Les dernières roses de Malmaison

L’ombre de Waterloo venait de s’abattre sur Paris incrédule. Il faisait chaud et dans cet air lourd qui les enveloppait, les Parisiens commençaient à chercher avec angoisse celui de la liberté.

Le 21 juin, à huit heures du matin, Napoléon était arrivé à l’Élysée, flanqué de Bertrand, de Drouot, de ses aides de camp Corbineau, Gourgaud, La Bédoyère, de son écuyer Canisy et de son secrétaire adjoint Fleury de Chaboulon. L’Empereur était d’une pâleur de cire et respirait difficilement. Ses traits étaient tirés, ses yeux ternis. Il regarda cette poignée d’hommes qui s’empressait autour de lui, bien petite troupe à laquelle s’étaient joints Caulain-court et Maret, duc de Bassano. Alors, avec un soupir qui trahissait l’oppression et la souffrance, il murmura : « L’armée a fait des prodiges, mais la panique l’a prise. Tout a été perdu… Ney s’est conduit comme un fou ! Il m’a fait massacrer toute ma cavalerie… Je n’en puis plus !… Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires… »

Puis, il posa sa main sur sa poitrine :

— J’étouffe là !…

Il ordonna qu’on lui préparât un bain et reprit :

— Oh ! la destinée ! Trois fois, j’ai vu la victoire s’échapper. Sans un traître, je surprenais l’ennemi ; je l’écrasais à Ligny si la droite eût fait son devoir ; je l’écrasais à Mont-Saint-Jean si la gauche eût fait le sien ! Enfin, tout n’est pas perdu !…

Il le croyait encore. Il y croyait vraiment et, peut-être, en fait, tout n’eût-il pas été irrémédiablement perdu si le maître de l’heure n’eût été Fouché, si les Chambres effrayées n’eussent trop aisément tourné leurs yeux vers les Bourbons.


En effet, la nouvelle que l’Empereur était revenu se répandait dans Paris et, déjà, l’on s’attroupait autour de l’Élysée. Des cris, des appels fusaient, réclamant celui que l’on avait trop aimé pour qu’il n’en restât pas quelque chose, cependant qu’un conseil dramatique s’ouvrait à l’intérieur du Palais. Conseil au cours duquel, malgré les protestations violentes de Lucien Bonaparte, on fit entendre à Napoléon qu’il lui fallait envisager l’abdication.

Il s’y résigna difficilement, mais s’y résigna tout de même car s’il se retirait, ce serait pour laisser le trône à son fils, le petit roi de Rome. Deux jours plus tard, les Chambres votaient dans ce sens.

— Tout s’est très bien passé ! déclara triomphalement Regnaud en venant annoncer à Napoléon le vote en question.

L’Empereur eut un faible sourire.

— Que mon fils règne en paix et je serai heureux. Il ne me reste plus qu’à choisir le lieu de ma retraite.

Cette retraite, depuis deux jours, il y avait pensé et même il en avait discuté avec la reine Hortense, qui était accourue le rejoindre à l’Élysée et y jouait le double rôle d’une maîtresse de maison pleine de tact et d’une fille aimante envers un père très malheureux. Dans un mouvement né sans doute dans son goût secret pour la tragédie, Napoléon avait songé s’en remettre à l’honneur de l’Angleterre. Mais Hortense et, avec elle, le général de Flahaut et le duc de Bassano l’en avaient énergiquement dissuadé.

— Vous n’avez rien à attendre de l’Angleterre, Sire, sinon le malheur.

Il choisit alors l’Amérique, qui toujours l’avait attiré. Tout de suite, il commença ses préparatifs.

