Le cousin de Rodolphe,


Jean-Salvator, archiduc d’Autriche,


prince de Toscane

Un soir d’hiver 1884, un soir de février plus exactement, trois hommes étaient réunis dans un petit bureau étroit et sombre situé au premier étage d’une maison sans apparence particulière de la Rotenturmstrasse, à Vienne. Une atmosphère quasi étouffante y régnait, saturée par l’odeur du poêle qui ronflait jointe à celle de l’encre d’imprimerie fraîche et à la fumée des cigarettes dont les cendres emplissaient trois cendriers.

De ces trois hommes, aucun ne parlait. Assis sur des chaises, les deux plus jeunes – l’un avait vingt-six ans, l’autre trente-deux – regardaient, sans mot dire, le troisième, un petit juif hongrois, brun et pâle, dont la figure intelligente était traversée de tics nerveux et dont les yeux myopes s’abritaient sous d’épaisses lunettes. Un physique sans éclat en vérité, assorti à son habillement négligé, l’un et l’autre contrastant violemment avec l’élégance sobre, la beauté et la distinction de ses compagnons.

Pourtant, c’étaient eux qui le regardaient avec un respect teinté d’admiration, tandis qu’armé d’un crayon, il corrigeait une pile de feuillets placés devant lui, raturant énergiquement, ajoutant un mot ici, en retranchant un autre là, le front plissé par l’effort et l’œil brillant sous ses énormes verres.

Ce petit bonhomme se nommait Maurice Szeps. Depuis quelques années déjà, il dirigeait un journal libéral, le « Neues Wiener Zeitung », dont les éditoriaux d’une rare violence, généralement consacrés à la politique impériale et toujours anonymes, inquiétaient assez sérieusement l’empereur François-Joseph et ses ministres. C’est que Szeps avait consacré sa vie, son réel talent et le peu de bien qu’il possédait à la libération de sa Hongrie natale et, plus accessoirement, à l’éducation politique de ses contemporains. Il régnait toujours dans ses papiers un fumet de révolte. C’était, en quelque sorte, un progressiste avant la lettre et, naturellement, l’autocratie des Habsbourg n’avait pas d’ennemi plus authentique que lui. Et pourtant…

Et pourtant, les deux jeunes hommes qui le contemplaient en grillant cigarette sur cigarette étaient ce que l’empire d’Autriche comptait de plus élevé après l’empereur lui-même. Le plus jeune surtout, qui n’était autre que l’héritier : l’archiduc Rodolphe, qu’une amitié, on pourrait presque dire une complicité déjà ancienne, unissait à Maurice Szeps. L’autre, plus beau encore, plus mûr, plus réfléchi aussi, était son cousin Jean-Salvator, prince de Toscane, fils cadet du grand duc de Toscane Léopold II, et de la princesse Marie-Antoinette de Bourbon-Sicile, sœur de la duchesse de Berry. Il partageait l’amitié de son cousin pour Szeps, et entre lui et Rodolphe, les liens du sang se doublaient d’une étroite communauté d’idées politiques. Les deux archiducs nourrissaient les mêmes espoirs, les mêmes colères, les mêmes révoltes, le même libéralisme et le même goût ardent de la liberté.

Aux yeux de l’un comme de l’autre, le grand empire austro-hongrois était en passe de mourir étouffé sous le fonctionnarisme outrancier et les tracasseries bureaucratiques. Aussi, rêvaient-ils ensemble de libérer le pays de son conformisme, de son régime trop souvent policier et les palais impériaux d’une étiquette d’un autre âge, instaurée au temps de Charles Quint pour briser les volontés plus que pour honorer la majesté impériale. En un mot, les deux cousins rêvaient de monarchie constitutionnelle en général et, pour les différents pays membres de l’Empire, d’une fédération de royaumes unis qui, à l’usage, eût pu se révéler assez difficile à manier.

