CHAPITRE 12 LE DERNIER REFUGE
Le lendemain, en début d’après-midi, Aldo arrêtait la voiture devant l’hôtel de l’Europe à Varsovie. Couverte de boue et de poussière, l’Amilcar n’avait plus de couleur visible mais s’était comportée vaillamment – seulement deux crevaisons ! – tout au long de l’interminable trajet qui, par Munich, Prague, Breslau et Lodz, avait mené ses conducteurs à bon port. Ils n’étaient pas très frais, eux non plus : la pluie leur avait tenu compagnie une partie du chemin. Ils arrivaient moulus, rompus, n’ayant dormi que par instants dans un engin apparemment pris de folie et qui dévorait la route sans se donner la peine d’en épargner les cahots à ses passagers. Cependant, ceux-ci étaient soutenus par l’espoir tenace d’arriver avant l’ennemi, soumis à des horaires de train qui ne concordaient pas toujours.
Un souci demeurait vif pour Aldo : il allait devoir retrouver sans guide le chemin caché dans les souterrains et les caves du ghetto, le chemin qui menait à la demeure secrète du Boiteux. Après plus de deux années, sa mémoire, si fidèle habituellement, ne lui ferait-elle pas défaut ? La pensée que les Solmanski, eux, semblaient connaître ce chemin l’obsédait. En arrivant, il voulait se précipiter aussitôt dans la vieille cité juive mais Adalbert se montra ferme : dans l’état de nerfs où était Aldo, il ne ferait pas du bon travail. Alors, d’abord une douche, un repas, et un peu de repos jusqu’à la tombée de la nuit.
– Je te rappelle que je vais devoir forcer la porte d’entrée d’une maison plantée au milieu d’un quartier grouillant de vie. Un coup à se faire lyncher ! Et puis l’urgence n’est peut-être pas extrême ? …
– Elle l’est pour moi ! Alors, va pour la douche et le casse-croûte, mais on dormira plus tard. Songe que je ne suis pas sûr de retrouver mon chemin. Qu’est-ce qu’on fera, si je nous perds ?
– Pourquoi pas une émeute ? Après tout, Simon est juif et nous serons en plein ghetto. Ses coreligionnaires se mobiliseraient peut-être…
– Tu y crois vraiment ? Ici ils ont encore le souvenir des bottes russes : ils sont fragiles et détestent le bruit… Et puis on verra bien. Pour l’instant, pressons-nous !
Nantis de chambres immenses, les deux hommes s’accordèrent le délassement d’un bain chaud qu’Aldo fit suivre d’une douche froide car il avait failli s’y endormir. Puis ils dévorèrent le contenu d’un vaste plateau où les traditionnels zakouskis au poisson fumé voisinaient avec un grand plat de koldounis, ces moelleux raviolis à la viande qu’Aldo avait appréciés lors de son dernier passage. Après quoi, ayant vérifié avec soin l’état de leurs armes et leur provision de cigarettes, Aldo et Adalbert emballés dans des imperméables qui les faisaient jumeaux – le temps, déjà froid, était gris et pluvieux – s’embarquèrent pour une nouvelle et dangereuse aventure.
– On y va à pied ! décida Morosini. Ce n’est pas si loin !
La casquette enfoncée jusqu’aux yeux, le col des Burberry’s relevés, le dos arrondi et les mains au fond des poches, on partit sous une espèce de bruine ressemblant comme une sœur à un crachin breton, qui ne ralentissait pas l’activité de la ville et ne cachait pas davantage sa beauté. Adalbert, qui n’était jamais venu, admirait les palais et les bâtiments de la Rome du Nord. Le Rynek avec ses demeures Renaissance aux longs toits obliques l’enchanta, et singulièrement la célèbre taverne Fukier dont Aldo lui dit quelques mots avant d’ajouter :
– Si l’on s’en sort vivants et si l’on n’est pas obligés de se sauver à toutes jambes, on restera deux ou trois jours ici et je te promets la cuite de ta vie chez Fukier. Ils ont des vins qui remontent aux croisades et j’y ai bu un fabuleux tokay…
– On aurait peut-être dû commencer par là ? Le verre du condamné… Au lieu de ça, je risque de mourir idiot !
– Défaitiste, toi ? On aura tout vu ! Tiens, voilà l’entrée du ghetto, ajouta-t-il en désignant les tours marquant la limite du vieux quartier juif…
Le mauvais temps aidant, la nuit s’annonçait déjà et, dans les guérites à guichet où les petits marchands de tabac tenaient leurs assises, les lampes à pétrole s’allumaient l’une après l’autre. Sans hésiter, Morosini s’engagea dans la rue principale, la plus large de l’antique cité marquée par les rails du tramway, mais il la quitta bientôt au profit d’une ruelle tortueuse dont il avait gardé le souvenir à cause de son aspect de faille entre deux falaises et aussi de la présence, à l’entrée, d’une boutique de brocanteur. Tout allait bien jusqu’à présent : il savait que l’artériole en question débouchait sur la placette pourvue d’une fontaine où était la maison d’Élie Amschel dont la cave gardait l’entrée secrète des souterrains.
