CHAPITRE 13 LE PECTORAL DU GRAND PRÊTRE.
Il était près de minuit et, le mauvais temps aidant, tout était si calme dans Prague que l’on pouvait entendre le murmure de la rivière. L’un derrière l’autre, les trois hommes franchirent la porte étroite du jardin des morts mais, presque aussitôt, Jehuda Liwa s’arrêta :
– Restez ici ! dit-il à ses deux compagnons, et veillez ! La tombe de Mordechai Meisel se trouve dans la partie basse du cimetière non loin de celle de Rabbi Loew, mon ancêtre. Vous devez empêcher quiconque de me suivre… en admettant qu’il y ait quelqu’un à cette heure tardive.
Les deux hommes hochèrent la tête, comprenant que leur guide ne tenait pas à leur montrer comment il s’y prendrait pour ouvrir la sépulture, mais ils ne s’en offensèrent pas, soulagés au contraire de ne pas participer à un nouveau viol de tombe.
– Je me demande, fit Aldo, comment on peut s’y retrouver au milieu de ce chaos de pierres qui ont l’air plantées dans tous les sens. On dirait qu’elles ont été semées là au hasard par la main d’un géant négligent. Et il y en a beaucoup !
– Douze mille, répondit Adalbert. J’ai lu quelque chose sur ce cimetière. On y enterre depuis le XVe siècle mais, le territoire du ghetto étant limité, on a empilé les morts les uns sur les autres, parfois jusqu’à dix. Cependant, deux ou trois personnages illustres ont droit à des demeures à quatre murs ; ce doit être le cas de ce Meisel. Et il faut qu’il en soit ainsi car, chez les Juifs, troubler le repos des morts est un crime grave…
– Chez nous aussi…
Un bruit de pas se fit entendre au-dehors et les deux hommes se turent : il était inutile de faire savoir à qui que ce soit qu’il y avait du monde dans le cimetière. Puis les pas s’éloignèrent et Aldo, qui s’était glissé entre un tronc d’arbre et le mur pour essayer d’identifier le visiteur éventuel, reparut. Adalbert frotta ses mains l’une contre l’autre :
– Quel endroit lugubre… et glacial ! Je suis gelé…
– C’est beaucoup plus aimable en été. Il y a des fleurs sauvages qui poussent entre les tombes et surtout cela embaume : le jasmin, le sureau, une odeur de paradis…
– Te voilà bien romantique ! Tu devrais pourtant te sentir plus joyeux : nos ennuis sont finis… nos aventures aussi, d’ailleurs !
Le soupir d’Adalbert amena un sourire de son ami :
– On dirait que tu le regrettes ?
– Un peu, oui… Il va falloir se contenter de l’égyptologie. Et puis, ajouta-t-il soudain grave, la vie aura moins de sel à présent que Simon nous a quittés…
– Moi aussi je le regretterai mais je te rappelle que mes ennuis, à moi, sont toujours d’actualité. La dernière des Solmanski continue à sévir sous mon toit… et ça peut durer encore longtemps.
– Tu penses à ton annulation ?
– Oui. Quand je l’obtiendrai, si j’y arrive, il y aura l’enfant d’un autre chez moi et j’aurai des cheveux blancs. Quant à Lisa… elle aura épousé Apfelgrüne ou quelqu’un d’autre.
Il y eut un silence que troubla seulement le passage lointain d’une voiture. Assis côte à côte sur une grosse pierre comme deux moineaux sur une branche, Aldo et Adalbert l’écoutèrent décroître.
– Tu avoues enfin que tu l’aimes ? murmura le second.
– Oui… et quand je pense que je pourrais être son mari depuis des années, je me battrais !
– Il ne faut pas ! Je vous vois mal engagés l’un et l’autre dans un mariage arrangé d’avance. Tu as joué ton rôle d’honnête homme en refusant de te marier pour de l’argent. Quant à elle, je ne suis pas certain qu’elle aurait accepté de devenir ta femme dans ces conditions. D’ailleurs, elle t’aurait méprisé…
– Tu as raison. Mais au fait, toi ? Tu pourrais épouser Lisa. Tu es libre comme l’air et tu l’aimes aussi ?
– Oui, mais moi elle ne m’aime pas… Et puis, je crois que je suis le type parfait du célibataire. Je ne me vois pas marié – les jumeaux n’aimeraient pas ! – à moins… à moins que j’épouse Plan-Crépin ?
