Cent jours


pour l’empereur Frédéric III

Cette nuit de mars 1888, glaciale et sinistre, semblait devoir durer jusqu’à la fin des temps. Elle pesait sur Berlin de tout le poids de ses ténèbres épaisses, de son froid noir, de sa neige boueuse et de l’angoisse des lendemains incertains.

Aux portes du palais où le vieil empereur agonisait, les sentinelles semblaient figées dans leurs guérites. La ville était inerte, l’immense demeure aussi, car bien rares étaient les lumières qui y veillaient : quelques-unes, tout au plus, dans les corps de garde, le salon des aides de camp, celui des dames d’honneur. Tout le reste était obscur, et aucune lueur ne filtrait sous les épais rideaux qui enfermaient la chambre où se mourait le premier empereur d’Allemagne, le vieux Guillaume Ier, qui, à quatre-vingt-onze ans, ne se résignait pas à quitter la terre.

Étrange agonie en vérité, bavarde et shakespearienne ! Couché dans son lit, le vieil empereur n’arrêtait pas de parler, et cet incessant débit avait quelque chose d’hallucinant. Du fond des brumes où il s’enfonçait lentement, celui que l’on avait jadis surnommé « le prince Mitraille », au temps où régnait son frère aîné Frédéric-Guillaume, passait en revue toute sa vie, se la racontait à lui-même… à moins que ce ne fût à quelqu’un d’autre que seuls ses yeux pouvaient apercevoir, une jeune femme blonde, morte depuis longtemps, qui avait été son unique amour, qu’il n’avait jamais eu le droit d’épouser, et dont le portrait n’avait jamais quitté son chevet depuis des années : Élisa Radziwill, qui l’attendait peut-être au-delà du miroir.

Ce qu’il racontait, c’était sa longue lutte, alors qu’il n’était que le roi de Prusse, contre la France, le pays qu’il avait toujours détesté. Cela avait commencé voici longtemps déjà, quand régnait Napoléon le Grand. Guillaume, alors prince de Prusse, avait combattu contre lui, à Iéna, à Leipzig aussi, à cette bataille des Nations qui avait à ce point marqué sa vie qu’en sa vieillesse, il lui plaisait toujours de la raconter aux siens à la cadence d’environ trois fois la semaine. Et puis, il y avait eu la victoire des Alliés, la revanche pour les fils de la belle reine Louise et, après bien des années encore, pour lui, Guillaume, l’apothéose : l’empire allemand proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces, au château de Versailles, après l’écrasement de l’autre Napoléon, le troisième du nom…

La voix cassée, haletante, semblait tirer du néant le souffle tenace qui l’habitait encore. Auprès du lit, dans un fauteuil, l’impératrice Augusta, une très vieille femme elle aussi, regardait mourir ce compagnon de tant d’années. Souvent, la main du mourant venait se poser sur la sienne, encore qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’amour véritable, mais la pauvre souveraine, très malade elle aussi, était si faible qu’il fallait que sa fille, la grande-duchesse de Bade, soutînt son bras pour qu’il pût supporter le poids de cette main.

Le côté sinistre du tableau était complété par la grande-duchesse elle-même, vêtue de noir de la tête aux pieds car elle portait le deuil de son fils. Outre cela, un bandeau noir cachait son œil gauche, à peu près perdu.

Seule image vivante et vigoureuse parmi les ombres denses de cette chambre mortuaire, un homme attendait, mâchant sa moustache : le chancelier-prince von Bismarck ! Lui aussi était vieux, mais sa vieillesse était solide, drue, charpentée, celle du lion qui se sait toujours en pleine possession de sa puissance physique et intellectuelle. Mais le lion, cette nuit, était inquiet : si tardive qu’elle fût, cette mort venait encore trop tôt. Dans quelques instants… une heure ou deux peut-être mais guère plus, un autre serait empereur, un autre que, cependant, il avait bien espéré voir mourir avant le vieux souverain : le prince héritier Frédéric-Guillaume, qu’en dépit de son courage et de sa valeur militaire, le chancelier de fer haïssait de toutes ses forces pour son libéralisme et sa trop grande générosité, pour les idées « modernes » que lui avait insufflées sa femme, Vicky, l’Anglaise.

