EPILOGUE




Dix mois plus tard, un beau matin de septembre 1925, le yacht du baron Louis de Rothschild quittait son mouillage du bassin San Marco pour se diriger vers la passe du Lido. Le temps s’annonçait superbe et la fine étrave du puissant bateau blanc fendait sur un rythme allègre la soie changeante d’une mer tout juste un peu plus bleue que le ciel.

Debout sur la plage avant, le bras de l’un entourant les épaules de l’autre, le prince et la princesse Morosini regardaient l’avenir s’ouvrir devant eux. Trois jours plus tôt, le cardinal-archevêque de Vienne – un cousin de Mme von Adlerstein ! – les avait mariés dans sa chapelle privée en la seule présence de quelques amis et des témoins : Adalbert Vidal-Pellicorne et Anne-Maria Moretti pour le marié et, pour la jeune fille, son cousin Frédéric von Apfelgrüne – il venait d’épouser une jeune baronne un peu sotte mais très jolie dont il était tombé amoureux à un bal chez les Kinsky en lui marchant sur les pieds et en déchirant sa robe – et le ministre des Affaires étrangères autrichien, autre cousin de la grand-mère de Lisa. Moritz Kledermann, un peu moins impassible que d’habitude, avait trouvé un sourire pour remettre sa fille à celui qui devenait son époux. Une Lisa toute en mousseline blanche, ravissante et très émue sous l’immense capeline transparente ! Elle était si rayonnante que la vieille marquise de Sommières, désormais sa grand-tante, avait perdu tout son quant-à-soi en versant d’abondantes larmes au moment de l’engagement mutuel.

Ensuite, après le déjeuner servi au palais Adlerstein avec un faste digne d’une archiduchesse, le nouveau couple s’était enfui en automobile pour passer ses premières heures d’intimité dans une charmante auberge des bords du Danube, donnant seulement rendez-vous sur le quai des Esclavons, à Venise, à ceux dont il souhaitait la compagnie durant le voyage que leur offrait leur ami Louis de Rothschild : Adalbert, Mme de Sommières et Marie-Angéline du Plan-Crépin. Autrement dit, ceux qui avaient été les compagnons d’aventure d’Aldo durant la quête des pierres perdues.

Car, en fait, le baron Louis et son bateau ne se contentaient pas d’emmener un couple d’amoureux. C’était vers Haïfa que l’on se dirigeait pour gagner, de là, Jérusalem où les recevrait le président de l’Agence sioniste, Chaïm Weitzmann, le grand chimiste qui, durant la dernière guerre, dirigeait les laboratoires de l’Amirauté britannique et grâce à qui, durant cette période, Juifs et Arabes vivaient assez paisiblement en leur pays de Palestine. C’était à lui ainsi qu’au grand rabbin que Morosini et Vidal-Pellicorne remettraient le pectoral du Grand Prêtre, actuellement enfermé dans le coffre-fort du yacht. En résumé, tous les participants de la croisière, jeunes époux et amis, se contentaient de lui composer une escorte digne de lui.

– Qui a jamais entendu parler d’un voyage de noces à six ou sept participants ! soupira Morosini en arrangeant tendrement l’écharpe que Lisa avait nouée autour de sa tête. Tu aurais sûrement préféré quelque chose de plus romantique ?

La jeune femme se mit à rire :

– Des voyages, nous en ferons beaucoup d’autres, puisque nous ne nous quitterons plus et que Mina va reprendre du service ! Et celui-là est exaltant…

– Ne me dis pas que je vais voir reparaître les tailleurs en forme de cornet de frites et les gros richelieux à lacets ?

– Tout de même pas ! Je tiens trop à te plaire et tu peux rassurer Angelo Pisani qui meurt de peur à la pensée que l’ancien gendarme de la maison pourrait reprendre sa place. Je serai heureuse de travailler avec toi mais j’ai aussi l’intention de jouer un peu à la princesse… ne serait-ce que quand il me faudra me ménager pour ne pas compromettre ta descendance.

– C’est vrai ? fit Aldo ému en la serrant un peu plus fort contre lui. Tu veux bien avoir des enfants ?

Elle fronça son petit nez en déposant un baiser sur la joue de son mari :

– Mais je suis là pour ça, mon cher ! Et j’en veux une ribambelle ! Nous userons… deux ou trois nurses… et aussi un maître-nageur pour les empêcher d’aller barboter dans le Grand Canal chaque fois qu’ils en auront envie.

– Quelle folle tu fais ! Mais que je t’aime !

Et Aldo embrassa sa femme d’une façon fort peu conjugale.

En se dégageant, Lisa prit la main de son mari pour l’entraîner vers la proue du navire. Elle était redevenue sérieuse :

– Pourquoi si grave tout à coup ? s’inquiéta Morosini.

– Je me demande si nous arriverons un jour à ce rendez-vous de Jérusalem. On ne peut pas dire que le pectoral ait eu beaucoup de chance depuis qu’il existe !

– Qu’est-ce que tu vas imaginer ?

– Je ne sais pas, moi : des pirates barbaresques… une tempête ou même un ouragan ? Le feu du ciel ?

– Lisa, Lisa ! C’est mauvais d’être aussi optimiste, fit Aldo en riant de bon cœur. Mais si tu tiens à divaguer, retiens bien ceci : en cas de naufrage, je te prends dans mes bras et je ne te lâche plus ! Si le pectoral veut aller faire un tour au fond de l’eau, ça le regarde, mais toi tu es ce que j’ai de plus précieux au monde, alors on vit ensemble ou on meurt ensemble.

– Hummm ! Quelle douce musique ! Tu ne voudrais pas bisser, s’il te plaît ?

– Je n’aime pas me répéter ! grogna Aldo en fermant la bouche de Lisa sous un long baiser…

Saint-Mandé, juillet 1996.




[i] Juifs convertis au catholicisme.

[ii] Fuente Salida veut dire fontaine salée, en espagnol.

[iii] L’archevêque de Venise porte ce titre renouvelé des anciens liens avec l’Église orthodoxe.

[iv] Kafka y logea en 1917 et, plus tard, la ruelle abrita un prix Nobel de littérature : Jaroslav Siefert.

[v] Dérivé de graffiti. Dessins sur les murs, souvent en trompe-l’œil, fort prisés à l’époque.

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