Le tour d’Europe d’un archiduc
Au premier coup de minuit sonné à l’horloge de la Hofburg, Johann Strauss frappa son pupitre de sa baguette et l’orchestre cessa de jouer. Le bal s’arrêta. Le Mardi gras venait de prendre fin et, avec les premières minutes du jour nouveau, commençait le Carême. Les couples se séparèrent, les femmes sur une révérence, les hommes sur un salut protocolaire, et l’archiduchesse Sophie se leva. Toutes les dames qui somnolaient plus ou moins, bien droites sur leurs chaises le long des murs de la salle de danse, en firent autant. Réveillée en sursaut, la comtesse Dietrichstein qui, elle, dormait à poings fermés et même ronflait quelque peu, sauta sur ses pieds avec un petit cri d’effroi.
Le face-à-main orné de diamants de l’archiduchesse s’arrêta tour à tour sur chacun de ses quatre fils : l’empereur François-Joseph, qui reconduisait sa danseuse, la séduisante comtesse Ugarte, les archiducs Charles-Louis et Louis-Victor, qui en faisaient autant, et aussi le second fils, l’archiduc Maximilien, le plus grand des quatre. Maxl, comme on l’appelait familièrement, semblait avoir beaucoup de peine à prendre congé de sa danseuse, une belle jeune fille blonde, la comtesse von Linden, qui était fille de l’ambassadeur du Wurtemberg. Elle était ravissante ce soir, dans une robe de tulle blanc toute simple sur laquelle s’étalait un magnifique bouquet de fleurs d’oranger qui avait fait jaser les commères toute la soirée. Mais l’archiduchesse toussota et le jeune homme, rappelé aux convenances, consentit enfin à ramener la jeune fille à sa mère.
— À bientôt, lui chuchota-t-il. Et merci d’avoir porté mon bouquet ce soir…
Cette phrase innocente alla malheureusement tomber dans l’oreille du gouverneur du prince, le comte de Bombelles, qui exerçait aussi l’office de maître des cérémonies et allait en faire toute une histoire.
Bombelles était un vieillard quinteux, grognon, tatillon, et d’autant plus austère que sa vie n’avait pas toujours été irréprochable. Il avait été l’amant d’abord puis le troisième mari de la sentimentale Marie-Louise, veuve de Napoléon Ier puis du général Neipperg. Il est vrai qu’en observant le maigre vieillard, ridé comme une pomme séchée, on éprouvait quelque peine à croire qu’il eût pu faire éclater de dévorantes passions. Mais n’ayant plus le droit d’être un homme à femmes, Bombelles se vengeait en empoisonnant l’existence de ceux qui en avaient encore la possibilité. Et le protocole était devenu son unique raison d’être. À peine les invités retirés, il demanda audience à l’archiduchesse et lui rapporta ce qu’il avait entendu.
Une heure plus tard, l’empereur était informé. Il refusa d’abord de prendre la chose au sérieux.
— Croyez-vous vraiment que ce soit si grave, ma mère ? demanda François-Joseph en souriant. Offrir un bouquet à une jeune fille n’est pas un crime.
— Si, quand on est archiduc d’Autriche et que le bouquet est en fleurs d’oranger. Voyons, Franz, comment ne comprends-tu pas que cette petite Linden va s’imaginer une foule de choses folles ? Je suis certaine qu’elle se voit déjà archiduchesse. Il faut faire quelque chose. Maxl est complètement fou.
Cette histoire ennuyait l’empereur, qui aimait beaucoup son frère. Sensible lui-même au charme féminin comme tout jeune homme normalement constitué, il lui trouvait beaucoup de circonstances atténuantes : la petite Linden était charmante. Et à vingt-trois ans, même lorsque l’on est empereur, il est difficile d’être sévère. Mais François-Joseph connaissait suffisamment sa mère pour savoir qu’elle le harcèlerait jusqu’à ce qu’il ait pris une décision conforme à ses propres volontés. Il réfléchit un moment, puis hasarda :
— Le mieux serait peut-être qu’il voyage un peu. Pourquoi ne pas en faire un marin ? Il se passionne pour les choses de la mer. Nous l’enverrions à Trieste et il naviguerait.
Le front soucieux de l’archiduchesse Sophie se détendit :
— C’est une excellente idée, mon cher Franz. Qu’il parte dès demain. Nous ne devons pas risquer qu’il revoie cette petite… qu’il oubliera très vite.
