CHAPITRE 7 UN CHÂTEAU EN BOHÊME


En silence, ils quittèrent le vieux logis mais, au lieu de retourner vers les jardins sur le rempart, ils sortirent de l’aile médiévale sur la place séparant l’abside de la cathédrale et le couvent Saint-Georges, longèrent la rue du même nom, à peine éclairée, puis s’enfoncèrent dans d’étroites artères obscures qui ressemblaient à des failles entre les murs sévères de quelques maisons nobles ou religieuses sans que Morosini posât la moindre question. Encore sous le choc de ce dont il venait d’être le témoin, il n’était pas loin de croire que l’homme dont il suivait la longue robe noire l’avait par magie ramené au temps de Rodolphe et il s’attendait à voir surgir des ténèbres environnantes des hallebardiers en armes, des lansquenets monstrueux, des serviteurs transportant des présents ou encore l’escorte de quelque ambassadeur…

Il ne s’éveilla de cette espèce de songe qu’au moment où le grand rabbin ouvrit devant lui la porte d’une petite maison basse peinte en vert pomme, une toute petite maison semblable à ses voisines diversement colorées. Il se souvint alors de les avoir vues dans la journée et il sut qu’on l’avait amené dans ce que l’on appelait la ruelle de l’Or[iv], ou des faiseurs d’or. Accotée au rempart qui en dominait de haut les toits tous pareils, elle avait été construite par Rodolphe II pour y abriter, selon la légende, les alchimistes que l’empereur entretenait

– Entre ! proposa Liwa. Cette maison m’appartient. Nous y serons en paix pour causer…

Les deux hommes durent se courber pour pénétrer à l’intérieur. Près de l’âtre sans feu se serraient une table, un buffet, portant un chandelier que le rabbin alluma, deux chaises, une pendule de parquet et un étroit escalier montant à un étage qui était encore plus bas de plafond. Morosini s’assit sur la chaise qu’on lui indiquait tandis que son hôte allait prendre dans le buffet un gobelet et un flacon de vin, remplissait l’un avec le contenu de l’autre et offrait le tout :

– Bois ! Tu dois en avoir besoin. Tu es bien pâle.

– Je le crois volontiers. Il est toujours impressionnant de voir ouvrir devant soi une fenêtre sur l’inconnu… sur l’au-delà.

– Ne t’imagine pas que je me livre souvent à une telle expérience mais il faut, pour les fils d’Israël, que le rubis soit retrouvé et il n’y avait Bas d’autre moyen. Tu sais, je pense, qui je viens d’interroger ?

– J’ai déjà vu des portraits : c’était… Rodolphe II ?

– C’était lui, en effet. Et tu avais raison de penser que cette pierre, maléfique entre toutes, n’a plus jamais quitté la Bohême.

– Elle est ici ?

– À Prague ? Non. Je te dirai où tout à l’heure. Auparavant, je dois te raconter une histoire horrible. Il te faut la connaître pour savoir jusqu’où tu devras aller et pour que tu ne commettes pas la folie, une fois la gemme retrouvée, de l’emporter tranquillement afin de la rendre à Simon. C’est à moi que tu devras l’apporter d’abord, et le plus vite que tu pourras afin que je la vide de sa charge meurtrière, sinon tu risquerais d’en être victime toi-même. Tu vas jurer de venir la remettre entre mes mains. Ensuite je te la rendrai. Tu jures ?

– Sur mon honneur et sur la mémoire de ma mère qui fut victime du saphir, je jure ! affirma Morosini d’une voix ferme. Mais…

– Je n’aime pas les conditions.

– Ce n’en est pas une : seulement une prière. Avez-vous le pouvoir de délivrer une âme en peine, vous à qui tout semble obéir ?

– Tu veux parler de la parricide de Séville ?

– Oui. Je lui ai promis de tout faire pour l’aider. Il me semble que son repentir est sincère et…

– … seul un Juif peut la relever de la malédiction d’un autre Juif. Sois sans crainte : quand le rubis aura perdu son pouvoir, la fille de Diego de Susan pourra connaître le repos. À présent, écoute ! Et bois si tu en as envie…

Sans prendre garde au geste de dénégation de Morosini, le vieil homme remplit à nouveau son gobelet puis s’adossa à sa chaise, ses longues mains croisées sur ses genoux. Enfin, sans regarder son visiteur, il commença :

– En cette année 1583, Rodolphe avait trente et un ans. Il occupait le trône impérial depuis sept ans et, bien que fiancé à sa cousine, l’infante Claire-Eugénie, il ne se décidait pas à conclure le mariage. L’indécision fut d’ailleurs son plus grave défaut durant sa vie. Bien qu’il aimât les femmes, le mariage lui faisait peur et il se contentait d’assouvir ses besoins virils avec des filles de peu ou des femmes faciles. Sa cour où affluaient artistes et savants, charlatans aussi, était à cette époque fort joyeuse et brillante. Le peintre Arcimboldo, l’homme des figures étranges qui fut pour lui ce que Leonardo da Vinci fut pour François Ier en France, y ordonnait des fêtes, inventait des danses, des spectacles et surtout des bals travestis dont l’Empereur raffolait. Ce fut à l’une de ces fêtes qu’il remarqua deux jeunes gens d’une extrême beauté. Ils s’appelaient Catherine et Octavio et, à la surprise de Rodolphe qui ne les avait encore jamais vus, ils étaient les enfants d’un de ses « antiquaires », Jacobo da Strada, venu d’Italie comme Arcimboldo, et lui-même si beau que Titien lui avait consacré une toile. Catherine et Octavio se ressemblaient d’une façon extraordinaire et, devant eux, l’Empereur éprouva un trouble profond, plus grand peut-être que celui ressenti devant la majesté du souverain par ces deux enfants. Ils lui parurent tellement exceptionnels qu’il crut voir en eux des êtres surnaturels et souhaita se les attacher.

Le père devint conservateur des collections, Octavio, que le Tintoret devait peindre un jour, fut chargé de la bibliothèque. Enfin Catherine, durant des années, fut la compagne de Rodolphe, si discrète qu’à l’exception des familiers nul ne soupçonna cette liaison. Elle était douce et elle aimait l’Empereur à qui elle donna six enfants.

Le premier, Giulio, naquit en 1585 et tout de suite Rodolphe en raffola, déplorant de ne pouvoir faire de lui son héritier, en dépit des mises en garde de Tycho Brahé, son astronome-astrologue : l’enfant selon l’horoscope de sa naissance serait bizarre, cruel et tyrannique. S’il régnait, il serait une sorte de Caligula et, de toute façon, le peuple ne l’accepterait jamais. Désolé mais résigné, l’Empereur le fit cependant élever auprès de lui d’une façon princière. Malheureusement, l’horoscope ne se révéla que trop exact : l’enfant réunissait toutes les tares des Habsbourg, exactement comme son cousin par le sang don Carlos, fils de Philippe II. À neuf ans, il fut pris du haut mal et il fallut le surveiller de près, ce qui ne l’empêcha pas de faire des fugues avec une astuce qui déroutait ses gens. À seize ans, des bruits commencèrent à courir : le prince attaquait ses servantes, enlevait des petites filles pour les faire fouetter, maltraitait les animaux. Un jour il déchaîna un scandale affreux en se promenant nu dans les rues de Prague et en jouant les satyres avec les femmes rencontrées. Le peuple gronda et l’Empereur, navré, décida de l’éloigner. Et puisque Giulio était passionné de chasse, il lui donna pour résidence le château de Krumau, dans le sud du pays… qu’y a-t-il ?