Elle était bien là en effet, muette et noire avec ses marches usées et la petite niche de la « mezuza » que tout Juif se devait de toucher en pénétrant dans une maison :
– Espérons que la porte ne résistera pas trop longtemps et que nous aurons l’air d’entrer de façon assez naturelle ! marmotta Vidal-Pellicorne. Il n’y a personne en vue : c’est le moment d’en profiter.
– De toute façon, il faut la franchir. Si c’est en force, tant pis ! On nous prendra pour des policiers et voilà tout !
Mais la porte leur évita cette peine en s’ouvrant avec facilité sous les doigts agiles de l’archéologue et les deux hommes s’engouffrèrent dans le vestibule étroit et sombre, refermèrent soigneusement puis passèrent dans la vaste pièce du rez-de-chaussée que Morosini, lors de son premier passage, avait trouvée accueillante avec ses grandes bibliothèques, ses fauteuils en tapisserie et surtout le poêle carré qui répandait alors une bonne chaleur. Rien de tel aujourd’hui. Non seulement il n’y avait personne, mais la maison semblait abandonnée. Le froid, l’humidité générant une odeur de moisi, des toiles d’araignée et la fuite menue des souris furent seuls à accueillir les visiteurs. Personne n’avait pris la suite du malheureux Élie Amschel assassiné par les Solmanski.
L’électricité ne fonctionnait plus mais les fortes lampes de poche d’Adalbert et d’Aldo y suppléèrent.
– Nous ferions mieux, dit le second, de n’en allumer qu’une à la fois afin d’économiser les piles puisque, selon toi, nous avons un assez long voyage souterrain à effectuer…
– On peut peut-être même économiser les deux. Il y avait dans un coin des lampes à pétrole qui éclairaient bien.
Il les découvrit sans peine, posées sur un vieux coffre, et en prit une dont le réservoir était rempli. Il l’alluma et la tendit à Adalbert :
– Tiens ça ! Je vais soulever la trappe.
Écartant le vieux tapis usé, il empoigna l’anneau de fer et mit au jour l’escalier menant à la cave.
– Jusqu’à présent, je n’ai pas commis de faute, soupira Aldo. Espérons que ça va continuer et que je vais me souvenir du casier à bouteilles qu’Amschel manœuvrait…
Il s’arrêta, surpris : le casier et le mur auquel il était attaché avaient été manipulés ; le passage était grand ouvert. Quelqu’un était passé là, peut-être depuis peu et, craignant de ne pouvoir faire jouer le mécanisme de l’autre côté, on avait préféré laisser ouvert. Les deux hommes échangèrent un regard et, d’un même mouvement, mirent l’arme au poing. À présent, ils allaient avancer en terrain miné et il fallait éviter de se laisser surprendre…
– Dans ces conditions, murmura Adalbert, je laisse la lampe ici, ma torche est moins encombrante et avec elle, au moins, on ne risquera pas de flamber si on nous tire dessus.
Aldo approuva d’un signe de tête et le voyage souterrain commença. Plus fébrile qu’avant la découverte de l’ouverture. Peut-être qu’à cet instant même, Simon Aronov était en train de mourir. Morosini n’avait pas droit à l’erreur.
– Essaie de te détendre, conseilla doucement Adalbert. Si tu es trop nerveux, tu vas t’embrouiller…
Ce n’était, hélas, que trop facile ! Une suite de galeries s’ouvrait dont le sol était fait de vieilles briques pour les unes et de terre battue pour les autres. Aldo se souvenait d’avoir marché plutôt droit à la suite de l’homme au chapeau rond. Avec un peu de soulagement, il retrouva une ogive de pierre à demi écroulée qui se trouvait inscrite dans sa mémoire. Il se souvenait aussi d’avoir marché longtemps mais, quand il se trouva en face d’une patte d’oie, il fut obligé de s’arrêter, l’angoisse au cœur. Fallait-il prendre à droite, à gauche, ou aller tout droit ? Les trois couloirs ne s’écartaient que faiblement les uns des autres et lui s’était contenté de suivre son guide…
– Restons au milieu, conseilla Adalbert, et faisons encore quelques pas ! Si tu as l’impression qu’on se trompe, on reviendra en arrière pour essayer un autre boyau.
Ils continuèrent donc mais, assez vite, Aldo sut que ce n’était pas le bon chemin. Celui-là s’enfonçait dans la terre alors qu’il se rappelait avoir eu l’impression de remonter vers la surface. On revint donc à l’embranchement.
– Et maintenant ? souffla Adalbert. Qu’est-ce que tu choisis ?
– Il faut trouver une porte basse… sur la droite. C’était la première que l’on voyait depuis un moment…
En effet si, au départ, on avait trouvé de chaque côté plusieurs ouvertures fermées, soit de grilles, soit de vantaux en bois qui étaient des caves de particuliers, Aldo se souvenait d’avoir parcouru une sorte de boyau sans coupures.