Ce n’était pas là l’empereur qu’il fallait à Bismarck, l’homme pour qui le seul mot « libéralisme » était une insulte, l’homme sans pitié, sans faiblesse, qui ne connaissait que la force, la poigne de fer parfaitement dépourvue de tout gant de velours. Quant au mot de « liberté », le chancelier n’avait jamais dû en comprendre, même un peu, la signification. C’était pour lui une maladie honteuse…

Jusqu’à cette minute, il avait espéré – Dieu des batailles, comme il l’avait souhaité ! – que le nouvel empereur ne serait pas Frédéric III, mais bien Guillaume II, car le Kronprinz Guillaume, dit Willy, était son élève à lui, et Bismarck refusait de s’apercevoir que le jeune prince était déjà un mégalomane obstiné et le plus arrogant traîneur de sabre que l’Allemagne eût jamais produit.

Mais il était écrit que Frédéric régnerait. Quand se leva l’aube du 9 mars, la voix obstinée se tut enfin. La grande-duchesse de Bade se releva avec peine, la vieille impératrice ramena sur ses genoux sa main engourdie et Bismarck étouffa un soupir… Il fallait en passer par où le voulait le destin et se contenter d’espérer que ce règne-là ne durerait guère…

Dans la même journée, le télégraphe alla porter la nouvelle de cette mort à bien des kilomètres de Berlin, à San Remo, sur la Riviera italienne, dans une chambre de la villa « Zirio », où le nouvel empereur, lui aussi, subissait un début d’agonie. Une autre chambre de malade : à cinquante-six ans, l’empereur Frédéric III était atteint d’un cancer du larynx et se savait perdu…

C’était un homme grand, mince et blond, avec un beau visage grave orné d’une barbe et d’une moustache qui le faisaient ressembler davantage à un archiduc autrichien qu’à un prince prussien. Malgré les ravages visibles de la maladie (le prince portait, depuis un mois, plantée dans la gorge, une canule qui lui permettait de respirer) Frédéric avait un visage paisible et calme, des yeux pleins de douceur et d’idéalisme, cet idéalisme qui déplaisait si fort à Bismarck.

Mais il avait aussi un grand courage, une véritable noblesse d’âme, sensibles même à ceux dont l’Histoire avait fait ses ennemis. Ainsi, malgré les défaites subies à Wissembourg et à Sedan, la France, dans les colonnes de ses journaux, montrait du respect pour ce prince-martyr, dont on savait qu’il n’aimait pas la guerre, qu’il était doux et courtois, qu’il avait essayé d’adoucir un peu les rigueurs du siège de Paris et qu’il était, en Allemagne, adoré des humbles.

Ce paladin d’un autre âge, égaré au milieu des bruits de bottes de l’Allemagne bismarckienne, avait trouvé une compagne à sa mesure en la personne de Victoria (dite Vicky), princesse d’Angleterre, fille de Victoria la grande et d’Albert de Saxe-Cobourg. Et ce mariage-là avait été un véritable mariage d’amour.

Vicky avait dix-huit ans quand, le 25 janvier 1858, elle avait épousé Frédéric à Londres. Elle était grande, brune et très belle, avec de très beaux yeux bleu sombre. En outre, dès l’instant de leur première rencontre, elle avait aimé profondément, ardemment, passionnément ce jeune homme qui allait devenir son époux. Amour réciproque qui allait déboucher sur une vie de couple exemplaire.

De sa mère, Vicky tenait l’intelligence, la faculté de n’aimer qu’une seule fois mais totalement, et le goût du pouvoir. Se sachant destinée à régner un jour aux côtés de Frédéric, elle s’y était préparée de longue main avec conscience et application, s’initiant autant qu’il lui était possible (et ce n’avait pas été beaucoup) à la vie politique de son nouveau pays.

Malheureusement, à Berlin, la princesse anglaise, dotée évidemment d’une fâcheuse tendance à établir des comparaisons rarement au bénéfice de la Prusse, n’était guère appréciée. Bismarck, pour sa part, avait vite flairé une ennemie dans cette grande femme racée et silencieuse qui avait si bien su captiver son époux, cultivant chez lui les idées de libéralisme et la passion de la paix qu’elle avait apportées avec elle. Et quand Frédéric était éloigné d’elle, pour les besoins de l’armée, Vicky vivait dans un isolement digne d’une reine d’Espagne, isolement dont elle se consolait d’abord en pensant à son époux, en s’occupant de ses sept enfants (moins le jeune Guillaume, qu’on avait très vite détourné d’elle) et en entretenant avec sa mère une correspondance fournie et suivie que, naturellement, son entourage considérait d’un œil méfiant, se retenant tout juste de taxer la princesse héritière d’espionnage au profit de l’Angleterre.