– Pardonnez-moi de vous interrompre, fit Morosini qui avait tressailli à ce nom, mais ce n’est pas la première fois que j’entends prononcer ce nom…

– Qui t’en a parlé ?

– Le baron Louis. Simon Aronov posséderait une propriété aux environs…

– Tu en es certain ?

– Mais oui.

– C’est étrange parce que, justement, le rubis est à Krumau. C’est, disons… une coïncidence, mais je reprends mon récit. Dans son nouveau domaine, Giulio était maître et seigneur mais les ordres étaient formels : en aucun cas il ne devait revenir à Prague. Seule, sa mère pouvait lui rendre visite. Bientôt la terreur régna dans la région. Chasseur forcené, le « prince » entretenait une meute de molosses qui épouvantaient jusqu’aux garçons chargés de les soigner. En outre, comme Krumau était un grand centre de tannerie, il en avait installé une au château, ainsi qu’un atelier de taxidermiste : il écorchait des bêtes et les empaillait ou tannait leurs peaux suivant son caprice. Les nuits étaient consacrées à des orgies. On se procurait des filles en les payant, parfois en les enlevant, et certaines ne revinrent jamais. La peur grandissait…

« D’abord muette, car personne n’osait avertir l’Empereur. Celui-ci adorait son fils aîné et, sachant qu’il avait, comme lui-même, l’amour des bijoux, surtout des rubis, c’est à lui qu’il offrit, pour ses dix-huit ans, la pierre magnifique rapportée d’Espagne par Khevenhuller. Giulio en montra une joie presque délirante, la fit monter au bout d’une chaîne et ne la quitta plus.

« Un soir, rentrant de la chasse, il remarqua sur sa route une très jeune fille, presque une enfant, mais si belle qu’il s’en éprit sur-le-champ et la ramena au château. Le soir même il la viola. La petite, épouvantée, s’enfuit pendant la nuit mais, affaiblie par ce qu’elle venait de vivre, elle s’évanouit au bord de l’étang où les gardes la trouvèrent à l’aube, le corps zébré d’estafilades. Naturellement on prévint le maître qui la rapporta lui-même au château où, cette fois, il la séquestra dans sa chambre en interdisant les abords aux valets comme aux chambrières. Chaque nuit on l’entendait crier, sangloter, demander grâce. Son père, barbier dans la ville, osa monter au château pour la réclamer. Cela déchaîna la fureur de Giulio qui le chassa à coups de plat d’épée.

« Cependant au bout d’un mois, la pauvre enfant réussit à s’enfuir et se réfugia chez ses parents. Giulio vint l’y réclamer. On lui dit qu’on ne l’avait pas vue, alors, fou de rage, il s’empara du père et dit à la mère en larmes que si sa fille ne venait pas le rejoindre le soir il tuerait son mari… Et le soir, la jeune fille revint. Giulio se montra charmant : il renvoya le père avec des présents, des paroles amicales : il aimait sa « petite colombe » et comptait l’épouser. La nuit qui venait serait celle de leurs noces. L’homme s’en alla, un peu rassuré.

Jehuda Liwa se tut un instant et prit une profonde respiration comme s’il se préparait à une épreuve :

– Le lendemain, les valets ne pouvant ouvrir la porte de la chambre et n’entendant aucun bruit se résolurent à l’enfoncer le vantail. Leur maître les avait habitués à ses cruautés, pourtant ils reculèrent d’horreur devant le spectacle qu’ils découvraient. La chambre était saccagée, les matelas du lit éventrés, des taches de sang où trempaient des lambeaux de chair jonchaient les tapis. Au milieu de tout cela, Giulio, nu à l’exception de la chaîne où pendait son rubis, étreignait en pleurant le corps… ou ce qu’il restait du corps de la jeune fille : elle était déchiquetée, ses dents étaient cassées, ses yeux crevés, ses oreilles coupées, ses ongles arrachés.

« Les gardes réussirent à emmener Giulio, hagard et à demi inconscient. On rassembla les restes de la morte dans un drap afin de les enterrer chrétiennement puis on envoya prévenir l’Empereur. C’était le 22 février 1608.

« Rodolphe vint. Il avait le cœur brisé mais il donna les ordres qui convenaient : il fallait avant tout étouffer le scandale de ce crime abominable. Les parents de la jeune fille reçurent une fortune et une terre qui les éloignait. Quant à Giulio, devenu fou, on le cloîtra dans son appartement dont on mura les issues, cependant que les fenêtres recevaient d’épais barreaux. À l’exception de deux serviteurs fidèles, personne ne le revit plus, mais on l’entendait hurler toutes les nuits. Il ne supportait aucun vêtement et vivait nu comme une bête. Quatre mois plus tard, on le retrouva mort… et l’Empereur qui avait ordonné cette fin ne se consola jamais. On enterra le jeune homme dans la chapelle du château…

Quand la voix du grand rabbin s’éteignit, Morosini tira son mouchoir, essuya son front en sueur et se versa une rasade qu’il avala d’un trait. Cette plongée dans un passé abominable lui était pénible, mais en face de ces yeux sombres et attentifs qui l’observaient il s’efforça de dissimuler son émotion.

– C’est là, dit-il enfin, ce que l’Empereur vous a révélé ?

– Non. Il n’a pas parlé si longtemps. Je connaissais cette affreuse histoire… mais j’ignorais tout du rubis. Maintenant je sais où il est mais je ne crois pas que tu seras heureux de l’entendre. Tes épreuves ne sont pas finies, prince Morosini.

– Où est-il ?

– Toujours à Krumau… et toujours au cou de Giulio. Son père a exigé qu’on le lui laisse…

De nouveau, Aldo s’épongea le front. Il sentait une sueur glacée couler le long de son échine :

– Vous ne voulez pas dire que je vais devoir…

– Violer une sépulture ? Si. Et moi qui ai des morts un si grand respect, je t’y engage. U faut le faire, ne serait-ce que pour la paix de l’âme de ce malheureux fou et pour le rachat de celle de la Sévillane. Et puis, surtout, le pectoral doit être reconstitué. Il y va de l’avenir d’Israël.

– C’est effrayant ! murmura Morosini. J’ai juré à Simon Aronov de ne reculer devant rien mais cette fois…

– Tu as peur à ce point ? gronda le rabbin. De quoi ? Les archéologues modernes n’hésitent pas, eux, à s’introduire au nom de la science dans les tombes de personnages morts, il y a des centaines et des centaines d’années.

– Je sais. L’un de mes amis exerce cette profession. Sans états d’âme d’ailleurs.