– C’est une vieille porte à pentures de fer pour laquelle il faudrait la clé que possédait Amschel. Elle ne sera pas facile à ouvrir si on la trouve.
– Laisse-moi donc en juger !
Ils repartirent en s’efforçant d’aller aussi vite que possible. Le cœur d’Aldo battait lourdement dans sa poitrine, étreinte par un affreux pressentiment. Et soudain quelqu’un sortit d’un passage latéral, ou plutôt surgit. C’était un Juif roux portant barbe et cadenettes sous un bonnet crasseux.
En tombant presque sur les deux hommes, il poussa un cri de terreur.
– N’ayez pas peur, dit Morosini en allemand. Nous ne vous voulons aucun mal…
Mais l’homme hocha la tête. Il ne comprenait pas, et son regard ne perdait rien de sa méfiance apeurée.
– Je suis désolé, dit Adalbert dans sa propre langue. Nous ne parlons pas le polonais…
Un vif soulagement se peignit sur le visage barbu.
– Je… parle français ! dit-il. Qu’est-ce que vous cherchez ici ?
– Un ami, répondit Aldo sans hésiter. Nous le croyons en danger et nous venons l’aider…
Au même moment, étouffé par la distance mais tout à fait identifiable, l’écho d’un râle de souffrance leur parvint. L’homme bondit comme sous un coup de fouet.
– Il faut que j’aille chercher du secours ! Laissez-moi passer !
Mais Aldo l’empoignait par le col de sa lévite.
– Du secours pour qui ? … Il ne s’appellerait pas Simon Aronov par hasard ?
– Je ne sais pas son nom mais c’est un frère…
– Celui que nous cherchons est aussi un frère pour nous. Il habite quelque chose qui ressemble à une chapelle…
Une nouvelle plainte arriva. Aldo secoua son prisonnier plus violemment :
– Tu parles, oui ou non ? Dis-nous pour qui tu voulais du secours.
– Vous… vous êtes des ennemis… vous aussi !
– Non. Sur ma vie et sur le Dieu que j’adore, nous sommes des amis de Simon. Nous sommes venus l’aider mais je ne retrouve plus le chemin.
Un reste de méfiance tremblait encore dans le regard du Juif mais il comprit qu’il devait jouer cette carte inattendue.
– Lâ… lâchez-moi ! gargouilla-t-il. Je… vous conduis.
Il se retrouva aussitôt sur ses pieds.
– Venez par ici ! dit-il en s’enfilant dans le boyau d’où il sortait.
Aldo le rattrapa par sa lévite :
– Ce n’est pas le chemin. Jamais je ne suis passé par ici.
– Il y en a deux et c’est le plus court. Je suis obligé de vous faire confiance, moi. Vous pourriez me rendre la pareille…
Les hurlements de douleur continuaient :
– Vas-y, décida Adalbert. On te suit et gare si tu bronches !
Au bout d’une centaine de mètres, une faille s’ouvrit soudain dans la muraille et l’on déboucha dans la cave encombrée de débris dont Aldo se souvenait. L’inconnu indiqua alors l’escalier de fer dissimulé par l’amas de ruines. En haut, il y avait la porte, en fer elle aussi, datant des anciens rois. Elle n’était pas fermée. Là-haut, le cri n’était plus qu’un long gémissement. Sans plus s’occuper de leur guide qui en profita pour s’enfuir, Aldo et Adalbert, la tête au feu, foncèrent dans le petit escalier couvert d’un tapis pourpre que masquait la porte. Il n’y avait personne et personne non plus dans la courte galerie qui suivait : les bandits étaient trop sûrs qu’on ne viendrait pas les déranger ! Mais le spectacle que les assaillants découvrirent dans l’ancienne chapelle leur fit dresser les cheveux sur la tête : sur la grande table de marbre aux pieds de bronze, sous l’éclairage du chandelier à sept branches, Simon Aronov était étendu, dépouillé de ses vêtements. Ses mains et ses pieds étaient attachés aux pieds de la table avec une incroyable férocité : on avait brisé à nouveau sa jambe malade qui formait un angle tragique. Deux hommes étaient penchés sur lui : un colosse armé de tenailles rougies au feu d’un brasero qui lui arrachait des lambeaux de chair et, de l’autre côté, Sigismond, bavant d’une joie sadique, qui posait sans arrêt la même question :
– Où est le pectoral ? Où est le pectoral ? … Tout était bouleversé dans les bibliothèques que l’on avait dû fouiller à fond mais, sur le haut fauteuil en ébène du Boiteux, le vieux Solmanski trônait, l’œil allumé, le cou tendu, l’une de ses mains crispée sur le collier de Dianora. Près de lui, un comparse regardait et riait.
– Parle ! croassait le comte. Parle, vieux démon ! Ensuite on te permettra de mourir.
