CHAPITRE 5 RENCONTRES…
La femme qu’Aldo retrouva en face de lui, de l’autre côté de la table du déjeuner, n’avait pas grand-chose à voir avec l’affriolante créature en robe rose scintillante qu’il avait vue sortir du salon Ferrals en tenant John Sutton par la main. En grand deuil et sans la moindre trace de maquillage, elle ressemblait à la prisonnière de Brixton Jail et offrait l’image – impressionnante – d’une douleur contenue avec dignité à laquelle n’importe qui se serait laissé prendre. Sauf, bien entendu, Aldo lui-même. Mais il joua le jeu avec une parfaite courtoisie :
– Je ne doute pas que ces messieurs vous aient exprimé la part qu’ils prennent à votre douleur, dit-il en désignant Guy Buteau et Angelo Pisani qui partageaient le repas. Les mots dans de telles circonstances ne signifient pas grand-chose et je n’essaierai pas de vous dire que j’éprouve le moindre chagrin, mais je vous demande de croire que je tiens à m’associer au vôtre…
– Merci. C’est gentil de me le faire savoir.
– C’est la moindre des choses mais… je suis un peu surpris de vous voir ici. N’avez-vous pas accompagné votre père jusqu’à Varsovie ?
– Non. Mon frère n’y tenait pas et, en ce qui me concerne, je n’avais aucune envie de retourner là-bas. Vous semblez oublier que je n’y serais pas en sécurité…
– En Angleterre non plus vous n’êtes guère en sûreté. Pourtant vous y êtes allée, j’imagine ?
– Non. Je suis restée à Paris où je pensais attendre… des nouvelles du procès. Là-bas, avec la meute des journalistes, c’eût été insupportable.
– Et à Paris ? Ces messieurs de la presse ne vous ont pas dépistée ?
– En aucune façon. Wanda et moi sommes descendues chez une Américaine, une cousine de ma belle-sœur. Je devrais dire… notre belle-sœur, ajouta la jeune femme avec un mince sourire.
– Ne vous excusez pas : je n’ai pas l’esprit de famille…
– Et vous-même, ce voyage en Espagne ?
– Fort agréable… J’ai vu de très belles choses. Aldo saisit la balle au bond pour introduire Guy dans la conversation en évoquant pour lui les « belles choses » en question, sans bien sûr faire la moindre mention du portrait volé. Il était temps qu’une autre voix s’introduise dans cet échange à fleurets mouchetés s’il voulait préserver encore un peu son sang-froid en face de ce qu’il savait être une accumulation de mensonges. Ce n’était pas la première fois qu’il soupçonnait Anielka d’être une habile comédienne, mais aujourd’hui, elle se surpassait…
Ce fut sans doute ce qui le décida à ne plus différer les premières démarches en vue de l’annulation de son mariage. Ayant revêtu un costume sombre, il se fit conduire par Zian jusqu’à San Marco avec la gondole. Sauf lorsqu’il y avait urgence, il n’employait pas son motoscaffo pour rejoindre l’ensemble basilique-palais des Doges qui était comme la couronne posée au front de la plus sublime des républiques… Les odeurs d’essence et les vrombissements iconoclastes ne devaient pas, selon lui, briser le charme du lieu de débarquement sans doute le plus bizarre, le plus lumineux, le plus annonciateur de merveilles qu’était celui de la Piazzetta.
Franchies les deux colonnes de granit oriental sommées l’une du Lion ailé de Venise, l’autre d’un saint Théodore vainqueur d’une espèce de crocodile, entre lesquelles, jadis, on exécutait les coupables, il gagna d’un pas rapide le porche de San Marco sur lequel piaffaient les quatre sublimes chevaux de cuivre doré, nés sous les doigts de Lysippe, fondus au IIIe siècle avant Jésus-Christ et qui, jadis, avaient suscité la convoitise de Bonaparte. Morosini les aimait et leur adressait toujours un petit salut avant de se glisser dans l’obscurité rayonnante de la basilique byzantine où toute lumière venait de la « pala » d’or et d’émail devant laquelle brûlait une forêt de cierges. Il avait toujours l’impression, en y pénétrant, de s’enfoncer au cœur de quelque forêt magique…
Comme d’habitude, il y avait foule. L’approche de l’été multipliait les touristes qui, petit à petit, allaient envahir Venise et la rendre moins vivable. Chrétien peu pratiquant mais profondément croyant, Aldo alla rendre ses devoirs au Maître de la maison en une courte prière avant de se mettre à la recherche du padre Gherardi qui avait béni son invraisemblable mariage.
Il le trouva à la porte de la sacristie et en tenue de sortie.
– Tu es pressé ? demanda Morosini déjà désappointé.
– Pas vraiment. Je dois être à quatre heures rio dei Santi Apostoli pour y visiter une malade…
– En ce cas, viens ! Zian m’attend au quai avec la gondole, on va te conduire à destination. Il faut que je te parle.
– On dirait que c’est sérieux ? dit le prêtre en considérant la mine soucieuse de son ami. Ils se connaissaient en effet depuis l’enfance.
– C’est même grave, mais attendons d’être à bord. Là au moins nous serons tranquilles. Donne-moi de tes nouvelles, pour commencer…
Tandis que d’un pas accordé les deux hommes se dirigeaient vers le bassin de San Marco, une femme apparut au milieu des nombreux passants venant dans leur direction. Elle était grande, un peu forte mais élégante, encore que ses vêtements – un tailleur à la coupe impeccable – montrassent quelques signes de fatigue.
La reconnaissant, le padre Gherardi sourit et voulut se diriger vers elle mais Aldo, l’empoignant fermement par le bras, l’entraîna sur la gauche afin d’éviter la dame. La figure du prêtre devint le symbole même de la surprise :
– Ne me dis pas que tu ne l’as pas reconnue ? C’est ta cousine…
– Je sais !
– Et tu ne la salues pas, tu ne t’arrêtes pas pour lui parler ?
– Nous sommes en froid, fit Morosini. Devinant qu’il ne souhaitait pas s’expliquer davantage, Gherardi n’insista pas et attendit d’être bien installé dans les coussins de velours de la gondole pour reprendre la conversation : il avait remarqué l’assombrissement soudain du visage de son ami.
– Eh bien, dit-il avec une bonne humeur un peu forcée, de quoi veux-tu me parler ?
– C’est simple : je désire faire annuler mon mariage par Rome et j’emploie comme tu le vois la voie hiérarchique, puisque c’est toi qui l’as célébré.
– Tu veux te séparer de ta femme ? Déjà ? Mais tu n’es marié que depuis…
– Ne cherche pas I Sache seulement que si j’avais pu faire casser cette union le jour même, je l’aurais fait.
– Mais c’est insensé ! Ta femme est… ravissante et…
– Je sais, et là n’est pas la question. D’abord, je ne l’ai jamais touchée…
– Un mariage blanc ? Entre deux êtres comme vous ? Personne ne voudra croire ça.
– Ce que croient les autres m’importe peu, Marco. Je veux faire dissoudre une union qui m’a été imposée par force…
– Par force ? Toi ?
– Par chantage si tu préfères. J’ai dû m’engager à accepter d’épouser l’ex-lady Ferrals pour sauver la vie de deux innocents : Cecina et son mari Zaccaria.
– Mais… tous les deux étaient dans la chapelle ?