Nombreux furent ceux qui proposèrent de l’y accompagner et le banquier Laffitte fut convoqué. Il était la fidélité même et l’Empereur savait qu’il pouvait lui faire entière confiance. Il s’entendit donc avec lui pour le dépôt de sommes importantes qui lui restaient et l’ouverture d’un crédit de même valeur aux États-Unis. Quant à la traversée de l’océan, elle n’offrait guère de difficultés : en rade de Rochefort, deux frégates, la « Saale » et la « Méduse », étaient prêtes à appareiller. Et dès le soir du 23 juin, Napoléon faisait demander au gouvernement provisoire de les mettre à sa disposition et de préparer ses passeports ainsi que ceux de sa suite…


Toutefois, dans Paris, le peuple commençait à s’émouvoir sérieusement. Il n’était pas dupe de cette prétendue reconnaissance de Napoléon II par les Chambres et savait qu’elle n’était qu’illusoire. De Gand, les Bourbons guettaient l’instant de revenir et ce n’était pas un empereur de quatre ans, sans autre défense qu’une mère déjà tournée vers un nouvel amour et sans plus de consistance d’ailleurs qu’une motte de beurre, et deux ou trois poignées de dignitaires fidèles qui les en empêcheraient.

La noblesse et la bourgeoisie, elles, se cachaient à peine d’attendre Louis XVIII dont elles espéraient beaucoup. Que l’ennemi approchât de la capitale était de peu d’importance pour ceux qui ne voyaient en lui que le retour aux anciens jours et l’effacement total de la Révolution. Alors les travaux partout s’arrêtèrent, les ateliers se fermèrent et les ouvriers parcoururent Paris en bandes imposantes, portant des drapeaux tricolores et des branches vertes, criant :

— Vive Napoléon II ! Vive l’empereur ! Mort aux royalistes ! Des armes, des armes !

Ces foules tumultueuses se succédaient sans relâche aux abords de l’Élysée. Des soldats, des fédérés, des femmes, de vieux militaires s’y joignaient et tout cela hurlait à pleins poumons pour engager l’empereur à lutter encore, à ne pas s’avouer vaincu et, surtout, à ne pas se laisser manœuvrer par le gouvernement provisoire en qui tous voyaient un ramassis de traîtres et d’agents de l’étranger. Pour l’empereur vaincu, Paris retrouvait les vieilles craintes et les vieux cris de la Révolution qui, cependant, avait abattu un trône.


« Jamais, écrivit plus tard un témoin de ces heures brûlantes, jamais le peuple qui paye et qui se bat ne lui avait montré plus d’attachement ! »


Mais, bien entendu, cet attachement trop bruyant ne faisait guère l’affaire de Fouché ni de son gouvernement. On craignit que Paris ne fût à feu et à sang quand entreraient les armées du tsar et du roi de Prusse. Et l’on fit prier Napoléon de vouloir bien quitter l’Élysée pour un séjour plus calme et plus écarté où il pourrait « attendre tranquillement que tout fût prêt pour son départ ». Ce fut le maréchal Davout qui fut chargé de cette mauvaise commission.

L’entrevue fut rude. Le maréchal se montra glacial et l’empereur ne lui pardonnait pas d’avoir si vite rejoint le parti le plus fort.

— Vous entendez ces cris ? dit-il. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple qui a l’instinct des vraies nécessités de la patrie, j’en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n’ont eu du courage contre moi que lorsqu’ils m’ont vu sans défense ! On veut que je parte ? Soit ! Cela ne me coûtera pas plus que le reste !

Et ces deux hommes qui, si longtemps, avaient combattu côte à côte, se quittèrent sans même une poignée de main…

Le soir, au dîner, Napoléon se tourna vers sa belle-fille et lui dit :

— Je désire me retirer à Malmaison. C’est à vous{1}. Voulez-vous m’y donner l’hospitalité ?

Des larmes mouillèrent les beaux yeux bleus de l'ex-reine de Hollande.

— Sire, dit-elle, Malmaison appartiendra toujours à l’ombre de ma mère et vous y serez toujours chez vous !

Et, prenant à peine le temps d’achever son dîner, Hortense commanda la voiture et partit aussitôt vers le petit palais de Rueil afin de tout y préparer pour le séjour de l’empereur.