– Tu veux rire ?
– Pas vraiment. C’est une fille cultivée, une fouineuse doublée d’une acrobate qui ferait sans doute merveille sur un chantier de fouilles. Sans compter ses talents de détective !
– Mais enfin, tu l’as regardée ?
– À moins d’une grave disgrâce physique, il n’y a rien qu’un bon couturier et un bon coiffeur ne puissent accomplir comme transformation. Cela dit, rassure-toi ! Je ne vais pas priver Mme de Sommières de son fidèle bedeau mais il se peut que, plus tard, j’offre à Marie-Angéline… un poste de secrétaire… ou d’amie fidèle ! Je suis certain qu’on travaillerait très bien ensemble… Je la trouve marrante, moi, cette fille !
Le temps passait sans ramener le rabbin. Aldo commençait à s’inquiéter :
– J’ai envie d’aller voir ce qu’il devient…
– Vaut mieux pas. Ça pourrait ne pas lui plaire. Il nous a dit de veiller, veillons !
– Tu as sans doute raison mais je n’aime pas cette atmosphère… ni cet endroit. Je me fais l’effet d’être un revenant. Ça me fait penser à un poème de Verlaine que j’aime bien pourtant…
– « Dans le grand parc solitaire et glacé, deux ombres ont tout à l’heure passé… », récita Vidal-Pellicorne. Moi aussi j’y ai pensé… à cette différence près que nous ne sommes pas un couple d’anciens amoureux.
Morosini eut un petit rire bas qui ne le réchauffa pas :
– Comment fais-tu pour savoir presque toujours ce qui me passe par la tête ?
Adalbert haussa les épaules :
– Ça doit être ça, l’amitié ! … Tiens, le voilà qui revient !
La haute forme noire aux longs cheveux blancs venait d’apparaître.
– Rentrons ! dit-elle seulement quand elle fut auprès des guetteurs.
En silence ils quittèrent le cimetière, regagnèrent la maison où les chandelles brûlaient toujours. De sous son ample vêtement, Jehuda Liwa tira un paquet enveloppé de forte toile grise et de fin tissu blanc qu’il déballa sur sa table : le grand pectoral apparut, magnifique et brillant, tel que Morosini l’avait vu deux ans plus tôt entre les mains de Simon Aronov. À une seule différence près : il ne manquait plus qu’une pierre, une seule au milieu des quatre rangées de cabochons sertis d’or. Les trois autres, le saphir, le diamant et l’opale avaient été remis en place et ce n’est pas sans émotion qu’Aldo, penché sur le joyau, toucha du doigt la pierre étoilée que sa mère portait jadis…
– Donnez-moi le collier, à présent, dit Liwa qui était allé chercher dans un meuble un sac de peau contenant des outils qu’il étala devant lui avant de prendre place sur son fauteuil à haut dossier.
Pendant un moment, ses doigts déliés s’activèrent à dessertir le rubis avec un soin extrême. Puis, le gardant sur sa paume, il alla le poser sur le rouleau ouvert de la Thora où Morosini eut l’impression qu’il lançait des feux plus intenses que jamais, comme s’il cherchait à se défendre. Le grand rabbin étendit au-dessus de lui ses mains en prononçant des paroles incompréhensibles, mais qu’au ton de la voix on pouvait deviner des ordres. Un fait étrange se produisit alors : peu à peu, les éclairs rouges faiblirent, rentrèrent dans la pierre qui, lorsque les mains s’écartèrent, ne fut plus qu’une gemme d’un beau rouge profond brillant sous la lumière blonde des chandelles. Liwa le reprit :
– Voilà ! dit-il. Désormais, il ne fera plus de mal à personne et je vais le replacer dans le pectoral. Cherchez dans cette armoire, ajouta-t-il en désignant un buffet ancien : vous y trouverez des verres et du vin d’Espagne. Servez-vous et asseyez-vous pour attendre !
– Pourquoi attendre ? demanda Aldo. Tout va rentrer dans l’ordre et le pectoral est désormais en votre possession. C’est, je pense, sa meilleure destination ?
– Non. Ce n’est pas ainsi que s’accomplira la prédiction. Quelqu’un doit le rapporter sur la terre de nos ancêtres. C’est ce qu’aurait fait Simon Aronov que l’Éternel accueille à sa droite ! Vous êtes son envoyé, prince Morosini, et, à défaut de lui, c’est à vous qu’incombe le soin de le rapatrier !