À mesure que le temps passait, elle eut la douleur de voir son fils aîné se détacher d’elle pour réserver au seul Bismarck son admiration juvénile et ses vœux ambitieux. Vicky fut la première à s’apercevoir que chez le jeune Willy, le cœur n’était rien d’autre qu’un viscère parmi les autres.

Ainsi, quand le mal commença de ronger son père, le futur Guillaume II n’en montra qu’une peine fort légère, voyant surtout dans l’affreuse maladie la promesse d’une accession au trône infiniment plus rapide qu’il n’avait osé l’espérer jusque-là.

Mais revenons à San Remo, où la couronne impériale venait de parvenir à sa destination sous la forme allégorique d’un simple papier bleu remis par un télégraphiste aux mains d’un aide de camp.

Cette nouvelle, Frédéric l’attendait depuis la veille, grâce à un premier télégramme qui lui avait appris que son père était au plus mal. À sa femme, qui s’inquiétait de ce qu’il allait devoir faire et craignait pour lui le retour obligatoire à Berlin en plein hiver, il s’était contenté de murmurer, de cette voix à peine audible que lui laissait le mal :

— Il y a des cas, ma chère Vicky, où le devoir d’un homme est de courir des risques. Nous quitterons San Remo dès que ma présence sera nécessaire à Berlin.

La future impératrice avait alors adressé un regard lourd d’inquiétude au médecin ordinaire de son époux. C’était un Anglais, naguère envoyé par la reine Victoria et si, par force, il avait bien fallu tolérer au chevet du malade des médecins allemands, Sir Morell Mackenzie était le seul en qui elle eût confiance car il faisait autorité en la matière.

À l’interrogation muette de la princesse, celui-ci répondit avec un sourire destiné uniquement à lui rendre courage.

— Nous prendrons toutes les précautions, Madame, afin que… l’empereur puisse effectuer tout ce long voyage sans trop en souffrir !

Ces précautions, il les prit en effet quand, le 10 mars, Frédéric III et sa suite quittèrent San Remo par le train. Le souverain voyagea couché et reçut l’interdiction formelle d’émettre le moindre son. Avec le roi d’Italie, Victor-Emmanuel II, qui l’accompagna jusqu’en Suisse, il s’entretint exclusivement à l’aide de petits papiers arrachés d’un carnet et que l’impératrice, qui ne le quittait pas, l’aidait à écrire.

À Leipzig, un nouveau voyageur monta dans le train : c’était Bismarck, venu accueillir son nouveau maître.

L’entrevue des deux hommes fut protocolaire et froide. Aucune affinité n’existait entre eux et l’empereur savait déjà que le chancelier ferait tout au monde pour contrecarrer la politique qu’il espérait avoir le temps d’instaurer. Quant au vieux lion, il supputait silencieusement, froidement, le temps de rémission que la maladie accorderait encore à son souverain. Peut-être allait-on, dès maintenant, le renvoyer à son domaine de Varzin, à ses grands arbres qu’il aimait tant mais qui jamais ne pourraient remplacer pour lui le jeu enivrant du pouvoir.

Il fut tout de suite rassuré.

— Nous vous conserverons notre confiance, lui dit Frédéric, sachant bien qu’un renvoi déclencherait une révolte dans l’armée, et j’espère que nous saurons concilier nos idées pour le plus grand bien de l’Empire.

Concilier ? Quel étrange mot pour Bismarck ! Celui-là non plus, il n’en connaissait pas le sens, du moins avec les gens qu’il entendait combattre. Il se contenta donc de saluer profondément, sans répondre, puis se retira dans son compartiment personnel.

À Berlin, dans la gare de Charlottenburg, le nouveau prince héritier attendait… anxieux lui aussi de constater de visu l’état exact de son père. Enveloppé de son dolman au col relevé, entouré de son état-major, Willy guettait la portière du wagon impérial avec une avidité dont il ne pouvait se défendre. Il s’attendait à voir surgir une civière, des brancardiers… Jamais l’Empereur ne pourrait se tenir debout avec cette tempête de neige qui tournoyait furieusement sûr la Prusse…

D’autres aussi attendaient : les Berlinois, qui s’étaient massés là par milliers pour recevoir, eux aussi, un prince chef au cœur du peuple. Toutes les cloches de la ville s’étaient mises à sonner quand le train était entré en gare et, autour du long tapis rouge, la garde formait une haie étincelante et rigide.