– Et pourtant, ce qu’ils font est infiniment plus grave. Ils arrachent les corps des défunts pour les exposer à la curiosité publique dans toute leur misère. Toi, tu devras seulement reprendre la pierre sans troubler autrement le sommeil de Giulio, et ce sommeil ensuite n’en sera que plus paisible. Mais tu ne pourras pas faire cela tout seul. Je ne sais ce que tu vas trouver là-bas : une dalle de pierre, un sarcophage… Est-ce que quelqu’un peut t’aider ?

– Je comptais sur cet ami égyptologue, mais il n’a pas l’air de se manifester.

– Attends encore un peu ! S’il ne vient pas, je te donnerai un billet pour le rabbin de Krumau. Il te trouvera quelqu’un…

– Au fait, où est-ce, Krumau ?

– À plus de quarante lieues au sud de Prague, sur la haute vallée de la Moldau. Le château qui appartient au prince Schwarzenberg, a été longtemps une forteresse à laquelle on a ajouté des constructions plus aimables. La chapelle est dans la partie ancienne. Je ne peux rien te dire de plus. À présent, je vais te reconduire jusqu’à l’entrée des jardins mais… ne pars pas sans m’avoir revu ! Je vais essayer de t’aider de mon mieux.

Lorsqu’il eut rejoint sa voiture, Aldo resta un long moment assis au volant, sans bouger. Il se sentait étourdi, assommé par ces heures vécues hors du temps. Il avait besoin d’immobilité, de silence surtout et, à cette heure de la nuit, il était absolu, profond, hors du temps lui aussi…

Ensuite, il alluma une cigarette et la savoura avec autant de volupté que s’il n’avait pas fumé depuis des jours. Il s’en trouva apaisé et pensa qu’il était peut-être temps de rentrer. L’automobile glissa le long des pentes du Hradschin et ramena son maître vers le monde plus prosaïque des vivants.

Il était plus de trois heures du matin quand il regagna l’Europa plongé dans une demi-obscurité Le bar était fermé, ce qui lui fit grand plaisir : il craignait un peu de voir surgir sa hantise américaine affublée d’un sourire stéréotypé et un verre de bière à la main. Tout était calme, paisible. Le portier de nuit le salua, lui remit sa clé et, en même temps, lui tendit un billet plié en deux qu’il venait de prendre dans le casier :

– Il y a un message pour Votre Excellence…

Morosini déplia le papier et faillit crier de joie : « Je suis au 204, ton voisin immédiat, mais pour l’amour de Dieu laisse-moi dormir ! Tu me raconteras tes fredaines demain », écrivait Vidal-Pellicorne.

Pour un peu Morosini serait tombé à genoux pour remercier le Seigneur. C’était un tel soulagement de savoir qu’Adalbert serait avec lui pour affronter l’épreuve qui l’attendait ! Il se dirigea vers l’ascenseur d’un pas allègre. La vie lui semblait tout à coup beaucoup plus belle…

Morosini ouvrait tout juste les yeux quand Adalbert fit son entrée dans sa chambre, précédé d’une table roulante chargée d’un copieux petit déjeuner pour deux. Les effusions étant rares entre eux, l’archéologue considéra d’abord son ami, assis dans son lit, puis les vêtements de soirée abandonnés un peu au hasard d’un œil critique ;

– C’est bien ce que je pensais. Tu ne t’es pas ennuyé.

– Pas un instant ! Don Giovanni d’abord, au Théâtre des États, puis une impressionnante audience impériale suivie d’une conversation à cœur ouvert avec un homme dont je ne suis pas certain qu’il n’ait pas trois ou quatre siècles d’existence. Et toi, d’où sors-tu ? ajouta Aldo en se mettant à la recherche de ses pantoufles.

– De Zurich où Théobald m’a transmis ton message. J’y suis allé au secours de Romuald que les policiers suisses ont ramassé un matin sur le bord du lac et en assez triste état…

Occupé à enfiler sa robe de chambre, Aldo se figea :

– Que s’est-il passé ?

– Oh, le coup classique ! Cela m’étonne même qu’un vieux renard comme Romuald s’y soit laissé prendre. Il a voulu filer l’ »oncle Boleslas » et il s’est retrouvé en compagnie de quatre ou cinq truands qui l’ont passé à tabac et laissé pour mort dans les roseaux. Heureusement qu’il est solide et que les Suisses savent soigner les gens ! Il a un assez mauvais coup à la tête et plusieurs fractures mais il s’en sortira. Je l’ai fait rapatrier à Paris vers la clinique de mon ami le professeur Dieulafoy, sous la surveillance de deux infirmiers costauds. En tout cas, je peux te dire une chose, c’est que l’oncle Boleslas et Solmanski père ne sont qu’une seule et même personne…

– On s’en doutait un peu. Et il est toujours à Zurich… mon charmant beau-père ?

– On n’en sait rien. Romuald l’a suivi jusqu’à une villa sur le lac mais depuis, impossible de savoir ce qu’il est devenu. À tout hasard, j’ai expédié une longue épître à notre cher ami, le superintendant Warren. Quand on est alliés il faut tout partager, même les migraines !

– Ta lettre va lui en avoir donné une fameuse. Déjà attablé, Adalbert, qui s’était commandé un vrai repas où le breakfast anglais rejoignait les délices viennoises, attaquait un plat d’œufs au bacon après s’être servi une grande tasse de café :

– Viens manger, dit-il, ça va être froid. En même temps, tu me raconteras ta soirée en détail. J’ai l’impression qu’elle a dû être pittoresque ?

– Tu n’imagines pas à quel point ! En tout cas, ton arrivée est providentielle : quand je suis rentré, je n’étais pas loin de croire que j’étais en train de devenir fou.

L’œil bleu d’Adalbert pétilla sous la mèche blonde et frisée qui s’obstinait à tomber dessus :

– J’ai toujours pensé que tu avais des dispositions…

– On verra comment tu seras quand j’en aurai fini avec mon récit. Pour te donner une idée, je sais où est le rubis…

– Ce n’est pas vrai ?

– Oh, que si ! Mais pour le récupérer il va falloir nous transformer en pillards de sépulture : nous avons un tombeau à violer.

Adalbert s’étrangla dans son café :

– Qu’est-ce que tu viens de dire ?

– La vérité, mon vieux et elle ne devrait pas te faire cet effet : un égyptologue est habitué à ce genre d’exercice…

– Tu en as de bonnes, toi ! Quand il s’agit d’une tombe vieille de deux ou trois mille ans et d’une remontant à…

– Trois cents ans environ.

– Ce n’est pas la même chose !

– La différence m’échappe. Un mort est un mort et une momie n’est pas plus agréable à contempler qu’un squelette. Tu ne devrais pas faire la fine bouche…

Vidal-Pellicorne se versa une autre tasse de café et entreprit de beurrer une tartine avant de l’oindre de confiture.

– Bon ! Tu as une histoire à raconter, raconte ! Qu’est-ce que cette histoire d’audience impériale ? Tu as encore vu un fantôme ?