Le lendemain dans l’après-midi, Napoléon gagnait la demeure qui avait été celle de son bonheur. Rien n’y était changé et quand Hortense, dans sa longue robe blanche, l’accueillit au seuil de la grande verrière, il eut un instant l’impression que Joséphine elle-même, la Joséphine de sa jeunesse, ravissante et fine, s’était levée de son tombeau pour l’accueillir. Et ce fut avec des larmes plein les yeux qu’il la releva de sa révérence et la tint, un instant, serrée contre lui.

— Merci, dit-il seulement, merci, ma fille !


À peine arrivé et tandis que sa petite suite s’installait (il y avait là le grand-maréchal Bertrand, les généraux Gourgaud et Montholon, le chambellan Las Cases, les officiers d’ordonnance Planât, Résigny, Saint-Yon, plus quelques serviteurs), il gagna la bibliothèque, s’assit au bureau d’acajou et écrivit pour son armée une ultime proclamation, une sorte de testament qui était aussi un adieu.


« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Je connais tous les corps, et aucun d’eux ne remportera un avantage signalé sur l’ennemi que je ne rende justice au courage qu’il aura déployé. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d’apprécier nos travaux ont vu dans les marques d’attachement que vous m’avez données, un zèle dont j’étais seul l’objet. Que vos succès futurs leur apprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m’obéissant. Sauvez l’honneur, l’indépendance des Français. Napoléon vous reconnaîtra aux coups que vous allez porter. »


Cette page d’histoire prit aussitôt le chemin du bureau du président du gouvernement provisoire afin d’être communiquée aux troupes qui, dans l’esprit de Napoléon, étaient désormais celles du jeune empereur, son fils. Mais Fouché craignait trop qu’après Paris, l’armée elle aussi ne prît feu. Il lut soigneusement la prose impériale, la mit dans un tiroir… et ne l’en tira plus !

Cependant, des voitures quittaient Paris et roulaient vers Malmaison. Les visiteurs affluaient. Il y eut d’abord les frères Bonaparte, Joseph, Lucien et Jérôme, puis le fidèle Savary, duc de Rovigo, qui tenait à suivre son maître en exil, le comte de La Valette, le duc de Bassano, les généraux de La Bédoyère, Pire, Caffarelli, Chartran, enfin le banquier Laffitte auquel Napoléon, ému de l’indignation qu’il manifestait devant la contrainte que la Sainte-Alliance faisait peser sur les décisions du gouvernement provisoire, déclara :

— Ce n’est pas à moi précisément que les puissances font la guerre : c’est à la Révolution. Elles n’ont jamais vu en moi que le représentant, l’homme de la Révolution…

Le soir venu, après le souper, il prit le bras d’Hortense pour faire avec elle quelques pas dans le jardin, plein de fleurs à cette époque de l’année. Les roses, les célèbres roses de Malmaison, embaumaient et éclairaient la nuit de leur neige odorante. L’Empereur ne disait rien. Il écoutait, il respirait ces senteurs qui étaient celles d’un autrefois plein de douceur. Et puis, tout à coup, Hortense l’entendit murmurer :

— Cette pauvre Joséphine ! Je ne puis réaccoutumer à habiter ici sans elle. Il me semble toujours la voir sortir d’une allée et cueillir une des fleurs qu’elle aimait tant… C’était bien la femme la plus remplie de grâce que j’aie jamais vue !

La voix s’enroua sur les derniers mots. Alors, Napoléon se tut et, serrant un peu plus fort le bras de la jeune femme, il reprit sa promenade mélancolique.