– Mais à qui le remettre ?
– Je vous le dirai. Laissez-moi travailler ! Vaincu mais non résigné, Aldo accepta le verre qu’Adalbert lui tendait et le vida d’un trait, puis en prit un autre. Pendant un moment, les deux hommes attendirent en silence. Enfin Adalbert osa élever la voix :
– Pouvons-nous vous parler ? demanda-t-il. Ou bien en serez-vous troublé dans votre tâche ?
– Non. Vous pouvez parler. Que voulez-vous savoir ?
– Pourquoi ne pas aller vous-même en Terre sainte ?
– Parce que je dois demeurer ici et qu’en partant je remettrais peut-être le pectoral en danger. Il faut qu’il arrive en de certaines mains. Un étranger noble, riche et bien introduit, sera beaucoup mieux accueilli par les Anglais.
– Et vous pensez que les Juifs vont se rendre en masse là-bas quand il y sera ?
– Quelques-uns, sans doute, mais l’exode se fera plus tard… dans une vingtaine d’années. En ce moment mes frères sont bien implantés dans divers pays. Ils sont riches, pour la plupart, et heureux. Ils n’ont aucune envie d’abandonner tout ça pour la vie incertaine des pionniers. Pour les y décider, il faudra l’aiguillon du malheur, le grand malheur que rien ni personne ne peut éviter maintenant parce qu’il est déjà en train de se préparer.
– Simon disait pourtant, intervint Morosini, que si nous faisions assez vite pour reconstituer le pectoral, Israël pourrait être sauvé ?
– Il lui fallait vous exciter à la chasse… et puis peut-être voulait-il y croire ? De toute façon, la tradition n’a pas dit qu’Israël retrouverait sa souveraineté dès que le pectoral serait rentré au bercail, mais bien que notre peuple ne pourrait retrouver sa terre et sa puissance tant que le symbole sacré des tribus ne serait pas de retour. Cependant, il est une épouvantable épreuve que nous ne pourrons pas éviter. Israël passera par les feux de l’Enfer avant de se retrouver.
Une heure plus tard, le pectoral était reconstitué dans son antique splendeur et le rabbin l’enveloppait du linge immaculé et de sa toile.
– J’aimerais mieux que vous le gardiez, soupira Morosini qui le regardait faire. Avant de mourir, Simon nous a dit que vous étiez le dernier Grand Prêtre du Temple dont certaines pierres sont imbriquées dans votre synagogue. Vous pourriez l’y cacher… dans le grenier, par exemple ?
Les yeux de Jehuda Liwa s’attachèrent à ceux du prince, perçants comme des flèches de feu :
– Ce n’est pas sa place. Ce que recouvre le toit de Vieille-Nouvelle ressort de la Justice et de la Vengeance divines. Le pectoral doit porter l’espoir en revenant là d’où il n’aurait jamais dû partir.
– Très bien ! Il en sera fait selon votre volonté…
Il avait étendu les mains, pris le paquet gris qu’il cacha contre sa poitrine, retenu par la ceinture serrée de l’imperméable.
– Est-ce que tu n’oublies rien ? dit le grand rabbin, voyant qu’il se disposait à partir.
– Si vous voulez ajouter votre bénédiction, je ne refuse pas.
– Je pense à cette femme de Séville dont l’âme en peine…
– Seigneur ! gémit Morosini qui devint tout rouge. La Susana ! Comment ai-je pu oublier celle à qui nous devons le rubis ?
– Tu as quelques excuses. Tiens !
Il prit sur le lutrin où reposait la Thora un mince rouleau de parchemin qu’il enferma dans un étui de cuivre avant de le donner à Aldo :
– Encore un voyage, mon ami ! Tu iras là-bas. Tu entreras, à la nuit close, dans la maison de cette malheureuse, tu sortiras le parchemin, tu l’étaleras sur les marches de l’escalier et tu repartiras sans te retourner. C’est son passeport pour la rédemption…
– Je le ferai !
– Nous le ferons, précisa Adalbert alors qu’ils regagnaient à pied par les petites rues nocturnes l’hôtel Europa. J’ai toujours adoré les histoires de fantômes !
