Un paysan venu de Tobolsk
Dans les années qui suivirent son mariage, les choses ne s’arrangèrent pas pour Alexandra Fedorovna. Elle possédait des idées très arrêtées sur les formes de gouvernement qui convenaient à la Russie et rejetait la pensée même de toute réforme pouvant conduire le pays à ce qui aurait pu être l’ombre d’une monarchie constitutionnelle. Elle était fermement convaincue qu’il fallait maintenir l’autocratie et partait en guerre dès qu’il était question de diminuer certains des privilèges impériaux. Malheureusement, ses affirmations trouvaient en Nicolas II un écho des plus complaisants.
S’enfermant avec son époux dans un cercle étroit, elle avait soulevé l’hostilité de toute la famille impériale, jusques et y compris sa propre sœur et le mari de celle-ci, le grand-duc Serge qui cependant avaient été ses meilleurs soutiens lors du mariage.
Des enfants étaient venus renforcer le petit cercle si étroit où se complaisait l’impératrice. Quatre filles étaient nées d’abord, quatre filles dont les naissances avaient été, chaque fois, saluées par des crises de larmes et de désespoir car elles n’étaient justement que des filles, et Alexandra souhaitait éperdument donner un fils à son époux et à la Russie.
Elles étaient cependant toutes charmantes, toutes jolies, les petites grandes-duchesses : Olga, Tatiana, Maria et Anastasia, et leur mère, malgré les déceptions successives qu’elles avaient représentées, les aima sincèrement. Mais quand, le 12 août 1904, naquit à Peterhof le petit garçon qui devenait le tsarévitch Alexis, plus rien n’exista au monde aux yeux de sa mère éperdue, plus rien que lui. Cet amour, presque excessif, allait amener à la cour et jusque dans l’intimité du tsar, là où n’entraient plus que quelques rares privilégiés, l’un des êtres les plus étranges et les plus controversés de toute l’Histoire des hommes.
Tout commença un soir de l’hiver 1911, à Saint-Pétersbourg, dans le grand palais où régnait, depuis trois jours, ce silence particulier annonciateur des grandes catastrophes. Car, depuis trois jours et trois nuits, l’impératrice, abîmée dans une prière qui ne finissait pas demeurait agenouillée au chevet de son fils.
L’enfant, en effet, était hémophile et, en dépit de la surveillance constante dont on l’entourait, il était tombé, un matin, en courant dans le parc. Depuis, un épanchement de sang se produisait dans son genou qui, peu à peu, enflait, se violaçait, sans que l’on pût espérer arrêter l’hémorragie interne. Les médecins étaient impuissants, et pour tous, la tsarine se trouvait aux portes de la folie car le petit Alexis était son souci constant et son grand amour.
Elle passait auprès de lui le plus clair de son temps, négligeant même ses filles, uniquement attachée à l’enfant qu’elle s’était juré de guérir envers et contre tout…
En raison même de cette absence d’espoir, elle avait fait interdire, quand avait été décelé chez l’enfant la présence de ce mal héréditaire, que la nouvelle fût ébruitée. À aucun prix le peuple russe ne devait savoir qu’elle, Alexandra qu’il n’aimait pas beaucoup, avait transmis à son fils cette grave maladie qui atteint les hommes mais est transmise par les femmes. Son amour-propre et son orgueil maternel lui rendaient insupportable la seule idée de la pitié des gens du commun s’attachant au tsarévitch, à l’héritier de l’immense empire russe, à son fils, à elle !
Aussi, pour obtenir du ciel l’impossible guérison, essayait-elle tous les moyens empiriques existants, sans parler des interminables prières et des pénitences de toute sorte que son mysticisme lui conseillait. Mais à présent qu’une crise grave était déclarée, Alexandra ne savait plus, littéralement, à quel saint se vouer.
C’est alors qu’entra en scène l’étrange personnage qui, à travers l’impératrice, allait pratiquement gouverner la Russie et accélérer la chute d’un régime à vrai dire déjà très ébranlé.
Le petit Alexis souffrait donc depuis trois jours quand, au soir du troisième, une femme entra dans sa chambre. Cette femme était la grande-duchesse Anastasia Nicolaevna, seconde épouse du grand-duc Nicolas. C’était l’une des deux filles du roi de Monténégro mariées en Russie et, comme sa sœur Militza, elle était passionnée d’occultisme et vivait entourée d’une clique de voyantes et de prophètes plus ou moins bizarres en qui elle croyait dur comme fer et que, bien entendu, elle entretenait très confortablement. Cette crédulité lui valait, ainsi qu’à sa sœur, de ne jamais manquer de clients du côté des forces occultes…
Ce soir-là, en s’approchant du lit où l’enfant, un beau petit garçon blond aux yeux bleus, gémissait continuellement, elle avait une expression si joyeuse que l’impératrice la regarda avec une stupeur indignée.