Les deux coups de feu partirent en même temps : Sigismond, le front troué par la balle d’Aldo, et le bourreau, la tête à demi explosée par le coup d’Adalbert, moururent sans même s’apercevoir de ce qui leur arrivait. Quant à Solmanski père, il put tout juste pousser un cri d’horreur :
Aldo le tenait sous la menace de son arme tandis que Vidal-Pellicorne abattait l’homme qui s’amusait tellement, avant de courir s’occuper du supplicié dont le corps n’était plus qu’une plaie, mais qui pourtant gardait conscience. Sa voix s’éleva, faible, chuintante, encore impérieuse :
– Ne le tuez pas, Morosini ! Pas encore !
– A vos ordres, mon ami. Mais ce ne serait jamais que le renvoyer là où il devrait être : n’est-il pas mort à Londres il y a quelques mois ? Puis, cessant de persifler : Vieille ordure ! J’aurais dû vous abattre sans explications quand vous souilliez ma maison de votre présence.
– Tu aurais eu tort, remarqua Adalbert qui essayait de faire boire un peu d’eau à Simon. Il mérite mieux qu’une balle ou un nœud coulant au petit matin. Fais-moi confiance, on va y veiller…
– L’Éternel y a déjà veillé, murmura Simon. Il ne peut plus marcher et ses hommes l’ont porté ici. Il tenait à me montrer lui-même qu’il avait le rubis… comme il possédait déjà le saphir… et le diamant.
– Pour ces deux-là, goguenarda Vidal-Pellicorne, il peut les mettre à la poubelle : ce ne sont que des copies…
Il s’attendait à des protestations furieuses, mais Solmanski ne voyait plus qu’une chose : le cadavre de Sigismond et le trou au milieu du front du beau visage cruel…
– Mon fils ! balbutiait-il… Mon fils ! Vous avez tué mon fils !
– Vous en avez tué d’autres, et sans le moindre regret ! fit Morosini dégoûté.
– Ces gens n’étaient rien pour moi. Lui, je l’aimais…
– Allons donc ! Vous n’avez jamais connu que la haine… Et, ma parole vous pleurez ?
Des larmes, en effet, coulaient sur les joues blanches et plates, mais elles n’émurent pas Aldo. D’un geste négligent, il prit le collier et s’approcha de Simon qu’Adalbert venait de détacher mais qui, après une si longue et si douloureuse résistance, ne pouvait plus bouger. Aldo regarda autour de la pièce.
– Y a-t-il ici un lit où l’on puisse vous porter ?
– Oui… mais c’est inutile. Je veux mourir… ici même. Là où ils m’ont mis… là où j’ai supplié… le Très-Haut de me délivrer… Je suis… plus fort… que je ne le croyais.
Les deux amis glissèrent un coussin sous sa tête et recouvrirent de la robe de chambre en soie arrachée par les bourreaux le corps brisé. Aldo, avec beaucoup de douceur, prit sa main :
– On va vous sortir d’ici… vous soigner ! Maintenant, il n’y a plus de danger et…
– Non… Je veux mourir… Ma tâche est finie et je souffre trop. Vous avez réussi votre mission, vous deux, à vous de l’achever.
– Vous voulez nous remettre le pectoral ?
– Oui… afin que vous y ajoutiez ce… magnifique rubis, mais il n’est pas ici. Je vais vous dire…
– Un instant ! recommanda Adalbert. Laissez moi tuer ce vieux truand. Vous ne voulez pas lui apprendre maintenant ce qu’il n’a pas pu vous arracher ?
– Si… justement ! Il n’en sera que plus malheureux quand… vous disposerez… ici la bombe à retardement que j’ai toujours tenue préparée en cas de besoin dans mes diverses résidences. Nous partirons ensemble… et je verrai si la haine… peut exister encore dans… l’éternité.
– Vous voulez faire sauter une partie de la ville ? demanda Aldo horrifié.
– Non… rassurez-vous ! … Nous sommes… en pleine campagne. Vous le verrez quand vous sortirez… par cette porte !
Sa main se leva pour indiquer le fond de l’ancienne chapelle mais retomba aussitôt, sans forces, sur celles d’Aldo qui voulut dire quelque chose. Le Boiteux l’en empêcha :
– Laissez-moi parler… Vous allez emporter ce collier… Vous irez à Prague : c’est là qu’est le grand pectoral… dans une tombe du cimetière juif… Donnez-moi à boire ! … Du cognac ! … Il y en a dans l’armoire à droite.
Adalbert se précipita, remplit un verre et, avec des soins de mère, en fit boire quelques gouttes au blessé dont les joues blêmes aux narines pincées reprirent un peu de couleur.