– Parce que j’avais engagé ma parole et qu’on m’a fait l’honneur d’y croire. Tu es prêtre Marco, je peux tout te dire. Je dois tout te dire… Quelques phrases suffirent pour retracer le cauchemar vécu par Aldo et sa maisonnée au retour d’Autriche de celui-ci. Le prêtre l’écouta sans l’interrompre mais avec une visible indignation, une indignation qui allait croissant :
– Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? explosa-t-il enfin. Pourquoi m’avoir laissé célébrer un mariage frappé au départ de nullité ?
– Je ne te le fais pas dire. Mais si l’on t’avait prévenu, tu aurais été capable de refuser…
– Bien sûr que j’aurais refusé !
– Et tu aurais été en danger. Tu n’ignores pas sous quel régime nous vivons. Ne sachant rien, tu ne risquais rien.
Gherardi ne répondit pas. Il était trop difficile d’infirmer les assertions d’Aldo. L’Italie, en cette année 1924 qui voyait le renouvellement du Parlement, subissait une véritable vague de terrorisme. La victoire des fascistes était écrasante et, pour mieux l’affirmer encore, Mussolini venait d’annexer Fiume avec l’aide d’un poète, le grand D’Annunzio, qui pour ce service rendu à la patrie recevait du roi le titre de prince de Nevoso. Mais, la veille de l’annexion le député socialiste Matteoti avait été assassiné. Tout cela, Venise le ressentait comme autant d’offenses, et Marco Gherardi n’était pas surpris, au fond, d’entendre la relation du drame vécu au palazzo Morosini.
Remontant le Grand Canal, la gondole aux lions ailés poursuivait son chemin paisible. Aldo laissa le silence l’envelopper un moment avant de demander :
– Eh bien ? Que décides-tu ? Puis-je compter sur ton aide ?
Le prêtre tressaillit comme s’il s’éveillait :
– Naturellement tu peux compter sur moi. Tu dois écrire une lettre officielle présentant ta demande et les raisons qui l’appuient. Je la transmettrai à Son Éminence le patriarche, mais je ne te cache pas que la clause du mariage « vi coactus » m’inquiète un peu. L’un des témoins de ta femme était Fabiani, le chef des Chemises noires, et comme ces gens sont à la base du chantage dont tu as été victime, ils ne vont pas aimer ce genre de publicité…
– Publicité, publicité ! Je ne vais pas crier cette histoire sur les toits…
– Non, mais au tribunal de la Rote, l’avocat du « cas » posera des questions, parfois gênantes. Il faudra que les témoins déposent et, avec la peur en arrière-plan, on obtient parfois de curieux résultats. Mieux vaudrait peut-être s’appuyer sur la non-consommation mais cela aussi présente quelques inconvénients. Ta femme est-elle arrivée vierge au mariage ?
– Tu sais très bien qu’elle était veuve.
– L’époux était beaucoup plus âgé, je crois ? Donc, ça ne veut rien dire…
– Elle a aussi eu des amants, grogna Morosini.
– Alors autant te faire un tableau réaliste de ce qui t’attend peut-être : la non-consommation dans ce cas-là peut signifier que… que le mari est impuissant…
Le « Ah non ! » protestataire d’Aldo fut si vigoureux que la gondole oscilla. Marco Gherardi se mit à rire :
– Je me doutais bien que le mot te ferait de l’effet. Pourtant, tu ne devrais pas t’en soucier : la moitié de Venise… ou est-ce les trois quarts ? … pourrait s’inscrire en faux.
– Je ne suis pas non plus Casanova ! Écoute, tout ce que je désire, c’est me retrouver libre… peut-être pour fonder une vraie famille. Alors discute cette affaire avec le patriarche, raconte ce que tu veux, mais débrouille-toi pour que je finisse par gagner.
– Tu sais que ça peut être long ?
– Je suis pressé, mais raisonnablement !
– Bien ! Je vais voir avec notre juriste et Son Éminence. On va essayer de te trouver le meilleur avocat ecclésiastique et même je composerai avec toi ta supplique au Saint-Office… Ah, je suis arrivé. Merci pour le petit voyage !
– Veux-tu que je t’attende ?
– Non. Il se peut que ma visite se prolonge. Que Dieu t’accompagne, Aldo !
Et tout en débarquant, le prêtre traça sur son ami un petit signe de croix…
Quelques jours plus tard, Morosini recevait un modèle de lettre qui lui parut tout à fait conforme à ce qu’il désirait exprimer. Il se hâta donc de la recopier avec soin, avant de l’adresser sous les formes requises par le protocole à Son Éminence le cardinal La Fontaine – natif de Viterbe en dépit de son nom si merveilleusement français ! – qui occupait alors le trône patriarcal de Venise. Le lendemain, il envoya Zaccaria prier Anielka de le rejoindre avant le dîner dans la bibliothèque. Il jugeait en effet plus élégant de l’avertir de ce qu’il entreprenait plutôt que prendre la jeune femme au dépourvu. Or, il convenait qu’elle se procure elle aussi un avocat et, en outre, il gardait le faible espoir d’obtenir une sorte de consensus mutuel pour affronter ce désagréable épisode.
La robe du soir que portait la jeune femme, en crêpe noir brodé de quelques paillettes ton sur ton, n’atténuait qu’à peine le deuil ostensible. De toute façon, pensa Morosini peu charitable, elle savait bien que la funèbre couleur convenait à merveille à son éclat de blonde.
– C’est bien solennel, cette invitation, soupira-t-elle en s’asseyant sur un canapé et en croisant avec une certaine hardiesse ses jambes fines gainées de soie noire. Puis-je fumer, ou bien la circonstance est-elle trop importante ?
– Ne vous privez pas. Je vais d’ailleurs vous accompagner, fit Aldo en tirant son étui pour le lui offrir tout ouvert.
Bientôt, deux minces volutes de fumée bleue s’élevaient en direction du somptueux plafond à caissons.
– Eh bien ? interrogea Anielka avec un mince sourire. Qu’avez-vous à me dire ? … Vous avez la tête de quelqu’un qui a pris une décision…
– J’admire votre perspicacité. J’ai, en effet, pris une décision qui ne vous surprendra guère. Je viens d’introduire auprès du Saint-Siège une demande en dissolution de notre mariage.
La riposte de la jeune femme fut immédiate et coupante :
– Je refuse !
Aldo alla s’asseoir près du cartulaire où reposaient les nombreux et vénérables titres familiaux, comme pour y puiser de nouvelles forces pour la bataille qui s’annonçait.
– Vous n’avez pas à accepter ou à refuser, encore qu’il serait sans doute plus simple que nous réussissions à nous mettre d’accord.
– Jamais !
– Voilà qui est clair mais, encore une fois, je ne vous préviens que par courtoisie et afin que vous puissiez assurer votre défense, puisque nous allons nous battre.
– Vous n’imaginiez pas une autre réponse, je présume ? Je me suis donné trop de mal pour vous épouser !
– Cela fait un moment que je me demande pourquoi ?
– C’est tout simple : je vous aime ! lança-t-elle sur un ton à la fois sec et nerveux qui faisait rendre aux mots un son bizarre.
– Comme c’est bien dit ! ironisa Morosini. Quel homme ne se rendrait à une déclaration aussi passionnée ?
– Il dépend de vous que je le dise autrement.
– Ne vous donnez pas cette peine, elle ne servirait à rien et vous le savez !
– Comme vous voudrez… Puis-je savoir sur quoi vous étayez votre requête ?
– Vous et votre père ne m’avez fourni que trop d’arguments : union contractée sous contrainte et non suivie de… réalisation. Rien que le premier article porte nullité en soi…
Anielka ferma à demi ses paupières pour ne laisser filtrer qu’un mince filet doré et offrit à son mari le plus ambigu des sourires :
– Eh bien, au moins, vous n’avez pas peur ?