Ainsi fut fait. Dès le lendemain, Maximilien, tout ahuri, se vit embarqué pour les rives bleues de l’Adriatique et s’en alla visiter la flotte autrichienne. Il admit que c’était là une chose tout à fait intéressante, mais n’en continua pas moins à soupirer après sa petite comtesse. Et comme, décidément, l’empereur avait des remords d’avoir ainsi expédié son frère sans tambours ni trompettes, alors qu’une simple explication entre frères eût sans doute suffi, François-Joseph rappela Maxl au bout de quinze jours, sans rien dire à sa mère.
Naturellement, Maximilien ne se le fit pas dire deux fois et revint à Vienne sans perdre un instant. Mais avant de regagner le palais, il fit arrêter sa voiture devant certaine fleuriste du Ring et fit envoyer à la comtesse von Linden un gros bouquet de roses pâles.
Le soir même, à l’Opéra, où la famille impériale s’était rendue au grand complet, la petite comtesse portait entre ses mains gantées de blanc le fameux bouquet de roses qu’elle passa la soirée à respirer en regardant mélancoliquement du côté de la loge impériale où Maxl la couvait des yeux. L’archiduchesse Sophie pensa en étrangler de fureur. À vingt et un ans, on n’a pas le droit de se conduire avec cette coupable légèreté, surtout lorsque l’on est frère d’empereur.
Le conseil de famille fut plutôt orageux, et l’insupportable Bombelles, scandalisé plus que tout le monde, ne se fit pas faute de jeter de l’huile sur le feu. Soupirant intérieurement, François-Joseph se décida à réexpédier le coupable, mais beaucoup plus loin. Cette fois, il s’agissait d’un long voyage d’exploration au Proche-Orient, un voyage protocolaire aussi au cours duquel l’archiduc visiterait le sultan et tous les princes orientaux qu’il pourrait trouver. On lui adjoignit comme compagnon de voyage un Hongrois, le comte Julius Andrassy, grand seigneur aimable et de haute valeur morale. Brusquement promu contre-amiral, le pauvre amoureux quitta Vienne le désespoir au cœur et s’engagea dans son périple oriental, tandis que son empereur de frère se préparait à se rendre à Ischl afin d’y rencontrer sa cousine, la princesse Hélène de Bavière, que Sophie souhaitait lui voir épouser.
Maxl fit consciencieusement son métier d’ambassadeur et se montra un touriste plein de bonne volonté. Il alla même jusqu’à visiter le marché aux esclaves de Smyrne où il put admirer de fort belles créatures très dévêtues, incident de voyage dont il fit ingénument la relation écrite à l’usage de sa famille, et dont l’archiduchesse conçut une migraine. Vraiment, ce garçon donnait dans le dévergondage, et le mieux serait encore de lui trouver une épouse. Tandis que Maximilien prenait le chemin du retour, vers le milieu de l’été 1854, Sophie se mit en campagne pour trouver une seconde belle-fille, à son goût celle-là…
Car, entre-temps, François-Joseph s’était marié, et pas du tout suivant le choix de sa mère.
De retour à Vienne, Maxl trouva que la vie de famille manquait de plus en plus de charme. L’empereur croulait sous le travail et les soucis de l’Empire, l’archiduchesse Sophie passait son temps à tenter d’éduquer Sissi selon ses idées et martyrisait la jeune femme, les autres frères se faisaient tout petits. De plus, l’ambassadeur von Linden avait quitté Vienne pour Berlin avec toute sa famille. Plus rien n’avait d’intérêt.
Pour comble de bonheur, l’archiduchesse Sophie annonça un matin à son fils, et cela de ce ton sans réplique qui lui était cher, qu’il était désormais fiancé à la princesse Catherine de Bragance et qu’il avait tout intérêt à essayer de s’habituer à cette idée.
Cette fois, Maxl s’insurgea.
— Je ne l’aime pas, je ne la connais même pas. Je n’en veux pas…
— Tu n’as pas à vouloir ou à ne pas vouloir. La demande est faite et nous n’allons pas risquer une guerre avec le Portugal pour des raisons aussi stupides que les tiennes.
Furieux, navré car il ne pouvait oublier son grand amour, Maxl s’en alla conter ses malheurs à Sissi. Une profonde amitié l’unissait à sa petite belle-sœur. Tous deux avaient la même passion du cheval et faisaient ensemble de longs temps de galop qui entretenaient la colère latente au cœur de Sophie : Sissi attendait un enfant et se conduisait comme une folle.
— Tant que tu n’es pas marié, lui dit Sissi en manière de consolation, il ne faut pas désespérer. On ne sait jamais ce qui peut se passer.
La jeune impératrice ne croyait pas si bien dire. Comme l’on menait grand train les préparatifs du mariage, une nouvelle inattendue arriva à la Hofburg : la princesse de Bragance était morte subitement et l’on dut remiser les vêtements de fête pour prendre ceux de deuil. Maxl, bien entendu, prit la mine que la circonstance imposait mais poussa intérieurement un profond soupir de soulagement. On allait le laisser tranquille. Et il reprit de plus belle ses chevauchées avec Sissi.