– Merci… Là-bas, vous chercherez la tombe de Mordechai Meisel, qui fut maire de notre cité sous l’empereur Rodolphe. C’est là que je l’ai enfoui après… m’être sauvé de mon château bohémien… Jehuda Liwa vous aidera quand vous lui aurez tout dit…
– Il sait déjà beaucoup de choses, dit Aldo, que j’aimerais pouvoir vous raconter. Nous vous avons suivi de près et…
Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’unique œil d’un bleu si intense naguère mais à présent presque décoloré. La bouche déchirée aux dents cassées esquissa même l’ombre d’un sourire :
– C’est vrai… j’ignore toujours où… était le rubis. Comment l’avez-vous retrouvé ? … Ce sera mon dernier plaisir…
Sans plus s’occuper du vieux Solmanski qu’Adalbert avait ligoté à son fauteuil avec les liens enlevés à sa victime, Morosini fit le récit de l’aventure depuis la nuit de Séville jusqu’à l’assassinat de Dianora. Aronov le suivit avec une passion qui semblait agir comme un baume sur ses chairs déchirées.
– Ainsi mon fidèle Wong est… mort ? exhala-t-il enfin. Il était mon dernier serviteur, le plus fidèle avec Élie Amschel. Je… me suis séparé des autres quand j’ai dû me cacher… Quant à vous deux… je ne vous remercierai jamais assez… de ce que vous avez accompli. Grâce à vous, le grand pectoral reverra la terre d’Israël… mais malheureusement, je n’ai plus d’argent à vous donner…
La voix croassante de Solmanski s’éleva, passant comme une râpe sur les nerfs des trois hommes…
– On t’a bien dépouillé, hein, vieille fripouille ? Le jour où mon cher fils a mis la main sur Würmli et s’en est fait un ami a été un jour béni. On t’a ruiné, poursuivi, traqué, presque tué !
– Il n’y a pas de quoi être fier, lui jeta Morosini avec un écrasant mépris. Tu vas mourir et tu n’auras même jamais vu le pectoral. Tu as tout manqué de ta vie.
– Il y a encore ma fille… ta femme, et crois-moi elle a toujours su ce qu’elle faisait. Elle est chez toi maintenant ; elle porte un enfant qui aura ton nom, tous tes biens, et que tu ne verras même pas naître parce qu’elle nous vengera…
Aldo haussa les épaules et lui tourna le dos :
– Oui ? Eh bien c’est ce que nous verrons ! Ne compte pas trop sur cette idée consolante pour te faciliter la mort ! Mais… tu as bien fait de me prévenir ! Puis, revenant vers Simon : À propos du grand rabbin de Prague, puis-je poser une question ?
– Je n’ai rien à vous refuser… mais faites vite ! J’ai hâte à présent d’en finir avec cette loque de chair et d’os…
– Comment se fait-il que vous n’ayez jamais été en contact, Jehuda Liwa et vous ? Cependant, il vous connaît, ainsi que votre mission ?
– Je n’ai jamais voulu faire appel à lui pour ne pas le mettre en danger. Il a trop d’importance pour Israël car il est, lui, le grand prêtre, le maître naturel du pectoral. À présent ce sont ses ordres qu’il faudra exécuter… Maintenant, il faut que vous trouviez la porte cachée…
Il voulut se soulever mais ses os brisés lui arrachèrent un cri de douleur. Aldo le prit dans ses bras avec une infinie douceur et il en fut remercié par un regard reconnaissant.
– Le rideau de velours noir entre… les deux bibliothèques… Tirez-le, Adalbert !
– Il n’y a que le mur derrière, fit celui-ci en obéissant. Et aussi un étroit vitrail.
– Comptez cinq moellons au-dessous du coin gauche… de ce vitrail et cherchez une aspérité sur le sixième… Quand vous l’aurez trouvée, appuyez !
Tous regardaient à présent Adalbert qui exécutait point par point les instructions. On entendit un léger déclic et, dans le mur même, une ouverture laissa passer l’air froid de la nuit.
– C’est bien, souffla Simon. Maintenant… la bombe ! Enlevez la torchère qui est la plus proche du coffre en fer… et le tapis qui est dessous.
– Il y a une petite trappe.
– L’engin est là… Apportez-le…
Un instant plus tard, l’égyptologue sortait un paquet composé de bâtons de dynamite et d’un détonateur assorti d’un mouvement d’horlogerie qu’il vint déposer sur la table de marbre souillée.
– Quelle heure est-il ? demanda Simon.
– Huit heures et demie, dit Aldo.
– Bien… réglez la montre… à neuf heures moins le quart… appuyez sur le bouton rouge… et allez-vous-en aussi vite que vous pourrez ! …
Un spasme de souffrance le tordit dans les bras d’Aldo qui s’insurgea :
– Un quart d’heure ? Vous voulez souffrir encore tout ce temps ?
– Oui… oui, parce que lui… là-bas… qui est bien vivant encore… il va subir une agonie encore pire… Allez-vous-en ! … Adieu… mes enfants ! … Et merci ! Si quelque chose vous plaît ici… prenez-le et priez pour moi… surtout quand Israël retrouvera sa terre… Oh ! mon Dieu ! … Reposez-moi… Aldo !