– Voulez-vous me dire de quoi je devrais avoir peur ?
– D’incommoder ceux qui nous ont aidés à vous conduire jusqu’à l’autel, d’abord ! Ce sont des gens qui n’aiment pas se retrouver dans leur tort.
– Si je me souviens bien, l’arrestation de votre père a beaucoup refroidi leur ardeur.
– L’ardeur peut se réveiller. Il suffit d’y mettre le prix… et je suis riche ! Vous devriez prendre ça en considération. Quant à l’autre argument que vous avancez, c’est du ridicule que vous devriez avoir peur.
– Pourquoi ? Parce que je ne veux pas coucher avez vous ? lança-t-il brutalement. Que vous soyez ravissante ne signifie rien ! S’il fallait avoir envie de toutes les jolies femmes qui passent à votre portée, la vie deviendrait intenable !
– Je ne suis pas n’importe quelle femme ! Ne me disiez-vous pas, jadis, que ma beauté était trop rare pour être tenue sous le boisseau, que je pourrais être la reine de Venise parce que j’étais sans doute l’une des plus jolies qui soient au monde ?
Aldo se leva, écrasa sa cigarette dans un cendrier et, les mains au fond de ses poches, fit quelques pas en direction de la fenêtre.
– Ce que l’on peut être bête quand on se croit amoureux ! On dit des choses délirantes ! En tout cas, vous me semblez tout à fait sûre de vous ! En vérité, j’admire ! ajouta-t-il avec un petit rire assez insolent.
– Et vous avez raison. Il suffit que je regarde un homme pour qu’il tombe amoureux de moi. Vous le premier !
– Oui, mais ça m’a bien passé. J’admets que vous ayez aussi tourné la tête d’Angelo Pisani… qui ne cesse de le regretter ! C’est étrange tout de même : on s’éprend de vous et puis on s’en mord les doigts. Vous devriez m’expliquer ça ?
– Riez, riez ! Vous ne rirez pas toujours ! Même pas très longtemps, parce que j’ai le moyen de faire tomber votre prétendu mariage blanc.
– Prétendu ? Serais-je somnambule ?
– En aucune façon, mais il est des miracles… Le mot était tellement inattendu que Morosini éclata de rire :
– Vous et le Saint-Esprit ? Vous vous prenez pour la Sainte Vierge ? C’est trop drôle !
– Ne blasphémez pas ! s’écria-t-elle en se signant précipitamment. Il n’est pas obligatoire de partager le lit d’un homme pour offrir au monde l’image heureuse d’une femme comblée… d’une future mère. Dans ce cas, n’est-ce pas, il serait bien difficile d’invoquer la « non-consommation » ?
Les sourcils d’Aldo se rejoignirent jusqu’à ne plus former qu’une barre sombre et inquiétante au-dessus des yeux en train de virer au vert.
– Votre discours me paraît un peu hermétique, dit-il. Ne pourriez-vous l’éclairer ? Cela veut dire quoi ? Que vous êtes enceinte ?
– Vous comprenez vite, fit-elle narquoise. J’espère vous donner d’ici quelques mois l’héritier dont vous avez toujours rêvé…
La gifle partit si vite que Morosini s’en rendit à peine compte : simple réflexe d’une colère trop longtemps contenue. Ce fut quand Anielka vacilla sous le choc qu’il comprit qu’il avait frappé fort. La joue de la jeune femme devint écarlate et une goutte de sang perla même à la commissure de ses lèvres, mais il n’en éprouva ni peine ni remords.
– Vous êtes vivante ? s’enquit-il, tout son calme récupéré. Allons, tant mieux !
– Comment avez-vous osé ? gronda-t-elle, repliée sur elle-même comme si elle prenait son élan pour bondir.
– Souhaiteriez-vous une seconde représentation ? En voilà assez, Anielka ! ajouta-t-il, changeant de ton. Voilà des mois… que dis-je ? des années que vous faites tous vos efforts pour que je devienne votre obéissant serviteur. Vous avez réussi à me traîner à l’autel mais, depuis cet événement, vous avez peut-être appris que je ne me laisserais pas manœuvrer si aisément. Alors maintenant, jouons cartes sur table : vous êtes enceinte ? Me confierez-vous de qui ?
– De qui voulez-vous que ce soit ? De vous, bien sûr ! Et je n’en démordrai jamais…
– À moins qu’à sa naissance cet enfant ne ressemble par trop à John Sutton, à Eric Ferrals… ou à Dieu sait qui !
Le souffle coupé, Anielka le regarda avec des yeux agrandis jusqu’à la démesure dans lesquels, avec une satisfaction cruelle, il lut une crainte nouvelle.
– Vous êtes fou ! souffla-t-elle.
– Je ne crois pas. Interrogez vos souvenirs… récents !
Elle crut comprendre et eut un cri :
– Vous me faites suivre !
– Et pourquoi pas, dès l’instant où vous avez décidé de ne pas respecter l’unique exigence que j’ai formulée au moment de notre mariage ? Je vous avais demandé de ne pas ridiculiser mon nom. Vous êtes passée outre, tant pis pour vous !
– Qu’allez-vous faire ?
– Mais rien, ma chère, rien du tout ! J’ai déposé une demande en annulation, elle suivra son cours. À vous de prendre telles dispositions qui vous conviendront. Vous pouvez même aller habiter là où bon vous semblera. Elle se tendit comme un arc prêt à laisser siffler sa flèche :
– Jamais ! … Jamais, vous entendez, je ne partirai d’ici, parce que je suis bien certaine que vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez. Et moi je resterai et j’élèverai paisiblement mon enfant… et ceux qui viendront peut-être ensuite ?
– Auriez-vous l’intention de vous faire engrosser par la chrétienté tout entière ? lança Morosini avec un mépris écrasant. Voilà déjà un moment que je commençais à craindre que vous ne soyez une putain. Maintenant j’en suis sûr, aussi me contenterai-je de vous donner un conseil, un seul : prenez garde à vous ! La patience n’est pas la principale vertu des Morosini et, au cours des siècles, ils ne se sont jamais effrayés de trancher un membre gangrené… Je vous salue, Madame !
En dépit de son maintien impassible, Aldo tremblait de rage. Cette femme au visage d’ange que, durant des mois et des mois, il avait hissée sur un piédestal, révélait chaque jour un peu plus sa vraie nature : une créature vaine et avide, capable de tout et de n’importe quoi pour atteindre ses buts, parmi lesquels le plus important semblait être la mainmise totale sur son nom, sa maison, ses biens et lui-même. Riche par l’héritage de Ferrals, elle n’en avait pas encore assez.
– Il faudra pourtant bien que j’arrive à m’en débarrasser, mâchonnait-il entre ses dents tout en arpentant à grands pas le « portego », la longue galerie des souvenirs ancestraux, pour descendre informer Cecina qu’il ne dînerait pas au palais, ce soir. La seule idée de se retrouver en face d’Anielka de l’autre côté de la table le rendait malade. Il avait besoin d’air.
Chose curieuse étant donné l’heure, il ne trouva pas Cecina dans sa cuisine. Zaccaria lui apprit qu’elle était remontée se changer.
– Où est M. Buteau ?
– Dans le salon des Laques, je crois ? Il attend le dîner…
– Je vais l’emmener avec moi…
– Madame va dîner seule ?
