CHAPITRE 11 L’ANNIVERSAIRE DE DIANORA


Fidèles au style de leurs façades, les salles de réception de la « villa » Kledermann empruntaient à l’Italie de la Renaissance leur décoration intérieure. Colonnes de marbre, plafonds à caissons enluminés et dorés, meubles sévères et tapis anciens offraient un cadre estimable à quelques très belles toiles – un Raphaël, deux Carpaccio, un Tintoret, un Titien et un Botticelli qui affirmaient la richesse de la maison plus encore que la somptuosité ambiante. Aldo en fit compliment à Kledermann lorsque, après un tour de salon, il revint vers lui :

– On dirait que vous ne collectionnez pas seulement les joyaux ?

– Oh, c’est une petite collection réunie surtout pour essayer de retenir plus souvent ma fille dans cette maison qu’elle n’aime pas.

– Votre femme l’aime, j’imagine ?

– C’est peu dire. Dianora l’adore. Elle dit qu’elle est à ses dimensions. Personnellement un chalet dans la montagne ferait aussi bien mon affaire pourvu que je puisse y installer ma chambre forte.

– J’espère, en tout cas, qu’elle est en bonne santé ? Est-ce qu’elle ne reçoit pas avec vous ?

– Pas ce soir. Vous le savez sans doute, vous qui la connaissez de longue date, elle aime à ménager ses effets. Aussi ne fera-t-elle son apparition que quand tous les invités du dîner seront arrivés.

La soirée se partageait en deux parties comme cela se pratiquait souvent en Europe : un dîner pour les personnalités importantes et les intimes – une soixantaine – et un bal qui en compterait dix fois plus.

Adalbert, de l’air le plus naturel du monde, posa la question qui brûlait la langue d’Aldo :

– J’ai l’impression que nous allons assister à une fête magnifique. Est-ce que nous y verrons Mlle Lisa ?

– Cela m’étonnerait. Ma sauvageonne déteste ces « grands machins mondains » comme elle dit, presque autant que ce cadre qu’elle juge trop pompeux. Elle a fait parvenir à ma femme une magnifique corbeille de fleurs avec un mot gentil mais je pense qu’elle s’en tiendra là.

– Et où est-elle en ce moment ? demanda Morosini qui s’enhardissait.

– Vous devriez poser la question au fleuriste de la Bahnhofstrasse. Moi je n’en sais rien… Monsieur l’Ambassadeur, Madame, c’est un grand honneur que vous recevoir ce soir, ajouta le banquier en accueillant un couple qui ne pouvait être qu’anglais.

Les deux amis, naturellement, s’étaient écartés aussitôt et entreprenaient un nouveau tour des salons pourvus, pour la circonstance, d’une débauche de roses et d’orchidées mises en valeur, comme les femmes présentes d’ailleurs, par l’éclairage d’où la froide électricité était bannie. D’énormes candélabres de parquet chargés de longues bougies étaient seuls admis à ce qui devait être le triomphe de Dianora. Une véritable armée de serviteurs en livrées à l’anglaise, sous les ordres de l’imposant maître d’hôtel, veillaient à l’accueil et au confort des invités où le gratin de la banque et de l’industrie suisse se mêlait à des diplomates étrangers et à des hommes de lettres. Aucun artiste, peintre ou comédien, n’émaillait cette foule à l’élégance diverse mais dont les femmes arboraient des bijoux parfois anciens, toujours d’importance. Peut-être les invités du bal seraient-ils moins empesés, mais pour l’instant on était entre gens solides et sérieux.

Dès son arrivée, Aldo n’avait eu aucune peine à repérer Ulrich : ainsi qu’il l’avait prédit, le gangster transformé en serviteur à l’allure irréprochable avait réussi à se faire embaucher parmi les extras et s’occupait du vestiaire proche du grand escalier où s’entassait déjà une fortune en fourrures. Il se contenta d’échanger avec lui un battement de paupières. Il était convenu que, pendant le bal, Morosini conduirait son étrange associé au cabinet de travail du banquier et lui donnerait les indications nécessaires.

Des valets circulaient avec des plateaux chargés de coupes de Champagne. Adalbert en prit deux au passage et en offrit une à son ami :

– Tu connais quelqu’un ? demanda-t-il.

– Absolument personne. Nous ne sommes pas à Paris, à Londres ou à Vienne et je n’ai pas le moindre cousinage, même lointain, à t’offrir. Tu te sens isolé ?

– L’anonymat a du bon. C’est assez reposant ! Tu crois que nous allons revoir le rubis, ce soir ?

– Je suppose. En tout cas, l’émissaire de notre ami a fait preuve d’une discrétion et d’une habileté exemplaires. Personne n’a rien vu, rien remarqué.

– Non. Théobald et Romuald se sont relayés aux abords de chez Cartier mais rien n’a attiré leur attention. Ton Ulrich avait raison : essayer d’intercepter le joyau à Paris relevait de l’impossible… Doux Jésus !

Toutes les conversations s’étaient arrêtées et la pieuse exclamation d’Adalbert résonna dans le silence soudain, résumant la stupeur admirative des invités : Dianora venait d’apparaître au seuil de ses salons.