Trouvant alors qu’il commençait à sentir un peu trop l’écurie, l’archiduchesse convoqua Bombelles une fois de plus. Avait-il une idée ?
Des idées, quand il s’agissait de protocole, Bombelles en avait toujours. Pourquoi ne pas renvoyer Maxl par les chemins ? Mais, cette fois, il pourrait parcourir les cours d’Europe afin de se former un jugement sur les différentes formes de gouvernement… et de jeter un coup d’oeil en passant sur les princesses à marier.
Une fois de plus, l’archiduchesse exulta, déclara que sans Bombelles elle ne savait vraiment pas comment elle se tirerait de ses soucis. Bombelles remercia, salua, puis rentra chez lui et se coucha. Il ne tarda pas à mourir, épuisé sans doute par tant d’idées brillantes. Et Maxl, une fois de plus, fit ses bagages.
Désireux d’éviter le danger le plus possible, ou tout au moins de le reculer, l’archiduc commença son voyage par l’Espagne. Là, pas de princesses à marier, rien à craindre. La reine Isabelle II attendait son premier enfant et l’accueillit cordialement. Il visita l’Escurial, Séville et Grenade, vit des courses de taureaux et se déclara enchanté. Puis il passa en France, où il arriva le 17 mai 1856.
Cette visite-là ne présentait pas plus de dangers que la première. Il y avait à peine trois ans que Napoléon III avait épousé la belle comtesse de Teba, Eugénie de Montijo, et le prince autrichien put se mêler sans contrainte à l’agréable vie parisienne sans craindre de voir l’ombre redoutable d’une princesse se profiler à l’horizon.
En Angleterre, pas davantage de pièges à redouter. La reine Victoria, mariée depuis seize ans au prince Albert de Saxe-Cobourg, avait bien des filles, mais l’aînée était déjà promise et les autres beaucoup trop jeunes. En outre, l’archiduc ne pouvait épouser qu’une princesse catholique. Maximilien alla aux courses, visita des écoles militaires, joua au cricket et au volant sur les pelouses de Windsor décrivant, ainsi qu’il en avait pris l’habitude depuis le début de ses voyages, toutes ses impressions dans les nombreuses lettres qu’il adressait à sa famille.
Mais il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte et, délaissant l’Angleterre, l’archiduc traversa la mer et passa en Belgique…
Depuis la révolution de 1830, qui avait séparé les Pays-Bas catholiques des Pays-Bas protestants, créant la Belgique, distincte de la Hollande, le nouveau pays avait un roi à lui. Il s’agissait du roi Léopold Ier, de la maison de Saxe-Cobourg à laquelle appartenait aussi le prince Albert, mari de Victoria. C’était un homme austère, intègre et industrieux, qui menait son pays de main de maître. Veuf une première fois d’une princesse anglaise, il avait ensuite épousé la princesse Louise d’Orléans, fille aînée du roi Louis-Philippe et avait eu la douleur de la perdre en 1850. Mais il avait des enfants, et surtout une fille de seize ans, une brune et fort jolie princesse. Fort sentimentale aussi et que la visite de l’archiduc autrichien mit en émoi.
En mai 1856, Maximilien, ignorant que sa venue soulevait une tempête au fond d’un cœur de jeune fille, faisait son entrée à Bruxelles et intéressait si fort Charlotte qu’elle ne cessa plus guère d’en parler.
— Comme il est grand ! et comme il est beau !… Ces yeux bleus, si doux, cet air romantique… et quelle barbe ravissante !
Ce jour-là, Mademoiselle de Steenhault, sa suivante, leva les yeux de sa broderie et sourit gentiment à la jeune fille :
— Extraordinaire surtout, cette barbe. J’avoue que je n’en avais encore jamais vu de pareillement taillée. L’archiduc a une mode bien à lui.
De fait, Maximilien avait longuement cherché avant de se décider pour la coupe de barbe qui était la sienne. Pour être sûr de ne pas tomber dans le commun, il avait imaginé de tracer une raie sur son menton et de partager la barbe en deux touffes égales qui se retroussaient coquettement vers les joues. Et comme cette barbe était d’un joli blond doré, l’ensemble formait un chef-d’œuvre auquel n’avait pas résisté le cœur sensible de la petite princesse belge, surtout quand on considérait le magnifique uniforme de la marine impériale qui servait de cadre au personnage.
— Votre Altesse n’ignore pas le but réel du voyage du prince. L’archiduchesse sa mère souhaite vivement lui voir prendre femme au plus vite. Il fait le tour des princesses d’Europe… et jusqu’ici n’a rien trouvé.