Morosini obéit. Simon haletait, la sueur coulant de son front, et ne pouvait retenir des gémissements.
– Vous n’allez pas me laisser là ? grogna Solmanski… Je suis riche, vous savez, et vous, vous en êtes de votre poche dans cette affaire. Je vous donnerai…
– Rien ! coupa Aldo. Je vous défends de m’insulter…
– Mais je ne veux pas mourir… Comprenez donc ! Je ne veux pas…
Pour toute réponse, Adalbert fit un bâillon d’une écharpe qui traînait à terre et l’appliqua sur la bouche du prisonnier. Puis il se mit à souffler les bougies :
– Appuie sur le bouton, dit-il à Aldo qui regardait le Boiteux endurer son martyre avec des larmes plein les yeux… et puis fais vite, si toutefois ta main ne tremble pas !
Morosini tourna la tête vers lui. Ils n’échangèrent qu’un bref regard, puis le prince déclencha la minuterie mortelle. Enfin, prenant son revolver où restait une balle, il l’approcha de la tête de l’homme qu’il respectait le plus au monde et tira… Le corps torturé se détendit. L’âme, délivrée, pouvait s’envoler.
– Viens, pressa Adalbert. Et n’oublie pas le rubis…
Aldo fourra le collier dans sa poche et s’élança tandis que son ami soufflait les dernières bougies… La porte se referma sur ce tombeau où restait encore un vivant…
Ils se retrouvèrent dans des éboulis et, après avoir couru quelques dizaines de mètres, ils se retournèrent pour voir ce qu’ils pensaient être une chapelle. À leur grande surprise, ils n’aperçurent qu’un tumulus formé de terre, de pierres et d’herbes folles et où n’apparaissait aucune trace d’ouverture…
– Incroyable ! souffla Vidal-Pellicorne. Comment avait-il pu réussir pareille installation ?
– De lui, rien ne m’étonne… C’était un homme prodigieux et je ne remercierai jamais assez le Ciel de m’avoir permis de le rencontrer…
Il avait une affreuse envie de pleurer et sans doute n’était-il pas le seul car Adalbert venait de renifler à plusieurs reprises. Il chercha la main de son ami et la serra brièvement :
– Allons-nous-en, Adal ! Nous n’avons pas beaucoup de temps et ça va sauter…
Ils reprirent leur course dans la direction où apparaissaient quelques lumières, peut-être les dernières maisons de Varsovie. Ils trouvèrent bientôt une route plantée d’arbres déjà dénudés mais au-delà desquels luisaient les eaux sombres d’un cours d’eau qu’Aldo reconnut aussitôt.
– C’est la Vistule et cette route, c’est celle de Wilanow qui doit être derrière nous. On sera très vite en ville…
Le bruit de l’explosion lui coupa la parole. Là-bas, le ciel s’embrasait. Puis une gerbe de flammes et d’étincelles jaillit du cœur du tumulus. D’un même mouvement, Aldo et Adalbert firent un signe de croix. Non qu’ils crussent à une quelconque rédemption de l’homme qui venait de payer ses crimes et ses forfaitures, mais par simple respect de la mort, quel que soit celui qu’elle atteignait…
– Je me demande, fit Vidal-Pellicorne, ce que penseront de ce bizarre tumulus les archéologues qui auront à travailler dessus prochainement ou dans des années…
– Disons qu’ils auront des surprises…
Et ils poursuivirent leur chemin en silence.
Dès le lendemain matin, ils partaient pour Prague, pressés qu’ils étaient de se débarrasser de la pierre meurtrière.
Ce même soir et à l’heure même où Morosini et Vidal-Pellicorne frappaient à la porte du grand rabbin dans la rue Siroka, à Venise Anielka et Adriana Orseolo s’installaient pour dîner dans le salon des Laques. En tête à tête…
Les deux femmes s’étaient quittées à Stresa, où Adriana avait séjourné vingt-quatre heures avant de regagner Venise tandis que sa « cousine » prenait le train pour rejoindre son frère à Zurich. Aussi, dès son retour au bord du Grand Canal, Anielka s’était-elle hâtée d’inviter à dîner « chez elle » celle qui était devenue sa meilleure amie. En effet leurs relations, entamées pour complaire à Solmanski père, jadis l’amant d’Adriana, et aussi pour déplaire à Morosini, s’étaient changées peu à peu en une complicité affectueuse.
Ce dîner que la « princesse » avait annoncé à Cecina sur le ton hautain qui lui était familier devait marquer, dans son esprit, un profond changement dans ses habitudes : persuadée qu’Aldo ne se tirerait pas si vite des griffes de la police helvétique et ayant, d’autre part, jeté au visage d’un époux détesté le masque de patience qu’elle portait, Anielka entendait se comporter désormais en dame et maîtresse du palais. Si Aldo réussissait à revenir avant la naissance du bébé, il n’aurait plus qu’à s’incliner devant le fait établi : sa réputation serait détruite – Anielka et sa « chère amie » comptaient bien s’en charger – il serait père et n’aurait plus d’autre solution que de marcher droit. C’était ce nouvel état de choses que l’on allait fêter dans l’intimité en attendant le grand dîner que la « princesse Morosini » comptait offrir prochainement à sa coterie d’amis internationaux et à quelques Vénitiens bien choisis, c’est-à-dire suffisamment désargentés pour être prêts à se faire les chantres laudateurs d’une femme à la fois riche, généreuse et belle.