Sa longue robe de velours noir pourvue d’une petite traîne était d’un dépouillement absolu et Aldo, le cœur serré, revit dans un éclair le portrait de sa mère, par Sargent, qui était l’un des plus beaux ornements de son palais à Venise. La robe de Dianora ce soir, comme celle de la défunte princesse Isabelle Morosini, laissait nus les bras, la gorge et les épaules dans un léger mouvement de drapé cachant la poitrine et rattrapé à la taille. Dianora, jadis, avait admiré ce portrait et elle s’en était souvenue en commandant sa toilette de ce soir. Quel plus merveilleux écrin que sa chair lumineuse pouvait-elle en effet offrir au fabuleux bijou scintillant sur sa gorge ? Car il était bien là, le rubis de Jeanne la Folle, éclatant de ses feux maléfiques au milieu d’une guirlande composée de magnifiques diamants et de deux autres rubis plus petits. Contrairement à l’habitude, les bras et les oreilles de la jeune femme étaient vierges de tout bijou. Rien non plus dans la soie argentée de sa magnifique chevelure coiffée en hauteur pour dégager le long cou. Seul rappel de la teinte fascinante du joyau, de petits souliers de satin pourpre pointaient au rythme de la marche sous la vague sombre de la robe. La beauté de Dianora, ce soir, coupait le souffle à tous ces gens qui la regardaient s’avancer, souriante, vite rejointe par son époux qui après lui avoir baisé la main la conduisait vers ses hôtes les plus importants…

– Aide-moi un peu ! chuchota Vidal-Pellicorne qui ne manquait pas de mémoire. Est-ce que ta mère porte le saphir sur le portrait qu’en a fait Sargent ?

– Non. Seulement une bague : une émeraude carrée. Toi aussi tu as remarqué que c’est la même robe ?

Le silence soudain éclata. Quelqu’un venait d’applaudir, et tout le monde fit chorus avec enthousiasme. Ce fut au milieu d’une véritable atmosphère de fête que l’on passa à table.

Le dîner servi dans du vieux saxe, du vermeil et de ravissants verres gravés d’or, fut ce qu’il devait être pour les deux étrangers en de telles circonstances : magnifique, succulent et ennuyeux. Le caviar, le gibier et les truffes s’y succédèrent, escortés de crus français étourdissants, mais c’était le voisinage qui manquait de charme. Aldo, pour sa part, avait hérité d’une grosse gourmande, gentille sans doute, mais dont la conversation tournait uniquement autour de la cuisine. Son autre voisine, maigre et sèche sous une cascade de diamants, ne mangeait rien et parlait moins encore. Aussi le Vénitien voyait-il défiler les plats avec un mélange de soulagement et d’appréhension. À mesure que l’on allait vers le dessert, l’heure approchait où il allait devoir jouer l’une des parties les plus difficiles de sa vie : guider un cambrioleur vers les trésors d’un ami en faisant en sorte qu’il n’emporte rien. Pas commode !

Adalbert, pour sa part, se trouvait mieux partagé : en face de lui, il avait découvert un professeur de l’Université de Vienne fort versé dans le monde antique et, depuis le début du repas tous deux, indifférents à leurs compagnes, se renvoyaient joyeusement Hittites, Égyptiens, Phéniciens, Mèdes, Perses et Sumériens avec une ardeur soigneusement entretenue par les sommeliers chargés de leurs verres… Ils étaient tellement pris par leur sujet qu’il fallut quelques « chut ! » énergiques pour que le bourgmestre de Zurich pût adresser à Mme Kledermann un charmant petit discours en l’honneur de son anniversaire qui valait à tous une fête si magnifique. Le banquier à son tour dit quelques mots aimables pour tous et tendres pour sa femme. Enfin, on se leva de table afin de gagner la grande salle de bal décorée de plantes vertes et d’une profusion de roses qui ouvrait de l’autre côté du grand escalier sur un jardin d’hiver et sur un salon disposé pour les joueurs. Un orchestre tzigane en dolmans rouges à brandebourgs noirs relayait le quatuor à cordes qui avait, invisible et présent, accompagné le repas. Les invités du bal commençaient à arriver, apportant avec eux la fraîcheur de l’air nocturne. Ulrich et ses camarades avaient fort à faire dans les vestiaires. L’aventure était prévue quand la fête serait lancée…

Peu avant minuit, Aldo pensa que le moment approchait et il aurait donné cher pour l’éviter. La plupart des invités étaient arrivés. Kledermann s’accordait le répit d’une partie de bridge avec trois autres messieurs fort graves. Quant à Dianora, libérée de ses devoirs d’hôtesse accueillante, elle venait d’accepter de danser avec Aldo.

C’était la première fois qu’il réussissait à approcher la jeune femme depuis le début de la soirée. À présent, il la tenait dans ses bras pour une valse anglaise et pouvait apprécier à leur juste valeur l’éclat de son teint, la finesse de sa peau, la douceur soyeuse des cheveux et la fulgurance triomphante du rubis étincelant au creux de sa gorge. Il ne pouvait éviter de lui en faire compliment.

– Cartier a fait une merveille, dit-il ; mais il aurait réussi quelque chose de tout aussi somptueux avec une autre pierre.

– Croyez-vous ? Un rubis de cette taille ne se trouve pas facilement, et moi je l’adore.

– Et moi je le déteste ! Dianora, Dianora ! Pourquoi ne voulez-vous pas croire qu’en portant ce maudit caillou vous êtes en danger ?

– Oh, je ne le porterai pas souvent. Un joyau de cette importance passe beaucoup plus de temps dans les coffres-forts que sur sa propriétaire. Dès la fin du bal, il rejoindra la chambre forte !