Charlotte devint toute rose de confusion, ce qui la rendit encore plus jolie. C’était réellement une charmante jeune fille. Elle était brune avec d’étranges yeux noir et vert, pointillés d’or, un teint de camélia, des traits fins et doux et la taille la plus fine qui se pût voir. Sans regarder sa compagne, elle se mit à tortiller les franges de sa ceinture.
— Pensez-vous… ma bonne, que j’aie quelque chance de lui plaire ?
Pour le coup Mademoiselle de Steenhault se mit à rire de bon cœur :
— Qu’il vous regarde une fois, une seule, et je réponds que son cœur ne pourra demeurer insensible, mon ange, dit-elle tendrement. Je suis sûre que vous êtes l’une des plus jolies princesses d’Europe.
Charlotte hocha la tête en soupirant :
— On dit l’impératrice Élisabeth si belle qu’aucune autre femme ne peut lui être comparée.
— Sans doute, mais l’impératrice est l’impératrice, et je ne crois pas qu’elle soit encore à marier. Et vous pouvez soutenir bien des comparaisons.
Un peu rassérénée, Charlotte s’en alla choisir sa robe pour le bal du soir. Son père s’était montré extrêmement généreux et lui avait offert plusieurs toilettes en vue de la visite de l’archiduc. Charlotte avait une grave question à débattre : la préférerait-il en vert pâle ou en blanc ?
Malheureusement pour elle, Maximilien ne la regarda pas. Il était de plus en plus pris par son nouveau métier de touriste impérial et quand il regardait une femme, c’était pour aussitôt la comparer mentalement à l’exquise comtesse von Linden… et la malheureuse s’effaçait aussitôt.
Il n’en était pas moins enchanté de son séjour et envoyait chez lui force lettres dans lesquelles il s’étendait longuement sur les aspects du pays et de la cour.
« La culture des fleurs dans ce pays est la plus belle que j’aie jamais vue. La cour est bien organisée. Dans toutes les villes, de superbes voitures m’attendaient. Par contre, l’ameublement des palais n’est pas beau. La banlieue de Laeken se glorifie de posséder une belle résidence, mais le palais royal de Bruxelles n’a même pas un escalier en pierre. Tout ici me semble construit en bois… »
Autre sujet de lettre : sa cousine, l’archiduchesse Henriette, qui était maintenant duchesse de Brabant et avait renoncé, comme elle le faisait jeune fille à Vienne, à dételer les poneys des laitiers pour les enfourcher. Elle se consolait en engloutissant d’énormes quantités de nourriture qui lui faisaient une silhouette aussi large que haute.
Si Maximilien avait pensé divertir les siens avec ces menus potins et ses descriptions, il se trompait. L’archiduchesse Sophie jugea qu’il se moquait d’elle, trempa sa plume dans son encre la plus acide et troussa pour son fils une de ces lettres dont elle avait le secret.
« Après tout, écrivait l’archiduchesse, Henriette est casée et n’offre plus d’intérêt. Mais lui, Maximilien, s’était-il donné la peine de regarder la fille de Léopold ? Ou bien avait-il l’intention de devenir un mémorialiste de profession ? »
Ainsi malmené, l’archiduc ouvrit les yeux et regarda Charlotte. Il vit qu’elle était, en effet, charmante et aussi qu’elle le contemplait avec des yeux extasiés. L’amour se lisait ouvertement sur ce visage ingénu et tendre et, un court instant, le jeune homme se sentit ému. Mais la crainte de s’engager fut la plus forte. Il ne pouvait se résoudre à se lier, à tout jamais, à une autre qu’à Paula von Linden. Elle seule méritait le don de toute sa vie.
Et dès le lendemain, Maximilien fit part au roi Léopold de son intention de poursuivre son voyage.
— Je dois encore visiter nos cousins de Hollande et du Hanovre, dit-il, assez gêné sous le regard sévère du roi. Ils m’attendent et je ne peux les décevoir.
Léopold Ier hocha la tête et s’obligea à garder le maintien impassible qui lui était habituel. Mais intérieurement, il avait bonne envie de corriger cet étourdi qui lui avait fait faire de grosses dépenses et qui n’avait même pas paru s’apercevoir de la présence de Charlotte. Pourtant, à Vienne, l’archiduchesse Sophie lui avait laissé entendre qu’elle avait sur la jeune fille des vues assez précises. Et ce benêt s’en allait…
Tremblant de rage contenue, le roi répondit :
— Soit. Voyez la Hollande et le Hanovre ! Un sage Habsbourg doit tout voir…
Cela laissait encore une porte de sortie, une perche tendue au jeune archiduc. Il pouvait encore dire que, sitôt ces visites protocolaires terminées, reviendra. Mais non… Maximilien ne dit rien. Il prit gravement congé du père et de la fille, ainsi que de toute la famille, puis monta en voiture et s’éloigna sans se retourner.
