« Sissi » et la malédiction
Le 8 octobre 1849, dans Pesth, où les troupes du prince Windischgraetz, soutenues par les régiments russes du tsar, écrasaient dans le sang la Révolution de Kossuth, un homme sage, qui n’avait cherché que le salut de son pays, tombait sous les balles d’un peloton d’exécution. C’était le comte Lajos Bathyany, ancien Premier ministre. Il avait quarante-trois ans et, pour lui, la fusillade prit l’allure d’un affreux massacre.
À demi folle de douleur la comtesse, sa femme, lança alors contre le jeune empereur François-Joseph, au nom duquel s’était fait la tuerie, une malédiction désespérée.
— Que Dieu le frappe dans tout ce qu’il aime et dans toute sa lignée !
Et le destin, alors, se mit en marche…
Pourtant, François-Joseph n’était pas vraiment coupable. Il n’avait que dix-neuf ans, et sa montée au trône impérial d’Autriche ne datait que de quelques mois. C’était le 2 décembre précédent, à huit heures du matin, que le Premier ministre, prince Schwartzenberg, avait donné lecture du document qui le déclarait majeur, en même temps que de ceux portant l’abdication de l’empereur Ferdinand Ier et la renonciation au trône de l’archiduc François-Charles et de l’archiduchesse Sophie, parents du jeune prince. La révolution hongroise avait été simultanée, et à Schwartzenberg, soutenu par l’archiduchesse Sophie, incombait la responsabilité réelle du premier grand drame moderne subi par la noble Hongrie.
Pourtant, c’était à François-Joseph que s’adressait la malédiction de la comtesse Bathyany et c’est bien lui qui allait la subir. Le 24 avril 1854, il épousait sa cousine Élisabeth, fille du duc Max en Bavière, dans les circonstances que l’on sait. Tout semblait sourire à ce jeune couple, qui possédait tout : jeunesse, beauté, qualités de cœur, amour, et l’une des plus puissantes couronnes du monde. Mais la ravissante Élisabeth apportait, masquée par son éclatante beauté, la lourde hérédité des Wittelsbach, leur romantisme exacerbé, leur sensibilité d’écorchés vifs et leur goût de l’errance. Jointe à celle des Habsbourg, elle recelait le germe de tous les drames et de toutes les possibilités tragiques.
Rapidement, Élisabeth étouffa dans le corset de l’impitoyable étiquette viennoise, copiée sur celle des rois d’Espagne. L’amour, jamais démenti, de son époux ne pouvait l’empêcher de chercher ses rêves aux quatre horizons, dans des voyages au loin, comme en rêvait son cousin, le roi fou, Louis de Bavière. Pour François-Joseph, elle résumait tout l’amour du monde, un amour perpétué dans les quatre enfants qu’elle lui donna. Et il pensait que tant qu’il aurait sa chère « Sissi » et ses enfants, aucune catastrophe ne l’atteindrait vraiment. Véritable bourreau de travail, prisonnier d’une bureaucratie tatillonne et outrageusement conservatrice, il passait sa vie aux commandes de son énorme empire, s’efforçant de laisser à Élisabeth le plus de liberté possible, puisque là était son plaisir.
Pourtant, un premier drame l’atteignit, après une première douleur, qui avait été la mort, le 20 mai 1857, de leur premier enfant, la petite Sophie. Le 19 juin 1867, son frère, l’empereur du Mexique, Maximilien, tombait sous les balles des guérilleros de Juarez et l’impératrice Charlotte sombrait dans la folie.
Le second drame écrasa les deux époux : le 20 janvier 1889, l’archiduc Rodolphe, héritier de l’Empire, se suicidait au pavillon de chasse de Mayerling, en compagnie de la jeune baronne Vetsera. De ce jour, l’impératrice voyageuse devint l’impératrice errante : ne pouvant plus endurer Vienne, elle n’y faisait que de brefs séjours, et repartait pour Corfou, pour Londres, pour Madère, pour n’importe où, se jetant aux quatre coins de l’Europe comme un oiseau affolé, suivie d’une poignée de serviteurs dévoués. La mort la hantait, celle de son fils plus encore que celle, cependant si tragique, de son cousin Louis II, mort noyé dans le lac de Starnberg. Et la mort, semblait la poursuivre. Elle lui réservait un dernier coup, particulièrement cruel : le 4 mai 1897, la plus jeune de ses sœurs, Sophie, duchesse d’Alençon, périssait brûlée vive dans l’incendie du Bazar de la Charité.
