CHAPITRE 2 L’AMOUREUX DE LA REINE


En arrivant à l’Alcazar, Aldo trouva celui qu’il cherchait arpentant à pas précautionneux le patio de las Doncellas et donnant le bras à un personnage chauve et de peu d’apparence qui semblait éprouver des difficultés à marcher. Vêtu d’un habit fatigué, on eût pris ce personnage pour un vague fonctionnaire en retraite s’il n’avait arboré une fort évidente Toison d’Or d’où l’on pouvait déduire qu’il s’agissait de quelque Grand d’Espagne, et il fallait qu’il en fût ainsi pour que l’arrogant marquis de Fuente Salida lui témoignât tant de sollicitude. Aussi Morosini jugea-t-il le moment mal choisi pour l’aborder. De toute façon, il fallait quelqu’un pour le jeu des présentations officielles et le noble vieillard si augustement décoré était pour le Vénitien un inconnu. Il se dirigea donc vers le salon des Ambassadeurs dans l’espoir d’y rencontrer doña Isabel.

L’avant-veille, alors qu’il arrivait à la Casa de Pilatos avec la suite royale pour le thé, Morosini avait eu l’occasion d’apercevoir pour la première fois le portrait de Jeanne la Folle qu’il avait souhaité examiner après le concert du soir précédent. Sa tasse à la main, il s’en était approché mais quelqu’un était déjà là, remuant son thé à l’aide d’une petite cuillère sans prêter la moindre attention à ce qu’il faisait. C’était un homme âgé, droit comme un I, raide comme une planche et à peu près aussi épais. Le profil qu’il offrait n’était guère séduisant : l’absence de menton et un front fuyant d’où refluaient de longs cheveux gris donnaient toute leur importance à un long nez pointu et, au-dessus du col glacé, à une pomme d’Adam proéminente qui semblait agitée d’un mouvement perpétuel : l’homme devait être en proie à une grande émotion, mais, comme il s’éternisait, bloquant l’accès au tableau, Morosini s’approcha, déguisant son impatience sous son air le plus aimable :

– Magnifique portrait, n’est-ce pas ? On ne sait ce que l’on doit le plus admirer de l’art du peintre ou de la beauté du modèle… La cuillère s’arrêta, la pomme d’Adam aussi. Le nez opéra un quart de tour et son propriétaire toisa Morosini avec le regard glacé d’une paire d’yeux qui avaient la couleur et la tendresse d’une gueule de pistolet :

– Nous n’avons pas été présentés, que je sache ? articula-t-il.

– Non, mais il me semble que c’est une lacune facile à combler ? Je suis…

– Cela ne m’intéresse pas. D’abord vous n’êtes pas Espagnol, cela se voit tout de suite et, en outre, je ne vois aucune raison de lier connaissance. D’autant que vous vous conduisez en importun : vous venez d’interrompre maladroitement un instant de pure émotion. Aussi vous prierai-je de passer votre chemin…

– Avec plaisir, monsieur ! riposta Morosini. Je n’aurais jamais cru qu’il soit possible de rencontrer un aussi grossier personnage dans une maison comme celle-ci !

Et il lui tourna le dos pour rejoindre le gros des invités. Ce que faisant, il fut arrêté au passage par la marquise de Las Marismas – doña Isabel – qui s’empara de sa manche :

– Je vous ai vu aux prises avec le vieux Fuente Salida, fit-elle avec une sourire moqueur. Cela n’avait pas l’air d’aller fort entre vous ?

– Justement si. Ce fut même intense mais dans le genre désagréable…

Et de raconter la brève escarmouche. La jeune femme se mit à rire :

– Comprenez, mon cher prince, que vous avez commis là un crime de lèse-majesté : oser interrompre le tête-à-tête que don Basile – c’est son surnom – avait avec sa bien-aimée reine !

– Sa bien-aimée ? Vous voulez dire qu’il est amoureux du portrait ?

– Non, du modèle. Je dirai même que c’est la grande passion de sa vie, depuis l’enfance.

– Quelle drôle d’idée ! Je me vois mal accrocher mes rêves à l’image d’une aussi sombre princesse.

– Parce que vous n’êtes pas espagnol ! Je reconnais qu’elle est un peu effrayante mais, pour nombre d’entre nous, elle est une martyre. Et puis, il faut bien admettre qu’elle fut la dernière reine avant que ne viennent les princes Habsbourg : Charles Quint, son fils, et tous les descendants. Son mariage avec Philippe le Beau fut une catastrophe pour le pays… Cela dit et pour en finir avec Fuenta Salida, il est certainement, à l’heure actuelle, la plus haute autorité en ce qui concerne l’histoire de Juana.

– Dommage qu’il soit si désagréable : c’eût été peut-être captivant de converser avec lui…

– Voulez-vous que j’arrange cela ? Venez, je vais vous présenter. Il a toujours eu un faible pour moi. Il dit que je « lui » ressemble.

– C’est un peu vrai, mais vous êtes beaucoup plus jolie ! Quant au marquis, je n’ai aucune envie de m’aventurer de nouveau dans des eaux aussi saumâtres[ii]. Un grand merci pour votre offre, néanmoins. Combien il regrettait, à présent, d’avoir fait fi de la proposition ! Il se découvrait une foule de questions à poser à « don Basile ». Le nom lui allait bien : il ne lui manquait que l’immense chapeau à double tuyaux et la soutane de jésuite pour être conforme au modèle. En attendant, il fallait essayer de réparer les dégâts, quitte à mettre son orgueil quelque peu en veilleuse…

En pénétrant dans le salon des Ambassadeurs dont la décoration et surtout la magnifique coupole en bois d’oranger dataient de Pierre le Cruel, Morosini trouva une agitation tout à fait inhabituelle. La Reine n’avait pas encore paru et, en général, on papotait en l’attendant ; cette fois une atmosphère de révolution agitait tous ces gens en tenue de soirée. Le centre semblait en être la duchesse de Medinaceli qui maniait nerveusement un éventail en plumes d’autruche noires. Aldo voulut s’approcher d’elle, mais elle l’avait déjà aperçu et venait à lui :

– Ah, prince, je vous ai fait chercher cet après-midi, vous étiez introuvable. Avez-vous déjà vu la police ?