Ce n’est qu’une fois dans l’hôtel qu’il obtint une approbation :
– Je serais content que tu viennes avec moi, mais j’espérais que tu me proposerais de m’accompagner à Jérusalem, fit Aldo en déposant le paquet du pectoral sur sa table de chevet et en en tirant la lettre que Jehuda Liwa avait glissée sous la toile.
– J’en avais bien l’intention ! En attendant qu’est-ce qu’on fait ?
– Il est trois heures du matin. Tu ne crois pas qu’on pourrait dormir un peu ? À mon réveil, j’appellerai chez moi pour savoir si Anielka est revenue. Il est temps que je lui arrache les griffes, à celle-là !
– Comment ?
– Je ne sais pas encore, mais je pense que l’annonce de l’extinction de sa famille devrait l’inciter à plus de compréhension. J’espère arriver à la convaincre d’aller vivre ailleurs…
– Je me demande, soupira Adalbert, si tu ne crois pas encore au Père Noël ? Bonne nuit, en attendant !
– Je serais étonné qu’elle soit mauvaise…
Il y avait longtemps, en effet, qu’Aldo n’avait dormi d’aussi bon cœur. L’anéantissement quasi total de la tribu Solmanski ainsi que la reconstitution du pectoral l’emplissaient d’une vraie joie qui se traduisit par un repos parfait. Vers le milieu de la matinée, il revint à la conscience avec l’impression de renaître accompagnée d’une formidable envie d’activité. Dès son réveil, il demanda Venise au téléphone et, en attendant, fit sa toilette – pour la première fois depuis des mois, il chanta sous la douche – et dévora un copieux petit déjeuner. Il allumait une cigarette en regardant un allègre petit soleil d’automne caresser les volutes modern style de sa fenêtre quand on lui passa la communication. Et tout de suite sa belle joie de vivre subit une rude atteinte :
– Aldo ! Enfin c’est vous ? fit au bout du fil la voix angoissée de Guy Buteau. Dieu soit loué ! Où êtes-vous ? Je vous croyais à Zurich mais au Baur on m’a dit que vous étiez parti depuis plusieurs jours en voiture avec monsieur Vidal-Pellicorne… Et nous, nous avons tellement besoin de vous !
– Nous sommes à Prague… mais, pour l’amour de Dieu, calmez-vous, mon ami. Qu’est-ce qui se passe ?
– Votre femme et votre cousine Adriana sont mortes… empoisonnées par un soufflé aux champignons… et Cecina ne vaut guère mieux.
– Empoisonnées ? Mais ça s’est passé où ?
– Ici, bien sûr. Au palais ! … Anielka entendait fêter avec la comtesse Orseolo sa prochaine prise de pouvoir. Elle avait ordonné à Cecina de leur cuisiner un dîner français… Elles ne l’ont jamais fini.
– Vous voulez dire que Cecina les a…
– Oui… et ensuite elle en a mangé aussi, de ce soufflé, mais…
Le téléphone se mit soudain à crépiter, Aldo n’entendit plus rien en dépit de ces « allô ! » frénétiques. Sinon la voix de la préposée de l’hôtel :
– Désolée, Monsieur, il doit s’être passé quelque chose… un orage peut-être, mais la ligne est interrompue !
Aldo raccrocha si violemment que l’appareil sauta et tomba. Sans plus s’en occuper, il se rua chez Adalbert qu’il trouva installé dans son lit en train de déguster un café viennois mousseux à souhait et tout enveloppé des fumées d’un odorant cigare. L’archéologue offrait une telle image de la béatitude que Morosini eut presque honte de troubler une félicité si bien gagnée.
– Quelle belle journée, hein ? émit Adalbert. Il y a longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?
– Toi, je ne sais pas, mais moi je prends le premier train pour Vienne où je pense attraper le Vienne-Trieste-Venise…
– Qu’est-ce qu’il y a, le feu ?
– Presque… il faut que je rentre au plus vite. En quelques mots, Aldo raconta sa trop brève communication téléphonique. Adalbert s’étrangla dans son café, jeta son cigare et sauta à bas de son lit…
– Je vais avec toi ! Pas question de te laisser rentrer tout seul.
– Et ta voiture ? Tu vas l’abandonner ?
– Ah, c’est vrai ! Écoute, va prendre ton train, moi je règle l’hôtel, je fais le plein et je repars. Je te rejoins là-bas… Pas fâché de voir d’ailleurs si je peux battre le chemin de fer !