– On peut l’appeler ainsi…

– Ça devient une manie, grogna Adalbert. Tu devrais faire attention…

– J’aurais voulu t’y voir \ Écoute plutôt, et surtout n’ouvre plus la bouche que pour manger.

À mesure que se déroulait le récit d’Aldo, l’appétit de son ami allait curieusement décroissant et quand il se termina, Adalbert avait repoussé son assiette et, la mine grave, fumait nerveusement.

– Tu crois toujours que j’ai des visions ? demanda Morosini avec douceur.

– Non ! … Non, mais c’est effarant ! Interroger l’ombre de Rodolphe II à minuit et dans son propre palais ! Qui est-ce, ce Jehuda Liwa ? Un mage, un magicien… le maître du Golem revenu à la vie ?

– Tu en sais autant que moi, mais Louis de Rothschild ne doit pas être loin de penser quelque chose d’approchant…

– Quand partons-nous ?

– Le plus tôt possible, répondit Aldo, pensant soudain à sa cantatrice hongroise dont il ne doutait pas un instant qu’elle aurait vite fait de le retrouver. Pourquoi pas aujourd’hui même ?

Il n’avait pas achevé sa phrase qu’on frappait à la porte. Un groom parut, portant une lettre sur un plateau :

– On vient d’apporter ceci pour monsieur le prince, dit-il.

Saisi d’un affreux pressentiment, Aldo prit la lettre, donna un pourboire au gamin et retourna l’enveloppe dans tous les sens. Il croyait bien reconnaître cette écriture extravagante et, malheureusement, il ne se trompait pas : en quelques phrases dégoulinantes d’autosatisfaction qui se voulaient charmeuses, la belle Ida suggérait qu’ils se retrouvent « pour parler du délicieux autrefois » au restaurant Novacek, dans les jardins de Petrin à Mala Strana, le quartier qui s’étendait au pied du Hradschin.

Il montra le billet qui répandait une violente odeur de santal à Adalbert :

– Qu’est-ce que je fais ? Je n’ai aucune envie de la revoir. C’est le hasard qui m’a amené au théâtre hier soir, et parce que j’avais trois heures à tuer…

– Est-ce qu’elle chante encore ce soir ?

– Oui, je crois. Il me semble avoir vu qu’il y avait trois représentations exceptionnelles…

– Alors, le mieux c’est que tu y ailles. Tu diras n’importe quoi, je te fais confiance, et comme de toute façon nous partirons après déjeuner si tu en es d’accord, elle ne pourra pas te courir après… Ce qu’elle ferait si tu ne te montrais pas au restaurant. Moi, je déjeunerai ici en t’attendant.

C’était la sagesse. Laissant Adalbert s’occuper des préparatifs du départ – ils avaient l’intention de garder leurs chambres pendant leur absence puisqu’il leur faudrait revenir à la vieille synagogue – et veiller à ce que la voiture soit prête pour le début de l’après-midi, Morosini fit appeler une calèche et se rendit à son rendez-vous. Sans trop d’enthousiasme bien sûr.

L’endroit était bien choisi pour une opération charme. Le jardin ombragé et fleuri où s’alignaient les tables offrait une vue ravissante sur la rivière et sur la ville. Quant au rossignol hongrois, il apparut dans une robe de mousseline fleurie de glycines et arborant un sourire éclatant sous une capeline couverte des mêmes fleurs : le tout beaucoup plus adapté à une garden-party dans n’importe quelle ambassade qu’à un déjeuner champêtre… et au solide plat de choucroute dont la belle fit choix, précédé de saucisses au raifort – « j’en raffole, mon cher ! » – et arrosé de bière. Curieux tout de même comme l’ambiance, même vestimentaire, dans laquelle on déguste un plat l’exalte ou l’amoindrit ! Aldo aurait été plus sensible à une mangeuse de choucroute en « dirndl » autrichien, les bras nus dans de courtes manches ballon en lingerie blanche, qu’à une prima donna qui tenait à ce qu’on la remarque. Comme il y avait peu de monde, elle y réussissait fort bien, d’autant qu’elle parlait assez fort, ne laissant ignorer à personne le titre princier de son compagnon :

– Tu ne pourrais pas parler un peu plus bas, finit-il par dire, excédé par la longue énumération des villes dans lesquelles Ida avait connu d’immenses triomphes. Il est inutile de prendre tout le monde à témoin de ce que nous disons…

– Pardonne-moi ! Je me rends compte que c’est une mauvaise habitude mais c’est à cause de ma voix. Elle a besoin d’être exercée sans cesse…

C’était la première fois que Morosini, habitué de la Fenice, entendait dire que l’entretien d’un soprano coloratura exigeait d’incessantes clameurs mais, après tout, chacun sa méthode :

– Ah bon ! Et quel est ton programme à présent ?

– Encore deux jours ici et puis je dois chanter dans plusieurs villes d’eaux célèbres : Karlsbad d’abord, bien entendu, puis Marienbad, Aix-les-Bains, Lausanne… je ne sais plus au juste. Mais, j’y pense, ajouta-t-elle en allongeant sur la nappe une main manucurée, pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Ce serait charmant et puisque tu es venu jusqu’ici pour m’entendre…

– Je t’arrête tout de suite : je ne suis pas venu ici pour t’entendre mais pour affaires et j’ai eu l’agréable surprise de voir que tu jouais Don Giovanni. Naturellement, je n’ai pas résisté…

– C’est gentil, mais j’espère qu’au moins nous n’allons pas nous quitter jusqu’à mon départ ?

Aldo prit la main qui s’offrait et y posa un baiser rapide :

– Malheureusement si ! Je quitte Prague cet après-midi en compagnie d’un ami avec qui je travaille. C’est désolant, ajouta-t-il hypocritement…

– Oh ! C’est navrant ! Mais, de quel côté vas-tu ? Si c’est vers Karlsbad…

Aldo bénit la célèbre station thermale de se trouver à l’ouest de Prague.

– Eh non ! Je vais au sud, vers l’Autriche. Sinon, tu penses bien que j’aurais été heureux de t’entendre à nouveau…

Il s’attendait à des gémissements, mais Ida semblait décidée aujourd’hui à tout prendre avec une certaine philosophie :

– Ne sois pas triste, carissimo mio ! J’ai une surprise pour toi : à l’automne j’ai un engagement pour Venise. Je dois chanter Desdémone à la Fenice…

Morosini maîtrisa parfaitement le juron qui lui montait aux lèvres et trouva instantanément la parade :

– Quelle chance ! Nous irons t’applaudir avec beaucoup de plaisir… ma femme et moi.

Le sourire s’effaça et fit place à une vive déception.

– Tu es marié ? Mais depuis quand ?

– Novembre dernier. Que veux-tu, il faut bien en venir à se ranger… C’est drôle, ajouta-t-il, ma femme te ressemble un peu…

C’était d’ailleurs cette légère ressemblance qui l’avait attiré vers la chanteuse hongroise mais, en ce temps-là, il aimait Anielka et tout ce qui pouvait la lui rappeler lui était cher. À présent, il en allait différemment : plus aucune femme ne pouvait l’émouvoir… à moins de ressembler à Lisa ; mais Lisa était unique et toute similitude même vague lui eût fait l’effet d’un blasphème.