Là où ils différaient, c’était dans le mode d’expression des idées. Rodolphe, exalté et facilement velléitaire, subissait de surcroît la pesante hérédité des Witelsbach, qu’il tenait de sa mère, et ne jouissait peut-être pas de la stabilité d’esprit nécessaire à un grand souverain. En revanche, Jean-Salvator possédait, lui, un esprit plus froidement novateur, joint à une ardeur passionnée pour la cause de l’humanité. Il existait dans ce beau garçon de trente-deux ans, capable d’atteindre aux idées d’un grand révolutionnaire, un curieux mélange de condottiere, de prince de la Renaissance, cultivé, artiste et facilement impitoyable, d’homme de lettres et d’homme de guerre car il y avait aussi en lui l’étoffe d’un grand stratège et d’un meneur d’hommes.

Au physique, il érigeait sur une haute et mince silhouette un visage brun aux yeux de feu, encadré d’une courte barbe noire que l’on imaginait plus aisément au-dessus d’une fraise empesée qu’émergeant d’un uniforme autrichien. Son sourire était irrésistible et, tel qu’il était, Jean-Salvator partageait avec son cousin Rodolphe les suffrages et les rêves romantiques des jolies Viennoises.

Pour l’heure présente d’ailleurs, les femmes étaient bien loin de ses préoccupations, car le tas de feuillets que corrigeait Szeps était son œuvre : un sévère réquisitoire contre les méthodes d’éducation de l’armée autrichienne, qu’il avait titré « Dressage ou éducation ?… »

Enfin, Szeps jeta son crayon, rassembla les feuillets, qu’il égalisa en les tapant sur le bois de son bureau, ôta ses lunettes qu’il essuya soigneusement, puis leva son regard myope sur l’archiduc-auteur.

— Un excellent travail ! Mais il y a là-dedans assez de poudre pour faire sauter, sinon Vienne, du moins la Hofburg ! Je me demande comment l’empereur prendra cela ?

— Je ne souhaite nullement l’indisposer, mais seulement lui faire entendre raison. L’armée est menée comme on menait les troupes sous Philippe II Avec ses superbes uniformes, ses plumes et sa discipline d’un autre âge, elle est incapable de satisfaire aux exigences d’une guerre moderne. Elle est tout juste bonne pour les défilés au Prater ou sur les mails des villes de garnison ! Les chefs ne sont que de pompeux imbéciles, le pire étant certainement le généralissime, mon stupide cousin Albrecht. Qu’on nous envoie au combat et nous sommes vaincus d’avance. Il faut que cela change !

— Comprenez donc, Szeps ! renchérit Rodolphe. Si personne n’a le courage de dire la vérité à l’empereur, où voulez-vous qu’il l'apprenne ?

Maurice Szeps considéra tour à tour les deux cousins :

— Je suis d’accord avec vous. Mais, Monseigneur, ajouta-t-il en s’arrêtant à Jean-Salvator, croyez-vous vraiment utile de signer ce brûlot ? Jusqu’à présent, les articles que vous me faisiez l’honneur d’écrire pour moi étaient anonymes, ainsi que les vôtres, Altesse. Pourquoi ne pas continuer ?

— Il ne s’agit plus d’articles de journal mais d’un livre, ami Szeps. Il lui faut un auteur.

— Pourquoi ne pas choisir un nom de plume ?

— Parce que je n’ai aucune raison de me cacher. Je suis l’un des chefs de cette armée. Il me semble que j’ai mon mot à dire ? C’est de la vie de mes hommes et de la mienne qu’il s’agit…

— Bien sûr, bien sûr… J’ai peur, tout de même, que vous vous attiriez de graves ennuis. L’empereur n’aimera pas votre livre.

Jean-Salvator se mit à rire.

— Je le sais bien, parbleu ! Mais je ne l’ai pas écrit pour lui faire plaisir…

Szeps avait raison d’être inquiet. François-Joseph prit la chose encore plus mal qu’il le craignait. Le livre, cependant plein d’intérêt, du jeune général lui fit l’effet d’une offense personnelle car, en ce qui le concernait, il considérait son armée comme entièrement satisfaisante, en dépit des défaites successives qu’elle essuyait trop fréquemment.