– Et vous n’y penserez plus. Vous aurez eu ce que vous vouliez : une pierre splendide, un moment de triomphe. Savez-vous que vous me faites peur, que je ne vais plus cesser de trembler pour vous ?

Elle lui offrit le plus éblouissant des sourires en se serrant un peu contre lui :

– Mais que c’est donc agréable à entendre ! Vous allez penser à moi sans cesse ? Et vous voudriez que je me sépare d’un bijou aussi magique ?

– Avez-vous oublié notre dernière conversation ? Vous aimez votre mari ?

– Oui, mais cela ne veut pas dire que je renonce pour autant à cajoler quelques jolis souvenirs. Je crois que je vous dois les plus beaux, ajouta-t-elle, redevenue sérieuse, mais Aldo ne la regardait plus.

Avec stupeur, il considérait le trio qui, le sourire aux lèvres, était en train de franchir le seuil de la salle. Un homme et deux femmes : Sigismond Solmanski, Ethel… et Anielka. Il s’arrêta de danser :

– Que viennent-ils faire ici, gronda-t-il entre ses dents.

Dianora, d’abord surprise de cet arrêt, avait suivi la direction de son regard :

– Eux ? Oh, j’avais oublié qu’ayant rencontré il y a deux ou trois jours le jeune Sigismond et sa petite épouse je les avais invités. Nous sommes de vieux amis, vous le savez, puisque j’étais avec lui quand nous nous sommes retrouvés à Varsovie. En revanche… j’ignorais que sa sœur était là et qu’il comptait l’emmener. Mais au fait, mon cher, vous ne saviez pas que votre femme était à Zurich ?

– Non, je ne le savais pas ! Dianora, vous devez être folle d’avoir invité ces gens. Ce n’est pas vous qu’ils viennent voir, c’est ce que vous avez au cou !

Avec inquiétude, Mme Kledermann considéra un instant le masque soudain tendu et si pâle de son danseur, tout en portant la main à son collier.

– Vous me faites peur, Aldo !

– Il est bien temps !

– Pardonnez-moi… il faut que j’aille les accueillir ! C’est… c’est mon devoir.

Adalbert aussi avait aperçu le groupe et fendait la foule des danseurs pour rejoindre son ami.

– Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, ceux-là ? murmura-t-il.

– C’est une question à laquelle tu dois pouvoir répondre aussi bien que moi. En tout cas, ricana Morosini, tu peux constater que pour une pauvre créature, enlevée, séquestrée et en danger de mort, cette chère Anielka ne se porte pas trop mal !

– Alors, pourquoi l’autre t’a-t-il dit qu’il l’avait enlevée ?

– Parce qu’il a cru pouvoir le dire et qu’à sa manière c’est une sorte d’innocent. Probable que cet intermède ne doit pas lui plaire plus qu’à moi. Mais je vais régler ça tout de suite.

Et, sans vouloir en entendre davantage, il se dirigea vers la porte en effectuant un détour assez long pour permettre à Dianora de conduire ses invités plus ou moins attendus vers un buffet, lui laissant ainsi le champ libre. Aldo n’avait aucune envie d’échanger des politesses de commande avec ses pires ennemis au nom don ne sait quel code de bienséance bourré d’hypocrisie.

Il trouva Ulrich près du départ de l’escalier, un pied sur la dernière marche comme s’il voulait monter mais hésitait encore. Sa mine était sombre et son regard que Morosini capta plein d’inquiétude. Il n’en fonça sur lui qu’avec plus de détermination :

– Venez ! fit-il entre ses dents, nous avons à parler.

Il essaya de l’entraîner au-dehors, mais l’autre résista :

– Pas par là ! Il y a un meilleur endroit…

Les deux hommes s’enfoncèrent dans les profondeurs des vestiaires à peu près déserts après qu’Ulrich eut prié l’un de ses aides de le remplacer. Le lieu était calme, paisible, les bruits de la fête se trouvant étouffés par l’épaisseur des manteaux, capes, et autres pelisses. Parvenu suffisamment loin, Morosini sauta sur son compagnon qu’il empoigna par les revers de son habit :

– À nous deux, maintenant ! Vos explications ?

– Il est inutile de me secouer. Je parlerai aussi bien sans ça !

L’homme était embêté mais sa voix ne tremblait pas et Morosini lâcha prise.

– Pourquoi pas ? Alors, j’attends ! Expliquez-moi comment ma femme que vous teniez captive vient de faire son entrée au bal en robe perlée ?

Tout en parlant, Morosini avait tiré son étui à cigarettes, en prenait une qu’il tapota sur le boîtier d’or avant de l’allumer. Ulrich toussota :

– Vous n’en auriez pas une pour moi ? Ça fait des heures que je n’ai pas fumé.

– Quand vous m’aurez répondu.

– Oh, c’est pas compliqué. Je vous l’ai dit, je n’ai pas grande confiance dans Sigismond et depuis que le vieux est plus ou moins hors de service je me méfie de tout. Aussi, j’ai décidé de penser un peu à moi. Comme j’avais été chargé de vous surveiller, l’idée m’est venue de vous faire chanter et de rafler grâce à vous la plus grande partie du magot. C’est pour ça que je vous ai fait croire que j’avais votre épouse. Ça a eu l’air de marcher.

– Ça n’en a eu que l’air. Si vous voulez tout savoir, j’ai bien failli vous dire « Gardez-la », mais laissons cela de côté. Comment se fait-il que je vienne de la voir arriver avec les Solmanski ?