Élisabeth se trouvait alors à Lainz quand la nouvelle l’atteignit. Accablée, elle ne voulut voir personne et ne reçut que François-Joseph, accouru de Vienne pour la réconforter. Elle était alors dans un tel état de nerfs, si pâle et si souffrante que l’empereur la supplia d’aller se reposer aux eaux de Kissingen qui lui faisaient toujours grand bien.
La prévision s’avéra pour un temps, car le besoin de fuite de l’Impératrice allait la reprendre rapidement. En juin, elle retournait à Lainz, puis à Ischl, où son moral allait retomber plus bas encore.
— Elle parle tant de la mort, confia l’empereur à l’ambassadeur d’Allemagne, que je m’en trouve tout déprimé.
Mais, déjà, Ischl lui semblait étouffant. Le 29 août, partait pour Meran, afin d’y suivre une cure uvale. Elle parvint à y demeurer un mois. Quand elle quitta Méran, ce fut pour se rendre auprès de sa plus jeune fille, Marie-Valérie, mariée à l’archiduc François Salvator, prince de Toscane, depuis 1890. Le couple depuis peu le château de Wallsee et l’impératrice, un instant, s’y trouva bien.
Malheureusement, elle ne s’est jamais faite au rôle de belle-mère et, en novembre, elle s’éloigne encore : cette fois, elle quitte l’Autriche, se rend à Paris, pour y passer Noël entre ses deux sœurs, Marie, reine de Naples, et Mathilde, comtesse de Trani. Sa santé est si mauvaise qu’elle renonce à se rendre aux Canaries comme elle en avait formé le projet, au grand soulagement de François-Joseph qui, enfermé dans sa Hofburg, où il passe seul son soixantième anniversaire, lui écrit :
« Je n’ai trouvé dans ta lettre qu’une seule parole réconfortante : tu renoncerais à ton voyage sur l’océan ? Comme je t’en serais reconnaissant. Car au milieu de mes soucis politiques, te savoir en mer et rester sans nouvelles de toi, c’est plus que je n’en pourrais supporter. Par le temps qui court, tout est à craindre… »
Elle renonce aussi à se faire soigner par le docteur Metzger, un charlatan d’ailleurs, et, après avoir fleuri la tombe de la duchesse d’Alençon et celle d’Henri Heine, elle quitte à nouveau Paris avec sa dame d’honneur, la comtesse Sztaray et une suite réduite. La voilà à Marseille d’où elle gagne San Remo, où elle se remet un peu malgré une névrite dans l’épaule qui l’empêche de dormir.
« Cela finira bien un jour, écrit-elle à Marie-Valérie. Le repos éternel n’en sera que meilleur… »
Mais elle ne tarde pas à s’ennuyer. En vain, elle insiste auprès de François-Joseph pour qu’il la rejoigne à San Remo. Accablé de travail, l’empereur doit refuser mais écrit, le 25 février 1898.
« C’est attristant de penser que nous sommes éloignés depuis si longtemps ! Quand et où nous reverrons-nous ?… »
Ils devaient se revoir à Kissingen, le 25 avril. Élisabeth y était revenue après un bref séjour à Territet, sur le lac Léman, qu’elle aimait tout particulièrement.
À Kissingen, les deux époux passent ensemble huit jours si doux et si heureux que l’empereur en est rempli de joie. Ils font ensemble de longues promenades, au cours desquelles « Sissi » manie habilement son ombrelle blanche et son éventail pour se protéger des curieux. Elle est presque gaie et, pour la conserver dans ces bonnes dispositions, François-Joseph, en regagnant Vienne, fait venir auprès d’elle Marie-Valérie.
Mère et fille retrouvent avec joie leur ancienne intimité, mais la tendresse de la jeune femme est impuissante à lutter contre les pensées morbides de la mère.
— Je désire la mort ! dit souvent Élisabeth. J’ai rayé de ma vie le mot espoir.
Peut-être pourrait-elle retrouver quelque douceur auprès de ses petits-enfants, mais leur vue lui est plus pénible qu’agréable. Prisonnière d’elle-même et de ses fantasmes, elle ne songe toujours qu’à s’échapper… fuir ! Vers où ? Pourquoi ? Elle ne le sait pas. Seule, la vue de la nature lui apporte quelque apaisement.