Ce qu’il venait de dire ne consolait pas Ida. L’œil perdu dans le lointain, elle tournait sa petite cuillère dans sa tasse de café. Aldo en profita pour s’intéresser à leur entourage. Il vit soudain se lever quelqu’un qu’il avait déjà vu et n’eut aucune peine à identifier : c’était l’homme qui causait hier soir dans le bar avec Aloysius Butterfield et qui l’avait délivré des importunités de l’Américain. Il avait dû déjeuner à une table voisine et à présent il partait, un journal plié à la main, en rechaussant ses lunettes noires. Aldo n’eut pas le temps de s’y intéresser davantage : la mélancolique songerie d’Ida s’achevait et elle revenait à lui :

– J’espère, dit-elle, que tu viendras bavarder avec moi, durant mon séjour à Venise ? Vois-tu, je crois aux coïncidences, au destin, et ce n’est pas sans raison que nous avons été remis en présence… Qu’en penses-tu ?

– Mais… je pense comme toi, sourit Aldo trop heureux de s’en tirer à si bon compte.

De toute évidence, Ida ne perdait pas espoir : une épouse légitime a-t-elle jamais empêché un homme d’avoir de belles amies ? Les rêves de la cantatrice venaient de prendre une direction différente et, comprenant qu’une bouderie quelconque ne la servirait en rien, elle fut charmante jusqu’à ce que l’on quitte Novacek, ses jardins et sa choucroute.

« Elle est plus intelligente que je ne le croyais », pensa Morosini et, de son côté, il fit preuve de plus d’amabilité que dans les débuts. Tous deux refranchirent la Moldau sur l’admirable pont Charles et la calèche déposa Ida de Nagy au théâtre où quelques raccords devaient être effectués. La chanteuse tendit à son ancien amant une main apparemment sans rancune :

– On se revoit à l’automne ?

– Ce sera un plaisir, répondit-il en s’inclinant avec galanterie sur les doigts offerts. Conduisez-moi à l’hôtel Europa, ajouta-t-il quand les mousselines mauves de la jeune femme eurent disparu sous le péristyle du théâtre.

L’après-midi même Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Prague, l’un au volant, l’autre étalant sur ses genoux une carte routière. Environ cent soixante kilomètres séparaient Krumau de la capitale mais il existait plusieurs routes possibles, les plus importantes passant par Pisek ou par Tabor. Adalbert choisit la seconde qui lui parut la plus facile, toutes aboutissant d’ailleurs à Budweis pour n’en plus former qu’une seule filant sur la frontière autrichienne et sur Linz.

Vers la fin de l’après-midi, ils arrivaient à destination après un voyage sans histoire. Quand ils découvrirent leur objectif après le dernier virage d’une route secondaire tracée à travers l’épaisse forêt bohémienne, ils eurent, en même temps, la même exclamation : « Aie ! », tandis qu’Aldo se garait sur le bord de la route.

– Si c’était un rendez-vous de chasse autrefois, ça a bien grandi, remarqua Vidal-Pellicorne.

– Versailles aussi était un rendez-vous de chasse sous Louis XIII, et tu as vu ce que Louis XIV en a fait ? Le rabbin m’a bien prévenu qu’il s agissait d’un château important !

– Possible, mais à ce point-là ! Arriverons-nous seulement à entrer là-dedans sans y avoir mis le siège pendant plusieurs mois ?

Il est vrai que Krumau était un formidable château et qu’il n’avait rien de rassurant. Posé sur un éperon rocheux au-dessus de la haute vallée de la Moldau et d’une petite ville qu’il avait l’air de couver, le plus important domaine bohémien des princes Schwarzenberg se composait d’un assemblage de bâtiments appartenant à des époques diverses mais ressemblant assez à des casernes sous leurs grands toits pentus, le tout dominé par une haute tour qui avait l’air de sortir d’un film fantastique. Sur ses quatre étages se succédaient les étroites fenêtres géminées du Moyen Âge, une galerie circulaire à minces colonnettes évoquant la Renaissance et couverte d’un toit, puis une curieuse construction sommée de deux clochetons et d’un petit belvédère ajouré, coiffé d’un bulbe de cuivre qui avait dû être doré. Le tout allant en se rétrécissant pour aboutir à une allure générale de bain de sucre décoré et faussement jovial. Cette tour de guet dont il ne devait pas être facile de déloger les occupants prenait racine aux environs du sommet du clocher voisin, ce qui donnait une idée de sa hauteur. L’ensemble offrait une image altière, pleine de noblesse et d’orgueil, mais fort peu rassurante.

– Qu’est-ce qu’on fait ? soupira Morosini.

– On trouve d’abord une auberge et on s’installe. Le portier de l’Europa m’a fourni quelques renseignements utiles…

– Est-ce qu’il t’a donné aussi l’adresse d’un bon quincaillier ? Parce que ce n’est pas avec un canif ni même un couteau suisse qu’on viendra à bout d’un tombeau…

– Sois tranquille. C’est prévu. Dans mon métier on ne s’embarque jamais sans une petite trousse de secours. Quant au gros matériel, pelle ou pioche, on le trouvera facilement ici. Je ne me voyais pas embarquer ça sous l’œil surpris du personnel de l’Europa.

Le regard de Morosini glissa, goguenard, vers son ami. Il savait depuis leur première rencontre qu’avec lui le métier d’archéologue ouvrait presque naturellement sur des tâches plus délicates ayant quelques affinités avec celles du cambrioleur mondain. Il pouvait être tranquille : celui-là ne s’embarquait jamais sans biscuits.

– N’oublie pas que nous allons opérer dans une propriété privée et qu’il faut éviter à tout prix les dégâts. Au moins visibles !

– Que crois-tu que j’aie emporté ? De la dynamite ?

– Cela ne m’étonnerait qu’à moitié…

– Et tu aurais raison, conclut Adalbert avec gravité. C’est très utile, la dynamite. À condition bien sûr de savoir la manier et d’en connaître le dosage.

Les airs angéliques d’Adalbert qui avait souvent la mine d’un chérubin farceur ne trompaient guère son ami. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il eût emporté dans sa « trousse » un ou deux petits bâtons de la découverte du grand Nobel, mais il était préférable de ne pas s’étendre sur le sujet. Il se faisait tard – la crevaison d’un pneu avait retenu les voyageurs sur la route plus que de raison – et Aldo, à présent, avait hâte d’arriver :

– Bon, fit-il en remettant en marche sa voiture. Allons voir de plus près à quoi ressemble la ville. D’ici ça a l’air intéressant et puis surtout, il faut nous loger. Demain matin, si tu veux m’en croire et avant même de monter au château, je te propose de nous mettre à la recherche de la maison de Simon. Je préférerais emprunter pelle et pioche à ses gens plutôt qu’éveiller les curiosités locales sur ce que deux élégants touristes étrangers peuvent bien faire avec ce genre d’outils…

– Bonne idée !