– La route n’est pas facile, alors pas d’imprudences, s’il te plaît. J’ai mon compte de catastrophes !
Il se dirigeait vers la porte. Adalbert le rappela :
– Aldo !
– Oui ?
– Tu peux être franc avec moi ? Anielka et la meurtrière de ta mère, ça ne doit pas te causer une peine immense ?
– C’est vrai, mais Cecina, c’est autre chose ! Elle fait partie de moi et l’idée qu’elle m’ait tout sacrifié jusqu’à sa vie, ça, crois-moi, c’est intolérable…
Le dernier mot buta sur un sanglot. Aldo se jeta hors de la chambre dont il claqua la porte derrière lui. Dix minutes plus tard, un taxi le conduisait à la gare.
Prévenu par le télégramme qu’Aldo avait pris la peine d’envoyer avant de quitter l’Europa, Guy Buteau l’attendait à la gare de Santa Lucia avec le motoscaffo. Dans ce matin de novembre gris et pluvieux, l’ancien précepteur vêtu de noir ressemblait à l’image même de la désolation en dépit de l’angle guilleret sous lequel il plaçait toujours son chapeau melon. Lorsqu’il vit paraître Morosini, il se jeta dans ses bras en pleurant sans pouvoir dire un mot.
Jamais Aldo ne l’avait vu pleurer. La douleur de cet homme fin et courtois, toujours si discret, lui serra le cœur :
– Est-ce que… Cecina est ? …
Le vieux monsieur se redressa en tamponnant ses yeux :
– Non… pas encore ! C’est presque un miracle… on dirait qu’elle attend quelque chose !
– Mais enfin, comment cela s’est-il passé ?
– Madame Anielka, comme je vous l’ai dit, avait invité votre cousine pour fêter ce qu’elle appelait sa prise de pouvoir. Cecina n’a rien dit mais elle m’a fait savoir qu’elle aimerait que je sois absent. Ça tombait bien : je dînais chez Massaria. Elle a envoyé Livia au cinéma et Prisca chez sa mère en disant que, pour deux personnes seulement, elle et Zaccaria suffiraient. Après le premier plat qui était une bisque, Cecina se plaignit de douleurs « dans ses intérieurs » comme elle disait et expédia son mari chez Franco Guardini pour lui chercher de la magnésie…
– Il devait être fermé à cette heure ?
– Justement. Elle savait qu’il ouvrirait mais que ça prendrait du temps. Ensuite, elle a servi elle-même un magnifique soufflé aux truffes et aux champignons. Je vous l’avoue, je ne connais rien aux champignons. Toujours est-il que ceux dont Cecina s’est servi étaient mortels : les deux femmes ont dû mettre un quart d’heure environ à mourir. Ensuite, Cecina a mangé elle-même de son soufflé…
– Comment se fait-il alors…
– Qu’elle ne soit pas morte peu après ? C’est grâce à Zaccaria. Il a trouvé suspectes les soudaines douleurs de sa femme ; il s’est douté qu’elle préparait quelque chose et, au lieu d’aller chez Guardini, il s’est précipité chez Mlle Kledermann…
La valise d’Aldo lui tomba des mains et faillit rouler dans le canal :
– Lisa ? Ici ?
– Mais oui. Au début de cette année, elle a acheté discrètement, avec l’aide de notre notaire, le petit palais de San Polo où elle s’est installée avec une servante et un domestique pour y vivre sous un nom d’emprunt. Cecina allait la voir souvent. Elle disait que c’était bon pour son moral et je la crois volontiers… Elle était toujours plus gaie quand elle en revenait ; Zaccaria aussi d’ailleurs !
– Et vous ? Vous étiez au courant ?
– Oui, pardonnez-moi ! … Voyez-vous, à la fin de l’année dernière Cecina a écrit à Mlle Lisa pour lui expliquer comment vous avez été amené à épouser lady Ferrals. Alors elle a décidé de revenir et, chez elle, nous avons formé un petit club dont le but était de veiller au grain et de vous protéger le plus possible, parce que nous étions persuadés qu’auprès de cette malheureuse vous étiez en danger. Surtout quand vous avez annoncé votre intention de faire annuler votre mariage…
Les deux hommes embarquèrent dans le rapide canot dont Zian, en deuil lui aussi, garda les commandes, Aldo se contentant de s’asseoir à l’arrière avec son vieil ami :
– À l’hôpital ! ordonna M. Buteau, mais pas trop vite que nous puissions parler…
Le bateau démarra lentement, recula puis s’engagea dans le Grand Canal.