C’en était trop pour Charlotte. Avec un gémissement de désespoir, la jeune fille s’abattit dans les bras de son père et se mit à sangloter éperdument.
— C’est fini mon père, c’est fini… Il s’en va. Je ne lui ai pas plu… Et moi, je l’aime, oh, vous ne savez pas que je l’aime !
Doucement, le roi caressa les doux cheveux, jetant par-dessus la tête brune un regard de rancune vers la calèche franchissait là-bas les grilles de Laeken.
— Il faut être raisonnable, Charlotte. Moi aussi, j’avais espéré… Mais tous ces Habsbourg sont instables, changeants. On ne peut savoir ce qu’ils pensent vraiment.
— Oh moi je le sais, fit la jeune fille en pleurant de plus belle. Il ne m’aime pas. Et c’est cela qui est terrible.
Le roi n’ajouta rien. Il n’avait d’ailleurs rien à dire. Quels mots pouvaient être susceptibles de calmer un tel chagrin ?
Pendant ce temps, Maximilien poursuivait sa route vers le nord avec la sensation d’avoir échappé à un grand danger. Cette petite Charlotte avait réellement un charme profond et promettait d’être une fort jolie femme. Et que ce regard plein d’amour avait donc de grâce !… Mais épouser, quand on aime ailleurs, une femme aussi follement éprise, est-ce que ce ne servit pas se mettre au cou la pire des chaînes ? Non, il avait agi sagement. Mieux valait partir, sans laisser .
En Hollande Maximilien fit un séjour de tout repos. Pas la moindre princesse à marier. Pas même d’enfants. Une bien agréable détente, qu’il fallut cependant interrompre pour gagner le Hanovre. Là, les princesses ne manquaient pas, et notre voyageur se promit de bien mesurer ses paroles, ses sourires, et même ses regards, afin de ne pas faire naître de fâcheux espoirs dans d’autres cœurs féminins. Décidément, il se sentait de moins en moins fait pour le mariage.
À Berlin cependant, il allait se passer quelque chose…
Au palais royal, le bal battait son plein. Sur le parquet luisant de l’immense salle, les couples tournoyaient au rythme de la valse, entraînant dans leurs tourbillons les uniformes chamarrés des hommes et les immenses crinolines, couvertes de dentelles, des femmes.
Debout sous le dais, auprès de son hôte, Maximilien regardait d’un œil distrait et ne parvenait pas à décider avec quelle princesse il allait se lancer dans la foule.
Auprès de lui, sous le dais, le roi Frédéric-Guillaume IV sommeillait. La dégénérescence mentale qui allait bientôt l’écarter complètement du gouvernement commençait à être fort visible. Pour le moment, le monarque dormait avec application, totalement sourd aux flonflons de l’orchestre.
Soudain, Maximilien tressaillit. Dans la foule il venait d’entrevoir, émergeant d’une robe de dentelles noires, de blanches épaules, un ravissant visage et des cheveux dorés sous un diadème de diamants. Son cœur se mit à battre plus vite. Cette femme… mais c’était celle qu’il regrettait tant, c’était Paula, Paula son unique amour.
Il descendit les marches en courant, s’arrêta à la lisière de la piste de danse. L’exquise apparition s’était évanouie dans le flot des danseurs, emportée aux bras d’un homme grand et mince, vêtu d’un frac constellé d’ordres et de rubans.
Un bref instant, il la revit, posa une main nerveuse sur le bras de son voisin, un diplomate, dont il ne regarda même pas le visage :
— Cette jeune femme, en robe noire, n’est-ce pas la comtesse Linden ? Tenez, voyez, là… près des glaces, avec ce diadème de diamants.
L’interpellé parut un peu surpris. La pâleur du prince était extrême :
— La comtesse Linden ? Je ne crois pas, Altesse… La dame dont vous parlez est la baronne von Bulow. Elle est d’ailleurs avec son mari.
— La baronne von Bulow ? Vous êtes certain ?
— Tout à fait, Altesse. Ils sont mariés depuis peu. Mais j’y pense… je crois bien me souvenir en effet que le nom de jeune fille de la baronne était von Linden. Son père était un collègue du mien et nous servions ensemble…
Il pouvait continuer ainsi durant des heures, Maximilien ne l’écoutait plus. Les yeux agrandis, tout près des larmes, il regardait la gracieuse silhouette de la jeune femme que, maintenant, il voyait parfaitement. Soudain, par-dessus l’épaule du mari, il rencontra son regard, vit ce regard s’agrandir tandis que la bouche fraîche se contractait. Paula fit un geste, comme pour tendre une main vers lui mais elle se reprit, baissa les yeux qu’une lourde tristesse envahissait. Le mouvement de la valse l’engloutit à nouveau dans la masse des danseurs.