Quelques jours après la sortie des presses de son livre, Jean-Salvator reçut l’ordre de quitter Vienne pour Linz. Le commandement de son régiment lui était retiré. Il recevait en échange le poste, subalterne, d’adjoint au général commandant l’infanterie de la Haute Autriche.

Ce limogeage en règle accabla le jeune homme. Elle s’était préparé à une verte mercuriale, voire à une scène pénible dans le cabinet impérial qu’il connaissait si bien. Mais on préférait se débarrasser de lui comme d’un gêneur sans grande importance.

— L’empereur a trouvé ce qui pouvait me touche le plus, confïa-t-il à Rodolphe. Il m’enterre dans trou de province ! Cela va être l’enlisement dans routine stupide.

— Linz n’est pas au bout du monde, plaida Rodolphe, qui avait tenté vainement de fléchir son père et gardait le cuisant souvenir de la scène que n’avait pas eue Jean-Salvator. C’est entre Vienne et, tes terres du Salzkammergut. De toute façon, cela ne changera rien à nos projets et nous resterons en liaison constante.

Les paroles de l’héritier rendirent son cousin moins malheureux. Il pouvait prendre son mal en patience. Après tout, un jour viendrait où l’empereur s’appellerait Rodolphe…

Il y avait du vrai d’ailleurs dans ce que celui-ci disait. Linz le rapprochait de son château d’Orth, où vivait sa mère, l’endroit au monde qu’il préférait.

Sur les bords du Traunsee, l’automne revêt toujours d’éclatantes couleurs sur l’or desquelles tranche le noir profond des grands sapins. Ce matin-là, le lac étincelait, bleu et lumineux sous les rayons clairs d’un soleil encore estival. Jean-Salvator, sorti à cheval de bonne heure, était bien décidé à profiter au maximum de cette glorieuse journée, d’autant que son séjour à Orth, auprès de sa mère, tirait à sa fin. Dans quelques jours, il retrouverait l’ennui pesant de Linz, mais c’était une idée qu’il préférait écarter.

Au pas, laissant la bride sur le cou de son cheval, il suivit le chemin qui longeait le lac. De cet endroit, les trois châteaux d’Orth semblaient des demeures de rêve dans la légère brume matinale, mais celui des trois qu’il préférait, le château bâti dans le lac même, avait l’air d’un navire aux voiles gonflées qui tire sur tes amarres avant de s’envoler vers la haute mer…

Jean-Salvator aimait cette pittoresque demeure dont les tours se coiffaient de clochers à bulbe d’un gris très doux. C’était une bonne maison, solide et sûre, et l’archiduc s’y sentait chez lui plus que partout ailleurs. Peut-être à cause de ce long et mince pont, si facile à détruire, qui seul le reliait à la rive… en outre, il était sa propriété personnelle.

— Il y faudrait une épouse, des enfants, soupirait parfois sa mère. Pourquoi ne pas te marier, Gianni ?

— Parce que les jeunes filles m’ennuient… et parce qu’aucune de celles que je connais ne vous ressemble !

— Tu as largement passé la trentaine. Il serait temps de fonder enfin une famille… ta famille à toi !

— Pour lui léguer quoi ? La position bâtarde que l’on nous fait ici, où nous ne sommes que les cousins d’Italie recueillis par charité après la perte de la Toscane. Non, mère, je n’ai pas envie de me marier. Mes neuf frères et sœurs se chargeront bien de vous donner les petits-enfants que vous souhaitez. Moi, je veux être libre, au moins, à défaut d’être heureux.

En allant son chemin, l’archiduc songeait à tout cela… et aussi à Vienne dont, depuis un an, il n’avait eu que de rares et brèves nouvelles. Des nouvelles qui ne lui plaisaient pas : privé de son soutien, Rodolphe y menait une vie insensée, usant dans le vin et les filles ses rêves de gloire sans emploi. Il délaissait Stéphanie, son épouse belge qu’il n’aimait pas, et passait d’une maîtresse à l’autre.