– Madame fera ce qu’elle voudra : moi je sors ! Ah… j’allais oublier ! À l’avenir, Zaccaria, on ne mettra plus le couvert dans le salon des Laques mais dans celui des Tapisseries. Et que Madame n’essaie pas de modifier cet ordre sinon je ne prendrai plus un seul repas avec elle. Tu préviendras Cecina.
– Je me demande comment elle va prendre ça. Vous n’allez tout de même pas la priver de faire votre cuisine ? Elle aime tellement vous gâter !
– Tu crois que ça ne me priverait pas, moi ? fit Morosini avec un sourire. Fais en sorte que je sois obéi. Je crois d’ailleurs que ni Cecina ni toi n’aurez besoin de beaucoup d’explications.
Zaccaria s’inclina sans répondre.
Guy Buteau non plus n’avait pas besoin d’explication. Pourtant, Aldo ne put s’empêcher de la donner tandis que tous deux dégustaient des langoustes sous les lambris dorés du restaurant Quadri, choisi pour leur éviter de changer de costume – tous deux étaient en smoking ! – et pour échapper aux hordes de moustiques qui, dès le début du mois de juin, prenaient possession de la lagune en général et de Venise en particulier. Après avoir retracé pour cet ami sûr la scène qui venait de l’opposer à Anielka, il ajouta :
– Je ne supporte plus l’idée de la voir trôner dans cette pièce, à mi-chemin entre le portrait de ma mère et celui de tante Felicia. Depuis mon retour, j’ai l’impression que leurs regards se sont faits accusateurs !
– Ne vous mettez pas ce genre d’idée en tête, Aldo ! Vous êtes victime… et seulement victime d’un pénible enchaînement de circonstances, mais là où elles sont, ces hautes dames savent bien que vous n’y êtes pour rien.
– Croyez-vous ? Si je n’avais pas joué les paladins stupides dans les jardins de Wilanow et dans le Nord-Express, sans compter mes exploits à Paris et à Londres, je n’en serais pas là.
– Vous étiez amoureux : cela explique tout ! Et maintenant ? Comment comptez-vous vous en sortir ?
– Je ne sais pas trop. Je vais me contenter d’attendre les suites de mon procès devant Rome. À chaque jour suffit sa peine et je voudrais bien, à présent, m’occuper du rubis de Jeanne la Folle ! C’est beaucoup plus passionnant que mes affaires intimes… et surtout moins sordide.
– Avez-vous reçu des nouvelles de Simon Aronov ?
– C’est Adalbert qui devrait en recevoir et il ne m’a pas encore donné signe de vie.
Comme si le fait de l’évoquer l’avait attiré, une lettre de l’archéologue attendait le lendemain sur le bureau de Morosini. Une lettre que le destinataire jugea inquiétante. Vidal-Pellicorne lui-même ne cachait pas son propre souci. Non sans raison : la correspondance avec le Boiteux s’effectuait toujours via une banque zurichoise, ce qui garantissait l’impersonnalité des relations ; le courrier titulaire d’un certain numéro était transmis de part et d’autre par un anonyme, et cela à l’entière satisfaction de tout le monde. Or la dernière lettre que les deux amis avaient adressée depuis Paris venait de revenir rue Jouffroy avec un mot du « transitaire » portant pour une fois une signature lisible : celle d’un certain Hans Würmli. Celui-ci disait que ses derniers ordres portaient d’interrompre momentanément toute correspondance : autrement dit, Aronov, pour une raison connue de lui seul, ne voulait recevoir ni envoyer aucune lettre. Adalbert concluait en disant qu’il souhaitait rencontrer Aldo afin d’en discuter autrement que par téléphone.
– Eh, bon sang, il n’a qu’à venir jusqu’ici ! ronchonna Morosini. Il a du temps libre, lui, et moi je ne peux pas laisser tomber mes affaires toutes les deux minutes…
Il en avait une, justement, qui l’occupait ce jour-là, et remettait à plus tard l’examen du problème. Il aurait bien téléphoné à Adalbert mais espionner les communications, surtout internationales, était l’un des passe-temps favoris des fascistes. Adalbert le savait, et c’était la raison pour laquelle il avait pris la plume…
Sans parvenir à se vider l’esprit de cette nouvelle inquiétude, Aldo gagna l’hôtel Danieli où il avait rendez-vous avec une grande dame russe, la princesse Lobanof, aux prises comme beaucoup de ses semblables avec des difficultés financières. Des difficultés qui pouvaient se multiplier à l’infini quand la dame en question aimait le jeu. Détestant profiter de la détresse des autres, surtout d’une femme, le prince-antiquaire s’attendait à payer un prix important pour des bijoux qu’il aurait peut-être le plus grand mal à revendre avec un bénéfice même modeste.
Cette fois, pourtant, il ne regretta pas sa visite : on lui offrit un nœud de corsage en diamants ayant appartenu à l’épouse de Pierre le Grand, l’impératrice Catherine Ire. C’était peut-être l’ancienne servante d’un pasteur de Magdebourg, mais cette souveraine plus habituée dans sa jeunesse aux auberges qu’aux salons savait reconnaître les belles pierres et les rares bijoux d’elle qui restaient en circulation étaient en général d’une rare qualité.
Sachant à qui elle avait affaire, la grande dame russe avança un prix, élevé mais assez raisonnable, que Morosini ne discuta pas : il tira son carnet de chèques, libella la somme demandée et accepta la tasse de thé noir, pur jus de samovar, qu’on lui offrait pour sceller l’accord.
Il n’aimait certes pas beaucoup le thé, mais celui-là « à la russe », il le détestait. Aussi songeait-il, en quittant l’hôtel, à se rendre sur la piazza San Marco voisine pour y boire au café Florian quelque chose de plus civilisé. Il descendait le grand escalier gothique et se dirigeait vers la sortie du palace lorsque quelqu’un le rattrapa :
– Veuillez me pardonner ! Vous êtes bien le prince Morosini ?
– En effet… mais quel plaisir inattendu de vous rencontrer à Venise, baron !
Il avait reconnu du premier coup d’œil cet homme d’une quarantaine d’années, mince, blond, élégant et dont le sourire possédait un charme certain : le baron Louis de Rothschild dont, un jour de l’année précédente, il avait visité le palais de la Prinz Eugenstrasse à Vienne pour y rencontrer le baron Palmer, l’un des avatars de Simon Aronov.
– En fait, je croisais dans l’Adriatique et j’hésitais à venir vous voir quand mon yacht a tranché la question au moyen d’une panne. Je l’ai laissé à Ancône et me voici. Avez-vous un moment à me consacrer ?
– Bien sûr. Voulez-vous venir chez moi… ou bien préférez-vous rester ici où je suppose que vous êtes descendu ?
– Si je ne vous avais rencontré je serais allé au palazzo Morosini, mais êtes-vous sûr de votre entourage ? J’ai à vous dire des choses assez graves.
– Non, répondit Aldo pensant à la curiosité sans cesse en éveil – voire à l’indiscrétion ! – d’Anielka. Il serait peut-être préférable de rester ici. Les endroits tranquilles n’y manquent pas.
– Je me méfie un peu de ces endroits-là où l’on est seuls dans une pièce vide, donc obligés de baisser la voix, et où, de ce fait, on attire l’attention. C’est encore au milieu d’une foule que l’on est le plus isolé.
– J’allais boire un café chez Florian. Là, vous aurez toute la foule désirable, fit Aldo avec son sourire en coin.
