ai appris avec stupeur, il n’y a pas si longtemps, qu’à votre retour de guerre on vous avait proposé de l’épouser ?
– En effet, murmura Aldo, mal à l’aise.
– Incroyable ! s’écria Dianora en riant. Dire que j’ai failli devenir votre belle-mère ! Quelle horreur ! Je ne crois pas que j’aurais aimé ça. À l’époque tout au moins…
– Pourquoi cette restriction ? Auriez-vous changé d’avis à présent ? fit Morosini un peu surpris.
– Oui. C’est dommage, au fond, que vous ayez refusé, même si c’est tout à votre honneur. Vous ne seriez pas actuellement aux prises avec une situation déplaisante. Et puis Lisa est un peu folle mais c’est une fille bien. Son aventure vénitienne, ce déguisement incroyable ! Tout cela m’a beaucoup amusée. J’en ai conçu pour elle une certaine estime. Elle aurait fait une parfaite princesse Morosini.
La surprise d’Aldo grandissait au fil des mots :
– Vous ? C’est vous Dianora qui me dites cela ? Je n’en crois pas mes oreilles ! N’êtes-vous donc plus à couteaux tirés ?
– Nous l’étions, mais bien des choses ont changé l’hiver dernier. Vous ne le savez sans doute pas mais Moritz a subi une sérieuse intervention chirurgicale. J’ai eu très peur… Au point… d’avoir compris à quel point je tenais à lui.
Depuis un instant, elle baissait les yeux et jouait nerveusement avec les perles de ses colliers. Et puis, soudain, elle les releva pour les planter droit dans ceux d’Aldo :
– Tandis que je tournais en rond dans ce salon de clinique en attendant le résultat de l’opération, je me suis juré, si elle réussissait, d’être désormais une épouse sans reproches. Une épouse tendre… et fidèle !
Morosini, se penchant, prit entre les siennes les mains de la jeune femme qui tremblaient un peu :
– Vous avez découvert que vous l’aimiez, dit-il avec beaucoup de douceur. Et si vous m’avez appelé cet après-midi c’est pour me le dire. Je me trompe ?
Elle lui offrit un sourire un peu tremblant. Une jeune fille avouant à son père un premier amour devait avoir le même, pensa Aldo un peu ému.
– Non, dit Dianora. C’est bien ça ! J’ai découvert, un peu tard peut-être, que j’avais un mari extraordinaire, alors…
– Si vous pensez à ce que nous avons été l’un pour l’autre jadis, oubliez-le sans hésiter ! … ou plutôt enterrez-le au plus profond de votre cœur. Personne n’ira l’y chercher. Surtout pas moi !
– Je ne doutais pas de votre discrétion. Vous êtes un grand seigneur, Aldo, mais il fallait tout de même que ces choses soient dites et qu’entre nous il n’y ait plus d’ombres…
Soudain, elle demanda :
– Puisque nous sommes à présent de vieux amis, me permettez-vous une question ?
– C’est votre privilège.
– Qui aimez-vous ? En admettant que vous aimiez quelqu’un ?
À son grand mécontentement, il se sentit rougir et tenta de s’en tirer avec une pirouette :
– En cet instant précis, c’est vous que j’aime, Dianora. Je viens de découvrir une femme inconnue qui me plaît beaucoup.
– Pas de fadaises ! … Encore que je veuille bien vous croire. Lisa, je crois, a fait elle aussi cette découverte…
Le nom, inattendu, augmenta sa rougeur. Dianora se mit à rire :
– Allons, je ne veux pas vous faire souffrir… mais sachez que vous venez de me répondre.
En quittant Dianora un moment plus tard, Aldo éprouvait un sentiment complexe fait de soulagement à la pensée qu’il n’affronterait plus les avances de son ancienne maîtresse, et surtout de douceur. En choisissant d’aimer son époux, elle lui devenait chère. D’autant que, s’il l’en croyait. Lisa, elle aussi, avait rendu les armes. À tout cela cependant s’ajoutait une angoisse à la pensée du désastre que le rubis maudit pouvait attirer sur une famille désormais unie. Comment faire pour l’éviter ?
– Pas facile ! reconnut Adalbert quand Aldo lui eut raconté son entrevue. Notre marge de manœuvre rétrécit de plus en plus. Wong est parti. Une voisine l’a vu quitter la villa il y a cinq jours avec une grosse valise. Je suis allé à la gare pour essayer de savoir quels trains partaient ce soir-là aux environs de huit heures. Il y en avait plusieurs, dont un en direction de Munich et de Prague. Mais je ne vois pas pourquoi il retournerait là-bas ?
– Il allait peut-être plus loin ? Si tu tires une ligne droite joignant Zurich, Munich et Prague et si tu la continues, tu arrives droit à Varsovie,
– Simon serait là-bas ?