Les deux seules fois où Jean-Salvator avait eu l’autorisation de se rendre à Vienne, il ne réussit pas à parler sérieusement avec le prince, ni d’ailleurs avec Szeps, que la police surveillait de près. En la seule chose qui demeurait vivante dans l’immense ennui de sa vie, c’était la haine qu’il vouait à présent à François-Joseph, ce vieillard sévère et buté refusait d’enlever ses œillères. Avec passion, Jean-Salvator souhaitait le voir mourir, pour qu’enfin Rodolphe puisse régner.

Soudain, les sinistres pensées qui avaient lentement envahi l’esprit de l’archiduc s’effacèrent. Quelque part sur la rive, quelqu’un chantait et, machinalement, Jean-Salvator, qui adorait la musique que, s’arrêta pour écouter, car la voix était d’un pureté extraordinaire et d’une reposante fraîcheur.

Elle semblait venir du lac même, comme si sirène en était sortie un moment pour admirer la beauté du matin. Le promeneur s’avança de quelques pas, dépassa un petit bois et découvrit enfin la chanteuse : assise au bord du lac, les bras noués autour de ses genoux, elle chantait en regardant l’eau scintillante, aussi simplement, aussi naturellement qu’un oiseau sur sa branche.

Elle chantait « Le Tilleul » de Schubert…

Doucement, Jean-Salvator descendit de cheval, attacha la bête à un arbre et s’avança à travers le bois pour n’être pas vu. Il n’aperçut d’abord qu’une masse épaisse et brillante de cheveux noirs tombant en cascade sur une robe bleu pâle mais quand, alertée par le bruit de ses pas, la chanteuse se retourna, il put constater qu’elle était très belle : teint doré, grands yeux sombres, longues jambes, silhouette ravissante et lèvres aussi rouges qu’un cœur de grenade. Tandis qu’il la contemplait, la jeune fille (elle pouvait avoir seize ans) sourit avec un grand naturel à cet inconnu séduisant et si visiblement sous le charme.

— Bonjour ! lança-t-elle gaiement. Vous m’avez presque fait peur.

— Pourquoi presque ? Il serait peut-être bon d’avoir vraiment peur. Je suis peut-être un individu dangereux.

— Sûrement pas ! Vous avez l’air de quelqu’un de bien ! Et puis, il fait trop clair pour les malandrins. Ces gens-là n’aiment que l’obscurité et les chemins creux.

— Me permettez-vous de m’asseoir un moment auprès de vous ?

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas la place qui manque, fit-elle en désignant la petite prairie qui l’entourait sur trois côtés. Et le soleil est à tout le monde. Un moment, ils demeurèrent en silence, contemplant le lac, de plus en plus brillant.

— Pourquoi ne chantez-vous plus ? dit Jean-Salvator au bout de quelques minutes. Vous avez une si belle voix ! J’en ai rarement entendu d’aussi pure. En outre, vous savez vous en servir. Vous avez pris des leçons ?

— Naturellement, puisque je suis chanteuse. Ou plutôt, je vais l’être. Dans un mois, je débute à l'opéra de Vienne, conclut-elle avec un rien de vanité. Si vous aimez ma voix, il faudra venir m’écouter.

L’archiduc promit avec empressement d’aller entendre sa nouvelle amie. Elle se nommait Ludmilla Stubel, plus brièvement appelée Milly, et elle était de très bonne famille bourgeoise. Simple et gaie comme un petit ruisseau de montagne, elle bavardait joyeusement à bâtons rompus, et en l’écoutant, Jean-Salvator se demandait si le destin ne venait pas de lui apporter une réponse aux questions angoissées de son cœur toujours vide. Il sut, tout à coup, que, s’il devait un jour aimer quelqu’un, ce ne pourrait être que cette fille ravissante et limpide, qui le regardait si amicalement à travers l’épaisse frange de ses cils noirs.

Peut-être parce qu’il sentait à présent qu’elle allait tenir une grande place dans sa vie et parce qu’il éprouvait, dans son instinctive défiance italienne, le besoin de sonder cette jeune inconnue, cacha-t-il son identité réelle, se présentant comme étant Johann Müller, ingénieur, en vacances pour quelques jours sur les bords du lac, chez des amis.