Il avait espéré ne faire à Malmaison qu’un court séjour. Ce n’était selon lui qu’une halte ultime avant Rochefort où devaient l’attendre ses frégates mais, alors qu’il réclamait sans arrêt le droit de prendre la route, le gouvernement traînait, tergiversait. Pour Fouché, ce voyage en Amérique était aussi illusoire que la proclamation de Napoléon II empereur des Français. À aucun prix, l’ancien conventionnel – et ancien ministre de la Police – ne voulait d’un Napoléon en liberté au cœur de cette patrie de ladite liberté qu’étaient alors les États-Unis. Il était de ceux qui souhaitaient pour lui une solide détention en forteresse, ne fût-ce que pour lui apprendre à lui avoir un jour enlevé son cher portefeuille pour le donner à « l’incapable Savary ! ». Il écrivit donc à Wellington en lui demandant une sorte de laisser-passer pour les frégates de Napoléon. Une manière comme une autre de l’avertir de ce qui se préparait. Après quoi, paisiblement, il attendit la réponse…

À Malmaison, Napoléon coulait des jours à la fois ; doux et fiévreux, réconfortants et mélancoliques. Après les hommes, les femmes venaient vers lui, celles qu’il avait aimées et dont beaucoup le lui avaient rendu. L’une des plus assidues fut la charmante comtesse Caffarelli. Elle avait été son Waterloo amoureux car, profondément honnête et éprise de son mari, la jolie Julienne avait repoussé les avances d’un maître plus séduit qu’il n’aurait fallu par sa brune beauté. Mais elle avait eu assez d’intelligence et de cœur pour s’assurer, en échange, estime et l’amitié de l’empereur. C’était la limpidité de son regard franc, la chaleur de son amitié que la comtesse apportait au vaincu de Waterloo, rien de plus… mais rien de moins.

Arriva aussi la belle Madame Duchâtel. Jadis lectrice de Joséphine, elle avait inspiré à Napoléon un caprice violent qui avait fort inquiété l’Impératrice. Une scène mi-burlesque mi-violente termina cette histoire et Napoléon rompit à cause des larmes de Joséphine, mais il avait toujours conservé une certaine tendresse à cette jolie femme souriante et douce qui lui rappelait des heures si charmantes.

Bien entendu, la duchesse de Bassano vint faire ses révérences. Après le divorce et avant l’entrée en scène de Marie-Louise, elle avait connu, elle aussi, les joies de l’alcôve impériale et rapporté un fort substantiel souvenir sous forme du maroquin des Affaires extérieures pour son mari. Mais elle savait s’en montrer convenablement reconnaissante.

Une autre ancienne maîtresse apparut à son tour : Mme de Pellapra. Le valet de chambre de l’empereur, Marchand, l’avait rencontrée un après-midi, errant autour de Malmaison où elle n’osait se présenter à cause de la présence d’Hortense.

— Pourtant, je voudrais tellement voir l’empereur ! Il faut absolument que je lui parle d’une affaire importante pour lui.

L’affaire importante, c’était la trahison de Fouché dont la jeune femme, dès avant Waterloo, avait eu connaissance et dont elle avait averti l’empereur. Cette fois, elle souhaitait lui faire connaître les bruits alarmants qui couraient sur le comportement du chef du gouvernement provisoire.

Naturellement, Napoléon la reçut d’autant plus volontiers que cette femme, gaie et charmante, l’avait toujours amusé. Quand elle lui eut fait part de ce qu’elle savait, il chassa un instant les pensées noires qui lui étaient venues pour s’accorder un moment de récréation. Malicieusement, il demanda à sa visiteuse :

— Racontez-moi ce que vous avez fait après mon départ de Lyon ? On m’a rapporté que vous aviez servi ma cause de bien divertissante façon !

Mme de Pellapra se mit à rire et ne fit aucune difficulté pour lui raconter comment, habillée en paysanne, elle avait arpenté toutes les routes d’alentour et distribué des cocardes tricolores à l’armée de Ney venue initialement arrêter la marche de Napoléon vers Paris lors du retour de l’île d’Elbe.