– Je donnerai ce grand dîner dans une quinzaine de jours, déclara-t-elle à « sa cuisinière ». Ensuite, il me faudra compter avec l’enfant à naître et me ménager mais, pour ce repas avec la comtesse Orseolo, je veux de la cuisine française et du Champagne… Pas question de me faire avaler votre tambouille italienne que je déteste et que, d’ailleurs, vous feriez mieux d’oublier.
– Le maître l’aime !
– Mais il n’est pas là et ne rentrera pas de sitôt. Alors, mettez-vous bien dans la tête que si vous voulez rester ici, il faudra m’obéir. C’est compris ?
– Oh, c’est tout à fait clair ! fit Cecina du bout des lèvres. Madame la princesse commence son règne ?
– Vous pouvez le dire… encore que j’aimerais que ce soit sur un ton plus poli. Sachez ceci : je ne tolérerai plus vos insolences. Vous n’êtes rien d’autre ici que la cuisinière et vous pourrez en informer votre mari et mes autres domestiques…
Cecina s’était retirée sans autre commentaire, se contentant comme on venait de le lui ordonner de répéter à Zaccaria, Livia et Prisca ce qu’elle venait d’entendre. Zaccaria en avait été atterré. Quant aux jeunes femmes de chambre, elles s’étaient signées d’un même mouvement tandis que leurs yeux s’emplissaient de larmes :
– Qu’est-ce que ça veut dire, madame Cecina ? demanda Livia qui au fil des années était devenue le bras droit et la meilleure élève de Cecina.
– Que madame la princesse entend faire sentir son pouvoir à tout et tous dans cette maison.
– Mais enfin, s’écria Zaccaria, don Aldo n’est pas mort, que je sache ?
– Elle se comporte exactement comme s’il l’était.
– Et nous allons supporter ça ?
– Pour un temps, mon bonhomme, pour un temps…
À l’heure prévue pour l’arrivée de l’invitée, la cuisine du palais embaumait de senteurs exquises, il y avait des fleurs partout et la table ronde dressée au milieu des laques chinois portait les couverts de vermeil aux armes des Morosini, comme le ravissant service de Sèvres rose et les verres gravés d’or. Des roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal et Zaccaria, vêtu de sa plus belle livrée, accueillit donna Adriana avec sa courtoisie habituelle avant de servir aux deux femmes, dans la bibliothèque, le Champagne de bienvenue.
– Fêtons-nous quelque chose ? demanda Adriana en découvrant cette accumulation de raffinement dont elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un peu de gêne.
Tout eût été tellement différent si Aldo en personne était venu à elle, les mains tendues comme autrefois !
– Votre retour dans ces murs, ma chère Adriana, répondit Anielka très souriante. Et le début d’une nouvelle ère pour les Morosini.
On causa des événements qui avaient marqué l’anniversaire tragique de Mme Kledermann. En dépit de son empire sur elle-même, Adriana ne cacha pas sa surprise en apprenant qu’Anielka, après avoir subtilisé le collier, glissé ensuite à son frère, avait osé accuser son mari du meurtre :
– N’était-ce pas un peu… exagéré ? Je connais Aldo depuis l’enfance : il est incapable de tuer une femme…
– Je le sais, sinon il y a longtemps que je serais morte. Non, c’est un… ami de mon frère qui a tiré depuis le jardin avant de s’enfuir par le lac, mais Aldo avait besoin d’une leçon. J’espère que celle-ci sera profitable… et longue.
– Cela m’étonnerait. Les policiers suisses ne sont pas stupides. Ils s’apercevront vite de son innocence…
– Ce n’est pas sûr. Quand je me suis esquivée les choses prenaient une tournure peu sympathique pour lui. De toute façon, s’il échappe à ce petit piège, mon frère saura s’occuper de lui. Si vous voulez tout savoir, chère Adriana, j’espère bien ne jamais revoir mon cher mari, ajouta-t-elle en levant sa coupe.
Un toast auquel la comtesse Orseolo ne fit pas écho. Si forte que fût sa haine envers Aldo, elle n’aimait pas l’idée qu’un grand seigneur vénitien soit livré ainsi à une clique polono-américaine…
Heureusement, à cet instant, Zaccaria vint annoncer que madame la princesse était servie et les deux femmes passèrent à table en bavardant gaiement d’un avenir qu’Anielka, surtout, envisageait plein d’agréments :
– La maison d’antiquités peut très bien se passer d’Aldo, disait-elle en dégustant d’une cuillère délicate la bisque de langouste que le vieux maître d’hôtel venait de leur servir. D’ailleurs, ces dernières années elle s’en est passée plus souvent qu’à son tour. Je compte garder le cher monsieur Buteau…
– Au fait, où est-il ce soir ? Il ne dîne pas avec nous ?