– La police ? Non. Pourquoi ?

– Oh, croyez que je suis désolée mais il a bien fallu faire appel à elle : il y a eu un vol dans ma maison. On a pris chez moi un tableau de grande valeur : le portrait de Jeanne la Folle que vous avez peut-être remarqué ?

– Remarqué ? Vous voulez dire qu’il m’intéressait beaucoup. Je comptais même vous en parler. Quand a-t-il été volé ?

– Hier soir, pendant la fête. À quel moment, je ne saurais le dire. Oh ! Voici Sa Majesté ! … Deux mots en hâte : la police m’a demandé la liste de mes invités, même ceux qui accompagnent la Reine.

Elle eut à peine le temps d’aller reprendre sa place et de plonger dans sa révérence : Victoria-Eugénie souriante sous un diadème de diamants venait de franchir le seuil du salon. Dona Isabel venait derrière elle et, instinctivement, Aldo chercha « don Basile » dans la foule des invités.

Il n’eut pas à aller loin : Fuente Salida était juste en face de lui, de l’autre côté de l’allée. Son attitude arrogante mais sereine surprit Morosini. Certes, l’agitation s’était calmée lors de l’entrée royale mais il devait tout de même être au courant d’un vol qui aurait dû, normalement, le plonger dans un abîme de douleur ? Sa bien-aimée aux mains de quelque vil chenapan, cette idée devait lui être insupportable. Ou bien ne savait-il encore rien, auquel cas sa réaction vaudrait la peine d’être observée…

Tandis que la Reine bavardait avec l’un ou l’autre groupe d’invités, Morosini tira dona Isabel à part :

– J’ai un service à vous demander, chère amie. C’est… un peu délicat et je ne voudrais pas que vous me preniez pour une girouette qui tourne à tous vents…

– En voilà un préambule ! Demandez toujours.

– Ce vieil homme irascible, le marquis de Fuente Salida, je voudrais que vous nous présentiez.

Une expression amusée se peignit sur le charmant visage de la jeune femme ;

– Vous avez le goût du martyre, mon cher prince ?

– N’en croyez rien, mais j’ai besoin de lui poser certaines questions. Vous m’avez bien dit qu’il était une autorité pour tout ce qui concerne Jeanne la Folle ?

– Absolument. Mais vous n’avez pas peur de tomber encore plus mal que l’autre jour ? Vous savez que le portrait qui était chez les Medinaceli a été dérobé. Il doit être d’une humeur affreuse.

– Il n’en a pas l’air. Il semble même plutôt calme. Peut-être ne sait-il encore rien ?

– En ce cas, allons-y !

Mais « don Basile » savait. Ou plutôt il venait d’apprendre, car la peau livide de son visage prenait une curieuse teinte rosâtre qui devait être chez lui le signe d’une violente émotion. Sa tête d’oiseau et son long nez tournaient de tous côtés comme s’il cherchait à renifler la trace du malfaiteur :

– Impensable ! Incroyable ! … Tout à fait scandaleux, ne cessait-il de répéter. Et tout de suite, il prit à témoin Mme de Las Marismas : N’est-ce pas votre avis, chère Isabel ? Nous vivons là dans le siècle des abominations.

La conciliante dona Isabel se mit aussitôt à l’ouvrage :

– Le prince et moi partageons votre avis, cher Don Manrique, et à ce propos…

L’interpellé fit trêve un instant à ses imprécations pour darder un œil de hibou sur le nouveau venu :

– Le prince ? bougonna-t-il. Et de quoi, mon Dieu ?

Le ton était si dédaigneux qu’en dépit de ses bonnes résolutions la moutarde monta aussitôt au nez d’Aldo :

– Quand on compte quatre doges de Venise dans ses ancêtres dont un prince du Péloponnèse, lança-t-il, rendant arrogance pour arrogance, on n’a pas à rendre compte de ses quartiers à un nobliau espagnol !

Courageusement, dona Isabel se jeta dans la mêlée :

– Messieurs, messieurs ! Songez que la Reine est là ! Cet échange ne rime à rien entre hommes dont l’intelligence et le grand savoir devraient leur permettre de s’accorder. Souffrez donc, prince, que je vous présente – privilège de l’âge précisa-t-elle en souriant pour éviter les vagues – au marquis de Fuente Salida, chambellan de Sa Majesté la reine Marie-Christine, veuve de notre regretté roi Alphonse XII. Don Manrique, voici le prince Morosini, un grand seigneur et un expert international en joyaux historiques. Sa culture est presque aussi vaste que la vôtre… En outre, le Roi, à qui il a rendu un grand service, l’aime beaucoup…

Fuente Salida esquissa un salut tout en pointant un nez méfiant sur le Vénitien en marmottant, incorrigible :

– Hum, hum ! … Noblesse de commerçants tout de même ! Et de quoi pourrions-nous bien parler ?

– De cette magnifique période espagnole que l’on appelle le Siècle d’Or, fit Morosini impavide, et, en particulier de la plus malheureuse et peut-être de la plus attachante des reines : celle dont un malfaiteur a osé dérober le portrait. Dona Juana…

L’autre l’arrêta d’un geste, toussota, sortit de sa queue-de-pie un immense mouchoir, y plongea son nez et déclara :

– Le lieu, l’heure ni les circonstances ne me paraissent favorables pour évoquer un si noble souvenir. Vous ne pourriez rien m’en dire que je ne sache déjà. Au surplus, je n’accepte de parler d’Elle qu’en un seul endroit. Celui de son martyre. À Tordesillas, où j’ai une maison. Et nous en sommes loin.

– Pourquoi pas Grenade puisque c’est à la cathédrale, dans la chapelle royale, qu’elle repose auprès de son époux et de sa mère ? demanda Morosini d’un ton provocant.