– Je n’en sais rien. Quand je l’ai aperçue, j’ai cru que le plafond me tombait sur la tête…

– Et eux vous ont vu ?

– Non, je me suis hâté de disparaître. Vous n’allez plus m’aider à récupérer ce qu’il y a là-haut ? ajouta-t-il avec un regard vers le plafond.

– Non… mais je peux peut-être vous offrir une… compensation.

L’œil atone du gangster se ralluma un peu.

– Quoi ?

– Un fort beau collier de rubis qui se trouve dans le coffre de l’hôtel et que j’avais apporté pour l’échanger contre la pierre achetée par Kledermann à votre ami Saroni !

– Ah, celui-là quel imbécile ! Essayer de faire cavalier seul…

– C’est exactement ce que vous faites, mon garçon, mais je vous propose de vous en tirer avec les honneurs de la guerre… et mon collier si vous m’aidez à mettre la main sur la bande. Et d’abord, qu’est-ce que les Solmanski viennent faire ici ce soir ?

– Je vous jure que je n’en ai aucune idée. Oh, c’est pas bien difficile à deviner : ils vont chercher à mettre la main sur le rubis. Surtout qu’installé comme il est au milieu d’un tas de diamants, ça devient une bonne affaire.

– C’est ridicule. Kledermann n’est pas un enfant et il doit y avoir des gardes en civil partout…

– Je vous dis ce que je pense. Dites donc, ce collier, il est intéressant ?

– Je viens de vous dire que je pensais à un échange. Il vaut au moins cent mille dollars.

– Oui, mais vous ne l’avez pas sur vous. Qu’est-ce qui me dit que je l’aurai si je vous aide ?

– Ma parole ! Jamais je n’y ai manqué, mais je suis capable de tuer quiconque en douterait. Ce que je veux savoir…

Une détonation lui coupa la parole, presque aussitôt suivie d’une tempête de cris et d’exclamations. D’abord figés, les deux hommes se regardèrent.

– C’est un coup de feu, fit Ulrich.

– Je vais voir. Restez au vestiaire, je reviendrai !

Il partit en courant mais dut faire des efforts pour fendre la foule qui se pressait devant l’un des buffets de rafraîchissements et que trois serviteurs s’efforçaient de repousser. Ce qu’il découvrit au bout de sa percée lui coupa le souffle : Dianora était couchée sur le parquet, face contre terre. Dans son dos, le sang coulait d’une blessure. Plusieurs personnes étaient penchées sur elle, dont son époux, plié en deux de douleur sur la tête de sa femme qu’il tenait entre ses mains.

– Mon Dieu ! souffla Aldo. Qui a fait ça ? Quelqu’un qu’il ne vit même pas lui répondit :

– On a tiré sur elle de l’extérieur, depuis cette fenêtre. C’est horrible !

Cependant, l’un des serveurs semblait prendre les choses en mains. Quand il eut déclaré qu’il appartenait à la police, personne ne s’y opposa. Il commença par écarter ceux qui s’étaient accroupis auprès du corps, parmi lesquels il y avait Anielka. En se relevant, la jeune femme se trouva nez à nez avec Aldo.

– Tiens ! Vous revoilà ? Où étiez-vous passé ?

– Je pourrais vous demander, à vous, ce que vous faites là ?

– Pourquoi n’y serais-je pas, puisque vous y êtes ? …

– Taisez-vous un peu, ordonna le policier. Ce n’est ni le lieu ni l’instant de se disputer. Et d’abord, qui êtes-vous ?

Aldo déclina son identité et celle de sa femme par la même occasion, mais celle-ci avait encore quelque chose à dire :

– Vous devriez demander à mon cher mari où il se trouvait pendant que l’on abattait Mme Kledermann. Comme par extraordinaire, il n’était pas dans la salle.

– Qu’est-ce que vous essayez d’insinuer ? gronda Aldo, pris d’une dévorante envie de gifler ce visage insolent.

– Je n’insinue rien. Je dis que le meurtrier, ce pourrait bien être vous. N’aviez-vous pas toutes les raisons de la tuer ? D’abord pour vous emparer du collier… ou tout au moins du gros rubis qui est dessus. Elle n’avait pas voulu vous le céder, n’est-ce pas, quand vous êtes allé la voir il y a une dizaine de jours ?

Aldo regarda la jeune furie avec stupeur. Comment diable pouvait-elle savoir ça ? À moins qu’il n’y eût, chez Kledermann, un espion à la solde de Solmanski ?

– Lorsqu’une dame m’invite à prendre le thé, il m’arrive d’accepter. Quant à vous, rappelez-vous quel nom vous portez et ne vous conduisez pas comme une fille de rien !

– Une tasse de thé ? Vraiment ? Aviez-vous l’habitude d’en boire lorsque vous étiez son amant ?

Le policier ne cherchait plus à interrompre ce couple qui se disait des choses si intéressantes mais, au dernier mot lancé par la jeune femme, Kledermann redressa la tête et, abandonnant le corps inerte aux mains d’un médecin qui se trouvait là, il s’approcha. Dans son regard sombre, le désespoir faisait place à une stupeur indignée :

– Vous étiez son amant ? Vous ? … Vous à qui…

– Je l’étais quand elle était comtesse Vendramin et c’est la guerre qui nous a séparés. Définitivement ! coupa Aldo.