Quand Marie-Valérie la quitte pour rentrer chez elle, Élisabeth ne la suit pas. Elle se rend à Brükenau, puis à Ischl, où l’empereur la rejoint pour quelques jours. Lorsqu’ils se quittent de nouveau, la comtesse Sztaray remarque qu’Élisabeth a les yeux pleins de larmes. Pressentiment peut-être ? Jamais plus François-Joseph ne devait revoir Sissi…
Il lui écrit, le 17 juillet.
« Tu me manques infiniment. Toutes mes pensées sont près de toi et c’est avec douleur que je pense au temps cruellement long de la séparation. La vue de tes chambres vides me fait mal… »
Mais Élisabeth ne revient pas. Elle s’éloigne, au contraire, gagne la Suisse, qu’elle aime malgré les craintes du cabinet impérial : en effet, la Suisse est alors le rendez-vous de tous les anarchistes et de tous les révolutionnaires, que sa neutralité protège. Et il en est de dangereux…
Le 30 août, l’impératrice, sous le nom de comtesse de Hohenembs, s’installe au Grand Hôtel de Caux, au-dessus de Territet, en compagnie de la comtesse Sztaray, du général de Beszevicky, de trois autres dames d’honneur, de son lecteur grec Barker et de quelques domestiques. Le temps est superbe et, avec délices, Élisabeth reprend les longues promenades à pied qu’elle affectionne… et qui mettent au supplice ses dames d’honneur exténuées.
Au même moment, se trouvait à Genève, un homme inquiétant. Il se nommait Luigi Luccheni, âgé de vingt-six ans, Italien né à Paris ; ancien soldat à la tête farcie de journaux subversifs et qui souhaitait s’illustrer en abattant quelque « grosse tête ». En réalité, Luccheni n’était pas tellement fixé sur la personnalité qu’il voulait tuer. Anarchiste plus qu’anarchisant, il souhaitait seulement que ce fût quelqu’un de très connu et, en attendant, il s’était fabriqué une arme pour le grand jour : un tire-point de cordonnier.
— J’aimerais bien tuer quelqu’un, confiait-il alors à l’un de ses camarades anarchistes, mais il faudrait que ce soit quelqu’un de très connu, pour qu’on en parle dans les journaux.
Ainsi, muni d’une arme, Luccheni se cherche une victime et songe d’abord au prince Henri d’Orléans, qui séjourne fréquemment à Genève. Il pense aussi à partir pour Paris, afin d’intervenir dans l’affaire Dreyfus, mais le voyage coûte cher… C’est alors que les journaux annoncent la prochaine arrivée à Caux de l’impératrice Élisabeth… Dès lors, Luccheni sait qui il frappera : ce sera tellement plus facile que d’aller à Paris !
À Caux, Élisabeth reprend des forces. Elle écrit de longues lettres à sa fille, lui raconte ses excursions et lui annonce qu’elle engraisse… en ajoutant qu’elle craint terriblement de ressembler un jour à sa sœur, la reine de Naples. Elle est presque gaie, mais son entourage se met à trembler quand elle annonce son intention d’accepter l’invitation de la baronne de Rothschild, qui souhaite lui faire visiter sa villa de Pregny dont les serres sont parmi les plus belles du monde. Le général Beszevicky s’affole, et confie à la comtesse Sztaray ses inquiétudes :
— Genève est dangereuse, comtesse ! Qui sait ce qu’il peut passer par la tête de ces anarchistes qui l’infestent.
Mais Élisabeth tient à sa visite.
— Dites au général que ses inquiétudes sont ridicules, déclare-t-elle à sa dame d’honneur. Que pourrait-il donc m’arriver à Genève ?
De même, elle refuse le yacht que souhaitait lui envoyer la baronne de Rothschild. La raison profonde en est que les Rothschild interdisent formellement à tous ceux qui sont à leur service d’accepter des pourboires. Et le 9 septembre au matin, Élisabeth, accompagnée de la comtesse Sztaray, monte sur un bateau de la Compagnie générale de Navigation pour gagner Genève. Elle passera la nuit à l’hôtel Beau-Rivage où le général, le docteur Kromar, ses serviteurs l’ont déjà précédée ; et tout le monde reviendra le lendemain.
Le voyage dure quatre heures. Élisabeth les emploie à bourrer de fruits et de gâteaux un petit garçon qui s’agite dangereusement. À une heure, le bateau accoste et, en voiture, l’impératrice et sa dame d’honneur gagnent Pregny où les attend la baronne, une dame de cinquante-huit ans.