Alors, lentement, Maximilien revint vers le trône, remonta les marches. Le roi dormait toujours, mais le maître des cérémonies se pencha respectueusement vers le prince :
— Avec laquelle des jeunes princesses votre Altesse impériale souhaite-t-elle danser ?
Maximilien hocha la tête.
— Ce jour, dit-il, est l’anniversaire d’une perte particulièrement douloureuse, je ne saurais danser. Excusez-moi !…
Il s’éloigna peu après, laissant le malheureux maître des cérémonies se creuser désespérément la tête pour découvrir ce que pouvait être cet anniversaire si pénible pour les Habsbourg.
Le lendemain même, Maxl quittait Berlin et, désormais incapable de poursuivre ce voyage dont il était las, il reprit aussitôt le chemin de Vienne. Il y arriva un soir, sous une pluie battante, et quand la voiture qui le ramenait au vieux palais impérial passa devant certaine fleuriste du Ring, l’archiduc tourna la tête et ferma les yeux. Une larme se perdit dans la soyeuse barbe blonde qu’avait si fort admirée Charlotte. Une larme que l’obscurité cacha pudiquement.
Ce retour ne fut pas, tant s’en faut, salué par des cris d’allégresse de la part de sa mère :
— Je ne sais plus que faire de lui, dit-elle un soir alors que la famille était réunie. Il est revenu de ce voyage plus triste et plus sombre que je ne l’ai jamais vu. Il demeure des journées entières enfermé dans son appartement, sans en sortir, sans voir personne.
L’empereur ne répondit pas. Debout auprès d’une fenêtre, dans la petite tenue d’officier général qu’il affectionnait, il tambourinait contre une vitre en regardant, au-dehors, la pluie noyer la cour. Ce fut l’impératrice qui répondit à sa belle-mère :
— Il a revu la comtesse von Linden à Berlin, dit-elle doucement. Cela lui a fait beaucoup de mal.
L’archiduchesse s’assit d’un coup et fixa sa belle-fille d’un air horrifié :
— Grand Dieu, Sissi, que dis-tu là ? Il l’a revue… mais c’est abominable.
Sissi haussa les épaules.
— Oh ! non… même pas. Elle est mariée et vous n’avez plus rien à craindre. Mais Maxl a très mal. Je crois qu’il faut le laisser tranquille pour le moment. Sa peine s’endormira d’elle-même.
François-Joseph se détourna, vint lentement se placer entre sa mère et sa femme :
— Sissi a raison, mère. Laissons-le se remettre et voyons comment les choses tourneront.
— Le laisser tranquille, le laisser tranquille… comme tu y vas. Le temps passe, Franz… et ton frère ne rajeunit pas.
— Vingt-quatre ans, mère, ce n’est pas un bien grand âge. Laissons-lui six mois ou un an de réflexion.
— C’est bon, soupira Sophie, comme tu voudras. Après tout, je suis lasse de me donner tant de mal pour lui. Laissons-le donc à ses rêves. Mais les miens sont en fort mauvais état.
Enfermé chez lui, Maximilien ruminait sa peine et sa déconvenue. Il lui avait toujours semblé que celle qu’il aimait tant devait, réfugiée en quelque endroit mystérieux d’Europe, couler ses jours à l’attendre comme il le faisait lui-même. Les liens tissés entre eux ne devraient-ils pas être plus forts que tout ? Et voilà qu’il la découvrait infidèle, mariée à un autre, perdue à tout jamais pour lui…
Peu à peu, l’image blonde s’estompa. Une autre prit sa place : celle d’une jeune fille brune en robe de dentelles blanches, une jeune fille aux yeux étranges, d’un vert extraordinaire, moirés de noir et d’or… et dans ces yeux, il y avait des larmes. Celle-là l’aimait. Celle-là, malgré son chagrin, avait su garder sa dignité de princesse. Celle-là méritait le bonheur…
On ne peut tourner toute sa vie en rond autour d’un appartement, fût-il princier. Quand vint Noël, Maximilien s’en alla trouver sa mère et lui demanda la permission d’épouser la princesse Charlotte de Belgique.
Sophie faillit s’évanouir de joie et de saisissement. Mais c’était une femme de tête qui ne la perdait pas facilement. Elle savait, d’autre part, qu’il faut battre le fer quand il est chaud.