— Comment peux-tu sourire quand mon enfant... Mais sans se troubler, la grande-duchesse caressa les cheveux trempés de sueur du petit malade et coupa :
— Si tu veux recevoir l’homme que j’ai amené avec moi, Alexandra, non seulement ton fils se remettra de cet accident, mais encore il guérira.
— Que dis-tu ? Qui est cet homme, et comment peux-tu être certaine d’une pareille chose ?
— Oh ! c’est un homme tout simple, un paysan mais c’est aussi un envoyé de Dieu ! Ses manières, je te l’accorde, ne ressemblent en rien à celles de nos gens de cour, mais quand je lui ai parlé d’Alexis…
— Parler d’Alexis ? Tu as osé ? À un paysan ?
— J’aurais dû dire : Quand nous avons parlé d’Alexis, car c’est lui qui a commencé. Quand donc nous en avons parlé, il m’a ordonné : « Va dire à l’impératrice qu’elle ne doit plus pleurer. Je guérirai son gosse et il aura des joues roses quand il sera soldat… »
Alexandra joignit les mains :
— Si cela pouvait être vrai ! Oh, Anastasia, si tu pouvais réellement avoir trouvé l’homme capable de sauver mon enfant, il n’y aurait rien que tu ne puisses obtenir de moi ! Quant à lui, je l’adorerais à genoux car ce serait vraiment un homme de Dieu. Mais qui est-il ?
L’homme se nommait Gregori Efimovitch Raspoutine et c’était un paysan des environs de Tobolsk, en Sibérie. Là-bas, il avait femme et enfants mais, un beau matin, « appelé par Dieu » il avait tout quitté pour se lancer à l’aventure sur les routes de Russie, fréquentant de préférence les couvents et une bizarre secte religieuse, celle des « Hommes de Dieu », qui professaient que la meilleure manière d’accéder à la sainteté et à la vie éternelle était de… pratiquer le péché.
— C’est seulement quand les sens sont repus, inertes à force d’avoir trop servi, que le cœur se purifie et que l’on arrive tout près de Dieu, proclamaient ces curieux religieux, en vertu du principe, commode entre tous, qui voulait que le Seigneur se préoccupât beaucoup plus aux brebis égarées qu’à celles qui restaient sagement dans les rangs du troupeau.
Enthousiasmé par une doctrine aussi conforme à ses aspirations secrètes et à sa robuste constitution, Raspoutine s’était incontinent voué au service d’un Dieu intéressant. Il était devenu ce que l’on appelait un « staretz » et que Dostoïevsky définissait pour sa part comme « un mélange de prêtre errant, de sorcier, de protecteur contre les forces du malin et… de pique-assiette. »
— Toute sa puissance, conclut la grande-duchesse, réside dans son regard, véritablement inoubliable, et dans ses mains, qu’il impose aux malades. Immédiatement, ceux-ci ressentent un grand soulagement. Veux-tu le voir ? Tu ne risques rien, il me semble.
— Il est donc ici ?
— Il attend dans l’antichambre. Mais il vaudrait peut-être mieux prévenir ton époux car c’est à lui, le tsar, de dire qui peut ou ne peut pas approcher son fils.
Comme il ne serait jamais venu à l’idée de Nicolas, aussitôt averti, d’avoir un avis différent de celui d’Alexandra, Gregori Raspoutine fit peu de temps après son entrée dans la chambre de l’enfant malade.
Tremblant à la fois de crainte et d’espoir, les deux époux virent paraître un homme d’une quarantaine d’années, grand et vigoureux, habillé comme n’importe quel paysan russe, mais d’une saleté peu engageante. D’épais cheveux noirs, négligés, se partageaient sur le sommet de sa grosse tête et rejoignaient une barbe à deux pointes et une longue moustache.
L’homme était plutôt repoussant mais, en vérité, son regard était inoubliable comme l’avait annoncé Anastasia : deux prunelles transparentes, d’un bleu très pâle de glacier, qui se plantaient dans ceux de ses interlocuteurs et ne les lâchaient plus. Un ganglion déformait l’un d’eux mais on ne voyait qu’eux dans ce visage vulgaire qu’une cicatrice zébrait au front. Malgré elle, l’impératrice frissonna quand cet étrange regard se posa sur elle.