– Parce qu’il n’y a là que cendres et que seule la vie m’importe ! Serviteur, Monsieur ! On annonce le souper et nous n’avons plus rien à nous dire. Mon cher duc, je vous accompagne, ajouta-t-il en se penchant avec sollicitude sur le crâne chauve de l’homme à la Toison d’Or qui avait l’air de dormir debout.

La marquise les regarda se perdre dans la foule :

– Quel incroyable imbécile ! soupira-t-elle. Les reines sont bien à plaindre d’être condamnées à vivre quotidiennement avec des gens de ce style. Celui-ci n’a même pas l’excuse de se prendre pour don Quichotte, comme j’en connais. Il est seulement atteint de cursilería chronique.

– Cursilería ? Qu’est-ce donc ?

– Une sorte de snobisme. Être cursi, c’est être pompeux, prétentieux, collet monté mais avec tout de même une certaine allure qui dépasse le sens bourgeois de la respectabilité. Notre Manrique est de bonne noblesse, ancienne mais pas très élevée, aussi voue-t-il une véritable dévotion à tout ce qui porte couronne ducale, princière ou, bien entendu, royale…

– La mienne n’a pas eu l’air de l’impressionner beaucoup !

– Parce que vous êtes un étranger. Le moindre des hidalgos a plus de valeur à ses yeux qu’un lord anglais ou un prince français. Et encore, pour ces derniers, il n’oublie pas que nos rois sont des Bourbons. Sur ce, offrez-moi votre bras – vous êtes mon voisin de table ! – et venez dîner, sinon vous allez encore vous faire remarquer.

A minuit et demi, Aldo avait regagné l’Andalucia Palace, assez proche de l’Alcazar pour rendre agréable un retour à pied sous une belle nuit de printemps.

Ce qui l’attendait dans la case du courrier l’était moins : il était convoqué par le comisario de policia Gutierez le lendemain matin à dix heures. Apparemment, il était écrit dans son destin qu’il lui faudrait fréquenter la police à chacun de ses séjours à l’étranger : après Paris Londres, après Londres Salzbourg et à présent Séville. Sans compter, bien sûr, celle de son propre pays.

« Il faudra que je songe à écrire un jour une monographie comparative », pensa-t-il en gagnant son lit avec bonheur. Cette convocation ne l’inquiétait pas : doña Ana n’avait-elle pas dit que les autorités souhaitaient entendre chacun des invités ? Ne lui était-il pas arrivé, en outre, de changer ses relations policières en solide amitié comme celle qui les liait, son ami Adalbert et lui, à Gordon Warren de Scotland Yard ?

Cependant, en pénétrant le lendemain dans le bureau du commissaire Gutierez, il sut tout de suite qu’il n’avait guère de chances d’en faire un vieux copain. Le fonctionnaire évoquait de façon irrésistible un taureau hargneux. Il avait une tête énorme, couverte de cheveux laqués d’un noir presque bleu. Le visage était rubicond, la barbe courte et taillée en pointe aussi foncée que les cheveux dont une sorte d’accroche-cœur retombait sur un front massif. Les yeux étaient sombres, très dédaigneux et très dominateurs. Si l’on y ajoutait un buste aux épaules carrées émergeant de la table encombrée de papiers et des mains comme des battoirs, on obtenait une image aussi peu rassurante que possible pour qui ne se sentait pas la conscience tranquille.

Ayant évalué d’un œil critique la haute et élégante silhouette masculine debout devant lui, le personnage grogna ; après avoir consulté une note qu’il couvrit ensuite de sa large main :

– Vous vous appelez… Morosini ?

– C’est mon nom, en effet, répondit Aldo en s’asseyant paisiblement sur une chaise placée devant le bureau et en tirant avec soin le pli de son pantalon.

– Je ne crois pas vous avoir prié de vous asseoir ?

– Simple oubli de votre part, j’imagine, fit l’interpellé avec suavité. Mais voilà qui est fait. Si j’ai bien compris, vous désirez m’entendre au sujet du vol dont madame la duchesse de Medinaceli a été victime avant-hier à la Casa de Pilatos ?

– Absolument. Et je suis persuadé que vous allez avoir des choses fort intéressantes à me confier.

Morosini leva un sourcil interrogateur :

– Je ne vois pas bien lesquelles, mais demandez toujours.

– Oh, c’est fort simple : veuillez me confier où se trouve actuellement le tableau en question ?

L’interpellé eut un haut-le-corps et fronça les sourcils :

– Qu’est-ce que j’en sais ? Ce n’est pas moi qui l’ai pris…

Gutierez prit un air finaud qui lui allait aussi mal que possible :

– C’est ce qu’il faudrait voir. Je me doute bien qu’il ne vous est pas possible de me dire exactement où est le portrait de la reine Juana. Je suppose qu’après avoir descendu le Guadalquivir, il vogue quelque part vers l’Afrique ou toute autre destination et que faire fouiller votre chambre à l’Andalucia ne servirait à rien…

– Autrement dit, vous me traitez de voleur, et cela sans le moindre commencement de preuve !

– Si nous ne l’avons pas encore, cela ne saurait tarder. De toute façon, quelqu’un vous soupçonne fortement d’avoir dérobé cet objet et en outre un serviteur vous a vu quitter la Casa en plein milieu de la fête.

– Mais c’est ridicule ! Je suivais une dame…

– Que le serviteur n’a pas vue, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas bien réelle et que, peut-être, elle emportait le tableau sous sa robe. Retiré de son cadre il ne tient pas tellement de place, et il s’agissait d’une fête costumée donc avec d’amples jupes…

– Je suis sorti, c’est vrai, et je suivais une dame, c’est encore vrai… mais je m’en expliquerai avec la duchesse. Je ne crois pas que vous soyez capable de comprendre ce qui m’est arrivé hier. Elle, si !

– Dites tout de suite que je suis idiot ! Et puis cessez de remuer, Morosini. Je déteste qu’on s’agite devant moi !