La réception de la baronne est une parfaite réussite, malgré une trop grande débauche de laquais galonnés d’or. Sur une table fleurie d’orchidées était dressé un superbe couvert en porcelaine de Vienne et une musique discrète se faisait entendre. Les trois femmes burent du champagne et dégustèrent un menu délicieux, comportant entre autres « des petites timbales, de la mousse de volaille et une crème glacée à la hongroise ».
Après quoi, on visita les collections qui faisaient de la villa un véritable musée : œuvres d’art, tapisser ries, oiseaux exotiques, serres royales, tout plut infiniment à l’impératrice, qui se retira enchantée de sa journée après avoir signé le livre d’or de la baronne. Mais heureusement sans le feuilleter, car elle eût pu voir s’étaler sur une page blanche une signature qui l’aurait bouleversée : celle de son fils Rodolphe.
De retour à Genève, Élisabeth et Irma Sztaray vont manger des glaces (l’impératrice en raffole), puis rentrent à l’hôtel où, d’ailleurs, la souveraine passe une mauvaise nuit. Cette nuit est trop lumineuse, trop belle, et la sensibilité d’Élisabeth l’éprouve avec une acuité presque douloureuse.
Le lendemain, dix septembre, elle se lève à neuf heures, puis se rend rue Bonivard, chez un marchand de musique, pour acheter un orchestrion et des rouleaux de musique qu’elle destine à Marie-Valérie. Elle pense que l’orchestrion « fera plaisir à l’empereur et aux enfants… »
Puis, elle rentre à l’hôtel, s’habille pour le départ et boit un verre de lait dont elle oblige la comtesse Sztaray à prendre sa part.
— Goûtez ce lait, comtesse, il est délicieux ! À une heure trente-cinq, les deux femmes quittent l’hôtel à pied et suivent le quai pour gagner l’embarcadère. Elles ne remarquent pas un inconnu qui vient à leur rencontre et qui, cependant, agit d’étrange façon : il se cache derrière un arbre, repart, se cache encore. Soudain, il se dresse devant l’impératrice, la frappe d’un coup de poing, ou de ce qu’elle croit être un coup de poing, après avoir bousculé la comtesse, et s’enfuit tandis que Mme Sztaray pousse un cri perçant et que l’impératrice s’affaisse. L’homme n’ira pas loin : dans une rue voisine, deux passants le poursuivent, le ceinturent et l’arrêtent.
Cependant, des gens s’attroupent autour de cette femme en noir, encore très belle, qui est tombée à terre. Son opulente chevelure dénouée a heureusement amorti le choc. Un cocher aide à se relever celle qui, pour tous, n’est qu’une étrangère de plus.
— Mais, je n’ai rien, dit-elle.
On veut l’aider à remettre de l’ordre dans sa toilette : elle refuse.
— Ce n’est rien ! Dépêchons-nous ! Nous allons manquer le bateau.
Puis, tout en se dirigeant vers la passerelle, elle dit à la comtesse :
— Que pouvait bien vouloir cet homme ? Peut-être ma montre ?
C’est de son pas habituel, refusant l’aide d’Irma Sztaray, qu’elle atteint le bateau. Mais elle a conscience d’avoir mauvaise mine.
— Je suis pâle, n’est-ce pas ?
— Un peu. Sans doute est-ce l’émotion. Votre Majesté souffre-t-elle ?
— La poitrine me fait un peu mal…
À ce moment, le portier de l’hôtel accourt.
— Le malfaiteur est arrêté ! crie-t-il. L’impératrice atteint la passerelle du bateau, la traverse, mais à peine a-t-elle mis le pied sur le pont qu’elle se tourne subitement vers sa compagne.
— À présent, donnez-moi votre bras, vite ! Vivement, la comtesse la saisit, mais elle n’a pas la force de la retenir. Élisabeth perd connaissance et s’affaisse de nouveau, lentement. Irma s’agenouille et prend sur sa poitrine la tête si blanche.
— De l’eau, de l’eau ! s’écrie-t-elle, et un médecin !…
On apporte de l’eau, elle en asperge la figure de l’impératrice, qui ouvre les yeux, des yeux qui déjà perdent leur regard. Faute de médecin, une passagère se propose. Elle est infirmière et se nomme Mme Dardalle. Le capitaine du bateau, Roux, approche et s’inquiète. Comme le bateau n’est pas encore parti, il conseille à la comtesse Sztaray de débarquer, mais on lui répond qu’il ne s’agit que d’une syncope due à la frayeur.