Milly, pour sa part, séjournait à Gmunden, une bourgade voisine, avec ses parents. Dans quelques jours, elle repartirait pour Vienne où, très certainement, l’attendaient la gloire et la vie exaltante d’une grande prima donna.

En attendant, les deux jeunes gens, d’un commun accord, décidèrent de se revoir chaque matin au même endroit durant la semaine qui venait de commencer.

Mais lorsque ladite semaine s’acheva, il y avait trois jours qu’il n’était plus du tout question d’amitié entre Jean-Salvator et Milly. Réalistes tous deux et habitués à s’analyser clairement, ils avaient très vite compris qu’ils s’aimaient, d’un grand amour sincère et généreux. Un amour si impérieux qu’au cours de la semaine suivante, Milly, dans la simplicité de son cœur, ne crut pas devoir se refuser à celui qu’elle était si sûre d’aimer pour toujours. Et tout naturellement, elle devint la maîtresse de celui qu’elle croyait bien être un certain Johann Müller…

L’amour qui s’était emparé de Jean-Salvator était si grand, si puissant aussi, qu’il ne put jouer longtemps le rôle qu’il s’était imposé : celui de l’ingénieur Johann Müller, petit bourgeois viennois.

Avant même le jour de la séparation, il apprit à Milly sa véritable identité : elle ne s’était pas donnée à un quelconque garçon, mais à un prince, et à vrai dire, en lui avouant cette vérité, il n’était pas sans appréhension : comment la jeune fille, si simple et si franche, allait-elle prendre ce qui constituait, après tout, un mensonge caractérisé, le premier, et qui pouvait en annoncer d’autres ?

Elle se montra surprise certes, mais sa réaction fut si naturelle qu’elle enchanta le jeune homme.

— Que tu sois prince ou bourgeois qu’est-ce que cela peut faire ? De toute façon, une chanteuse n’est pas faite pour le mariage. Nous pouvons être l’un à l’autre sans scandale. Il n’est personne à Vienne qui ne trouve normal qu’un archiduc ait pour maîtresse une chanteuse, et moi, je ne te demanderai jamais rien de plus que ton amour !

— Tu sais bien que cet amour, tu le garderas tant que je vivrai, Milly ! Mais moi, je voudrais tant que tu deviennes ma femme.

— Ludmilla Stubel, archiduchesse d’Autriche ? Tu sais bien que c’est impensable. Même lorsque le prince Rodolphe, ton cousin, sera devenu empereur, il ne pourra pas te permettre une telle folie. Mais puisque nous sommes heureux, n’est-ce pas suffisant ? Contentons-nous de cela…

— Peut-être, mais laisse-moi au moins te présenter à ma mère. Elle est merveilleuse, elle comprendra.

Et, la veille de son départ pour Vienne, la future cantatrice de l’Opéra pénétrait, plus morte que vive, dans le grand château d’Orth pour y faire la révérence devant l'ex-grande duchesse de Toscane. Elle avait certainement beaucoup plus peur que s’il s’était agi de l’empereur en personne.

Les choses, pourtant, se passèrent bien simplement.

— Mère, dit Jean-Salvator, voici Milly. Elle chante comme un ange, elle m’aime… et je l’aime !

— Alors, je l’aimerai aussi, fut la simple réponse, et jusqu’au soir, Milly, émue et conquise, chanta pour la mère et pour le fils.

De retour à Vienne, la jeune fille rencontra tout de suite le succès. Quant à celui qu’elle appelait à présent Gianni, comme sa mère, il fit dans la capitale des incursions beaucoup plus fréquentes, s’octroyant des permissions que personne d’ailleurs ne songeait à refuser à un colonel. Ni lui ni Milly ne pouvaient plus vivre séparés qu’au prix de pénibles efforts.

À Vienne, l’archiduc revit Rodolphe, toujours entre deux amours, et Maurice Szeps, toujours aussi étroitement surveillé. Ce fut un tort, car bientôt on trouva en haut lieu ses voyages trop fréquents, et un beau jour, le jeune homme apprit par son général qu’on ne souhaitait plus lui voir quitter Linz aussi souvent. C’était la catastrophe : comment revoir Milly si Vienne lui était interdit ?