– Pourquoi pas ? …
Les deux hommes, salués par les grooms, gagnèrent l’établissement qui était à lui seul une véritable institution. L’après-midi tirait à sa fin et la terrasse était pleine, mais le directeur, qui connaissait son monde, eut vite repéré ces clients exceptionnels et leur dépêcha un garçon qui leur trouva rapidement une table à l’ombre des arcades et adossée aux grandes glaces de verre gravé, leur assurant ainsi une certaine tranquillité. Au passage Aldo avait salué plusieurs personnes dont l’envahissante marquise Casati mais, grâce à Dieu, celle-ci, accompagnée du peintre Van Dongen, son amant depuis longtemps, trônait au milieu d’une sorte de cénacle bruyant où il eût été bien difficile de trouver place. Aldo eut droit à un grand sourire accompagné d’un geste de la main, répondit par une courtoise inclinaison du buste et se félicita d’un état de choses si favorable.
Ce fut seulement après avoir dégusté un premier capuccino que le baron, sans changer de ton, demanda :
– Sauriez-vous, par hasard, où est passé Simon… je veux dire le baron Palmer ?
– J’allais vous poser la question. Non seulement je n’ai plus de nouvelles, mais la dernière lettre que j’ai envoyée n’a pas été transmise.
– Où l’aviez vous adressée ? … Avant que vous me répondiez, il faut que vous sachiez que je suis au courant de l’histoire du pectoral et de votre quête courageuse. Simon sait combien je suis attaché au retour de notre peuple à la mère patrie…
– Je n’en doute pas. J’ai même supposé que vous assistiez cette recherche sur le plan financier.
– Moi et quelques autres, la plupart appartenant à notre vaste famille… Mais revenons à ma question : où envoyiez-vous votre courrier ?
– Une banque à Zurich, mais mon associé dans cette affaire, l’archéologue français Adalbert Vidal-Pellicorne, vient de m’écrire la lettre que voici. Toute correspondance doit être interrompue.
– Je vois, fit Rothschild après avoir lu. C’est très inquiétant. Je suis… presque persuadé qu’il est en danger.
– Sur quoi fondez-vous cette impression ?
– Sur le fait que nous devions partir ensemble. Cette croisière que je viens d’interrompre avait plusieurs buts, mais le principal se situait en Palestine. Notre terre, vous le savez, a été placée sous mandat britannique en 1920 mais, depuis une cinquantaine d’années, les sionistes ont implanté là-bas une vingtaine de colonies destinées à faire produire la terre. En fait, elles ont surtout vécu grâce à l’aide puissante de mon parent, Edmond de Rothschild. Cependant, tout cela est loin d’être satisfaisant. Le haut-commissaire nommé par Londres, sir Herbert Samuel, est un homme plein de bonne volonté décidé à faire régner la meilleure paix possible entre musulmans et Juifs tout en reconnaissant à ceux-ci un certain droit à une existence légale et à la formation d’un État ; mais les fonds manquent dans nos petites communautés et c’est cela que nous allions leur porter, Simon et moi. Lui, en outre, s’était chargé de ranimer l’espoir en laissant entendre que le pectoral, auquel ne manque plus qu’une pierre, pourrait peut-être bientôt opérer son retour triomphal. C’est vous dire à quel point il était attaché à ce voyage. Or, je l’ai attendu en vain dans le port de Nice où nous devions nous rejoindre…
– Il n’est pas venu ?
– Non. Et rien, pas un mot pour expliquer cette absence. J’ai attendu autant que je l’ai pu mais un important rendez-vous était arrêté… au large de Jaffa et j’ai dû prendre la mer. C’est au retour que j’ai pensé à venir vers vous pour essayer d’en savoir un peu plus. Malheureusement, vous n’avez pas l’air plus informé que moi.
– À quoi pensez-vous, en ce moment ? Croyez-vous qu’il soit… mort ?
L’étroit et sensible visage du baron Louis que le souci plissait s’éclaira d’une sorte de lumière intérieure :
– C’est l’hypothèse la plus plausible… et cependant je ne peux y croire. Je le connais bien, vous savez, et il m’est très cher. Il me semble que s’il avait cessé d’exister… je le sentirais.
– Dieu vous entende !
– D’ailleurs, n’est-il pas, depuis peu il est vrai, débarrassé de son pire ennemi ? Le comte Solmanski est mort pour ne pas affronter un procès criminel… C’est un soulagement, croyez-moi !
Morosini garda un instant le silence tandis que son regard effleurait tous ces gens rassemblés là, discutant avec animation autour des guéridons de marbre, flirtant, rêvant ou se laissant porter par la musique de l’orchestre. Tous goûtaient au soleil déclinant un moment de paix et d’insouciance tandis qu’entre son compagnon et lui-même s’amassaient des ombres inquiétantes. Il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Devait-il révéler qu’il soupçonnait Solmanski d’être beaucoup plus vivant qu’on ne l’imaginait ?
Soudain, ses yeux se fixèrent : deux femmes étaient en train de s’installer à quelques tables de la leur que les longues feuilles vertes d’un palmier en pot leur dissimulaient en partie. L’une était vêtue de noir avec une toque de crêpe prolongée d’une écharpe glissant autour du cou, l’autre de gris et de rouge foncé. Elles semblaient s’entendre à merveille. Il perçut même un éclat de rire de l’une d’elles et une vague de dégoût lui emplit la bouche d’amertume parce que ces deux femmes, c’étaient Anielka et Adriana Orseolo. Il claqua des doigts pour appeler le garçon et commanda une fine à l’eau, après avoir demandé au baron s’il en désirait une. Celui-ci l’observait avec inquiétude :
– Non merci. Mais… vous ne vous sentez pas bien ?
Tirant son mouchoir, Aldo s’épongea le front d’une main qui tremblait un peu. Il avait l’impression de se trouver au centre d’une conspiration aux invisibles tentacules, mais un sursaut l’en tira et du même coup dicta sa décision :
– Ce n’est rien, soyez tranquille. Je crains, cependant, de devoir vous apprendre une nouvelle désagréable : je soupçonne Solmanski d’être encore de ce monde. Bien sûr je n’ai aucune certitude, mais…
– Vivant ? C’est impossible.
– À lui rien n’est impossible. N’oubliez pas qu’il dispose de la fortune de Ferrals, qu’il a aussi des hommes de main dont j’ignore le nombre mais surtout une famille : un fils que les scrupules n’ont jamais étouffé, une fille… peut-être la créature la plus dangereuse que j’aie jamais rencontrée.
– Vous la connaissez ?
– Je l’ai même épousée. Elle est à quelques pas de nous : cette jeune femme qui porte une toque de crêpe noir et qui bavarde avec une personne en gris. Celle-là est à la fois ma cousine… et la meurtrière de ma mère par amour pour Solmanski dont elle était la maîtresse.
Le sang-froid de Louis de Rothschild était quasi légendaire mais, en écoutant Morosini, ses yeux s’agrandirent comme s’il se trouvait en face de toute l’horreur du monde. Pensant qu’il le prenait peut-être pour un fou, Aldo eut un petit rire :
– J’ai toute ma raison, baron, soyez-en certain. C’est vrai que ce qui me tient lieu de famille semble une assez bonne copie de celle des Atrides…
– Comment pouvez-vous supporter pareille situation ?
– Mais je ne la supporte pas. Aussi ai-je déjà entrepris d’essayer d’en sortir… d’une façon ou d’une autre…
– Qu’envisagez-vous ? émit le baron Louis avec une note d’inquiétude.