– Je peux en témoigner ! s’écria Adalbert qui venait de rejoindre son ami. Vous n’avez aucun reproche à lui faire, Kledermann. Ni à lui ni à votre femme ! Seulement, madame… Morosini honore son mari de sa rancune depuis qu’il a demandé l’annulation de leur mariage. Elle dirait n’importe quoi pour lui nuire.

– On voit bien que vous êtes son ami, lança Anielka plus venimeuse que jamais. Néanmoins, vous vouliez le rubis, vous aussi. Alors, votre vertueux témoignage…

– Le rubis ? Quel rubis ? intervint le policier.

– Celui-ci, voyons ! dit le banquier en se tournant vers le corps. Mais…

Il se rejeta à genoux, glissa une main sous les cheveux de sa femme, découvrant le cou nu. Avec une infinie douceur, aidé du médecin, il retourna le corps : le collier avait disparu.

– On a tué ma femme pour la voler ! tonna-t-il au comble de la fureur. Je veux l’assassin et je veux aussi le voleur !

– Ce n’est pas difficile, siffla Anielka. Vous avez l’un et l’autre devant vous. L’un a tué et l’autre a profité du tumulte pour s’emparer du collier.

– Si c’est à moi que vous faites allusion, gronda Vidal-Pellicorne, j’étais dans le salon de jeu quand c’est arrivé. Vous étiez plus près, vous… ou votre frère ? Au fait, où est-il ?

– Je ne sais pas, il était là il y a un instant mais ma belle-sœur est très impressionnable et il a dû l’emmener dehors.

– On va vérifier tout ça, intervint à nouveau le policier. Messieurs, avec votre permission, je vais d’abord vous fouiller.

Aldo et Adalbert se laissèrent faire de la meilleure grâce du monde et, bien sûr, on ne trouva rien.

– À votre place, persifla Morosini, j’irais voir si la comtesse Solmanska va mieux et ce qu’il peut y avoir dans les poches de son époux,

– On verra ça tout à l’heure. Pour l’instant je vous ferai remarquer que vous ne m’avez pas confié où vous étiez au moment où l’on a tiré sur Mme Kledermann.

– C’est simple, inspecteur : il était avec moi. Aux yeux émerveillés d’Aldo, Lisa faisait son apparition au détour d’une colonne et s’avançait vers son père dont elle prit la main avec tendresse.

– Toi ? fit celui-ci. Je croyais que tu ne voulais pas paraître à la soirée.

– J’ai changé d’avis. Je descendais l’escalier pour vous faire plaisir et aller embrasser Dianora quand j’ai vu Aldo… je veux dire le prince Morosini, sortir de la salle dans l’intention évidente d’aller fumer une cigarette dehors. J’ai été surprise de le voir, contente aussi puisque nous sommes de vieux amis, et nous sommes sortis tous les deux.

– Vous étiez dehors et vous n’avez rien vu ? grogna le policier.

– Nous étions à l’opposé de la salle de bal. À présent, je vous en prie, inspecteur, laissez tous ces gens rentrer chez eux. Ils n’ont rien à voir dans ce meurtre et, certainement, l’assassin n’est pas parmi eux…

– Avant de les lâcher, on va leur demander s’ils n’ont rien remarqué. Voici d’ailleurs mes hommes qui arrivent, ajouta-t-il tandis qu’un groupe de policiers pénétrait dans la salle.

– Comprenez donc que mon père a besoin de ménagements, que nous voulons être seuls et qu’il serait peut-être préférable de ne pas laisser son épouse sur ce parquet poussiéreux !

Le ton était sévère. L’inspecteur baissa pavillon aussitôt :

– On va transporter Mme Kledermann chez elle et vous pourrez en prendre soin… Je m’occupe de tout le reste. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Aldo et Adalbert, je vous demanderai de rester encore un moment pour éclaircir certains détails. Vous aussi, Madame, bien entendu… mais, où est-elle ? s’écria-t-il en constatant qu’Anielka n’était plus là.

– Elle a dit qu’elle allait chercher son frère, fit un serveur.

– Eh bien, nous allons l’attendre…

Deux agents s’approchaient pour enlever le corps de la malheureuse Dianora, mais son époux s’interposa :

– Ne la touchez pas ! C’est moi qui vais l’emporter !

Avec une vigueur qui semblait incompatible avec son long corps mince, le banquier souleva la forme inerte et se dirigea d’un pas ferme vers le grand escalier. Sa fille voulut le suivre, mais Aldo tenta de la retenir :

– Lisa ! Je voudrais vous dire… Elle eut, pour lui, un petit sourire :

– Je sais tout ce que vous pourriez me dire, Aldo, et ce n’est pas le moment ! Nous nous reverrons plus tard. Pour l’instant, c’est lui qui a besoin de moi…

Le cœur serré, Morosini regarda sa mince forme blanche suivre la traîne de velours noir qui glissait derrière Kledermann. L’inspecteur revint à Morosini :

– Vous connaissez mademoiselle Kledermann depuis longtemps ?

– Plusieurs années, mais je ne l’avais pas vue depuis des mois et j’ai été très heureux de la retrouver ce soir.

Ce policier n’imaginerait certainement jamais à quel point l’apparition de la jeune fille l’avait rendu heureux. Il n’insista pas sur le sujet :

– Votre femme n’a pas l’air de revenir. Je vais la chercher.

