« Sissi » et Katharina Schratt
Par un bel après-midi de l’été 1884, un équipage, dont la discrétion n’excluait pas une irréprochable élégance, s’arrêta dans le jardin d’une villa au jardin fleuri descendant jusqu’aux eaux bleues du lac de Saint-Wolfgang, dans le Tyrol autrichien. Une femme grande et mince, abritant sous une voilette et un chapeau à larges bords une beauté toujours éclatante, en descendit, faisant signe à une autre femme qui s’y tenait avec elle de demeurer.
Un instant plus tard, l’occupante de la villa, célèbre et charmante comédienne viennoise nommée Katharina Schratt, vit pénétrer dans son salon la dame de la voiture, dont la vue la suffoqua tellement qu’elle dut faire appel à toute sa présence d’esprit pour ne pas oublier sa révérence.
— Madame ! balbutia-t-elle. Je ne sais comment… Que Votre Majesté me pardonne, mais la voir apparaître tout à coup ici, chez moi…
— Comme un personnage de théâtre, n’est-ce pas ? Ne vous troublez pas, Madame Schratt ! Que ma visite vous surprenne n’a rien de très étonnant et je vous demande bien pardon de la faire impromptu, sans vous l’avoir annoncée. Mais je tenais à ce qu’il en soit ainsi. Maintenant, voulez-vous oublier un instant que je suis l’impératrice et m’accorder quelques instants où nous pourrons parler seulement en femmes ?
— Votre Majesté me rend confuse, murmura l’actrice qui, effectivement, avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. J’espère seulement qu’elle a besoin de moi et je la supplie de me dire ce que je peux pour son service ?
— Eh bien, d’abord vous asseoir ici, près de moi. Ensuite, je vous le répète, ne pas vous troubler, car c’est de l’empereur que je suis venue vous parler. Il a pour vous une grande amitié… de l’affection même, je crois ?
— Madame ! murmura Katharina au supplice, je ne sais ce que l’on a pu dire…
— Au sujet de cette amitié ? Des sottises, bien sûr, mais il se trouve que je sais la vérité. Soyez donc sans crainte aucune !
Elle tenait, en effet, en assez peu de chose, cette vérité. Quelques mois plus tôt, en novembre 1883, l’empereur François-Joseph, qui assistait, au Burgtheater de Vienne, à une représentation d’un drame intitulé Les Mains de fée, avait remarqué Katharina Schratt, nouvelle venue au théâtre et qui interprétait dans la pièce le rôle d’Hélène. C’était une jolie femme de trente-quatre ans, fraîche, gaie, aimable, fort bien élevée et très cultivée, avec de grands yeux clairs et un teint de pêche sous une masse de cheveux châtain doré.
L’empereur, habituellement taciturne et froid, tint à féliciter l’artiste pour son talent, et il le fit avec une amabilité qui laissa pantois le prince de Montenuovo, l’austère, rigide et insupportable maître de cérémonies de la cour pour qui le respect de l’étiquette était une espèce de vocation.
Quelque temps après, l’empereur (alors âgé de cinquante-trois ans) avait revu la jeune femme au fameux Bal de l’Industrie auquel tout Vienne se devait d’assister. Là, à la grande stupeur des assistants et de son entourage, il s’était longuement entretenu avec elle, déchaînant ainsi une énorme vague de potins passablement malveillants, mais qui n’empêchèrent nullement Katharina Schratt de devenir en quelque sorte la comédienne attitrée de la Cour. Elle parut dans les meilleurs rôles et dans les occasions les plus importantes , comme la soirée que donna l’empereur au château de Kremsiert en l’honneur du tsar et du Kaiser. Et, naturellement, il n’y eut qu’une voix dans Vienne pour proclamer qu’elle était devenue la maîtresse de François-Joseph, sur le sombre caractère duquel sa beauté et son charme semblaient du reste agir de la plus heureuse façon. Mais ce fut avec une mauvaise impatience que les commères guettèrent le retour de l’impératrice, partie pour l’un de ses éternels voyages. Comment Élisabeth prendrait-elle une aventure conjugale aussi largement affichée ?