– Elle s’appelle comment, ton auberge ?

– « Zum goldener Adler ». Les franges de la Bohême sont peuplées de gens qui parlent plus volontiers l’allemand que le tchèque. Et puis nous sommes sur les terres des Schwarzenberg que l’Histoire a faits princes bohémiens mais qui n’en sont pas moins originaires de Franconie. Sans compter que l’Autriche a trouvé chez eux nombre de ses plus grands serviteurs.

– Merci du cours magistral ! coupa Morosini goguenard, le Gotha, je connais. C’est tout juste si je n’ai pas appris à lire dedans.

Adalbert haussa des épaules dégoûtées :

– Ce que tu peux être snob quand tu t’y mets !

– Dans certains cas, ça peut servir…

Il n’en dit pas plus, saisi soudain par la beauté dans laquelle il pénétrait. Déjà, depuis Tabor, il admirait le paysage quasi sauvage de forêts profondes, de collines abruptes souvent couronnées de ruines vénérables, de rivières tumultueuses écumant dans des gorges profondes, mais Krumau enserrée dans les boucles de la Moldau « au rapide flot brun et doré » lui apparut comme une sorte de point d’orgue. La ville avec ses hauts toits rouge corail ou brun velours semblait sortie tout droit de l’imagerie du Moyen Âge. La tour arrogante qui la dominait, pointée comme un doigt vers le ciel, renforçait cette impression bien que les antiques murailles et autres ouvrages de défense eussent été détruits : à elle seule, elle suffisait à créer l’atmosphère.

L’auberge annoncée par Aldebert se situait près de l’église. Son maître après Dieu ressemblait beaucoup plus, avec son long nez pointu et ses petits yeux ronds, à un pivert qu’à l’oiseau impérial qui timbrait son enseigne. Il était brun comme une châtaigne et formait un contraste complet avec son épouse Greta. Celle-ci taillée comme un lansquenet avait l’air d’une walkyrie avec son port imposant et ses épaisses nattes blondes. Il lui manquait seulement le casque ailé, la lance et, bien sûr, le cheval dont elle eût sans doute été bien encombrée car de plus placide personne ne se pouvait rencontrer. Une soumission quasi bovine se lisait dans son regard bleu fixé à demeure sur son petit époux comme l’aiguille de la boussole sur le nord magnétique. Mais elle possédait de solides vertus domestiques et se révéla dès le premier soir une excellente cuisinière, ce dont ses hôtes lui furent reconnaissants. Par ses soins ceux-ci furent nantis de deux chambres comme on savait en construire jadis dans une belle maison dont le haut toit à quatre pentes avait dû recevoir son bouquet aux environs du XVIe siècle.

En cette fin de printemps, les voyageurs n’étaient pas nombreux et les nouveaux venus furent l’objet de soins d’autant plus attentifs que tous deux parlaient l’allemand. Le maître, Johann Sepler – un Autrichien qui avait épousé la fille de la maison – causait volontiers et, charmé par l’amabilité de ce prince italien, il tint après le repas à leur faire goutter une vieille prune se mariant à merveille à un café aussi bon qu’à Vienne. Comme rien ne délie la langue autant que la vieille prune, Sepler se trouva très vite en confiance.

En venant à Krumau, expliquèrent les voyageurs, ils souhaitaient obtenir la permission de visiter un château qui intéressait surtout Morosini, désireux de se documenter sur les trésors inconnus d’Europe Centrale en vue d’un livre – ça marchait toujours, ce prétexte ! – et ensuite rendre visite à un vieil ami dont la propriété se trouvait aux environs de la ville.

– Placé comme vous l’êtes, vous devez connaître la région et au-delà, dit Aldo, et vous pouvez sans doute nous indiquer où demeure le baron Palmer ?

Le visage de l’aubergiste prit un air consterné :

– Le baron Palmer ! Mon Dieu… ces messieurs ne savent pas, alors ?

– Savoir quoi ?

– Sa maison a brûlé il y a une quinzaine de jours et il a disparu dans l’incendie…

Morosini et Vidal-Pellicorne s’entre-regardèrent avec un début d’épouvante :

– Mort ? souffla le premier.

– Eh bien… il doit l’être mais on n’a pas retrouvé son corps. En fait, on n’a rien retrouvé du tout : le couple de serviteurs qui loge dans les communs avec le jardinier a seulement récupéré son serviteur chinois blessé et inconscient.

– Comment le feu a-t-il pris ? demanda Adalbert.

Johann Sepler haussa ses maigres épaules en signe d’ignorance :

– Tout ce que je peux vous dire c’est que, cette nuit-là, il y avait de l’orage. Le tonnerre grondait, grondait, et il y avait des éclairs mais c’est seulement peu avant l’aube que les nuages ont crevé. Il est tombé un vrai fleuve et ça a éteint l’incendie mais, de la maison, il ne restait plus grand-chose C’était… un de vos amis, le baron ?

– Oui, dit Aldo, un vieil ami… et qui nous était cher !

– Je suis bien désolé de vous porter une mauvaise nouvelle. Ici on ne voyait pas beaucoup Pane Palmer ‘, mais il était bien considéré : on le savait généreux. Encore un peu de prune ? Ça aide à faire passer les coups pénibles…

C’était offert de bon cœur. Les deux amis acceptèrent et, en effet, éprouvèrent un peu de réconfort qui les aida à surmonter le choc brutal qu’ils venaient d’éprouver. L’idée que le Boiteux eût cessé de respirer l’air des hommes leur était insupportable, à l’un comme à l’autre.

– Nous irons faire un tour de ce côté demain matin, soupira Morosini. Vous pourrez sans doute nous indiquer le chemin ? C’est la première fois que nous venons…

– Oh, c’est facile : vous sortez d’ici par le sud en remontant le cours de la rivière et à environ trois kilomètres vous verrez sur votre droite un chemin au milieu des arbres, fermé par une vieille grille entre deux piliers de pierre. Elle est un peu rouillée, cette grille, et même elle n’est jamais fermée. Vous n’aurez qu’à entrer et suivre le chemin. Quand vous serez devant les ruines noircies vous saurez que vous êtes arrivés… Mais au fait, n’avez-vous pas dit que vous vouliez aller au château d’ici ?

– On l’a dit, en effet, dit Adalbert avec un effort visible, mais j’avoue que ça nous était un peu sorti de l’esprit. Nous espérons que le prince voudra bien nous recevoir ?

– Son Altesse est à Prague ou à Vienne, mais pas à Krumau en tout cas.

– Vous en êtes sûr ?

– C’est bien facile à savoir. Il n’y a qu’à regarder la tour : si Son Altesse est là on hisse sa bannière… mais ne vous faites pas de souci : il y a toujours du monde là-haut. Par exemple le majordome, et surtout le Dr Erbach qui s’occupe de la bibliothèque : il vous donnera tous les renseignements que vous voudrez… Ah, je vais vous demander de m’excuser. On a besoin de moi.