– Non. Il est chez le notaire Massaria et je préfère qu’il en soit ainsi : il est beaucoup trop attaché à mon cher époux pour entendre ce que je voulais vous dire mais je n’aurai aucune peine à le garder. Aldo disparaîtra dans un accident… tout naturel et Guy s’attachera à l’enfant que je vais mettre au monde. Je veux que ce soit un fils !
– Il est difficile de forcer la nature, sourit Adriana. Il faudra bien prendre ce que D… le ciel vous enverra.
– Ce sera mon enfant à moi seule. Je garderai aussi le petit Pisani. Il m’adore bien qu’il se tienne à distance, mais il accourra au premier claquement de doigts. Je compte aussi faire venir mon père afin de veiller sur lui. Son infirmité l’éprouve beaucoup moralement mais il se sentira mieux ici, auprès de moi et de son petit-fils. S’il n’avait une affaire importante à régler à Varsovie, je ne lui aurais jamais permis de retourner dans notre palais, si froid, si lugubre par moments…
Le potage terminé, Zaccaria desservit mais ce fut Cecina qui apporta le plat suivant : un superbe soufflé. Anielka leva un sourcil mécontent.
– Comment se fait-il que vous serviez ? Où est Zaccaria ?
– Il faut l’excuser, madame la princesse. Il vient de glisser sur une épluchure dans la cuisine et il s’est fait très mal. En attendant que ça lui passe, je sers : un soufflé, ça n’attend pas.
– En effet, ce serait dommage, dit Adriana en contemplant avec plaisir la belle croûte aérienne et dorée. Ça sent merveilleusement bon !
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Anielka.
– Truffes et champignons mélangés, avec un rien de vieil armagnac…
Avec autant d’habileté et d’autorité que Zaccaria lui-même, Cecina, superbe dans sa plus belle robe de soie noire, un petit bonnet de même étoffe perché sur un chignon pour une fois rigoureux, remplit les assiettes puis se retira un peu à l’écart, sous le portrait de la princesse Isabelle, mère d’Aldo, et resta là, les mains croisées sur son ventre.
– Eh bien ? s’impatienta Anielka, qu’attendez-vous ?
– J’aimerais seulement savoir si mon soufflé est au goût de madame la princesse et de madame la comtesse ?
– C’est assez naturel, plaida Adriana. Dans les grandes maisons, le chef vient assister à la dégustation de son plat principal lors d’un grand dîner… N’est-ce pas, Cecina ?
– En effet, madame la comtesse.
– En ce cas… admit Anielka en plongeant sa cuillère dans l’odorante préparation.
Ce devait être délicieux car les deux convives se régalèrent. Debout au pied du grand portrait, Cecina regardait… attendant les premiers symptômes avec une avidité cruelle. Ils vinrent rapidement. La première, Anielka lâcha sa cuillère et porta la main à sa gorge.
– Que se passe-t-il ? Je ne vois plus rien… et j’ai mal, mal…
– Moi non plus… Je ne vois plus… Oh, mon Dieu !
– Il est bien temps d’appeler le Seigneur ! gronda Cecina. Vous allez avoir des comptes à lui rendre. Moi, j’ai réglé ceux de mes princes…
Et, aussi calmement que si elle assistait à une comédie de salon, Cecina regarda mourir les deux femmes…
Quand tout fut fini, elle alla chercher une petite fiole contenant de l’eau bénite, s’agenouilla auprès du cadavre d’Anielka et procéda, sur son ventre, à l’ondoiement de l’enfant qui ne naîtrait jamais. Puis elle se releva, revint au portrait de la mère d’Aldo, en baisa le pied comme elle eût fait d’une icône, murmura une fervente prière et enfin releva sa bonne figure givrée de larmes :
– Priez Dieu de m’absoudre, Madonna mia ! À présent, notre Aldo n’a plus rien à craindre et vous êtes vengée… mais moi je vais avoir besoin de votre secours. Priez, je vous en supplie, priez pour mon âme en péril !
Elle alla prendre sur la table le plat où il restait un peu de sa préparation meurtrière, rentra dans sa cuisine où elle avait fait le vide en expédiant son Zaccaria chez le pharmacien lui chercher d’urgence de la magnésie pour de soudaines et mythiques douleurs d’estomac – Livia et Prisca étaient l’une au cinéma l’autre chez sa mère – et là, elle s’assit devant la grande table où pendant tant d’années elle avait fait manger son petit Aldo et préparé des merveilles pour ses maîtres bien-aimés. Elle essuya ses larmes à un torchon qui traînait là, fit un signe de croix et avala une grande cuillerée du soufflé fatal.