C’était exactement ce que se demandait Mme Schratt en contemplant le beau visage de sa souveraine, un visage parfaitement serein et qui, même, lui sourit gentiment.
— Vous êtes charmante, dit-elle. Je sais que votre gaieté, votre esprit délassent l’empereur de son écrasant labeur. En un mot, vous lui faites du bien… un bien que je n’ai plus, moi, la possibilité de lui faire ! ajouta-t-elle avec une ombre de mélancolie.
— Pourtant… fit doucement Mme Schratt, l’empereur aime profondément Votre Majesté. Plus que tout au monde, je crois bien !
— Je sais ! Et de mon côté, j’ai pour lui une infinie tendresse. Mais, vous le savez comme tout le monde ici, je déteste Vienne, la cour où j’étouffe, ces palais sinistres où jamais je ne me suis sentie chez moi. Je les fuis autant que je peux… et l’empereur, qui y demeure attaché, est bien seul !
Cette fois, la comédienne ne répondit pas. Comme toute l’Autriche, elle connaissait le caractère fantasque de l’impératrice, sa crainte presque obsessionnelle de la folie, ses manies voyageuses, ses excès sportifs, et aussi les régimes insensés qu’elle s’imposait quand elle s’imaginait avoir pris quelques grammes.
Durant des semaines, Élisabeth se nourrissait exclusivement de raisins pressés et de cigarettes, mais n’en effectuait pas moins des marches ou des chevauchées d’une longueur propre à décourager un soldat endurci. Elle était déjà l’impératrice errante… en attendant d’être un jour celle de la solitude.
Et pourtant, il était bien vrai que son époux lui gardait intact l’amour des premiers temps de leur romanesque mariage, qu’il souffrait de la voir s’éloigner constamment de lui, car pas un instant, elle n’avait cessé d’être pour lui l’adorable Sissi d’autrefois. Mais entre ces deux êtres si dissemblables, il y avait l’Empire, énorme, écrasant qui tenait François-Joseph rivé comme un forçat à sa table de travail de la Hofburg ou de Schönbrunn. Et jamais Sissi, n’était parvenue à assouvir sa fringale d’espace et de liberté.
Tout cela, Mme Schratt le savait et, au fond de son cœur bien féminin, elle laissait toute sa sympathie aller vers l’empereur, qu’elle plaignait. Elle savait que si les étrangetés de sa femme n’étaient jamais parvenues à entamer son amour pour elle, il ne parviendrait jamais à les comprendre. Quel homme normal l’aurait pu, d’ailleurs ? Et il y avait chez François-Joseph un profond appétit de tranquillité, de bonheur simple et paisible. Dans la peau d’un gentilhomme campagnard, cet homme-là eût été parfaitement heureux. L’empire en avait fait un pointilleux bureaucrate.
— Vous ne répondez pas ? fit l’impératrice, un peu surprise du silence gardé par la comédienne. Cela vous ennuie-t-il tellement, ou même cela vous gêne-t-il dans votre vie privée de donner votre amitié à l’empereur ?
— Je n’ai pas de vie privée, Madame. Quant à mon amitié, elle est toute à l’empereur, s’il veut bien l’accepter.
— Ainsi, vous acceptez de vous occuper de lui… de le distraire ?
— De tout mon cœur !
— Alors, c’est bien ! Je vous remercie sincèrement, Madame Schratt, et j’ajoute que c’est toujours avec le plus grand plaisir que je vous verrai au palais.
La bizarre visite étant terminée, Élisabeth s’était levée, offrait sa main à la comédienne, qui s’inclina profondément pour la baiser. Un pacte venait de se conclure entre deux femmes. Un pacte qui avait pour but tout simple d’apporter un peu de détente à un homme écrasé sous sa charge.