– Pourquoi ne m’avoir rien dit ? reprocha Morosini. Moi aussi, cela m’aurait fait du bien !
– Vous n’auriez pas pu vous empêcher d’aller la voir, et tout Venise en aurait conclu que vous aviez une maîtresse. Et surtout, elle ne voulait pas que vous connaissiez sa présence. Question d’orgueil, mon cher Aldo !
– Mais pourquoi ?
– Nous savons tous que vous l’aimez… mais le lui avez-vous jamais dit ?
– J’avais bien trop peur qu’elle me rie au nez. N’oubliez pas qu’elle a été ma secrétaire pendant deux ans et qu’elle n’a rien ignoré de mes aventures… sentimentales. Et puis, quand elle est venue m’apporter l’opale, quand j’aurais dû n’avoir d’autre geste que tendre les bras, Anielka est entrée… et Lisa s’est enfuie.
– Oh, elle avait bien l’intention de ne plus vous revoir. Sans Cecina, ce serait chose faite…
– Mais comment se trouvait-elle à Zurich ces jours derniers ? Elle est apparue pour me sauver au moment même où la femme qui portait mon nom m’accusait de meurtre.
– Elle a su que vous partiez avec son père. Elle a pris le train suivant…
– Et elle n’est pas restée là-bas ? Kledermann qui est déchiré de douleur doit pourtant avoir besoin d’elle ?
– Tous les hommes ne comprennent pas la douleur de la même façon. Sa femme confiée à la terre, Kledermann a choisi de se lancer dans ses affaires. Il est parti pour l’Afrique du Sud. Lisa est aussitôt revenue ici, plus inquiète que jamais de votre sort. C’est elle qui a empêché que Cecina ne meure peu après les deux autres. Elle est accourue avec Zaccaria et il n’a fallu qu’un instant pour comprendre ce qui s’était passé. Cecina était déjà à terre. Alors Mlle Lisa l’a noyée sous le lait et l’huile d’olive et a réussi à la faire vomir. Je suis arrivé à ce moment-là. Zaccaria avait envoyé Zian me prévenir et j’ai averti la police…
– Mon Dieu !
– Il le fallait bien. Cependant j’ai pris grand soin de téléphoner chez lui au commissaire Salviati qui a pour vous une sorte de vénération depuis le cambriolage de la comtesse Orseolo. Il est accouru aussitôt et tout s’est passé le mieux du monde : il a conclu qu’il s’agissait d’un de ces regrettables accidents comme il s’en produit parfois à l’automne, avec ces sacrés champignons que tant de gens prétendent connaître. Même une grande cuisinière comme Cecina pouvait se tromper : ce drame en était la preuve, puisqu’elle était elle aussi victime de sa préparation raffinée ! Que voulez-vous ajouter à ça ?
– Rien, sinon la vérité sur son état. Est-ce qu’on va la sauver ?
– Je ne sais pas. Les médecins pensent avoir réussi à éliminer le poison mais il semblerait que son cœur ait du mal à suivre. Elle était très grosse et ces émotions violentes, la passion qu’elle mettait en toutes choses ont fini par l’user…
– Était très grosse ? Ne l’est-elle plus ?
– Vous verrez. Elle a incroyablement changé en quelque jours…
Le bateau tournait dans le rio dei Mendicanti, dépassait San Giovanni e Paolo, la Scuola di San Marco, pour toucher terre enfin devant l’entrée de l’hôpital. À la suite de M. Buteau, Morosini grimpa un escalier, suivit un long couloir sans remarquer les saluts qu’on lui adressait, jusqu’à ce qu’enfin une porte s’ouvre devant lui et que le chagrin emplisse son cœur. Cecina était là, et il aurait pu ne pas la reconnaître. Immobile dans ce lit d’hôpital, déjà gisante, elle semblait diminuée de moitié. Le visage aux joues flasques, creusé, tragique, les cernes qui marquaient les yeux clos la retranchaient déjà du monde des vivants. Aldo n’eut besoin que d’un regard pour comprendre que celle qu’il aimait tant, sa presque mère, le génie familier de sa demeure vivait là ses derniers instants et qu’il n’y avait plus rien à faire.