– Rien qui soit contraire à la loi de Dieu ou même des hommes ! À moins que l’on ne m’y oblige, auquel cas je paierai le prix. Aujourd’hui, c’est le sort de Simon qui est important. Je comptais sur lui pour m’aider à retrouver la piste du rubis, la dernière pierre manquante. J’ai saisi un fil, en Espagne, mais ce fil s’est cassé…
– À quel endroit ? Où en êtes-vous ?
– À l’empereur Rodolphe II. Je sais que la pierre a été achetée pour lui. En sauriez-vous davantage ?
– Savez-vous qui l’a achetée pour l’Empereur ?
– Oui : le prince Khevenhüller, alors son ambassadeur à Madrid.
– Dans ce cas, il n’y a aucun doute : la pierre a bien été remise au souverain et il ne servirait à rien de compulser les archives d’Hochosterwitz, la forteresse que Georges Khevenhuller a bâtie en Carinthie à la fin du XVIe siècle.
– Je ne pensais pas que le nom de l’acheteur pût avoir de l’importance ?
– Oh si ! La passion collectionneuse de l’Empereur était bien connue. Il était facile de se servir de ses deniers… et de garder pour soi, mais pas un Khevenhuller. C’est donc dans le trésor qu’il faut chercher et ce n’est pas le plus simple. Tout n’est pas resté à Prague, tant s’en faut.
– Ça, je le sais. En outre, un spécialiste des objets ayant appartenu à Jeanne la Folle – dont le rubis ! – jure que l’Empereur ne le possédait plus à sa mort…
– La pierre a appartenu à la mère de Charles Quint ?
– C’est certain. Elle la porte même sur l’un de ses portraits.
– Comme c’est étrange ! En tout cas, je ne vois pas comment votre informateur peut être certain qu’il n’était pas dans le trésor. J’imagine mal un collectionneur aussi passionné que Rodolphe se défaisant d’une pièce d’une telle importance, surtout venant de sa propre famille ? En outre, c’était l’homme le plus secret, le plus imprévisible qui soit. Ce rubis a dû être l’un de ses plus chers trésors. Je le verrais assez bien le cachant quelque part. Avec d’autres pierres, peut-être ? Je crois savoir qu’il y en a d’autres qui n’ont jamais été retrouvées.
– Il aurait pu l’offrir à quelqu’un de cher ? Une femme ?
– La seule qu’il ait vraiment aimée ne se serait jamais parée d’un tel joyau !
– Que reste-il comme solution ? Démolir le château du Hradschin pierre par pierre pour découvrir une cachette… qui n’existe peut-être pas ?
– Tout de même pas, sourit le baron. Je crois, moi, qu’il faut étudier d’aussi près que possible la vie de Rodolphe…. Encore que nous ne puissions être certains que les Suédois, lorsqu’ils ont pris Prague en 1648, n’aient pas déniché cette hypothétique cachette.
– En ce cas, le rubis aurait été placé dans le trésor suédois, or la reine Christine, lorsqu’elle a abandonné le trône, a emporté les plus beaux bijoux et quelques autres babioles. Elle n’aurait eu garde d’oublier une telle merveille. Je connais le cheminement de son héritage, légué au cardinal Odescalchi, à Rome, et vendu ensuite, en 1721, au régent de France, Philippe d’Orléans. Mon ami Vidal-Pellicorne a déjà inventorié la succession du Régent. Une partie de ses joyaux a rejoint ceux de la Couronne. Je possède le catalogue complet de ceux-ci : le rubis n’y est pas. Quant à la famille d’Orléans actuelle, si elle le détenait, les collectionneurs le sauraient. Évidemment, il y a aussi l’hypothèse du vol, mais je n’y crois guère. On faisait bonne garde chez l’Empereur et un vol de cette importance aurait été durement puni. Non, cette sacrée pierre paraît s’être volatilisée entre les mains de Rodolphe II… et moi, il ne me reste plus qu’à me taper la tête contre les murs !
– Ce serait dommage, fit le baron avec un sourire indulgent. Mais pour en revenir à un vol éventuel, vous pensez bien que, depuis le temps, la pierre aurait fait surface à un moment ou à un autre, et je peux vous assurer que dans ma famille on l’aurait appris. Vous savez avec quelle passion nous traquons objets rares et pierres anciennes. Or jamais aucun de nous ne l’a vu s’inscrire à son horizon. Aussi, j’en viens à une idée toute simple : pourquoi le rubis ne serait-il pas toujours à Prague ?
– Simon l’aurait su. Or, j’ai entendu dire à Vienne qu’il possédait une propriété en Bohême…
– C’est vrai, mais c’est assez loin de Prague. Près de Krumau, si je me souviens bien. Elle a été léguée au « baron Palmer » par une femme dont je tairai le nom. La seule, me semble-t-il, qu’il ait jamais aimée. C’est pourquoi il aime à y résider parfois. Non, oublions Simon pour l’instant et tâchons de retrouver une piste ! Je peux me tromper mais je… oui, je pense que le rubis doit être encore quelque part en Bohême.
– Seriez-vous voyant ? sourit à son tour Morosini.
– Dieu m’en garde, mais pour qui connaît notre histoire et nos traditions, Prague est d’une grande importance. Vous savez sans doute qu’elle forme la plus haute pointe du triangle hermétique dont Lyon et Turin sont les autres angles. Toutes trois se ressemblent. Elles sont bourrées de passages secrets, de ruelles tortueuses, mais c’est Prague la ville magique.
– À cause de Rodolphe et de sa cour de mages, de sorciers, d’alchimistes et de faiseurs d’or ?
– Ça c’est la légende, elle l’était bien avant lui. Notre tradition dit qu’après le sac de Jérusalem, certains Juifs emportant avec eux quelques pierres du Temple incendié par Titus y ont arrêté leur errance. De ces moellons apportés de si loin ils ont construit une synagogue, la plus ancienne de toutes, celle qui s’appelle aujourd’hui Vieille Nouvelle. Vous la verrez si vous allez là-bas… et je crois que vous irez.
Le regard de Rothschild s’évadait. Sa voix se faisait lointaine, comme s’il contemplait une image vénérée.
– J’y songeais… fit doucement Morosini.
– Quelque chose me dit que vous ne le regretterez pas. Il m’arrive d’avoir des intuitions. Celle que j’éprouve est très forte, au point que j’aimerais pouvoir aller à Prague avec vous. Cela m’est malheureusement impossible pour le moment, mais je vais essayer de vous aider.
D’un porte-cartes en galuchat à coins d’or, il tira un bristol à son nom, écrivit quelques mots et enferma le tout dans une enveloppe qu’il colla avec soin. Ensuite, il arracha d’un calepin un feuillet sur lequel il inscrivit un nom, une adresse. C’est ce papier qu’il remit en premier à son compagnon.
– Pouvez-vous retenir ce nom et cette adresse ?
– J’ai une excellente mémoire, dit Aldo qui photographiait le bref texte, devinant qu’on ne le lui donnerait pas. J’ai vu et je n’oublierai pas !
Le baron alors craqua une allumette, fit brûler le mince papier dans une soucoupe et, quand il fut consumé, écrasa les cendres avec une petite cuillère afin qu’elles devinssent fines et impalpables. Après quoi, il souffla dessus et les regarda s’envoler comme de petites mouches noires. Alors seulement, il tendit l’enveloppe à Aldo :
– Vous lui remettrez ceci et j’ose espérer qu’il vous recevra.
– Ce n’est pas certain ?
– Rien n’est jamais certain avec lui. Même ma recommandation peut rester lettre morte. C’est un personnage étonnant… difficile, que le présent n’intéresse pas. Il jouit d’un profond respect. On dit qu’il possède d’étranges pouvoirs et même le secret de l’immortalité.