– Et moi je déteste que l’on me traite comme un repris de justice et que l’on manque aux égards qui me sont dus : je ne suis pas Morosini… tout au moins pas pour vous ! Je suis le « prince » Morosini et vous pouvez m’appeler Excellence ou monsieur le prince. J’ajoute que je suis venu dans cette ville à l’invitation de Sa Majesté le roi Alphonse XIII et dans la suite de votre reine. Qu’avez-vous à dire à cela ?

Il était bien rare qu’Aldo se livre à ce genre d’étalage nobiliaire qui faisait peut-être un peu snob ou plutôt… cursi, mais ce butor avait le don de l’exaspérer. Cependant, la sortie semblait avoir produit quelque effet. Le commissaire parut un peu moins rouge et ses petits yeux papillotèrent :

– La duchesse n’a pas dit tout cela, fit-il sur un ton plus conciliant mais sans songer un seul instant à s’excuser. Elle s’est contentée de donner la liste de ses invités d’avant-hier…

– Et elle a mis sur la liste Morosini tout court ?

– N… on. Elle a indiqué votre titre et je vous confronterai avec le serviteur, mais il demeure que si de lourdes présomptions pèsent sur vous c’est parce que l’un de vos pairs… j’entends l’un des participants à la fête est convaincu de votre culpabilité. Cette personne dit que vous portiez au tableau un intérêt suspect, et comme il s’agit d’une personnalité tout à fait….

– Laissez-moi deviner ! Mon accusateur c’est le marquis de Fuente Salida, au moins ?

– Je… je n’ai pas à vous donner mes sources.

– Oh, mais si, vous allez me les donner, parce que je n’accepte d’être confronté au serviteur que si vous faites venir aussi ce personnage… dont vous ignorez peut-être qu’il éprouve pour le tableau en question une véritable passion. Moi je n’ai fait que le regarder : lui, j’ai cru un moment qu’il allait le couvrir de baisers…

– On n’embrasse pas un tableau ! émit Gutierez non seulement fermé à toute forme d’humour mais proprement scandalisé.

– Pourquoi pas si l’on est amoureux de la personne qu’il représente ? Vous n’avez jamais embrassé une photo de votre femme, vous ?

– La señora Gutierez, mon épouse, n’est pas de celles avec qui l’on se livre à ce genre de privautés.

Ça, Morosini voulait bien le croire ! Si elle ressemblait à son seigneur et maître, ce devait être un véritable remède contre l’amour. Mais on n’était pas là pour ergoter sur la vie privée du comisario.

– Quoi qu’il en soit, je maintiens que si quelqu’un a des liens avec ce tableau, c’est bien lui.

– Vous aussi à l’entendre. Alors qui croire ?

– Mettez-nous face à face et vous verrez bien… L’autre ne se rendait pas encore. Il gardait dans sa manche un argument qu’il croyait massif :

– Vous exercez bien la profession d’antiquaire ?

– Oui, mais les tableaux ne sont pas ma partie. Je suis spécialisé dans les pierres précieuses et les joyaux anciens. Et, si vous voulez tout savoir, en cherchant à examiner le fameux portrait c’était surtout le rubis que la reine porte au cou que je souhaitais voir de près. Le peintre l’a rendu avec un extrême talent et j’ai tout lieu de croire que cette pierre est l’une de celles que je recherche pour un client…

– Et vous croyez que je vais avaler ça ?

– Écoutez, señor comisario, que vous le croyiez ou non m’est tout à fait indifférent. Alors, si vous le voulez bien, nous allons nous rendre ensemble à la Casa de Pilatos où vous formulerez votre accusation en présence de la duchesse, de son serviteur et de don B… du marquis de Fuente Salida que vous voudrez bien faire chercher…

– C’est exactement mon intention, mais pas sous vos ordres et je vous conseille de ne pas le prendre de si haut ! Mener l’enquête est « mon » travail et je vais prendre les dispositions pour organiser cette réunion… demain à l’heure qui conviendra à la duchesse. En attendant, vous, je vous garde sous surveillance !

– J’espère que vous n’entendez pas m’obliger à rester ici ?

– Pourquoi pas ? J’aimerais que vous voyiez ce que donne une prison espagnole…

– Je vous conseille, en ami, d’abandonner ce projet sinon je téléphone à mon ambassade à Madrid, et par la même occasion je peux aussi appeler le Palais royal pour demander que l’on veuille bien me trouver un avocat. Ensuite…

Le taureau, après avoir fait mine, un instant, de foncer tête la première sur l’insolent pour l’encorner, se contenta de souffler sa fureur par les naseaux, se racla la gorge et finalement bougonna :

– C’est bon, vous allez pouvoir sortir d’ici, mais je vous préviens que vous serez suivi et surveillé partout où vous irez.

– Si cela peut vous faire plaisir ! Je vous signale seulement que je dois me rendre à l’Alcazar Real afin d’y faire mes adieux à Sa Majesté. Je fais provisoirement partie de sa suite et je devais repartir pour Madrid avec elle dès ce soir. Il me faut m’excuser et demander mon congé.

– Vous n’allez pas en profiter pour filer ? J’ai votre parole ?

Morosini lui offrit un sourire narquois :

– Je vous la donne bien volontiers si la parole d’un… voleur représente quelque chose pour vous. Cela dit, soyez tranquille : je serai encore là demain. N’étant pas de ceux qui fuient devant une accusation, j’entends venir à bout de celle-là avant de rentrer chez moi.

Et il sortit sur un salut désinvolte.

Sans se presser, il gagna la résidence royale, bien décidé à ne souffler mot à la Reine de ses démêlés avec la police. Il offrit ses excuses de ne pas accompagner Sa Majesté durant son voyage de retour, alléguant une irrésistible envie de rester quelque temps encore en Andalousie. En retour, il reçut l’assurance qu’on le reverrait toujours avec le plus vif plaisir à Madrid ou ailleurs et, finalement, prit congé, raccompagné jusqu’à la sortie des appartements par dona Isabel que ce désir de s’attarder à Séville surprenait un peu.