Le lendemain de cette annonce tant désirée, un messager extraordinaire quittait Vienne pour Bruxelles. Le comte Arquinto portait une lettre impériale qui demandait la main de la princesse Charlotte pour l’archiduc Maximilien.
27 juillet 1857
Dans sa chambre du palais royal, Charlotte se contemplait dans son miroir. En cette mariée resplendissante sous les diamants de sa couronne et sous le voile de précieuses dentelles qui avait été celui de sa mère, la blonde Louise d’Orléans, la jeune fille ne retrouvait plus l’enfant désolée du printemps de l’an passé. Cette fois, elle était heureuse, elle voyait un avenir merveilleux, fait d’amour et de joie, s’ouvrir devant elle.
Au-dehors, dans le chaud soleil d’été, les cloches sonnaient à toute volée. Le grand carrosse doré attendait la future épousée pour la conduire sous les voûtes solennelles de Sainte-Gudule, pour la mener vers celui qui l’y attendait et dont l’amour chaque jour se montrait davantage. Au-dehors, tout un peuple en fête clamait déjà sa joie et son impatience…
— Je serai heureuse, se promit Charlotte à mi-voix. Je serai heureuse et il le sera aussi. Parce que je le veux.
En cadeau de noces, François-Joseph avait confié à son frère la vice-royauté de Vénétie et de Lombardie. À peine la cérémonie terminée, le jeune couple prit le chemin classique des voyages de noces : l’Italie. Ce fut dans le plus beau palais de Milan que le jeune couple s’installa pour une longue, une merveilleuse lune de miel, qui vit éclore chez Maximilien un profond amour pour sa jeune femme. Un amour tel qu’il força même la sympathie des Italiens, hostiles à l’occupant étranger. Charlotte italianisa son prénom, devint Carlotta et apprit des romances italiennes. Elle apprit aussi la joie d’être presque reine et de faire les honneurs d’un grand palais. Elle avait des dames d’honneur, toute une cour, elle avait Maxl. Rien ne manquait à son bonheur, sinon peut-être un petit enfant, qui se faisait désirer.
Le temps passa sur ce couple heureux que l’Histoire eût dû oublier. Mais l’Histoire oublie rarement ceux que le destin a marqués. Bientôt, l’horizon s’obscurcit ; aidés par Napoléon III, les Italiens secouaient le joug autrichien. Au lendemain de Solferino, Charlotte et Maximilien durent s’enfuir et aller se réfugier au château de Miramar, somptueuse demeure que Maximilien avait fait bâtir près de Trieste, alors en terre autrichienne, et qui dominait les flots bleus de l’Adriatique.
Dès lors, inactifs, réduits aux seules occupations d’un seigneur sur sa terre et d’une femme d’intérieur, Maximilien et Charlotte ne tardèrent pas à connaître l’ennui. N’étaient-ils donc faits que pour couler ainsi une vie sans gloire, sans relief, terne et plate, à l’écart des remous du monde et du fracas des grandes affaires ? Ils avaient goûté au pouvoir, étaient nés tous deux aux marches d’un trône… Ils ne pouvaient plus se satisfaire de ce qui eût été pour beaucoup le comble du bonheur : vivre à deux au soleil d’Italie dans un décor de rêve. Le temps passa encore, mais de plus en plus lourd. Maximilien jouait de l’orgue et cultivait les fleurs, Charlotte brodait et jouait de la harpe. Aucun enfant ne s’annonçait…
Les deux époux, isolés dans leur prison dorée, se demandaient ce qu’il allait advenir d’eux quand, un matin de printemps 1862, un homme élégant et prolixe se présenta à Miramar. Il venait de la part de l’empereur Napoléon III, se nommait Guttierez Estrada. C’était un Mexicain, et il avait d’étonnantes, de passionnantes choses à dire.
— Ah ! prince, ne daignerez-vous pas devenir le sauveur du Mexique ? Apportez-lui le secours de votre grande patrie dont mon pauvre pays ruiné faisait autrefois partie comme l’un des plus beaux joyaux de la couronne de Charles Quint.
Guttierez Estrada parlait bien. Le petit Mexicain laissait déborder cette flamme latine, cet enthousiasme réchauffé au soleil tropical et, assis dans leurs fauteuils, dans un salon de Miramar dont les fenêtres ouvraient sur les magnifiques jardins et sur l’étendue bleue de l’Adriatique, l’archiduc Maximilien et l’archiduchesse Charlotte l’écoutaient, stupéfaits et déjà ravis. Ce fut Charlotte qui traduisit leur sentiment à tous deux :
— Régner sur le Mexique ? Vous nous offrez de porter couronne dans votre pays ? Quelle chose incroyable.