Soudain, une immense acclamation emplit l’air. L’empereur venait d’apparaître et c’était bien l’empereur, pas un malade couché sur un brancard. Debout, en uniforme (un uniforme dont le haut col cachait habilement l’affreuse canule respiratoire), casque en tête, la main appuyée à la garde de son sabre, Frédéric III reçut en même temps ce tonnerre de joie qui montait vers lui et le regard stupéfait de son fils…

L’effort qu’avait fourni l’empereur en se montrant sous les armes à son peuple fut héroïque mais épuisant. En arrivant au palais de Charlottenburg, il dut s’aliter. Comme son épouse lui reprochait ce qu’elle considérait comme une grave imprudence, il répondit avec un sourire qui reflétait encore la joie éprouvée en sentant monter vers lui cette grande vague d’amour de son peuple :

— Le bonheur, c’est un bon médecin, Vicky ! Je vais faire de mon mieux pour durer… autant que je le pourrai. Avec une vie sage et bien organisée, ce doit être possible.

— Une vie sage ? Avec le travail écrasant qui est celui d’un souverain ? Si seulement vous me permettiez de vous en décharger quelque peu !

— Je ne veux pas vous exposer à lutter contre Bismarck. Vous avez toujours été hostiles l’un à l’autre et il faut que les inimitiés s’apaisent. Le travail se fera, soyez tranquille.

Et en effet, ce moribond se mit au travail avec une héroïque énergie. Dès son accession au trône, il publiait trois rescrits : dans le premier, il se déclarait fidèle au principe d’une monarchie « constitutionnelle et pacifique » ; dans le second, il exposait son programme de gouvernement en insistant sur la tolérance religieuse et l’adoucissement des inégalités sociales ; dans le troisième, enfin, il rendait hommage, très diplomatiquement, à l’action du prince de Bismarck, mais faisait appel à la solidarité de tous les peuples allemands pour l’aider à mener à bien la tâche écrasante qui lui incombait…

Malheureusement, de ces trois rescrits, ledit Bismarck n’accepta et n’appliqua que le troisième, car à peine le mal eut-il imposé une rechute au malheureux Frédéric, laissant momentanément les mains libres au chancelier, qu’il réprimait durement les activités socialistes et faisait sentir le fouet à l’Alsace-Lorraine.

Néanmoins, l’empereur luttait contre le cancer et la mort avec un courage qui forçait l’admiration. Le larynx détruit, il n’en recevait pas moins les rois qui étaient accourus de toutes les cours d’Europe pour les funérailles du vieux Guillaume et il avait fallu toute l’énergie de l’impératrice, jointe à celle de Sir Morell Mackenzie, pour l’empêcher d’assister à l’interminable service funèbre par une température sibérienne.

Il exigea que sa vie fût réglée comme une horloge.

Levé à huit heures, il descendait dans l’Orangerie avec Vicky à 9 heures 30, faisait une courte promenade en compagnie de sa femme et de ses médecins, puis travaillait jusqu’au déjeuner, qu’il prenait en famille. Ensuite, une sieste, avant de recevoir son chancelier et le prince héritier et de s’occuper des affaires de l’État jusqu’à huit heures du soir, heure du dîner. Il se couchait à dix heures.

Malheureusement, autour de ce malade héroïque, les médecins menaient une épuisante lutte d’influence, les Allemands s’opposant naturellement à l’Anglais en une bataille proprement insensée. Mackenzie, opposé à l’ablation du larynx qui ne pouvait, selon lui, que hâter l’inéluctable fin, devait faire face à la coalition de ses confrères, qui employaient, pour l’abattre, tous les moyens possibles. On alla même jusqu’à prétendre qu’il ne s’appelait pas Mackenzie mais Marckovicz, et qu’il était « un juif polonais ». Affirmation fantaisiste et purement gratuite, mais dont le célèbre praticien et fidèle sujet de la reine Victoria pensa mourir de saisissement.

L’aimable Willy, le prince héritier, appuyait d’ailleurs la cabale, et quand, excédée, l’impératrice congédia l’un des calomniateurs, le futur seigneur de la guerre accorda une longue audience à celui-ci, et l’assura gracieusement de toute sa considération personnelle.