— Montée sur un âne, avec des paniers, je faisais semblant d’aller vendre des œufs et personne n’avait l’idée de m’arrêter. Je riais, je passais. Je n’avais pas de mot de passe, mais j’avais le mot pour rire et, quand j’arrivais devant les soldats et que je leur donnais mes cocardes, ils jetaient la planche en criant : « Vive la poule qui a pondu ces œufs-là ! »

Pour la première fois depuis longtemps, Napoléon se mit à rire et d’aucuns prétendent que, ce jour-là, Mme de Pellapra ne quitta pas Malmaison avant le lever du soleil.

La jolie et frivole Éléonore Denuelle de la Plaigne, qui lui avait donné un enfant, ne vint pas à Malmaison. Mais l’empereur demanda qu’on lui conduisît le petit Léon, un enfant blond dont la ressemblance avec le roi de Rome frappa la reine Hortense. Le petit garçon était élevé, alors, près de Paris, dans une pension choisie par Napoléon lui-même, sa mère ne s’en occupant pas outre mesure.

— Qu’allez-vous en faire ? demanda Hortense. Je m’en chargerais volontiers, mais ne pensez-vous pas que ce serait peut-être donner sujet à la méchanceté de s’exercer contre moi ?

— Oui, vous avez raison. Il m’eût été agréable de le savoir près de vous, mais on ne manquerait pas de dire qu’il est votre fils. Lorsque je serai en Amérique, je le ferai venir.

Et ce fut sur cet espoir souriant qu’il regarda la voiture emmenant le petit Léon franchir les grilles de Malmaison. Mais jamais il ne devait revoir l’enfant qui ressemblait au roi de Rome !

Cependant, les armées des Alliés approchaient de Paris. On se battait entre Nanteuil et Gonesse et Paris bouillait. Comme cela devait se reproduire en 1871, après la défaite de Sedan et sur la généreuse impulsion de la Commune, Paris voulait se battre, Paris voulait se défendre et ne comprenait pas que l’on gardât l’empereur prisonnier à Malmaison (il n’y avait pas d’autre mot car le général Becker, même si cela ne lui plaisait pas beaucoup, avait reçu l’ordre de « veiller à la sécurité de Napoléon ») et que l’on perdît du temps en parlotes alors que l’ennemi était tout proche. Des bandes d’ouvriers et de soldats parcouraient la ville avec des cris menaçants. Des appels aux armes, des tracts provocateurs étaient jetés, la nuit, sur le seuil des portes. Le gouvernement provisoire qui, sur l’inspiration de Fouché, s’apprêtait à proposer le retour de Louis XVIII, prit peur. Si Napoléon restait aux portes de Paris, on pouvait s’attendre au pire. Il fallait qu’il parte. On lui fit savoir qu’il eût à quitter Malmaison pour gagner Rochefort, où il aurait tout le loisir d’attendre le fameux sauf-conduit fantôme que nul n’avait jamais eu l’intention de lui donner.

Méfiant, Napoléon refusa de partir. Il connaissait trop ceux auxquels il avait affaire pour ne pas deviner leurs projets. Il ne quitterait Malmaison qu’avec ses sauf-conduits.

La panique montait autour de lui. L’entourage de l’empereur savait que Fouché et les autres étaient tout prêts à livrer leur ancien souverain aux Alliés. Certains envisageaient pour lui la détention à vie, d’autres tout simplement le peloton d’exécution. Napoléon refusa cependant de céder, mais pressa Hortense de le quitter.

— Moi je ne crains rien. Mais vous, ma fille, partez, quittez-moi !

Hortense, naturellement, refusa.

Dans la matinée du 28 juin, le général de Flahaut s’en alla aux Tuileries demander que les frégates missent à la voile dès l’arrivée de l’empereur à Rochefort et sans attendre les sauf-conduits. Il se heurta à Davout, incompréhensiblement converti à la politique de Fouché, « dont il était le bras ». Une violente altercation opposa les deux hommes.