Leur hôte disparu, Aldo et Adalbert remontèrent chez eux, trop soucieux de ce qu’ils venaient d’apprendre pour en parler. Tous deux éprouvaient le besoin d’y réfléchir dans le silence mais, cette nuit-là, ni l’un ni l’autre ne dormit beaucoup…

Quand ils se retrouvèrent le lendemain pour le petit déjeuner dans la salle commune, ils n’échangèrent que peu de paroles, et pas davantage durant le court trajet qui les mena sur le théâtre du drame. Car c’en était un en vérité : le manoir Renaissance – on pouvait déterminer l’époque grâce à quelques pierres d’angle et un fragment de mur portant des traces de ces « sgraffite[v]« si fort prisés au temps de l’empereur Maximilien – avait presque disparu. Le peu qui en restait n’était plus qu’un amas de décombres noircis autour duquel un cercle de grands hêtres semblait monter une garde funèbre. À quelque distance, les écuries et un bâtiment de communs contrastaient par la sérénité de leurs fenêtres ouvertes au soleil au-delà d’un jardin fleuri. Le joyeux froissement de la rivière ajoutait au charme de l’endroit et Morosini se souvint que cette demeure avait été celle d’une femme. Une femme qui avait aimé Simon Aronov et lui avait légué sa maison en ultime preuve d’amour…

Attiré sans doute par le bruit du moteur, un homme accourait vers les visiteurs aussi vite que le permettaient ses lourdes bottes à entonnoir resserrées par une courroie. Il portait une culotte de velours brun brodée sous un gilet croisé rouge et une courte veste à multiples boutons selon la mode des paysans bohémiens aisés, et ce costume soulignait une vigueur certaine à peine démentie par les cheveux et la longue moustache grise.

Les deux étrangers surent tout de suite qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Dès qu’il fut à portée, l’homme aboya :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– Vous parler, dit Morosini calmement. Nous sommes des amis du baron Palmer et…

– Prouvez-le !

Comme c’était facile ! Aldo eut d’abord un geste d’impuissance, puis une idée lui vint :

– On nous a dit, à Krumau…

– Qui à Krumau ?

– Johann Sepler, l’aubergiste. Mais ne m’interrompez pas tout le temps sinon nous n’arriverons à rien. Sepler donc nous a dit que le serviteur asiatique du baron a échappé à l’incendie, qu’il est soigné chez vous. Allez lui dire que je voudrais lui parler. Je suis le prince Morosini et voici M. Vidal-Pellicorne…

Le gardien fronça un visage méfiant : les noms étrangers passaient plutôt mal. D’un même mouvement, les deux amis sortirent une carte de visite et la remirent à l’homme :

– Donnez-lui ça ! Vous verrez bien…

– C’est bon. Attendez ici !

Il regagna la maison dont il ressortit quelques instants plus tard, tenant le bras d’un personnage étayé de l’autre côté par une canne. Aldo n’eut aucune peine à reconnaître Wong, le chauffeur coréen de Simon Aronov qu’il avait vu, un soir dans les rues de Londres, au volant de la voiture du Boiteux. Le visage du serviteur portait d’évidentes traces de souffrance, mais il parut à ses visiteurs qu’une petite flamme brillait dans ses yeux noirs.

– Wong ! dit Aldo en s’avançant vers lui. J’aurais préféré vous retrouver dans d’autres circonstances… Comment allez-vous ?

– Mieux, Votre Excellence, merci ! Je suis heureux de revoir ces messieurs…

– Pouvons-nous parler un instant sans trop vous fatiguer ?

Le Tchèque cependant s’interposait :

– Ces gens sont des amis de Pane Baron ?

– Oui. Ses meilleurs amis… Tu peux me croire, Adolf !

– Alors je demande qu’on m’excuse. Mais les autres aussi s’étaient présentés comme des amis !

– Les autres ? dit Adalbert. Quels autres ?

– Trois hommes qui sont venus un après-midi, grogna le nommé Adolf. J’ai eu beau leur affirmer que Pane Baron n’était pas là, qu’on ne l’avait pas vu depuis longtemps, ainsi que j’en avais reçu l’ordre, ils ont insisté. Ils voulaient « attendre ». Alors j’ai pris mon fusil et j’ai dit que je n’avais pas envie qu’ils s’installent devant notre porte jusqu’au jugement dernier et que s’ils ne voulaient pas s’en aller je me chargeais de les faire filer, et un peu vite…

– Ils sont partis ?

– Pas avec bonne volonté, vous pouvez me croire, mais j’avais des cousins de Hohenfurth venus depuis deux jours aider à repasser la grange à la chaux. Le bruit les a attirés et comme ils sont taillés à peu près comme moi, ces gens ont compris qu’ils n’auraient pas raison contre nous. Alors, ils sont repartis, mais le lendemain soir ils revenaient… et les cousins étaient rentrés chez eux… mais si vous le permettez, je vais faire asseoir Wong sur ce banc de pierre. Il n’est pas encore assez solide pour rester longtemps debout…

– J’aurais dû vous le demander, dit Morosini qui prit la canne du Coréen pour le soutenir jusqu’au siège indiqué.

Celui-ci s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement. Il était assez curieux de voir la sollicitude témoignée par ce paysan tchèque envers un être aussi éloigné de lui, tant par la naissance que par la culture, mais à les voir si proches l’un de l’autre, Aldo fut frappé par une similitude dans la forme des yeux, en amande et légèrement étirés. Après tout, la Pannonie des guerriers huns n’était pas bien loin et il se pouvait que ces deux hommes fussent moins étrangers qu’on pouvait le croire.

– Vous disiez, reprit Adalbert, que ces hommes I sont revenus ? Mais d’abord, à quoi ressemblaient-ils ?

Adolf haussa les épaules et souffla dans ses moustaches :

– Bouh ! … Comment vous dire ? À pas grand-chose de bien en tout cas. L’un d’eux parlait notre langue mais quand il s’adressait aux autres, c’était dans un anglais très nasillard. Tous avaient des costumes de toile bise et des chapeaux de paille avec des rubans de couleur et ils mâchonnaient sans arrêt quelque chose. Mais pour être costauds ils étaient costauds !

– Des Américains, à tous les coups, diagnostiqua Morosini qui revit la silhouette de son crampon de l’Europa. Apparemment, on en trouvait beaucoup cet été en Bohême ! Puis il ajouta : Lequel semblait être le chef ? Celui qui servait d’interprète ?

– On l’a cru d’abord mais le lendemain on a bien vu qu’il n’en était rien parce que, cette fois, il en est venu un quatrième : un beau jeune homme brun, très bien habillé. Distingué aussi et qui commandait à tout le monde. Celui-là avait l’air de parler un tas de langues mais j’aurais juré qu’il était polonais.

Traversés par la même pensée, Aldo et Adalbert échangèrent un bref regard entendu. Le portrait ressemblait trop à Sigismond Solmanski. On le savait en Europe et il avait dû ramener avec lui une solide bande de truands made in USA. Avec la fortune de sa femme et peut-être aussi celle de sa sœur à sa disposition, il ne devait pas manquer d’argent…

– Si vous nous disiez maintenant ce qui s’est passé ? suggéra Vidal-Pellicorne.