— Je vous offre, reprit Estrada, de relever le puissant empire aztèque d’autrefois, de monter au trône de Montezuma. Le Mexique a besoin d’ordre. Seul un empereur de grande race, aux origines incontestables tranchant sur tant d’agitateurs brouillons sortis de rien, dépositaire de la religion du Christ que chassent les révolutionnaires anarchistes, peut réaliser ce miracle. Le Mexique, Madame, est le plus beau pays du monde.
Le Mexicain était lancé et Charlotte, captivée, l’écoutait, voyant déjà s’étendre devant elle un merveilleux panorama aux vives couleurs. En outre, son orgueil, fait de l’ambition des Cobourg et de la fierté des Bourbons, lui montrait dans une gloire dorée ce signe fascinant de la toute-puissance : une couronne d’impératrice.
En Maximilien aussi, avide de mener enfin une vie digne de lui, et de ses aspirations, l’espérance et la joie palpitaient mais, plus calme, il n’en montrait rien.
— La proposition, fit-il gravement, ne manque pas d’un certain attrait, mais il me faut des garanties, et aussi une pièce exprimant les desiderata d’une majorité représentative de la nation mexicaine, car jamais un Habsbourg n’a usurpé un trône.
Guttierez Estrada ne cacha pas sa satisfaction. Il nota bien vite les paroles de l’archiduc dans son petit carnet, puis déclara :
— Ces conditions ne soulèveront aucune difficulté, Monseigneur, et je pense revenir bientôt vous apporter ce que vous demandez si légitimement.
Comment en était-on arrivé là ? Par quel chemin un Mexicain était-il venu trouver à Trieste un archiduc autrichien pour lui offrir la couronne de son pays ? C’était en fait une histoire compliquée et un peu folle.
Libéré depuis cinquante ans de la tutelle espagnole, le Mexique éprouvait les plus grandes difficultés à se gouverner : deux partis, représentés par deux hommes, se disputaient le pouvoir : le parti conservateur, qui avait son siège à Mexico et dont la tête était Miramon, et le parti libéral de Veracruz, que menait l’Indien Benito Juarez. On s’entretuait quasi quotidiennement et les pronunciamentos succédaient aux pronunciamentos (deux cent quarante en trente-cinq ans). Mais s’il était libéré de l’Espagne, le Mexique devait à l’Europe des sommes énormes que son anarchie ne lui permettait guère de payer et, parmi ses créanciers, le banquier suisse Jecker se montrait le plus intraitable.
Pour tenter de sauver d’insauvables créances, la France, l’Espagne et l’Angleterre étaient intervenues militairement. Mais Napoléon III, et surtout l’impératrice Eugénie, entrevoyant au Mexique un moyen de battre en brèche l’influence américaine et, peut-être, d’assurer à la France une intéressante zone d’influence, poussés d’ailleurs par les nombreux réfugiés mexicains qu’avait chassés Juarez, envoyèrent un corps expéditionnaire de 20 000 hommes, tandis que l’Espagne et l’Angleterre se retiraient. Les Français prirent Mexico, en accord d’ailleurs avec le président Miramon, et proclamèrent l’Empire, aux acclamations du parti conservateur et au grand soulagement des prêtres dont Juarez avait fermé les couvents et saisi les biens. L’archevêque de Mexico n’était-il pas venu à Saint-Cloud implorer l’empereur des Français de rendre le Christ au Mexique ? Prière que l’Espagnole et pieuse Eugénie n’avait pu entendre sans y mêler la sienne.
L’Empire proclamé, restait à trouver un empereur. C’est alors que l’on avait songé à Maximilien, qui n’avait rien à faire et que Napoléon III connaissait et appréciait. Ce couple impérial, beau et séduisant, soulèverait l’enthousiasme.
Au cours de longs mois, tandis que Charlotte trépignait d’impatience, des courriers s’établirent entre Miramar et Paris. Avec aussi Vienne et Bruxelles. Finalement, Maximilien s’engagea à payer les dettes du Mexique en quelques années, tandis que Napoléon III s’engageait à établir l’empereur sur son trône grâce aux 20 000 hommes qu’il avait là-bas, et à laisser la Légion étrangère six années durant pour affermir le trône. De son côté, François-Joseph leva par volontariat un régiment hongrois, et à Bruxelles, Léopold Ier en faisait autant. Napoléon III, en outre, fournirait encore de l’argent.
Enfin, les tractations prirent fin et le 10 avril 1864, dans la grande salle du trône de Miramar, Maximilien et Charlotte furent proclamés empereur et impératrice du Mexique. L’émotion fut si forte pour le nouvel empereur que le soir même, pris de fièvre, il dut se coucher.