Ce qu’une femme intelligente veut savoir, elle parvient en général à l’obtenir. D’autant qu’Aldo n’avait aucune raison de lui taire la vérité. Elle sauta en l’air d’indignation :

– On vous accuse de vol ? Vous ? Mais c’est insensé ?

– Non, dès l’instant où c’est l’œuvre de votre « don Basile ». Ce bonhomme me déteste, il doit s’imaginer que j’en veux à son cher portrait et s’arrange pour se débarrasser de moi. C’est de bonne guerre… surtout s’il croit sincèrement que je suis le coupable.

– Pourquoi n’avoir rien dit à Sa Majesté ?

– Surtout pas ! Je tiens trop à mon image : la fréquentation des alguazils y laisse toujours une petite ombre. Et puis j’aime régler mes affaires moi-même…

– Vous êtes fou, mon ami ! Ce Gutierez risque de rester accroché à vos basques pendant des semaines. Il peut très bien vous envoyer pourrir en prison jusqu’à ce qu’on ait retrouvé le tableau.

– Et le droit des gens, alors ?

– Oh ça ! N’oubliez pas que l’Afrique n’est pas loin d’ici et que le temps ne compte pas. Sérieusement : si, après cette confrontation, le commissaire prétend vous garder, exigez que l’on en réfère à Madrid. De toute façon, je vais laisser une consigne au majordome qui s’occupe de notre maison sévillane. J’ai toute confiance en lui. Il surveillera et, le cas échéant, il me préviendra…

Morosini prit la main de la jeune femme et la porta à ses lèvres :

– Vous êtes la meilleure des amies. Merci !

En la quittant, il se dirigea vers la cathédrale voisine, imposante et belle dans le soleil matinal. Là, il eut beau chercher, se rendre aux différents portails du monument, il n’aperçut nulle part la souquenille rouge de son mendiant. Dans un sens, cela valait mieux afin d’éviter au policier chargé de sa surveillance de se poser des questions. N’ayant rien d’autre à faire, Aldo décida de le promener. Pour son édification, il entra faire un bout de prière dans la cathédrale puis gagna tranquillement la calle de los Sierpes, interdite aux voitures, qui était le centre nerveux de la ville. Là abondaient cafés, restaurants, casinos et clubs où, derrière de larges vitres, les hommes aisés de Séville se délassaient en buvant des boissons fraîches, en fumant d’énormes « puros » et en contemplant l’animation de la rue. Comme il était plus d’une heure de l’après-midi, Morosini décida d’aller déjeuner et entra chez Calvillo pour déguster le fameux gaspacho andalou, des langoustines grillées et du mazapan, arrosés d’un rioja blanc qui se révéla excellent. On ne pouvait en dire autant du café, préparé à la mauresque et presque en purée qu’il dut faire descendre à l’aide d’un grand verre d’eau. Après quoi jugeant que son ange gardien avait bien droit à un peu de repos, il décida de faire une petite sieste, comme tout un chacun, et regagna l’agréable fraîcheur de l’Andalucia. Son suiveur aurait le choix entre les fauteuils du grand hall et les palmiers du jardin…

Naturellement, il ne dormit pas. D’abord parce que la sieste ne faisait pas partie de ses habitudes, ensuite parce que, en dépit de son apparente sérénité, cette histoire l’embêtait. Il n’avait pas envie de s’éterniser à Séville. En outre, le commissaire Gutierez ne lui inspirait aucune confiance : s’il l’avait relâché, c’était peut-être pour se donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de contourner la protection royale sans y laisser sa carrière, mais il était décidé à le reprendre sous sa griffe. Quelle que puisse être l’issue de la confrontation du lendemain, Morosini était à peu près certain que l’on trouverait le moyen de lui faire tâter de la prison.

Un coup frappé à sa porte vint interrompre sa crise de morbidezza, comme on disait chez lui, et sa lente descente vers les profondeurs obscures du découragement. Il alla ouvrir et se trouva en face d’un groom en tenue rouge galonnée qui offrait une lettre sur un plateau d’argent. Ce n’était en fait qu’un billet mais, en le lisant, Aldo eut l’impression que l’on venait de lui insuffler une bouffée d’oxygène : en quelques mots, la duchesse de Medinaceli le priait de venir bavarder un instant avec elle vers sept heures : « Nous serons entre nous. Venez, je vous en prie. Il me déplairait que vous emportiez de Séville une image déplaisante. »

Cela voulait-il dire que dona Ana était au courant et n’ajoutait aucune foi à l’accusation portée contre lui ? Il voulait l’espérer. Et puis l’aimable femme saurait peut-être quelque chose au sujet des bijoux.

Aussi fut-ce avec enthousiasme qu’il alla prendre une douche avant d’endosser un élégant complet gris anthracite dont la coupe irréprochable rendait pleine justice à ses larges épaules, ses longues jambes et ses hanches étroites. Une chemise blanche pourvue d’un col à coins cassés et une cravate de soie dans les tons gris et bleus fondus complétèrent une toilette parfaite pour rendre visite à une dame en fin de journée. Un rapide coup d’œil à une glace lui apprit que ses épais cheveux bruns grisonnaient aux tempes mais il s’en soucia peu. Au demeurant, cela convenait à sa peau mate tendue sur une ossature d’une arrogante noblesse et à ses yeux dont le bleu acier pétillait le plus souvent d’ironie.

Tranquille sur son aspect physique, il prit un chapeau, des gants et appela le portier par le téléphone intérieur pour demander une voiture devant laquelle, un moment plus tard, s’ouvrit le portail de la Casa de Pilatos.

Il trouva la maîtresse de maison sous la loggia du « grand jardin ». Vêtue d’une robe de crêpe romain d’un rouge sombre, quelques rangs de perles autour du cou, elle l’attendait assise dans un grand fauteuil d’osier, auprès d’une table sur laquelle des rafraîchissements étaient disposés. Morosini nota qu’elle semblait nerveuse, anxieuse même, pourtant elle répondit à son baisemain par un charmant sourire :

– Comme c’est aimable à vous d’être venu, prince ! Revoir ce palais ne doit pas vous causer un plaisir infini…

– Pourquoi donc ? C’est une fête pour les yeux, dit Aldo avec douceur en laissant son regard errer sur la jungle fleurie et embaumée d’un de ces jardins qui sont l’une des plus belles manifestations du génie andalou.