– Il n’était pas loin de onze heures et on était à fumer notre pipe, Karl le jardinier et moi, tandis que ma femme rangeait la vaisselle quand on a entendu crier les chiens… Notez que j’ai pas dit aboyer ! C’était un cri affreux et on s’est précipités dehors Karl et moi, mais c’est tout juste si on a eu le temps de se reconnaître : en un rien de temps on était assommés et ligotés sur des chaises dans notre salle. C’est là qu’on a repris conscience et ma femme, ligotée et bâillonnée elle aussi, était près de nous. Par les fenêtres on voyait des gens qui s’agitaient avec des torches. On apercevait aussi la silhouette de Pane Baron derrière le vitrage de son cabinet au premier étage. Le vacarme était assourdissant parce que les bandits avaient ramassé un tronc d’arbre dans la forêt et s’en servaient comme d’un bélier en gueulant comme des ânes…

– Et vous, Wong, où étiez-vous ? Auprès de votre maître ?

Le blessé qui semblait somnoler ouvrit les yeux et, à la grande surprise de ceux qui le regardaient, ils étaient pleins de larmes.

– Non. Le maître m’avait envoyé après le déjeuner à Budweis avec la voiture. Je suis allé déposer un paquet à la banque et faire quelques emplettes, mais je ne devais revenir que tard dans la soirée et ne pas aller jusqu’à la maison. Les ordres du maître étaient que je range la voiture dans le couvent en ruine qui se trouve à trois cents mètres d’ici et que j’attende. C’est là que, pour la première fois, je lui ai désobéi…

– Désobéir, vous ? s’étonna Morosini.

– Oui. Il n’est jamais bon de suivre ses impulsions. J’étais arrivé à l’endroit indiqué quand, tout d’un coup, j’ai entendu un bruit assourdissant et j’ai vu une grande flamme monter vers le ciel. Alors je me suis précipité vers la maison, en laissant la voiture à sa place. Quand je suis arrivé, le château brûlait et des hommes s’agitaient autour mais il n’y avait ni Adolf ni Karl. Les étrangers m’ont aperçu. L’un d’eux a crié : « C’est le Chinois ! » Alors ils se sont jetés sur moi et m’ont traîné chez Adolf où j’ai vu tout le monde ligoté et bâillonné. Ils étaient fous de rage et ils voulaient à tout prix que je leur dise où était le Maître parce qu’ils ne parvenaient pas à croire qu’il ait pu faire sauter lui-même sa maison avec lui à l’intérieur.

– C’est le baron qui a… commença Adalbert stupéfait.

– Oui, c’est lui ! reprit Adolf les larmes aux yeux. Il avait dû tout préparer pour les recevoir. Les malfaisants s’apprêtaient à attaquer la porte au bélier quand tout a sauté. Il en est resté deux sur le carreau et les autres sont devenus enragés…

– Et vous êtes sûrs que le baron était dans la maison quand tout a sauté ?

– Je l’avais aperçu dans son bureau derrière la fenêtre éclairée, dit Adolf. Au moment de l’explosion, la lumière brillait toujours et, de toute façon, il n’aurait pas pu sortir. Il n’y a qu’une seule issue, celle qui passe sur les douves. Oh, il n’y a pas de doute : notre bon seigneur est bien mort. N’oubliez pas sa mauvaise jambe ! En admettant qu’il le veuille, il lui était impossible de sortir par une fenêtre. D’ailleurs, les autres faisaient bonne garde…

– Mais si les choses se sont passées comme ça, pourquoi donc les bandits ont-ils essayé de faire dire à Wong où il se trouvait ?

– Parce qu’ils n’arrivaient pas à y croire ! Surtout le beau jeune homme. Alors ils l’ont brûlé avec des cigarettes, ils lui ont tapé dessus avec un drôle de gant…

– Un coup-de-poing américain, précisa Wong. J’ai eu des côtes cassées, mais je crois qu’ils ont fini par admettre la vérité. Et puis l’explosion et les flammes ont attiré les gens d’alentour : il n’y en a pas beaucoup mais ils sont tout de même venus, alors le beau jeune homme a dit qu’il fallait filer en emportant les deux cadavres. Et c’est ce qu’ils ont fait, mais avant de partir, ce misérable m’a tiré dessus. Heureusement, il était très nerveux et il m’a raté. Ensuite, nous avons été délivrés et Adolf a fait venir un médecin de Krumau…

– Et la voiture ? demanda soudain Morosini. Avez-vous envoyé quelqu’un la chercher ?

– Bien sûr, dit Adolf. Karl qui sait conduire ces engins y est allé mais il a eu beau chercher, il n’a rien trouvé.

– Les bandits l’ont prise, peut-être ?

– Ils étaient bien trop pressés de filer. Et puis croyez-moi, il aurait fallu savoir où elle était…

Laissant Adalbert poser encore quelques questions de détail, Morosini s’éloigna pour aller contempler les ruines. Se pouvait-il que le corps de Simon repose sous cet amas de décombres ? 11 avait peine à y croire : de toute évidence, Aronov avait préparé la réception qu’il réservait à ses ennemis. Il avait même pris soin d’éloigner Wong et la voiture dont il comptait sans doute se servir. Connaissait-il donc un moyen de quitter, avant de le détruire à jamais, ce refuge désormais connu ? Un souterrain, peut-être ?

– Gageons que tu penses la même chose que moi ? dit Adalbert qui le rejoignait à cet instant. Difficile de croire que Simon se soit immolé, abandonnant sa mission sacrée, pour le simple plaisir d’échapper à la bande Solmanski… car je suppose que le « beau jeune homme brun » n’est autre que l’ineffable Sigismond ? D’abord, pour quelle raison aurait-il demandé à Wong de rester avec la voiture dans la ferme en ruine ? Il avait dans l’idée de l’y rejoindre…

– Mais comment est-il sorti ? Je pensais à un souterrain…

– C’est à ça qu’on pense toujours quand il s’agit d’un vieux château, mais d’après Adolf il n’y en a pas. Cela dit, j’ai une bizarre impression…

– L’impression que Wong a lui aussi des doutes touchant la mort de son patron mais que pour rien au monde il n’en parlerait devant Adolf, quelles que soient la fidélité et l’amitié que celui-ci voue à Simon. Il n’y a à cela qu’une solution : quand nous partirons d’ici, il faut emmener le Coréen avec nous.

– Où ça ?

– Chez moi, à Venise, et d’abord à l’hôpital San Zaccaria où il sera bien soigné. De toute façon, que Simon soit mort ou vivant, on ne peut pas laisser son fidèle serviteur derrière nous. S’il est mort je prendrai Wong à mon service, et s’il est vivant quelque chose me dit qu’il est peut-être le seul à pouvoir nous conduire vers lui.

– Pas une mauvaise idée ! Essayons de retrouver ce satané rubis et allons revoir les flots bleus de l’Adriatique. Tant que la pierre ne sera pas en ta possession, je ne te quitte plus !


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