En même temps, son allié, Bismarck, osait battre carrément en brèche l’autorité du souverain, et cela pour des motifs un peu trop personnels. C’est ainsi que son beau-frère, le ministre de l’Intérieur von Puttkammer, ayant été renvoyé par l’empereur sur une grave accusation de corruption, le chancelier donna en l’honneur du disgracié un grand dîner qui fit un énorme tapage, dîner auquel assista Willy et fut la cause d’une amère explication entre Bismarck et l’impératrice. À son habitude, celui-ci fut cassant, à peine courtois, car il savait bien que ce qu’il considérait comme sa victoire personnelle était proche et il ne voyait pas pourquoi il lui fallait conserver envers Victoria les formes extérieures, tout de même obligatoires, du respect. Elle avait toujours été son ennemie et il éprouvait un malin plaisir à lui faire sentir que son pouvoir ne serait pas durable.

Car hélas, la maladie, un instant arrêtée, recommençait ses ravages et faisait de rapides progrès. Le 12 avril Frédéric III eut des quintes de toux. Il fallut changer la canule qui s’enfonçait dans la gorge, et adapter un nouveau modèle permettant une meilleure respiration. Mais le malade s’affaiblissait de jour en jour.

Il trouva tout de même la force, durant une brève accalmie, d’assister, le 24 mai, au mariage de son second fils, Henri, qui épousait à Berlin la princesse Irène, fille du grand-duc Louis de Hesse. Mais cet effort marqua le début de la fin et dès le lendemain, on crut l’empereur à l’agonie.

L’agonie ? Pas encore ! Cinq jours plus tard, Frédéric se relevait, et dans sa voiture, habillé et casqué, il passait en revue les trois régiments de sa garde qui, électrisés par ce courage surhumain, l’acclamaient. Bien plus, deux jours après, il se rendait en personne sur la tombe de son père…

Terrifiée par ce qu’elle considérait comme de folles imprudences, Vicky le supplia de quitter Berlin et de s’installer au moins au palais d’été de Potsdam. Frédéric y consentit, et il se fit transporter par eau dans la belle demeure qu’avait affectionnée le Grand Frédéric, son ancêtre. Le bateau qui l’emmena, l’Alexandra, traça son chemin liquide sous un véritable déluge de fleurs dispersées par les milliers de Berlinois massés sur les rives du fleuve. Encore un triomphe, ce court voyage, mais hélas, le dernier, encore que le plus touchant peut-être. Jamais plus Frédéric III ne connaîtrait cet accueil populaire qui savait si bien trouver le chemin de son cœur.

Le 7 juin, les médecins constatèrent que la trachée artère s’était ouverte spontanément, et le 10, Sir Morell Mackenzie, découragé, se résigna à avouer à son auguste malade :

— Je regrette d’avoir à constater, Sire, que Votre Majesté ne fait aucun progrès.

— Croyez, mon cher docteur, que j’en suis peiné, répondit le mourant par écrit (il y avait des semaines qu’il ne s’exprimait plus autrement). J’aurais beaucoup aimé vous faire plaisir.

Le 11, néanmoins, il se trouva pris d’une espèce de fièvre de travail, comme son père au moment de mourir avait été pris d’une fièvre de paroles. Il écrivit presque toute la journée, sachant bien que le temps lui était désormais chichement compté. Le 12, on ne put le nourrir qu’artificiellement. Et pourtant, il réussit encore à recevoir le roi de Suède. Mais cette fois, c’était bien la fin. L’agonie commençait. Elle dura trois jours.

Le 15 juin, enfin, à onze heures du matin, s’achevait ce long martyre, et ce règne d’un homme de bonne volonté qui n’avait duré que quatre-vingt-dix-huit jours exactement.

L’impératrice s’abîma alors dans une douleur profonde. Elle perdait le seul homme qu’elle eût jamais aimé, le cher compagnon de toute une existence, et ne devait pas s’en remettre.

Mais tout le monde n’éprouvait pas le même chagrin loin de là. À peine Frédéric III eut-il exhalé le dernier soupir, que le nouvel empereur, Guillaume II, faisait littéralement investir le palais de Potsdam par des troupes qui avaient ordre d’en contrôler sévèrement les entrées et les sorties.