Aldo n’osa pas le suivre. Près de la porte, plusieurs agents recueillaient les noms et les absences de témoignage des invités avant de les laisser partir. Résignés, ceux-ci formaient une longue queue se réduisant petit à petit. Aldo prit une cigarette après en avoir offert une à son ami. Les deux hommes, conscients d’être entourés de policiers, ne disaient rien. Quand enfin l’inspecteur – il s’appelait Grüber – revint, il était d’une humeur massacrante :

– Personne ! … Je n’ai trouvé personne ! Et au vestiaire on m’a dit que la dame en paillettes noires avait repris son manteau depuis un moment. Quant à la belle-sœur, je ne sais pas si elle se sentait mal mais, toujours au vestiaire, on a vu peu après le coup de feu un beau jeune homme brun accompagné d’une jeune dame en robe bleu ciel qui pleurait à chaudes larmes mais n’avait pas l’air en train de s’évanouir. Ils ont filé comme si le diable était à leurs trousses…

« Non sans raisons, pensa Aldo. Ils emportaient le collier que Sigismond ou Anielka elle-même ont dû subtiliser… » Il se garda bien d’exprimer son sentiment qui lui eût valu une recrudescence de soupçons. Il n’échappa pourtant pas aux questions qui suivirent. Grüber tira son carnet :

– Bon ! De toute façon c’est votre famille, alors donnez-moi vos adresses !

– La seule adresse que je connaisse pour un beau-frère que je n’apprécie pas, c’est le palais Solmanski à Varsovie. Sa jeune femme est américaine et je crois me souvenir qu’outre-Atlantique, ils habitent Long Island, à New York. Quant à… ma « femme », c’est à Venise : palazzo Morosini.

Le policier devint rouge vif :

– Ne vous fichez pas de moi ! C’est votre adresse ici que je veux.

– La mienne ? Hôtel Baur-au-Lac ! fit Aldo tranquille jusqu’à la suavité. Mais ne vous imaginez pas qu’ils y sont descendus aussi. J’ignore où ils logent.

– Vous voulez me faire croire que votre femme n’habite pas avec vous ?

– Il faudra bien que vous le croyiez, puisque c’est un fait. Vous avez vu, tout à l’heure, quelles relations affectueuses nous entretenons ? J’ai été le premier surpris de la voir ici : je la croyais partie pour les Lacs italiens avec une cousine…

– On arrivera bien à les retrouver. Ont-ils des relations ici ?

– Je l’ignore. Quant aux miennes, elles se réduisent à la famille Kledermann.

– Parfait ! Vous pouvez regagner votre hôtel mais j’aurai sans doute à vous revoir encore. Ne quittez pas Zurich sans mon autorisation !

– Pouvons-nous saluer mademoiselle Kledermann avant de partir ?

– Non.

Les deux hommes se le tinrent pour dit et allèrent à leur tour reprendre leur vestiaire. Ce fut Ulrich lui-même qui tendit le sien à Morosini. Celui-ci murmura :

– Vous savez où ils habitent ?

– Oui. Dans une heure je serai chez vous.

Le gangster à demi repenti tint parole. Une heure plus tard il frappait à la porte de la chambre où les deux amis l’attendaient après avoir prévenu le portier de nuit qu’ils devaient recevoir une visite et demandé une bouteille de whisky. Lorsqu’il lui ouvrit la porte, Aldo se demanda s’il n’allait pas s’évanouir entre ses bras. Naturellement pâle, Ulrich était blême jusqu’aux lèvres et, après lui avoir indiqué un fauteuil, Morosini lui tendit un verre bien plein qu’il avala sans respirer.

– Belle descente ! apprécia Adalbert. Mais un pur malt vingt ans d’âge mérite un autre traitement !

– Je vous promets de déguster le second ! fit l’homme avec un pâle sourire. Je vous jure que j’en avais besoin.

– Si je vous comprends, vous n’étiez pas au courant de ce qui allait se passer ?

– En aucune façon. Je ne savais même pas que les Solmanski devaient venir à la fête. Alors, le meurtre ! …

– Je vous ai connu moins sensible quand nous nous sommes rencontrés au Vésinet, remarqua Aldo.

– Je ne crois pas avoir tué qui que ce soit, cette nuit-là ? Sachez-le, je ne tue que pour me défendre et j’ai horreur de l’assassinat gratuit.

– Gratuit ? ricana Adalbert. Comme vous y allez. Un collier qui vaut peut-être deux ou trois millions… Car, bien sûr, ce sont vos amis qui l’ont subtilisé ?

– Trêve de mondanités ! coupa Aldo. Vous m’avez dit que vous saviez où ils sont ? Alors, vous buvez encore un verre et vous nous emmenez !

– Hé là ! Un instant ! À propos de collier, vous m’en aviez promis un. J’aimerais le voir !

– Il est dans le coffre de l’hôtel. A notre retour je vous le remettrai. Je vous le répète : vous avez ma parole !

Ulrich ne considéra qu’un instant le regard d’acier froid du prince-antiquaire :

– C’est OK ! Au retour. En attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre des flingues…

– Soyez tranquille ! Nous savons à qui nous avons affaire ! dit Adalbert en sortant un imposant revolver de sa poche de pantalon.

À leur retour à l’hôtel, lui et Aldo avaient, en effet, troqué leurs habits de soirée pour des vêtements plus adaptés à une expédition nocturne.

– On y va ?