Ce fut Milly qui trouva la solution, une solution qui donnait la juste mesure de son amour.

— C’est à moi d’aller vers toi, dit-elle simplement. Et tout aussi naturellement qu’elle s’était donnée, Milly, abandonnant une belle carrière, fit ses adieux à l’Opéra et vint s’enterrer au fond de la province pour y vivre discrètement auprès du prince qu’elle aimait.

— Désormais, tu seras ma carrière, lui dit-elle en se jetant à son cou sur le quai de la gare de Linz. Je n’ai plus rien d’autre à faire au monde que de t’aimer.

Ce fut pour l’exilé le bonheur, mais comme la satisfaction de son sort n’est pas le propre de l’homme, ce bonheur, si grand fut-il, n’éteignit pas chez l’archiduc la soif de pouvoir qui l’habitait. Et justement, une occasion se présenta tout à coup à lui : la Bulgarie, qui venait de déposer son roi, s’en cherchait un autre.

Or, la Bulgarie, position clef des Balkans, avait toujours été au centre des préoccupations de Jean-Salvator et de Rodolphe dans leur projet d’États fédérés. Aussi, après un bref échange de lettres avec son cousin, l’amant de Milly se décida-t-il à un coup d’éclat : proposer sa candidature au trône vacant.

Il le fit ouvertement, avec une sorte de bravade au destin, qu’il espérait ainsi forcer à lui donner sa revanche sur François-Joseph. Mais on ne prenait pas de revanche contre l’empereur, on ne luttait pas avec lui… Non seulement Jean-Salvator ne devint pas roi de Bulgarie, mais encore, il dut essuyer l’une des plus terribles colères impériales.

Relevé définitivement de ses fonctions militaires, rendu sans préavis à la vie civile, celui qui aurait pu être l’un des plus grands stratèges européens reçut l’ordre de se retirer dans son château d’Orth, et malgré la tendre présence de Milly, le coup fut terrible. Jean-Salvator se sentit vaincu, anéanti, fini et, s’il réussit à ne pas sombrer après cette chute verticale, cette fois, ce ne fut pas grâce à l’amour, mais bien grâce à la haine. Associé à Rodolphe, qu’il revit souvent secrètement et qui rongeait son frein à Vienne, il se lança dans un complot contre l’empereur qui frisait la haute trahison.

Les deux cousins tournèrent vers la Hongrie, toujours en semi-révolte, leurs regards et leurs aspirations. Ils fomentèrent une insurrection au terme de laquelle Rodolphe pourrait coiffer la couronne hongroise, tandis que Jean-Salvator se contenterait de celle d’Autriche, à moins de se tailler un royaume d’Istrie-Dalmatie. Ils envisageaient une fédération qui s’étendrait du lac de Constance à la mer Égée.

À leur service, les presses de Szeps s’activaient dans la clandestinité, semant le grain dans les esprits, entretenant des espoirs. Pendant ce temps, Jean-Salvator, qui était institué le commis-voyageur de la fédération, circulait sans cesse hors d’Autriche avec Milly, préparant des contacts, entretenant des intelligences, s’assurant des secours. Il avait repris à la vie un goût ardent, car tous les espoirs lui semblaient désormais permis. Et puis…

Et puis, un matin d’hiver, les échos d’une épouvantable nouvelle firent lever la tempête sur le Traunsee, le lac des premières amours, où Gianni et Milly étaient revenus passer les fêtes de Noël, une nouvelle dont l’archiduc révolté pensa mourir de saisissement : à Mayerling, Rodolphe venait de se suicider en compagnie de la petite baronne Vetsera que lui avait jetée dans les bras quelques mois plus tôt sa malfaisante cousine, la comtesse Larisch-Wallersee.