– Simon le connaît ?
– De réputation j’en suis certain, mais je ne crois pas qu’ils se soient rencontrés. Peut-être parce que Simon ne l’a pas voulu. Il sait trop les dangers et la violence qu’il traîne après lui pour oser risquer d’y mêler un être de cette hauteur…
– Et moi je vais oser ce… sacrilège ?
– Il n’y a plus d’autre moyen, soupira le baron Louis. Au point où nous en sommes, vous avez besoin de son aide… Un conseil, cependant : ne vous embarquez pas seul dans cette aventure ! Dans une ville comme Prague le danger peut venir de n’importe où, il faut pouvoir garder ses arrières.
– Entendu. Et pour Simon, que faisons-nous ?
– Je n’en ai aucune idée. En ce qui vous concerne, vous pouvez aller à Krumau, mais soyez prudent ! Il se peut que Simon ait choisi de s’enterrer volontairement et qu’une recherche l’indispose. De mon côté, je compte faire appel aux autres branches de la famille. Certains le connaissent, l’estiment et, sachez-le, notre service d’informations familial fonctionne aussi bien qu’au temps où notre ancêtre Mayer Amschel tirait, depuis sa boutique de changeur à Francfort, les cinq flèches dont nous avons fait nos armoiries… ses cinq fils lancés à tous les horizons de l’Europe…
– Nous reverrons-nous ?
Le baron ne répondit pas. L’homme qui était le plus proche d’eux venait de replier son journal et demandait son addition au garçon. Rothschild attendit que le serveur se fût éloigné pour répondre :
– Peut-être. Pas dans l’immédiat cependant. Je quitte Venise demain matin pour rejoindre Ancône où, je l’espère, on en aura fini avec mon avarie. Je vous donnerai des nouvelles. Si j’en ai…
À ce moment, l’expression toujours si paisible de son visage se teinta d’une sorte d’effroi :
– Oh, mon Dieu ! Je crois que vous allez avoir une visite. Voulez-vous me permettre de m’éclipser un peu vite ?
En effet, voguant sur la vaste terrasse encombrée comme un navire de haut bord au milieu des petits bateaux rassemblés dans un port, sa tête arrogante empanachée d’une précieuse forêt de plumes de paradis et traînant après elle des mousselines écarlates, la marquise Casati, intriguée sans doute par la longue conversation des deux hommes, se dirigeait avec décision vers leur table. Le baron Louis se leva, serra la main de Morosini, s’inclina devant la dame avec la grâce d’un maître de ballet du XVIIIe siècle et, se faufilant entre les tables, disparut bientôt dans les lointains déjà bleutés du crépuscule. Aldo, cependant, se levait aussi, mais ce fut pour se courber sur la longue main constellée de rubis et de perles qui s’offrait à ses lèvres :
– Je ne me trompe pas, fit la marquise, c’est un Rothschild, ce gentilhomme ?
– Oui, le baron Louis. La branche viennoise…
– Je me disais aussi… Et c’est moi qui le fais fuir ?
– Il ne fuit pas, il repart. Son yacht est en panne à Ancône et il est juste venu faire un tour ici pour passer le temps. Je l’ai connu à Vienne et nous nous sommes rencontrés par hasard dans le hall du Danieli… Satisfaite ?
Les grands yeux noirs abondamment charbonnés de Luisa Casati considérèrent Morosini d’un air un peu contrit :
– Vous trouvez que je suis trop curieuse, n’est-ce pas ? Mais, cher Aldo, je suis surtout votre amie et je viens vous donner un bon avis : vous ne devriez pas laisser votre femme s’afficher ainsi…
S’il était une chose dont Morosini avait horreur, c’était que l’on s’occupe de sa vie privée quand lui-même n’en parlait pas. Il releva un sourcil insolent :
– Prendre un verre chez Florian au coucher du soleil, et avec une cousine, n’a rien de bien choquant, il me semble ?
– Ne montez pas sur vos grands chevaux ! D’abord, tout Venise sait que vous êtes brouillé à mort avec Adriana Orseolo, ce qui n’a rien d’étonnant après son escapade romaine…
– Chère Luisa, coupa Aldo, ne me dites pas que vous avez rejoint l’escadron revêche des douairières qui, oubliant les galipettes de leur jeunesse, fusillent de leurs face-à-main d’or celles qui s’offrent quelques intermèdes galants ?
– Bien sûr que non. J’aurais mauvaise grâce à lui reprocher son valet grec alors que moi-même je… oui, enfin, laissons cela ! Ce qui est plus gênant, pour nous autres vieux Vénitiens, ce sont ses relations actuelles, relations qu’elle semble partager avec votre épouse. Regardez !
Du pas pompeux d’un coq à la parade, bombant le torse sous le drap d’uniforme, les bottes noires étincelantes et le calot penché de façon à dissimuler une calvitie bien décidée à gagner la partie, le commendatore Ettore Fabiani, tentacule arrogant du Fascio étendu sur Venise, venait de rejoindre la table des deux femmes et, la lippe gourmande, l’œil allumé, s’inclinait sur la main d’Anielka avant de prendre place auprès d’Adriana avec laquelle il semblait entretenir les meilleures relations.
– On chuchote, souffla la Casati sur le mode orageux, qu’il ne manque pas une occasion de se trouver en compagnie de votre femme. Il en serait même… très amoureux !
– Qu’est-ce qui lui prend ? Il n’a plus peur de déplaire à son maître en courtisant la fille d’un homme traduit en justice pour ses crimes ? fit Morosini sarcastique.
– Le temps a coulé. Et puis Solmanski s’est suicidé, donc l’honneur est sauf, selon lui. Reste une fort jolie femme devant laquelle ce gros matou vicieux se pourlèche. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir d’excellentes relations avec la comtesse Orseolo. Je trouve d’ailleurs à cette chère Adriana une mine plus prospère depuis quelques jours…
En dépit de leur apparence venimeuse, les paroles de la Casati, Aldo en était persuadé, n’étaient inspirées que par un réel désir de l’aider.
– Si je vous connais bien, Luisa, vous devez garder dans votre manche un bon conseil à mon intention ?
Elle lui offrit un sourire qui, en dépit de son maquillage outrancier et de ses voiles tragiques, gardait l’espièglerie de l’enfance :
– Pourquoi pas ? … Sauvez les apparences, Aldo ! Pour le reste j’ai toujours une ou deux panthères à votre disposition. Si on les laisse à jeun, il ne fait pas bon s’en approcher… et un accident est si vite arrivé !
C’était tellement énorme qu’Aldo ne put s’empêcher de rire bien qu’il sût la Casati, grande éleveuse de fauves et même de serpents, toujours prête à obliger un ami dans l’embarras. Aldo se leva, prit sa main et la baisa :
– J’espère y arriver par des moyens moins drastiques… mais merci tout de même ! À présent, pardonnez-moi de vous raccompagner à votre table, je vais faire le ménage du jour-Ayant remis la marquise aux mains de son peintre préféré, Morosini opéra un demi-tour et piqua droit sur la table des deux femmes. Là, sans se donner seulement la peine de saluer, il saisit le poignet d’Anielka entre des doigts devenus soudain aussi durs que le fer :
– Saluez vos amis, ma chère, et venez ! Vous oubliez que nous donnons à dîner ce soir…
Le ton n’avait rien d’affectueux et la jeune femme réprima un gémissement. Cependant, elle se levait.