D’ailleurs, ce furent elle et Nicolas qui se trouvèrent impressionnés car, en pénétrant dans cette pièce fastueuse, Raspoutine ne marqua aucune gêne et pas davantage à se trouver soudain en présence des maîtres de la Russie. D’un pas lourd, il s’avança vers eux et les embrassa l’un après l’autre comme des cousins de province sans que les souverains, sidérés, trouvassent seulement la force de réagir. Puis il s’approcha du lit où gémissait le tsarévitch.
Sentant une présence, le petit Alexis leva péniblement ses paupières, rencontra le regard du nouveau venu et eut un mouvement de crainte. Alors, Raspoutine prit sa main qui reposait, brûlante, sur le drap.
— N’aie pas peur, Aliocha, lui dit-il, tout va aller bien maintenant. Regarde-moi !… Regarde-moi bien ! Tu n’as plus mal, tu n’as plus mal du tout…
Il fit des passes magnétiques, rejeta le drap et prit entre ses grosses mains la jambe douloureuse puis, finalement, ordonna à l’enfant de dormir :
— Demain, tout sera fini, dit-il.
Puis, se tournant vers Alexandra, qui déjà retombait à genoux :
— Croyez dans mes prières et votre enfant vivra, dit-il.
Fut-ce une coïncidence ou l’effet d’un réel pouvoir, toujours est-il que, le lendemain, l’enfant allait mieux. Le genou désenflait… Et Alexandra, à demi folle de joie, secouée des sanglots de la délivrance, cesserait de s’appartenir pour ne plus voir le monde que par les yeux du staretz, de l’homme de Dieu qui avait guéri son fils. Très vite, elle ne serait plus qu’un instrument entre ses grosses mains… et, avec elle, toute la Russie.
L’extraordinaire faveur dont jouit aussitôt Raspoutine se répandit à travers Saint-Pétersbourg à la vitesse d’une traînée de poudre, grâce, en grande partie, aux récits lyriques répandus par la grande-duchesse Anastasia et sa sœur Militza. Puis, débordant la capitale de Pierre le Grand, la nouvelle gagna Moscou et les autres villes de la Sainte Russie.
Bientôt, la maison du « saint homme » fut assiégée, de jour comme de nuit, par une foule de solliciteurs et de malades. Chargés de présents, ils s’entassaient dans l’antichambre du grand appartement, situé au 64 de la Gorokhovaïa, où Raspoutine s’était installé en compagnie d’une parente, Dounia, qui tenait son ménage et canalisait les visiteurs. Il y avait souvent queue jusque dans la rue, mais il fut bientôt davantage question de trafic d’influence que de guérisons.
Ce tsar, cette tsarine, à peu près « aussi inaccessibles que le mikado dans son temple-palais » – ainsi que le leur avait reproché un jour le grand-duc Serge –, ne l’étaient pas pour ce grossier paysan. Bien plus, il les gouvernait. Les désirs d’un moujik crasseux avaient force de loi et, si parfois, ses conseils marqués au coin d’un certain bon sens populaire pouvaient apporter un allégement à la vie plus que difficile du peuple russe, la plupart du temps, Raspoutine s’occupait de distribuer places, pensions et bénéfices à ceux qui lui plaisaient, ou au plus offrant, à moins que ce ne soit encore pour les faveurs d’une femme qui avait su le séduire. Ce fut donc la ruée chez lui, et aucun ministre ne put être certain de garder sa place ou son portefeuille, à moins d’entretenir les meilleures relations avec le staretz.
Mais les solliciteurs n’étaient pas les seuls habitués de l’appartement parfumé au beurre rance et à la soupe aux choux. Dans la salle à manger, qui faisait suite à l’antichambre, s’entassaient visiteurs de marque et, surtout, visiteuses.
Les dames se pressaient autour du samovar, poussées par la curiosité ou par une trouble dévotion. Elles tenaient essentiellement à voir en lui un saint, même au travers des étranges pratiques religieuses auxquelles il se livrait et les invitait à se livrer avec lui.
Ainsi, quand il avait fini sa journée, Raspoutine rejoignait ses ouailles privilégiées, s’installait dans un fauteuil à bascule, tandis que Dounia actionnait le samovar, et buvait son thé en bavardant avec toutes ces dames. Puis, la dernière goutte ingurgiée, il attirait à lui, presque chaque fois, l’une de ses visiteuses, toujours jeune et belle, posait sur elle sa main crasseuse aux ongles noirs et susurrait :
— Viens ma petite colombe. Viens avec moi.
Et, tandis que le reste de l’assistance entonnait un cantique, il entraînait l’élue du jour dans la chambre voisine et s’y enfermait avec elle pour une entrevue de caractère intime sur le cérémonial de laquelle il vaut mieux ne pas insister…