Morosini écarta les deux mains dans un geste d’ignorance.
– Nous n’avons aucun moyen de le savoir et, de toute façon, nous n’avons pas le temps de chercher pour avoir la copie du rubis. En revanche, on pourrait peut-être faire surveiller par tes jumeaux les abords de la maison Cartier à Paris ?
Adalbert regarda son ami avec une curiosité amusée :
– Dis-moi un peu, toi qui es franc comme l’or, tu n’aurais pas dans l’idée d’intercepter l’émissaire chargé de rapporter le bijou ?
– Bien sûr que si ! Tout plutôt que permettre à ce maudit joyau de s’attaquer aux Kledermann ! Mais comme la monture sera somptueuse, on s’arrangera pour que la police la retrouve…
– Tu fais des progrès ! Et… ton copain le gangster ? Qu’est-ce que tu vas lui dire ? Parce que ça m’étonnerait qu’il tarde beaucoup à se manifester, celui-là ?
Il ne tarda pas, en effet. Le soir même, en remontant dans sa chambre pour se changer avant d’aller dîner, Aldo trouva un petit mot l’invitant à aller fumer un cigare ou une cigarette aux environs de onze heures près du kiosque de la Bürkli Platz toute proche de son hôtel.
Quand il y parvint, à l’heure dite, Ulrich était déjà là, assis sur un banc d’où l’on découvrait les eaux nocturnes du lac encadrées de milliers de lumières.
– Vous avez appris quelque chose ? demanda-t-il sans préambule.
– Oui, mais d’abord donnez-moi des nouvelles de ma femme !
– Elle va très bien, rassurez-vous ! Je n’ai aucun intérêt à la malmener tant que vous serez fair play.
– Et vous me la rendrez quand ?
– Dès que je serai en possession du rubis… ou d’une fortune en bijoux. Vous avez ma parole.
– Bien. Alors voilà les nouvelles : le rubis est parti pour Paris, chez le joaillier Cartier chargé de l’enchâsser au milieu de diamants, sans doute pour en faire un collier. C’est Kledermann lui-même qui l’a emporté… et je suppose qu’il ira le rechercher mais sa femme n’a pas pu me le dire puisqu’en principe il s’agit d’une surprise pour son anniversaire.
L’Américain réfléchit un instant en tirant furieusement sur un cigare gros comme un barreau de chaise.
– Bon ! soupira-t-il enfin. Mieux vaut attendre qu’il soit revenu ici. Maintenant écoutez-moi bien ! Le soir de la fête, je serai chez Kledermann – il leur faudra sûrement du personnel supplémentaire. Quand je le jugerai bon, je vous ferai signe et vous me conduirez à la chambre forte dont vous allez m’expliquer comment on y accède. Ensuite, vous retournerez surveiller les salons en observant, bien entendu, le banquier en priorité. S’il fait mine de sortir vous le retiendrez. Maintenant, je vous écoute !
Morosini dressa un tableau assez exact du cabinet du banquier et des accès à la chambre forte. Il n’éprouvait aucun scrupule à renseigner le bandit, car il lui réservait une surprise de dernière minute. Qu’il livra d’ailleurs à la fin de son exposé :
– Il faut que vous sachiez ceci : la petite clé qui ouvre le panneau de la chambre forte est pendue au cou de Kledermann et je ne vois pas comment vous pourriez vous la procurer.
La nouvelle ne fit aucun plaisir à Ulrich. Il mâchonna quelque chose entre ses dents mais, si Aldo pensait qu’il allait s’avouer vaincu, il se trompait. Au bout de quelques instants, le visage assombri de l’Américain s’éclaira :
– L’important, c’est de le savoir, conclut-il.
– Vous n’avez pas l’intention de le tuer ? fit Morosini sèchement. En ce cas, il ne faudrait pas compter sur mi !
– L’aimeriez-vous plus que votre femme ? Rassurez-vous, j’ai l’intention de résoudre ce nouveau problème à ma façon… et sans violence excessive. Je suis, sachez-le, un grand professionnel. À présent, écoutez ce que j’ai à vous dire.
Avec beaucoup de clarté, il détailla pour Aldo ce qu’il aurait à faire, ne se doutant pas que celui qu’il croyait tenir était bien décidé à tout tenter pour récupérer le rubis sans laisser pour autant le joyeux Ulrich disparaître dans la nature avec l’une des plus belles collections de bijoux au monde.
Quand ce fut fini, Morosini se contenta de nasiller dans le meilleur style de Chicago : – C’est OK pour moi !
Ce qui ne laissa pas de surprendre son interlocuteur, mais celui-ci ne fit aucun commentaire et l’on se sépara pour se retrouver au soir du 16 octobre.