Pour que la malade ait de l’air, trois messieurs se proposent à la porter sur le pont. On étend Élisabeth sur un banc, et tandis que Mme Dardalle lui fait faire quelques mouvements respiratoires, la comtesse ouvre la robe, coupe le corset et glisse dans la bouche de l’Impératrice un morceau de sucre imbibé d’alcool. Sous son action, la malade ouvre les yeux, se redresse.
— Votre Majesté se sent-elle mieux, chuchote la comtesse.
— Oui, merci…
Elle s’assied, regarde autour d’elle, puis demande :
— Mais qu’est-il donc arrivé ?
— Votre Majesté s’est trouvée mal. Mais cela va mieux, n’est-ce pas ?
Cette fois, elle n’obtient pas de réponse. Élisabeth vient de retomber en arrière, sans connaissance.
— Frottez-lui la poitrine ! conseille Mme Dardalle. La comtesse délace alors le cache-corset et sur la chemise de batiste mauve aperçoit une tâche brunâtre percée d’un petit trou puis, au-dessus du sein gauche, une petite blessure qui retient un caillot de sang.
— Grand Dieu ! dit-elle. Elle a été assassinée. Alors, affolée, Mme Sztaray appelle le capitaine :
— Pour l’amour du ciel, accostez vite ! Cette dame est l’impératrice d’Autriche ! Elle est blessée à la poitrine, je ne puis la laisser mourir sans médecin et sans prêtre. Accostez à Bellevue. Je l’amènerai à Pregny chez la baronne de Rothschild :
— Vous n’y trouverez pas de médecin et probablement pas de voiture ! Nous retournons à Genève.
Et l’on revient à l’embarcadère. Avec deux rames et des fauteuils pliants, un brancard est improvisé. Six personnes le portent, tandis que quelqu’un protège d’une ombrelle la tête de la mourante, car c’est une mourante, qui ne reprendra pas connaissance, que l’on amène au Beau-Rivage et que l’on couche dans la chambre qu’elle avait quittée si peu de temps auparavant. L’hôtelière, Mme Mayer, et une nurse anglaise aident à la déshabiller, mais le docteur Golay ne laisse aucun espoir à la comtesse Sztaray épouvantée : l’impératrice se meurt. Quelques minutes plus tard, tout est fini. Élisabeth s’est endormie pour l’éternité, retrouvant dans la mort son inimitable sourire.
Cependant à Schönbrunn, l’empereur était occupé à écrire à sa femme.
« J’ai été heureux du bon moral qui perce dans tes lettres et de ta satisfaction pour ce qui est du temps, du climat et de ton appartement… »
Puis, il passa le reste de sa journée à revoir des documents et à préparer son départ pour les grandes manœuvres. À quatre heures et demie il voit arriver son aide de camp, le comte Paar, et lève la tête.
— Qu’y a-t-il donc, mon cher Paar ?
— Majesté !… Votre Majesté ne pourra pas partir ce soir. Je viens de recevoir une très mauvaise nouvelle, hélas !
— De Genève ?
Et il arrache la dépêche des mains du comte, la lit et chancelle.
— Un second télégramme ne peut manquer d’arriver ! Télégraphiez ! Téléphonez ! Cherchez à savoir !…
Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. Un second aide de camp apparaît… portant une seconde dépêche.
« Sa Majesté l’impératrice décédée à l’instant… » Alors, l’empereur s’écroule en sanglotant, la tête dans ses bras. On l’entend murmurer :
— Rien ne me sera donc épargné sur cette terre… Mais déjà, la terrible nouvelle court le monde, arrive chez la fille aînée, Gisèle, à Munich, et chez Marie-Valérie. Toutes deux accourent auprès de leur père. Elles sont là, et toute l’Europe avec elles quand, le 16 septembre, s’ouvrent, devant la dépouille mortelle d’Élisabeth, les portes de bronze de la crypte des Capucins, où elle va reposer auprès de son fils et de son beau-frère, les deux autres victimes de la malédiction de la comtesse Bathyany.
Quant à Luccheni, qui, non seulement ne montra aucun regret de son crime, mais encore fit preuve durant le procès de la plus révoltante satisfaction, il devait être condamné, selon la loi suisse, à la prison perpétuelle. Mais il ne put supporter, lui qui se considérait comme un héros romain, le régime des condamnés de droit commun et, au bout de deux années, se pendit dans sa prison à l’aide de sa ceinture…