Afin de donner à leur entente une sorte de consécration officielle, qui aurait l’avantage d’imposer silence aux cancanières, Élisabeth commanda au peintre officiel de la cour, Heinrich von Angeli, un portrait de Mme Schratt qu’elle désirait offrir à l’empereur. Et plusieurs fois, tandis que Katharina posait dans l’atelier de l’artiste, elle y vint avec François-Joseph pour surveiller les progrès du travail.
La livraison du portrait allait valoir à la jeune femme la première des innombrables lettres que le souverain écrirait à son amie en trente longues années d’attachement.
« Je vous prie de regarder ces lignes comme une marque de la profonde reconnaissance pour la peine que vous avez prise de poser pour ce portrait de M. Von Angeli. Une fois de plus, je dois vous répéter que jamais je ne me serais permis de vous demander un pareil sacrifice et que ma joie pour ce précieux cadeau est d’autant plus grande. Votre dévoué admirateur. »
Lettre d’amour ? Lettre d’affection bien plutôt, et jamais, par la suite, François-Joseph n’emploiera le langage plein de tendresse qu’il réservait à Sissi. Il appellera Katharina « Très chère amie » ou « Chère bonne amie » mais jamais « Mon ange chéri », comme il avait coutume de le faire pour sa femme. De temps en temps, il ira jusqu’à l’appeler Kathy, mais jamais personne ne pourra se vanter d’avoir entendu entre eux, ou lu dans leur correspondance, un terme indiquant une intimité plus grande. Pour sa part, Katharina ne dira jamais que Sire et Votre Majesté. Et pourtant…
Au matin du 30 janvier 1889, alors que Mme Schratt prenait son petit déjeuner à la Hofburg, en la compagnie et dans l’appartement de la comtesse Ida de Ferenczi, dame d’honneur préférée de l’impératrice, celle-ci entra plus pâle qu’une morte et, très vite, d’une voix qui se brisait, demanda à la comédienne de se rendre au plus vite auprès de l’empereur qui avait « besoin d’elle ». Puis, elle ajouta dans un souffle : « Le comte Hoyos vient d’arriver de Mayerling… Mon fils est mort… et la jeune baronne Maria Vetsera avec lui !… »
Le drame de Mayerling allait, en effet, amener, resserrement certain des relations entre François-Joseph et Katharina Schratt. L’été suivant, la jeune femme loua à Ischl une villa toute proche de l’imposante résidence où la famille impériale avait coutume de villégiaturer : la villa Félicitas. À Ischl, François-Joseph oubliait les rigueurs de l’étiquette, et se retrouvait le chasseur passionné qu’il avait toujours été. C’était avec un bonheur toujours nouveau qu’il se replongeait dans la nature.
À peine Mme Schratt fut-elle installée que l’on perça une petite porte dans le mur mitoyen des deux propriétés et chaque matin, l’on put voir l’empereur, vêtu d’une vareuse de chasse, botté, coiffé d’un feutre rond orné d’un blaireau et d’une plume, franchir cette petite porte et se rendre, à pied, à la villa Félicitas, grand chalet de bois aux balcons peints et ouvragés. Sur le perron, Katharina l’attendait.
Elle lui adressait une belle révérence, puis le précédait dans la grande salle où le petit déjeuner était servi. Un petit déjeuner qu’elle confectionnait elle-même, car elle était excellente cuisinière. L’empereur trouvait là le café viennois à la crème fouettée, le pain de campagne, les compotes, les confitures, les œufs et les fines saucisses qu’il aimait et que son hôtesse confectionnait comme personne. Tous deux déjeunaient alors en échangeant les nouvelles de la matinée.
Parfois, Mme Schratt essayait, doucement, de chapitrer son impérial ami.
— Votre Majesté travaille trop ! Elle a mauvaise mine, même ici. Elle devrait dormir davantage.
Car, surtout depuis la mort de son fils, l’empereur dormait de moins en moins. Chaque matin, hiver comme été, il se levait à trois heures et travaillait à ses dossiers jusqu’à l’heure du bienheureux petit déjeuner.
— Je dois faire mon métier, Kathy, et le faire bien ! Tout au moins, du mieux que je peux.