– Sans doute, mais il s’y passe des choses bien déplaisantes. Je ne saurais vous dire à quel point je me sens confuse, et tourmentée, que l’on ait osé vous mêler à cette vilaine affaire de tableau volé. Vous auriez dû venir m’en parler sur-le-champ. Sans dona Isabel je l’ignorerais encore…

– Ah ! C’est elle qui…

– Oui, c’est elle qui… Cette accusation est ridicule. Nous ne nous connaissons guère mais votre réputation parle pour vous. Il faut avoir le cerveau fêlé de ce pauvre Fuente Salida pour s’en prendre à vous. Quant à cet écervelé qui prétend vous avoir vu poursuivre une dame qui n’existait pas, je vais le renvoyer…

– N’en faites rien, surtout ! Le pauvre garçon n’a dit que la vérité. Il m’a bien vu sortir. Il traversait la cour d’honneur avec un plateau de verres et je lui ai demandé le nom d’une dame que j’étais seul à voir. Lui n’a rien vu du tout…

– Et le commissaire en a conclu que vous cherchiez à détourner son attention afin de permettre à un ou une complice de sortir le portrait…

– C’est à ça qu’il pensait ? Il aurait pu me le dire. En tout cas c’est ridicule, fit Aldo en riant. Comment aurais-je pu détourner son attention en lui désignant une dame qu’il ne voyait pas, et qui…

Il s’interrompit : un domestique imposant comme un ministre venait d’apparaître pour servir les rafraîchissements. Morosini accepta un doigt de xérès, imité en cela par son hôtesse. Puis, aussi silencieusement qu’il était sorti d’un bouquet d’orangers en fleur, l’homme s’effaça.

La duchesse fit tourner un instant son verre entre ses doigts :

– Cette femme, pouvez-vous me la décrire ?

– Bien sûr. Je peux vous dire aussi jusqu’où je l’ai suivie… Seulement… j’ai peur que vous ne me preniez pour un fou, doña Ana.

– Dites toujours !

Elle écouta sagement, sans mot dire et sans surprise apparente, puis elle déclara le plus tranquillement du monde :

– Certains prétendent qu’elle apparaît ici tous les ans à pareille date. Moi je ne l’ai jamais vue parce qu’elle ne se montre qu’aux hommes.

– Vous la connaissez donc ?

– Tous les Sévillans connaissent l’histoire de la Susana. Elle est inscrite dans notre mémoire collective. Mon beau-père prétendait l’avoir rencontrée… et aussi l’un de nos maîtres d’hôtel que l’on a retrouvé un matin errant par les rues et totalement privé de raison. On dit qu’elle revient ici pour le portrait de la Reine, mais surtout pour le rubis qu’elle porte au cou. Après tout, c’est peut-être elle qui a volé le tableau ?

– Je ne crois pas qu’elle en ait eu la possibilité. Quand je la suivais, en tout cas, elle ne portait rien. Mais puisque nous parlons du joyau représenté sur la toile, sauriez-vous ce qu’il est devenu ? Une pierre de cette importance doit avoir laissé sa trace dans l’Histoire ?

La duchesse écarta ses petites mains chargées de bagues dans un geste d’ignorance.

– J’ai honte d’avouer que je n’en sais rien. Pourtant, nous descendons de ce marquis de Denia qui fut le geôlier de Tordesillas où la pauvre reine subit une si longue captivité et parfois dans d’affreuses conditions. Denia et sa femme étaient rapaces au-delà de toute expression et j’ai tout lieu de croire qu’ils ont pu faire main basse sur les quelques bijoux que la pauvre reine conservait. Mais il se peut aussi qu’au moment de sa mort le rubis ne lui ait plus appartenu, sinon il nous serait peut-être parvenu par voie d’héritage. Il est possible que dona Juana l’ait offert à sa dernière et si précieuse fille Catalina quand celle-ci a quitté Tordesillas pour épouser le roi de Portugal. Mais j’y pense : puisque vous deviez, demain, être confronté à Fuente Salida, nous pourrions lui demander ce qu’il en sait ? Je crois qu’il n’ignore rien de ce qui touche à la reine folle.

– Ne venez-vous pas de dire que je « devais » ? Je le dois toujours, madame la duchesse… à moins que vous refusiez cette rencontre chez vous ? Je vous avoue que je le regretterais : je compte beaucoup dessus…

– Ce ne sera pas utile. J’ai l’intention de régler cette question ce soir même : dans un petit quart d’heure, le commissaire Gutierez devrait venir ici. Quant à Fuente Salida, je vais lui faire porter un carton d’invitation à déjeuner avec vous demain. Tel que je le connais, il accourra, ajouta-t-elle avec un sourire qu’Aldo imita :

– La… cursilería ?

– La cursilería. Le cher homme ne résiste pas à un titre ducal et j’en possède neuf. C’est un curieux personnage : chaque printemps, il vient ici et à Grenade pour effectuer une sorte de pèlerinage ; le portrait et le tombeau. Nous ne manquons jamais de l’inviter mais il s’est trouvé que, cette fois, la Reine arrivait en même temps que lui.

– J’ai été surpris de ne pas le voir dans la suite royale. On m’a dit qu’il était chambellan.

– De la reine Marie-Christine, la mère du Roi et la veuve d’Alphonse XII. Elle vit retirée à Madrid et le titre de chambellan ne correspond plus qu’à une ombre de fonction. Je crois d’ailleurs que Sa Majesté le trouvait assommant…

Avec une ponctualité toute militaire, Gutierez fit son entrée à la minute même qui lui avait été prescrite, salua en homme qui sait son monde et prit place sur le rebord du siège qu’on lui indiquait, non sans jeter à Morosini un coup d’œil lourd de sous-entendus : de toute évidence il n’était pas ravi de le trouver là. Il le fut moins encore lorsque son hôtesse prit la parole :

– Je vous ai demandé de venir me voir, señor comisario, pour vous éviter d’aller plus loin sur un chemin erroné, fit-elle en offrant au policier l’un de ces sourires auxquels il est difficile de résister. En effet, je suis en mesure de vous assurer que le prince Morosini ici présent n’est pour rien dans le dommage que nous avons subi…

– Veuillez me pardonner si j’ose vous contredire, madame la duchesse, mais les faits et témoignages que j’ai pu recueillir ne sont guère en faveur de… votre protégé.