Ce comportement inqualifiable de la part d’un fils visait à permettre au nouveau souverain de s’emparer de tous les papiers personnels de son père. C’était une insulte publique et gratuite à l’égard d’une femme douloureuse qui était sa mère. Le gentil Willy jetait son dernier masque, sans se douter qu’il appelait sur sa race une étrange malédiction.

Il se déshonora pour rien. Connaissant bien son fils, Frédéric avait pris ses précautions, et peu de temps avant sa mort, il avait rassemblé tous ses papiers dans un portefeuille de maroquin et les avait confiés à un ami, le colonel Swann qui avait quitté l’Allemagne immédiatement pour regagner Londres. Et ce fut entre les mains de la reine Victoria que furent déposés les papiers personnels de l’empereur d’Allemagne, ainsi que son testament.

En effet, une profonde estime et une véritable affection avaient uni la vieille souveraine à son premier gendre. Durant les dernières semaines qui avaient précédé sa mort, Victoria avait fait en personne le voyage de Potsdam pour lui rendre visite. Cette imposante présence avait alors incité Bismarck et son élève à plus de retenue, tout en permettant à Frédéric de prendre les dispositions qu’il avait eu le temps d’exécuter.

Mais naturellement, l’investissement de son palais par les soldats de son fils blessa profondément l’impératrice-veuve. Indignée, elle quitta aussitôt une demeure qu’elle considérait comme souillée, et avant de se retirer au château de Friedrichshof, se fit conduire chez Bismarck afin de lui faire connaître son sentiment sur une conduite aussi offensante.

Hélas, jugeant sans doute qu’il n’avait plus de gants à prendre avec une femme qui n’était plus rien, le chancelier refusa purement et simplement de la recevoir, alléguant qu’il avait beaucoup trop à faire pour le service de son nouvel empereur.

Écœurée par ce nouveau coup, l’impératrice refusa d’assister aux funérailles de son époux, dont elle jugeait l’apparat aussi hypocrite qu’injurieux pour elle puisqu’elle devait voir sa belle-fille y prendre le pas. Dans sa demeure elle fit célébrer un service spécial et rendit ainsi, à sa manière, hommage à celui qu’elle avait aimé par-dessus tout.

D’ailleurs, Bismarck et son élève mettaient une sorte d’acharnement à tenir le trop court règne Frédéric III comme nul et non avenu, alléguant que la santé détruite du souverain ne lui avait permis de recevoir ni la couronne royale de Prusse ni la couronne impériale, ce qui eût nécessité un voyage à Aix-la-Chapelle. Et sa veuve d’écrire amèrement à sa mère :

« Guillaume II succède à Guillaume Ier en adoptant les mêmes systèmes, les mêmes buts, les mêmes traditions… »

Elle ne savait pas encore que Bismarck n’en avait plus pour longtemps à gouverner l’Allemagne et que les liens étroits tissés entre lui et le cher Willy commençaient à peser singulièrement à celui-ci.

À peine deux ans plus tard, Guillaume II remerciait Bismarck, après l’avoir créé duc de Lauenbourg, et l’autorisait gracieusement à faire valoir ses droits à une retraite « bien gagnée » mais que l’intéressé jugea nettement prématurée.

Il eut l’audace de venir s’en plaindre à Vicky… et reçut, bien sûr, l’accueil que l’on peut imaginer…

Celle-ci, par malheur, ne survécut pas de longues années à son cher époux. Le 24 juillet 1901, au château de Friedrichshof, elle s’éteignait à son tour, elle aussi victime d’un cancer. Elle avait soixante et un ans.

Longtemps après la mort de Frédéric III, la controverse des médecins à son sujet devait se poursuivre sans jamais être tranchée. Mais une chose est certaine : ce cancer du larynx devait peser d’un poids mortel sur l’avenir de l’Europe, car eût-il régné assez longtemps, jamais la guerre de 1914-1918 n’aurait eu lieu. Frédéric III, esprit éclairé et pacifiste, souhaitait voir une paix durable s’instaurer entre l’Allemagne et la France. Hélas, il n’avait pu régner qu’un printemps et son successeur, l’homme des bruits de bottes et des parades guerrières, allait instaurer en Allemagne l’habitude des proclamations à grand tapage… avant de s’en aller finir ses jours obscurément, au fond d’un village de Hollande, en coupant du bois pour charnier ses loisirs.

Malheureusement, l’Allemagne n’en avait pas fini avec les parades à grand spectacle et les proclamations tonitruantes…

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