Longtemps, Jean-Salvator chercha à comprendre ce qui s’était passé au juste. Était-ce vraiment l’amour qui avait mené Rodolphe à cette fin insensée, ou bien le complot hongrois, à présent découvert, avait-il conduit le prince à l’issue fatale par crainte des graves responsabilités qui pouvaient, d’un moment à l’autre, lui incomber ? Puisque les affaires de Hongrie devenaient si brûlantes, le fils de François-Joseph avait-il reculé devant le coup de force qui seul, à présent, pouvait lui donner la victoire en abattant son père… ou bien l’affaire Vetsera n’était-elle qu’un prétexte, un alibi, destiné à masquer le drame réel, celui de la suppression d’un dangereux conspirateur ?

Quoi qu’il en fût, les coups de feu de Mayerling firent, en réalité, quatre victimes car, le premier moment de désespoir passé, Jean-Salvator réagit de façon aussi étrange qu’imprévisible.

— Je ne dois plus, je ne veux plus… je ne pourrai plus jamais mener la vie qui était mienne jusqu’ici, dit-il à Milly. Je refuse mon titre d’archiduc ainsi que celui d’Altesse impériale. Je ne veux plus être un fantoche prétentieux, un mannequin démodé manipulé par un vieillard féroce ; je veux être un homme libre, relever de ma seule conscience et ne plus dépendre que de moi-même, dans la pleine liberté de penser tout haut et d’agir à ma guise. J’entends vivre désormais sur les seuls revenus de ma fortune personnelle, qui n’est pas grande, et sans plus jamais coûter au trésor impérial un seul kreutzer…

Milly n’était pas de celles qui discutent quand leur maître et seigneur a pris une décision. Quelque temps après, malgré les supplications de sa famille, effrayée des conséquences de son geste, Jean-Salvator écrivait à l’empereur pour lui faire connaître, dans toutes les formes de respect requises, sa décision de renoncer à son rang, à ses titres, apanages et prérogatives, pour n’être plus qu’un simple sujet autrichien sous le nom de Johann Orth.

Trop cruellement frappé par la mort de son fils pour éprouver la moindre indulgence envers ce rebelle qu’il rendait en partie responsable des errements de Rodolphe, François-Joseph répondit par un décret qui allait plus loin encore, enlevant au révolté la nationalité autrichienne et lui interdisant de résider dans les limites de l’Empire.

Selon des témoins dignes de foi, une ultime et affreuse scène aurait confronté le vieil empereur et l’ex-archiduc, une scène dont le secret n’a point été révélé, mais dont les éclats auraient réussi à percer les murs cependant épais de la Hofburg. Mais quand, blanc de rage, Jean-Salvator descendit le grand escalier du palais impérial, il savait que plus jamais de sa vie, il ne le remonterait.

Rentré chez lui, dans le petit appartement de l’Augustinerbastei qu’il occupait avec Milly lors de leurs séjours à Vienne, il fit part à la jeune femme de sa décision de quitter l’Autriche, et même l’Europe, pour aller commencer au loin une vie nouvelle.

— Tu es libre, Milly, de me suivre ou non. L’exil est une épreuve pénible, même quand on aime.

— Je suis prête à te suivre où tu voudras, même au bout du monde s’il le faut. Tu sais bien que ma vie, c’est toi et toi seul.

Rassuré de ce côté, il restait à Jean-Salvator un devoir à remplir avant de s’éloigner : reprendre à la comtesse Larisch certain coffret de fer que Rodolphe, avant de partir pour Mayerling, lui avait confié avec prière de le remettre à qui le lui réclamerait en donnant, comme signe de reconnaissance, les quatre lettres gravées sur le couvercle : R. I. U. C.

Par une nuit glaciale, la comtesse, assez effrayée, reçut un ordre mystérieux : celui de se rendre avec le coffret dans les jardins de la place Schwartzenberg.

Il était tard, l’endroit était solitaire et la cousine de Rodolphe, plus morte que vive, vit venir à elle un homme coiffé d’un grand chapeau noir qui lui jeta les quatre lettres convenues. Elle lui tendit la cassette, mais la nuit n’était pas encore assez sombre pour que ses yeux aigus n’aient point reconnu Jean-Salvator.

— Est-ce que vous ne craignez pas, monseigneur, que ce dépôt vous fasse courir un grand danger ? murmura-t-elle.