Entassés dans l’Amilcar de l’archéologue, les trois hommes se dirigèrent vers la rive méridionale du lac.

– C’est loin ? demanda Aldo.

– Environ quatre kilomètres. Si vous connaissez le coin, c’est entre Wollishofen et Kilchberg…

– Ce qui m’étonne, dit Aldo, c’est que vous, vous connaissiez si bien Zurich et ses environs.

– Ma famille est originaire de par ici. Ulrich, ce n’est pas un prénom américain… et mon nom c’est Friedberg.

– Vous m’en direz tant !

Trois heures sonnaient à l’église de Kilchberg quand la voiture atteignit l’entrée du village. Une odeur inattendue vint alors caresser les narines des voyageurs :

– Ça sent le chocolat ! fit Adalbert qui reniflait avec ardeur.

– La fabrique Lindt et Sprüngli est à une centaine de mètres, le renseigna Ulrich. Mais, tenez, voici la maison que vous cherchez, ajouta-t-il en désignant, au bord du lac, un beau vieux chalet dont la nuit, claire, permit d’admirer le colombage compliqué, encore enrichi par un décor peint.

Un joli jardin l’entourait. Adalbert, pour sa part, se contenta de jeter un coup d’œil et alla garer sa voiture, assez bruyante, un peu plus loin. On revint à pied et, un moment, on considéra la maison aux volets clos dans laquelle tout semblait dormir.

– C’est curieux ! remarqua Ulrich. Ils ne sont pourtant pas rentrés depuis bien longtemps et ce ne sont pas des couche-tôt ?

– De toute façon, fit Morosini, je ne suis pas venu ici pour contempler une vieille demeure. La meilleure façon de savoir ce qui s’y passe est d’y aller voir. L’un de vous saurait-il ouvrir cette porte ?

Pour toute réponse, Adalbert sortit de sa poche un trousseau comportant divers objets métalliques, gravit les deux marches du petit perron et s’accroupit devant le vantail. Sous l’œil admiratif d’Aldo, l’archéologue fit une brillante démonstration de ses talents cachés en ouvrant sans bruit et en quelques secondes une porte d’un abord plutôt rébarbatif.

– On peut y aller ! souffla-t-il.

Guidés par la torche électrique confiée à Ulrich, les trois hommes s’avancèrent le long d’un couloir dallé ouvrant d’un côté sur une vaste pièce meublée où, dans la grande cheminée de pierre, brûlaient encore quelques tisons. De l’autre côté du couloir c’était la cuisine, où flottaient des odeurs de choucroute, et, au fond du couloir, un bel escalier en bois sculpté montait vers les étages que la double pente du toit rétrécissait au fur et à mesure. L’arme au poing, les trois hommes explorèrent le rez-de-chaussée puis, avec d’infinies précautions, commencèrent à gravir l’escalier recouvert d’un chemin en tapis. Au premier ils trouvèrent quatre chambres, vides. Il en allait de même à celles du second étage, et toutes portaient la trace d’un départ précipité.

– Personne ! conclut Adalbert. Ils viennent de filer.

– C’est la meilleure preuve qu’ils ont le collier, grogna Morosini. Ils ont eu peur que la police les découvre.

– Il aurait pu se passer pas mal de temps avant qu’on les trouve, remarqua Ulrich. C’est grand, Zurich, et les environs encore plus.

– Il a raison, dit Aldo. Pourquoi cette fuite précipitée ? Et vers quelle destination ?

– Pourquoi pas chez toi ? Ta chère épouse tenait tellement à te faire arrêter ! Elle rapporte peut-être le collier, avec ou sans rubis, dans ta noble demeure où, quand tu seras revenu, elle pourrait s’arranger pour qu’il soit découvert par les flics ?

– Elle en est bien capable, fit Aldo songeur. Je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi au plus vite ?

– N’oublie pas ce que nous a dit ce brave inspecteur : défense de quitter Zurich jusqu’à nouvel ordre !

À ce moment, Ulrich qui était allé inspecter la cuisine plus en détail les rejoignit :

– Venez voir ! J’ai entendu du bruit à la cave. Quelque chose comme une plainte… un râle. On y descend par une trappe…

Par prudence, on décida qu’Ulrich passerait le premier, puisqu’il connaissait la maison. On se précipita à la suite de l’Américain qui, arrivé en bas, tourna le bouton de l’éclairage. Ce qu’ils découvrirent les fit reculer d’horreur : un homme dont le corps n’était plus qu’une plaie marquée de traces de brûlures gisait à même le sol. Le visage tuméfié, saignant, était à peine reconnaissable, pourtant les deux amis n’hésitèrent pas à identifier Wong. Aldo se laissa tomber à genoux auprès du malheureux, cherchant par où il fallait commencer pour lui porter secours…

– Mon Dieu ! murmura-t-il. Comment ces salauds l’ont arrangé ! Et pourquoi ?

Ulrich, décidément de plus en plus utile, avait déjà été chercher une carafe d’eau, un verre, des torchons propres et même une bouteille de cognac.

– Leur idée fixe, en dehors du rubis, c’était de savoir où se trouvait un certain Simon Aronov. En revanche, j’ignore d’où sort celui-là ?

– Une villa à trois ou quatre kilomètres d’ici, répondit Adalbert. J’ai essayé d’aller le voir mais je n’ai trouvé personne. Et pour cause ! Une voisine m’a même dit qu’elle l’avait vu partir un soir avec un taxi et une valise.