— Général, s’écria Davout, retournez auprès de l’empereur et dites-lui qu’il parte ; que sa présence nous gêne, qu’elle est un obstacle à toute espèce d’arrangement, que le salut du pays exige son départ. Qu’il parte sur-le-champ, sinon nous serons obligés de le faire arrêter ! Je l’arrêterai moi-même !

Flahaut, alors, dévisagea froidement le maréchal et, avec le maximum de rage et de mépris :

— Monsieur le Maréchal, il n’y a que celui qui donne un pareil message qui soit capable de le porter. Quant à moi, je ne m’en charge pas. Et si, pour vous désobéir, il faut vous donner sa démission, je vous donne la mienne !

Puis, le cœur navré, il revint à Malmaison où il n’osa pas, « pour ne pas ajouter à ses douleurs », rapporter à Napoléon les paroles de Davout. Il y avait d’ailleurs auprès de l’empereur beaucoup de monde. Madame Mère et le cardinal Fesch étaient venus et aussi Corvisart, et Talma, et la duchesse de Vicence et tous les autres fidèles.

Vers la fin de la matinée, une voiture s’arrêta devant le palais. Une femme en pleurs, tenant un petit garçon par la main, en descendit : Marie Walewska, « l’épouse polonaise », celle dont l’amour fidèle n’avait jamais cédé, celle que l’on avait vue à l’île d’Elbe, et plus récemment, aux Tuileries. Napoléon courut vers elle et la serra dans ses bras.

— Marie ! Comme vous semblez bouleversée !

Il l’entraîna dans la bibliothèque où, longuement, désespérément, elle le supplia de gagner Paris, de rassembler l’armée, le peuple qui le réclamait à grands cris, de marcher au-devant de l’envahisseur, de se défendre enfin et sa capitale avec lui ! Mais il refusa. Il savait qu’il ne pourrait rien contre les armées coalisées, régulières et disciplinées avec une armée de hasard, héroïque sans doute mais qui se ferait hacher inutilement. Cette fois, le sacrifice et le sang versé seraient inutiles et ne serviraient qu’à livrer plus totalement Paris à la vengeance de l’ennemi.

— Non, Marie, dit-il. Il faut que je parte ! Non parce qu’« Ils » le veulent… mais parce que je le dois à mon fils !

Elle s’écroula, secouée de sanglots.

— J’aurais tant voulu vous sauver…

Alors, comme enfin un émissaire arrivait de Paris, l’informant que les « deux frégates » étaient à sa disposition, il se prépara au départ. Néanmoins l’ennemi approchant davantage, il ne voulut pas partir sans tenter de défendre son pays. Il envoya Becker aux Tuileries demander pour lui un simple commandement dans l’armée afin de combattre les Prussiens. Il souhaitait mourir l’épée à la main… Mais Becker ne put que lui rapporter les paroles furieuses de Fouché :

— Est-ce qu’il se moque de nous ? Ne sait-on pas comment il tiendrait ses promesses si ses propositions étaient acceptables ?

Napoléon haussa les épaules.

— Ils ont encore peur de moi ! dit-il seulement. Alors, il changea de vêtements, serra les mains de tous ses amis, embrassa Hortense et Madame Mère puis, s’étant fait ouvrir la chambre où était morte Joséphine, il y demeura seul un long moment. Quand il en sortit, il avait les yeux rouges. Enfin, après un dernier regard à cette maison qui, jusqu’à son dernier soupir, lui demeurerait chère, il monta en voiture et, avec ceux qui avaient choisi de suivre son destin jusqu’au bout, il prit le chemin de la mer, avec l’espoir de trouver, au-delà, l’immense pays où il lui resterait au moins le droit d’être un homme libre.

Mais l’escadre anglaise croisait déjà au large de Rochefort pour en interdire la sortie aux deux frégates si généreusement octroyées par le gouvernement provisoire. Fouché avait bien travaillé… Au bout du chemin il n’y avait plus que le britannique… et Sainte-Hélène !

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