Le mot était malheureux. Dona Ana fronça un sourcil olympien :

– Je ne protège personne, señor ! Il se trouve qu’un incident tout à fait fortuit me met à même de vous offrir un témoignage irréfutable. Alors que nous étions à souper, la marquise de Las Marismas est venue demander à Sa Majesté la Reine l’autorisation pour le prince Morosini, souffrant d’une crise de névralgies, de se retirer. Ensuite, elle a commandé une voiture et l’a fait reconduire à son hôtel. De mon côté, un moment plus tard, j’ai prié ma secrétaire dona Inès Aviero d’aller me chercher un châle. Ce qu’elle a fait. Or, dona Inès est formelle : le portrait était à sa place lorsqu’elle est passée devant lui.

– Elle a pu ne pas le remarquer. Lorsque l’on est habitué à voir un objet jour après jour, ce sont des choses qui arrivent…

– Pas à dona Inès ! Elle sait se servir de ses yeux et aucun détail n’échappe à sa vigilance… Vous allez pouvoir le lui demander ; je vais la faire appeler.

– Si elle est sûre du fait, pourquoi n’a-t-elle rien dit lorsque j’ai interrogé vos gens ?

– Vous ne le lui avez pas demandé, fit la duchesse avec une logique imparable. D’ailleurs, c’est quand nous nous sommes retrouvées seules hier soir que dona Inès, après avoir réfléchi, m’a dit qu’elle était certaine d’avoir vu le portrait de la Reine aux environs d’une heure du matin. Comme le prince nous a quittés vers minuit et demi, concluez vous-même.

Le ton, sans réplique, était de ceux qu’un modeste señor comisario, face à l’une des plus grandes dames d’Espagne, ne pouvait s’autoriser à mettre en doute, mais, de toute évidence, l’envie ne lui en manquait pas. Assis sur sa chaise, tassé sur lui-même, sa tête de taureau rentrée dans ses épaules massives, il semblait ne pouvoir se décider à lever le siège. Compatissante et pour lui laisser le temps de digérer sa déception, dona Ana ajouta, soudain gracieuse :

– Soyez bon d’informer le marquis de Fuenta Salida de ce que je viens de vous dire.

Gutierez tressaillit, comme éveillé d’un rêve et, non sans effort, se mit debout :

– De toute façon, le señor marquis ne serait pas venu demain. Avant de venir, je suis passé chez son cousin qui le loge quand il vient à Séville et j’ai appris qu’il est déjà parti.

– Comment, s’indigna la duchesse, il lance en l’air une accusation gratuite et il s’en va ? C’est bien la meilleure preuve qu’il obéissait à une rancune personnelle et que c’était de la simple méchanceté…

– Je pencherais plutôt pour de la simple économie, suggéra le commissaire qui tenait à défendre un homme si précieux Il a pensé qu’en profitant du train royal pour regagner Madrid. Le voyage ne lui coûterait rien.

Morosini se mit à rire.

– Peut-être avait-il tout simplement révisé son jugement, fit-il avec indulgence. En ce qui me concerne, tout est bien qui finit bien et je vais maintenant me préoccuper de mon propre retour.

Il se levait lui aussi, mais dona Ana le retint :

– Restez encore un moment ! Señor comisario, voilà votre enquête dans une impasse et vous devez avoir beaucoup à faire ! Je ne vous retiendrai pas plus longtemps…

Gutierez sortit, mais sa façon de tramer les pieds disait assez qu’il partait à regret.

– Il n’a pas l’air convaincu, remarqua Morosini.

– C’est sans aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’il cesse de vous importuner. Son accusation était grotesque.

– Mais normale quand on ne connaît pas les gens et qu’il s’agit d’un étranger.

– C’est surtout normal quand on est affligé d’un esprit borné. La première qualité d’un bon policier est de savoir discerner à qui il a affaire.

La cloche d’un couvent voisin se fit entendre. Aldo se leva de nouveau sans que cette fois on l’en empêche. Son regard pétillait quand il s’inclina sur la main de son hôtesse :

– Je vous dois de grands mercis, madame la duchesse. Des mercis plus grands que vous ne voulez bien le dire !

La même petite flamme amusée brilla dans les prunelles sombres de dona Ana.

– Prétendriez-vous, mon cher prince, que ce que je viens d’affirmer n’était pas l’expression même de la vérité ?

Morosini huma l’air ambiant et la brise fraîche venue de la mer qui agitait avec majesté la cime des grands palmiers.

– Il ne fait pas chaud et la robe de Votre Grâce – il employait à dessein le titre anglais réservé aux duchesses parce qu’il trouvait qu’il lui allait bien – est en fort beau tissu, mais plutôt mince… et elle n’a pas encore réclamé de châle.

Cette fois, elle se mit à rire, quitta son siège à son tour et vint prendre le bras d’Aldo :

– Vous pensez que je devrais ? … De toute façon, je n’ai jamais froid ! Mais… je voudrais savoir pourquoi Fuente Salida s’est empressé de prendre le large. Il joue volontiers les gueux bien qu’il se soit pas dans la misère, tant s’en faut ! Alors, pourquoi se jeter dans le train royal ?

– Une crise aiguë de cursilería ?

– J’ai peine à y croire : il approche l’entourage royal autant qu’il le désire. Peut-être, après tout, a-t-il éprouvé du remords de ses affirmations fantaisistes.

– C’est possible, mais s’il a des remords, je le saurai. Demain matin, je pars pour Madrid et ce serait bien le diable si je n’arrive pas à mettre la main sur lui. N’oubliez pas que j’ai besoin de ses connaissances. C’est d’ailleurs l’unique raison pour laquelle je ne lui taperai pas dessus.