– Elle a vu partir quelqu’un mais ce n’était sûrement pas lui, fit Aldo occupé à passer un peu d’eau sur le visage blessé. Tu penses bien que lorsqu’ils l’ont enlevé, ils n’ont pas convoqué les voisins pour assister à la scène.

– Comment va-t-il ?

– Laissez-moi voir ! dit Ulrich. Dans ma… profession on a l’habitude de toutes sortes de blessures et puis… je suis un peu médecin !

– Il faut trouver une ambulance, le faire conduire dans un hôpital, dit Aldo. La Suisse en est pavée !

Mais l’Américain secouait la tête :

– Inutile ! Il est en train de mourir. Tout ce qu’on peut faire c’est essayer de le ranimer au cas où il aurait quelque chose à nous dire ?

Avec d’infinies précautions étonnantes chez cet homme voué à la violence, il nettoya la bouche où le sang séchait et fit avaler un peu d’alcool au mourant. Cela dut le brûler car il réagit faiblement, gémit mais ouvrit les yeux. Il reconnut sans doute le visage anxieux d’Aldo penché sur lui. Il essaya de lever une main que le prince prit entre les siennes.

– Vite ! … chuchota-t-il. Aller vite ! …

– Où voulez-vous que nous allions ?

– Var… Varsovie… Le maître ! Ils savent… où il est !

– Vous le leur avez dit ?

Dans les yeux éteints, une faible flamme se ralluma, une flamme d’orgueil :

– Wong… n’a pas parlé mais ils savent… Un traître… Würmli ! Les attend là-b… as.

Le dernier mot sortit avec le dernier souffle. La tête glissa un peu entre les mains d’Aldo qui la soutenait. Celui-ci releva sur l’Américain un regard interrogateur.

– Oui. C’est fini… dit celui-ci. Qu’est-ce que vous comptez faire ? reprit-il. Prévenir la police ?

– Sûrement pas ! dit Adalbert. La police, il va falloir qu’on lui fausse compagnie alors que nous n’avons pas le droit de quitter la ville. On s’arrangera pour la prévenir quand on sera loin.

– C’est la sagesse ! Et on fait quoi maintenant ? En ce qui me concerne, je n’ai pas envie de m’éterniser…

– On peut comprendre ça, soupira Morosini. Je vous propose de rentrer à l’hôtel avec nous et d’attendre qu’il soit une heure décente pour faire ouvrir le coffre. Pendant ce temps, nous préparerons notre départ. Je vous remets ce que je vous ai promis et nous nous séparons.

– Un instant, coupa Adalbert. Sauriez-vous par hasard qui est ce Würmli dont Wong vient de prononcer le nom ?

– Absolument pas.

– Moi je sais qui c’est ! dit Aldo. Allons-nous-en, maintenant, mais croyez bien que je regrette de ne pas pouvoir rendre quelques honneurs à ce fidèle serviteur qu’était Wong. C’est affreux de devoir le laisser là.

– Oui, dit Adalbert, mais c’est plus prudent !

Peu après huit heures du matin, Vidal-Pellicorne et Morosini quittaient Zurich par la route en direction du lac de Constance. Ulrich était parti vers une destination inconnue avec, en poche, le beau collier de Giulia Farnèse complété d’un certificat de vente que lui avait signé Aldo pour lui éviter tout problème ultérieur. Les bagages avaient été faits rapidement puis, tandis qu’Aldo écrivait une lettre pour Lisa afin de lui expliquer qu’ils partaient à la recherche des voleurs et sans doute aussi des meurtriers de Dianora, Adalbert procédait à la mise en condition de son petit bolide en vue d’une longue distance. Il avait calculé, en effet, qu’en se relayant au volant, lui et Aldo arriveraient peut-être à Varsovie avant Sigismond.

– Ça doit faire douze ou treize cents kilomètres ; ça n’est pas la mer à boire et si tu te sens le courage…

– Plutôt deux fois qu’une ! Je veux la peau des Solmanski. Ce sera eux ou moi…

– Tu pourrais dire « eux ou nous ». Je n’ai pas l’intention de rester en arrière. Au fait : tu as bien dit tout à l’heure que tu savais qui était Würmli ?

– Oui. Toi aussi tu le sais, mais tu as oublié son nom : c’est le type de la banque qui servait de liaison entre Simon et nous…

– C’est pas vrai ? … Ce bonhomme de toute confiance ?

– Eh bien, il a cessé de l’être. Avec de l’argent on arrive à faire des miracles et les Solmanski n’en manquent pas. J’ignore comment ils ont découvert cet Hans Würmli, mais si Wong dit que c’est lui le traître, nous avons toutes les raisons de le croire. On verra à s’occuper de lui par la suite. Quelque chose me dit que ce qui nous attend à Varsovie, bon ou mauvais, sera le dénouement de l’affaire.

Adalbert hocha la tête et ne répondit rien. La route était mauvaise à cet endroit et requérait toute son attention. Quand on eut franchi le passage délicat, Aldo eut un sourire en coin :

– Tu crois pouvoir m’amener là-bas en bon état ?

– Comme nous partageons le temps de conduite, tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même s’il arrive quelque chose. Mais tâche de ne pas abîmer ma voiture. J’y tiens ! C’est une vraie merveille !

Et pour mieux affirmer l’excellence de son engin, Adalbert appuya d’un pied solide sur l’accélérateur. La petite Amilcar partit comme une bombe…


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