La douleur lui tordit le cœur au point qu’il n’osa pas approcher. Debout au pied du lit, les poings crispés aux barreaux de fer peint, il chercha autour de lui un secours, une réponse encourageante, l’assurance que ce qu’il voyait n’était pas la vérité… et rencontra le beau regard sombre de Lisa qui, en le voyant entrer, s’était retirée dans un coin. Et ce regard-là était plein de larmes…
– Elle est… ?
– Non. Elle respire encore…
Alors, il alla vers Lisa, vers cette chaude lumière que sa chevelure mettait dans cette chambre d’agonie. Un instant, il resta planté devant elle sans pouvoir faire un geste, hypnotisé par le clair visage levé vers lui. Et puis, d’un geste qui lui vint naturellement parce qu’il l’avait rêvé tant de fois, il la saisit dans ses bras en éclatant en sanglots.
– Lisa ! balbutia-t-il en couvrant de baisers la tête qu’elle laissait tomber sur son épaule. Lisa… Je t’aime tant !
Ils restèrent un instant liés l’un à l’autre, unis à la fois par le chagrin et par l’éblouissement de l’amour qui ose enfin dire son nom, oubliant presque où ils se trouvaient. Mais, soudain, une voix se fit entendre, faible, exténuée :
– Eh bien… Tu y auras mis le temps !
Ce furent les dernières paroles de Cecina. Ses yeux, entrouverts, se refermèrent et, comme si elle n’avait attendu que ce moment, elle abandonna la lutte et glissa dans l’éternité…
Deux jours plus tard, la longue gondole noire aux lions de bronze, aux velours amarante brodés d’or, glissait sur la lagune en direction de l’île San Michele. Zian, tout de noir vêtu, lui donnait l’impulsion mais il n’avait, ce jour-là, qu’un seul passager : le cercueil de Cecina recouvert d’une housse de velours frappé aux armes des princes Morosini sous un monceau de fleurs.
Derrière, Aldo, Lisa, Zaccaria, Adalbert et la maisonnée suivaient dans d’autres gondoles, et tout Venise après eux parce que tout Venise connaissait et aimait Cecina. Aussi, aux élégants esquifs de l’aristocratie se mêlaient des barques, des barges même portant des maraîchers, des amis connus ou inconnus et surtout une imposante troupe de femmes vêtues de noir : les gouvernantes et les cuisinières de toute la ville. Tout ce monde chargé de bouquets ou de couronnes : la modeste enfant des quais de Naples recueillie durant son voyage de noces par la princesse Isabelle s’en allait vers le tombeau princier où elle reposerait avec un faste digne d’une dogaresse, au Bucentaure près !
Chose étrange, personne ne s’étonnait de l’éclat voulu par Aldo pour ces funérailles. Ce que ne savait pas l’une des cités les plus secrètes du monde, elle le devinait et les étranges événements qui s’étaient déroulés chez les Morosini depuis près d’un an ne laissaient personne indifférent. En outre, Venise qui renâclait déjà sous la poigne des fascistes voyait là une occasion de se réunir, de se retrouver…
Personne non plus pour s’étonner de ce que les corps d’Anielka et d’Adriana fussent encore déposés dans un caveau provisoire en dépit du fait que toutes deux, l’une par mariage, l’autre par droit de naissance, auraient dû être dirigées vers la tombe des Morosini. On savait qu’Aldo leur destinait une tombe commune. Leur complicité s’étendrait ainsi au-delà de la mort…
Le soir même, Aldo accompagnait Lisa au train pour Vienne où elle attendrait, auprès de sa grand-mère, le moment où tous deux pourraient se rejoindre et se donner l’un à l’autre sans provoquer de scandale. Mais il était déjà convenu qu’Aldo irait passer Noël en Autriche et qu’une bague de fiançailles serait son cadeau. Jusque-là, il aurait beaucoup à faire pour régler avec son notaire le sort des biens de son éphémère épouse dont il entendait ne rien garder : tout devrait rejoindre soit la succession Ferrals, soit une œuvre de charité. En outre, Morosini devait encore accomplir un voyage, le dernier sans doute en célibataire. Quelques jours après l’enterrement, il partait pour Séville en compagnie d’Adalbert. La Susana, elle aussi, avait droit au repos…