– L’auriez-vous fait, sinon ?

– Comment réagirait un Espagnol dans le même cas, à votre avis ?

– Oh, avec violence, je le crains.

– Nous autres Vénitiens sommes aussi sensibles, mais je vous promets d’être des plus aimable.

Ce qu’il n’ajouta pas, c’est qu’une idée bizarre lui venait à l’esprit. Et si par hasard le voleur n’était autre que « don Basile » ?

Ils arrivaient dans le grand patio où attendait le majordome chargé de raccompagner le visiteur à sa voiture. Aldo s’inclina :

– Je suis à jamais votre esclave, dona Ana ! Je saurai, désormais, à quoi ressemble un ange gardien.

– La vérité a parfois bien du mal à se frayer un chemin vers la lumière. C’est un devoir d’état de l’y aider… et puis, pour être tout à fait franche, je me trouverai assez satisfaite d’être privée du portrait si son absence me débarrasse des visites de la Susana. Je… je ne l’apprécie guère !

En arrivant sur la place de l’ancienne Puerta de Jerez au fond de laquelle s’élevait l’Andalucia Palace, Morosini aperçut soudain, sous un vieux chapeau de paille, une souquenille d’un rouge déteint qu’il crut reconnaître et qui avait l’air de tourner en rond. Aussitôt il fit arrêter sa calèche, paya et descendit avec l’idée que le mendiant le guettait peut-être. Il ne se trompait pas : à peine l’eut-il aperçu que Diego Ramirez lui adressa un signe discret l’invitant à le suivre.

L’un derrière l’autre, les deux hommes gagnèrent un vénérable bâtiment dont la façade baroque s’ornait de magnifiques azulejos. C’était l’hospice de la Caridad, fondé au XVIe siècle par la confrérie du même nom pour donner un asile aux miséreux et une sépulture aux suppliciés dont les corps abandonnés pourrissaient jadis à la face du ciel. L’un des bienfaiteurs principaux en avait été ion Miguel de Manara dont la vie dissolue devait servir de modèle à don Juan. Y voir entrer un mendiant n’avait rien d’étonnant, et pas davantage un homme élégant puisque les religieuses en charge de l’hospice recevaient souvent des dons et des visites de la haute société sévillane. Les deux hommes se rendirent dans la chapelle qui fermait tard le soir. Sachant que l’étrange bonhomme était juif, Morosini s’étonna un peu de le voir entrer dans une église, mais Ramirez n’alla pas vers les autels. Il se contenta de se planter, à droite de la grande porte, devant la terrible peinture de Valdès Leal, chef-d’œuvre du réalisme espagnol, dont Murillo prétendait qu’on ne pouvait le regarder qu’en se bouchant le nez. Il représentait un évêque et un chevalier morts, dans leurs cercueils à demi ouverts et envahis par les vers…

– Vous auriez pu trouver autre chose ! murmura Morosini en s’arrêtant auprès de lui.

– Pourquoi donc ? Pour tous mes semblables cette peinture est un réconfort, mais c’est d’un autre tableau que je veux vous parler.

– Celui qui a été volé à la Casa de Pilatos. Je suis au courant. On m’a même accusé du vol.

– C’était une grave erreur. Je sais qui l’a pris. Aldo considéra son voisin avec une surprise qui touchait à l’admiration.

– Comment pouvez-vous savoir cela ?

– Nous autres les mendiants sommes partout, autour des églises, de la plaza de Toros les jours de corrida, près des maisons riches quand on y donne une fête. Il m’a suffi de chercher, d’interroger…

– Et alors ?

– C’était vers deux heures du matin. La fête n’était pas finie, mais la Reine se retirait : les invités et la maisonnée se pressaient autour d’elle mais les mendiants, eux, se tenaient plutôt dans la rue derrière le mur du Petit Jardin où deux ou trois domestiques leur faisaient passer de la nourriture : il y en a toujours à foison quand on reçoit à la Casa de Pilatos et ils espèrent obtenir d’autres services en échange. Or, cette nuit-là, d’après Gomez, le mendiant de San Esteban qui est l’église voisine, il y a eu un paquet pas comme les autres : pas très grand mais rectangulaire et plutôt plat. Intrigué, Gomez a suivi l’homme qui le recevait. Celui-là n’a pas attendu le partage : il s’est sauvé comme si le diable était à ses trousses.

– Et où est-il allé ?

– Dans une vieille maison noble près de la plaza de la Encarnacion. Elle appartient à un vieux hibou un peu gâteux dont le frère a été chambellan chez la Reine mère…

– Il ne s’appellerait pas Fuente Salida, le chambellan ?

– Je crois que c’est ça…

– Il avait donc la meilleure des raisons de diriger les recherches de la police de mon côté : c’est lui qui a fait voler le tableau et je suppose qu’à l’heure actuelle le portrait roule avec lui dans le train royal et direction de Madrid. Vous venez de me rendre un service inappréciable…

– Oh, il y a toujours un prix à quelque chose ! fit le mendiant avec modestie…

Morosini saisit l’allusion, tira quelques billets de son portefeuille et les fourra dans une main qui n’était pas bien loin.

– Encore un mot : pourquoi avez-vous entrepris ces recherches ? A cause de moi ?

Diego Ramirez devint tout à coup extrêmement grave :

– Un peu sans doute mais surtout parce que, dans la nuit qui a suivi notre rendez-vous, j’ai entendu pleurer Catalina.

– Dites-lui d’être patiente ! Je retrouverai le rubis et il retournera aux enfants d’Israël. Ce jour-là je reviendrai. Dieu vous garde, Diego Ramirez !

– Dieu vous garde, señor principe !

Ce fut une fois dehors que Morosini se demanda comment le mendiant pouvait connaître son titre, mais il ne s’y attarda pas : comme Simon Aronov lui-même, ce diable d’homme semblait posséder un service de renseignements fonctionnant à merveille…


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