Ensuite, il s’accordait une promenade avec son amie, promenade à laquelle s’associait Élisabeth quand elle était là, ce qui était de plus en plus rare. Mayerling avait fait d’elle une sorte de grand oiseau noir, affolé et douloureux, qui errait inlassablement d’un bout à l’autre de l’Europe.
Les petits déjeuners d’Ischl devinrent si chers à l’empereur que, de retour à Vienne, il continua à se rendre chaque matin chez son amie, dans sa belle maison de la Gloriettengasse. Avec une joie enfantine, il se plaisait à proclamer que personne ne confectionnait, comme elle le café au lait et les saucisses. Ce qui inspira à l’écrivain français Robert de Fiers un mot cruel et peu élégant :
— Mme Schratt est une dame qui attache l’empereur avec des saucisses !
C’était cependant une vérité profonde. Ces instants de vie bourgeoise, ce semblant d’intérieur que lui apportait Katharina étaient devenus infiniment précieux au souverain. Mais bien sûr, on en vient malgré tout à se poser la question naturelle : fut-elle ou non sa maîtresse ?
Toutes les mauvaises langues de Vienne en étaient persuadées. Pourtant, l’amitié constante d’Élisabeth pour la jeune femme, l’affection que les jeunes archiduchesses manifestaient à Mme Schratt et le respect évident que lui témoignait François-Joseph s’inscrivent en faux contre ces bavardages. On peut supposer que, dans les tout premiers temps, la fraîcheur de la comédienne put tenter l’empereur privé d’amour mais, outre qu’il est impossible de l’affirmer, ce ne put être qu’une très brève passade.
Ce qui est certain, par contre, c’est la haine que cette amitié insigne valut à Mme Schratt de la part de certains personnages. Le plus acharné fut le prince de Montenuovo. Cet homme aux idées étroites, pétri de morgue plus qu’aucune altesse impériale, fut l’un des mauvais génies du règne et l’une des causes d’exacerbation de bien des problèmes familiaux des Habsbourg. Rodolphe eut à en souffrir ainsi que l’impératrice. Plus tard ce furent François-Ferdinand et son épouse morganatique, car c’était un homme qui ne désarmait jamais.
Tant que vécut Élisabeth, cependant, il n’osa pas trop faire sentir son animosité à Mme Schratt. Mais dès que Sissi fut tombée sous le poignard de l’assassin Luccheni, il donna libre cours à sa méchanceté. Mme Schratt fut chassée du Burgtheater pour avoir défendu une pièce qui mettait en scène Napoléon Ier. Et malheureusement, l’Empereur, peut-être mal informé, ne fit rien pour défendre son amie.
D’ailleurs, cruellement frappé par la mort de sa femme, il semblait avoir perdu presque toute sa vitalité. Le malheur s’abattait sur lui avec trop de régularité. Après Élisabeth, ce fut son héritier, assassiné à Sarajevo, ce fut la guerre. La fin du règne de François-Joseph sombrait dans le drame et le sang…
Au soir du 21 novembre 1915, par un sec et glacial coup de téléphone, Montenuovo apprit à Mme Schratt la mort de l’empereur, en lui précisant qu’il était peu souhaitable qu’elle vînt saluer la dépouille mortelle.
Poussée par une tendresse vieille maintenant de trente ans, elle osa passer outre et, portant deux roses, elle se rendit timidement à l’entrée des appartements impériaux, prête à implorer le maître des cérémonies de la laisser entrevoir encore une minute son vieil ami.
Mais elle n’eut pas à prier. Celui qu’elle vit venir à elle, c’était le nouvel empereur, Charles, qui, sans un mot mais doucement, vint prendre par la main cette dame déjà âgée, en larmes, pour la mener près de la couche funèbre, où elle se laissa tomber à genoux en sanglotant.
Le paisible roman était fini, mais Katharina Schratt devait longtemps encore en conserver pieusement la mémoire, car c’est seulement le 17 avril 1940 que s’éteignit celle que les Autrichiens avaient fini par baptiser, avec un peu de tendresse, l’impératrice sans couronne…