– Vous me faites mal, murmura-t-elle.
– Désolé, mais je suis pressé. Ne vous dérangez pas, commendatore, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux. Je m’en voudrais de troubler vos plaisirs…
Et avant que l’autre ait seulement eu le temps de soulever sa masse, il entraînait Anielka pour rejoindre la gondole qui l’attendait au quai des Esclavons. La jeune femme tenta de se dégager mais il la tenait et, sous peine de causer un esclandre, elle fut bien obligée de suivre :
– Vous êtes devenu fou ? lança-t-elle furieuse tandis qu’il la faisait embarquer.
– C’est une question que je pourrais vous poser : vous n’êtes pas un peu folle de vous afficher ainsi avec Fabiani, sans compter cette femme dont vous savez parfaitement que je l’ai chassée ? Vous tenez à ce que Venise tout entière vous méprise ?
Elle se pelotonna dans l’un des sièges recouverts velours et se mit à pleurer :
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? J’ai bien le droit de vivre à ma guise ?
– Non. Pas tant que vous porterez mon nom. Après…
Le geste qu’Aldo ébauchait traduisait bien son désintérêt total de cet « après », et cela ralluma la colère d’Anielka :
– Il n’y aura pas d’après ! Que cela vous plaise ou non, il vous faudra bien accepter mon enfant pour votre héritier et moi je resterai !
– Votre enfant ? … Brusquement, Aldo éclata de rire.
– J’espère pour vous qu’il ne ressemblera pas à Fabiani… Vous auriez bonne mine !
Indifférent à la colère de la jeune femme et même aux épaules rétrécies de Zian qui conduisait et qui, de toute évidence, aurait souhaité disparaître, Aldo riait encore lorsque l’on aborda les marches du palazzo Morosini, mais ce n’était plus le rire spontané, amusé, du début. Il y entrait de la colère et du désespoir. En pénétrant dans la maison, il tourna le dos à Anielka et se dirigea vers son bureau pour annoncer à Guy Buteau qu’il partait le lendemain matin et qu’une fois de plus, le fidèle ami aurait à veiller sur les affaires et les intérêts de la firme Morosini.
Tout en enfermant le nœud de corsage de la tsarine dans son énorme coffre médiéval qu’il avait fait perfectionner pour qu’il devienne le plus moderne et le plus inviolable des coffres-forts, Aldo donna ses dernières directives à son ami, mais sans éprouver l’excitation, la joie qui préludaient toujours à l’un de ses départs en expédition. Ce voyage-là serait plus dangereux que les autres. Cela tenait peut-être à l’aura sanglante, barbare et même hors nature qui émanait de ce rubis. Il ne s’en effrayait pas : la mort ne lui avait jamais fait peur, par inconscience d’abord lorsqu’il était très jeune, et maintenant parce que, depuis l’intrusion des Solmanski dans sa vie intime, il trouvait à celle-ci beaucoup moins de charme que par le passé. La sourde inquiétude qui le rongeait s’adressait aux rares êtres qu’il aimait : Guy, Cecina, Zaccaria et ses autres serviteurs. S’il ne revenait pas, il fallait qu’il les mette à l’abri des entreprises d’Anielka et des siens.
Buteau connaissait trop bien son ancien élève pour ne pas ressentir son état d’esprit :
– Inutile de demander si vous partez à la recherche de la dernière pierre, Aldo, mais j’ai l’impression que, cette fois, vous le faites sans joie. Je me trompe ?
– Non, pourtant le goût de la chasse est toujours aussi ardent en moi, la curiosité toujours aussi aiguë, mais ce que je laisse ici commence à me faire horreur. Une maladie mortelle, un ver ignoble ronge l’arbre fier et vivant qu’était cette demeure. Si je ne revenais pas…
– Ne dites pas une chose pareille ! protesta Guy d’une voix soudain altérée. Je vous l’interdis comme tous ici vous l’interdiraient. Vous « devez » revenir, sinon rien n’aurait plus de sens !
– Je ferai de mon mieux mais je vais, ce soir, rédiger un nouveau testament que je vous demanderai de porter dès l’aube chez maître Massaria après l’avoir signé avec Zaccaria. Si cette femme est enceinte…
– La princesse ?
– Ne l’appelez pas ainsi ! Pas devant moi… Si donc elle s’apprête à procréer, je ne veux pas qu’un être qui ne me sera rien devienne mon héritier… Si je disparaissais, ma demande en annulation ne servirait plus à rien.
– Vous ne disparaîtrez pas ! affirma Guy Buteau avec, au fond des yeux, une petite flamme qui réchauffa Morosini.
– Dieu vous entende !
Enfermé chez lui, Aldo passa une grande partie de la nuit à rédiger le document. Il y renouvelait les legs précédents et refusait tout droit à l’enfant que la « comtesse Solmanska » pourrait mettre au monde, détaillant par le menu ce qu’avaient été leurs relations dans les derniers temps, révélant ce qu’il avait surpris rue Alfred-de-Vigny – et qui pouvait être confirmé par Mme de Sommières et Adalbert Vidal-Pellicorne, ajoutant même qu’il soupçonnait les Solmanski d’avoir fait évader leur père au moyen d’un faux décès. Ensuite seulement il se sentit mieux, alla enfermer le testament dans son coffre et s’octroya les quelques heures de sommeil dont il aurait besoin dans la journée. Afin d’éviter d’être suivi, il avait décidé de partir non par un train dont la destination pouvait être révélatrice mais au moyen de la voiture achetée l’année précédente à Salzbourg et qui l’attendait dans un garage de Mestre 1. Cela lui permettait en outre de choisir l’heure de son départ.
Au matin, il fit signer le testament par Guy et Zaccaria, le fourra dans la serviette qu’il emportait toujours en voyage, procéda à de rapides adieux comme s’il s’agissait d’un des nombreux petits voyages qu’il accomplissait chaque année à travers l’Italie, et embarqua dans le motoscaffo conduit par Zian. On fit une première halte chez maître Massaria que l’on trouva en robe de chambre puis, revenu dans le bassin San Marco, le canot automobile mit les gaz et fonça vers la mer, laissant derrière lui un sillage de plumes blanches…
Il était parti depuis une heure environ quand Cecina noua un fichu sur sa tête où ne paraissaient plus les joyeux rubans colorés d’autrefois, prit un panier et se dirigea vers le marché du Rialto en passant par les rues. Arrivée au Campo San Polo, elle entra un moment dans l’église, alla faire une prière à la Madone, alluma un gros cierge, puis sortit par une porte latérale et s’enfonça dans une ruelle étroite sur laquelle donnaient les arrières de deux demeures patriciennes. Là, elle tira une clé de sa poche, ouvrit une porte basse, referma derrière elle, traversa d’un pas rapide un charmant jardin intérieur où chantait une fontaine et, après avoir frappé quelques petits coups rapides à une haute fenêtre aux verres sertis de plombs anciens, pénétra dans une grande pièce fraîche en disant :
– Il fallait que je vienne. Il y a du nouveau…
Pendant ce temps, au volant de sa petite Fiat, Morosini roulait vers les Alpes qu’il comptait passer au col du Brenner. Mais ce fut seulement quand, la frontière franchie, il atteignit Innsbruck, qu’il adressa à son ami Adalbert un bref télégramme :
« Serai à Prague, hôtel Europa. Confirme arrivée. Aldo. »
À moins qu’il ne se fût brisé un membre ou qu’il eût contracté une dangereuse maladie, il savait qu’Adalbert sauterait dans le premier train…