— Et pourquoi donc, comtesse ? Sachez ceci : moi aussi, je mourrai. – Puis, après une courte réflexion il ajouta, sarcastique : – Je mourrai, mais je resterai en vie…

Quelques instants plus tard, il avait disparu, absorbé par les ombres de la nuit.

Le 26 mars 1890, le brick-goélette Santa Margharita, aux ordres du capitaine Södich, quittait Portsmouth avec, à son bord, le propriétaire du bateau, un Autrichien nommé Johann Orth. Le navire traversa l’Adantique et toucha terre à Buenos-Aires.

De là, le 10 juillet, Johann Orth écrivait à l’un de ses amis viennois, le journaliste Paul Henrich, pour lui dire qu’il était satisfait de son voyage et qu’il se disposait à le continuer afin d’explorer la Patagonie, la Terre de Feu et les abords du cap Horn. Mais il comptait prendre lui-même le commandement de la Margharita, ayant dû laisser à terre le capitaine Södich, sans doute peu disposé à un voyage aussi dangereux. Le départ était prévu pour le jour-même.

La Margharita mit donc à la voile et prit la direction du sud. Nul ne devait jamais la revoir ni même en entendre seulement parler. L’énigme Johann Orth commençait, car nulle part il ne fut possible de relever la moindre trace. Navire et équipage, passagers et commandant, tout disparut comme si une main géante les avait tout à coup effacés de la surface de la mer. Pas la moindre épave n’apparut, en admettant qu’il y ait eu naufrage, malgré les recherches extrêmement minutieuses entreprises sur l’ordre de François-Joseph qui, malgré sa rancune, envoya un navire à la recherche des disparus. Au bout de quelque temps, d’ailleurs, la cour de Vienne annonçait officiellement la disparition du prince de Toscane. Et pourtant…

Et pourtant, la mère de Jean-Salvator ne prit jamais le deuil d’un fils que cependant elle adorait et cela jusqu’à sa mort, survenue en 1898. Et pourtant, les familles des marins de la Margharita ne présentèrent jamais la moindre réclamation, la moindre demande de secours. Et pourtant, d’étranges affaires d’assurance purent laisser supposer que l’archiduc n’était pas mort et que le navire perdu toucha terre à La Plata, en décembre 1890.

Alors, le phénomène habituel aux disparitions princières se produisit : nombre de gens prétendirent avoir rencontré Johann Orth qui au Chili, qui en Afrique occidentale, qui en Patagonie, qui même dans l’île Juan Fernandez où avait vécu Robinson Crusœ, qui enfin en Inde, accompagné de Milly et de leurs enfants car, bien sûr, Milly elle aussi disparut sans que personne pût suivre sa trace.

Or, chose étrange, ceux qui prétendaient avoir rencontré Jean-Salvator ne faisaient aucune mention de la jeune femme, à l’exception d’une rocambolesque histoire due tout entière à l’imagination inépuisable de l’incurable comtesse Larisch-Wallersee, qui prétendait avoir retrouvé le jeune couple dans un massif montagneux au cœur de la Chine…

Reste un dernier témoignage, le dernier, le plus convaincant aussi : celui d’un voyageur français, le comte Jean de Liniers.

Celui-ci aurait rencontré en Patagonie, au pied du volcan Fitz-Roy, un étrange ranchero, Fred Otten, vivant là en compagnie d’un Anglais et d’un Allemand. Ce Fred Otten lui aurait avoué, un jour, n’être autre que le mystérieux Johann Orth. Quant à Milly, il aurait rompu avec elle avant même de quitter l’Angleterre. Mais en ce cas, que serait devenue la jeune femme et pourquoi n’aurait-elle laissé aucune trace elle non plus ?

Deux ans plus tard, le comte de Liniers retourna aux abords du volcan. Mais cette fois, il ne trouva plus qu’une tombe. Était-ce celle de Jean-Salvator ? Ou bien faut-il chercher ailleurs, au Brésil peut-être où l’ancienne famille impériale aurait peut-être beaucoup à dire sur la disparition si mystérieuse de la quatrième victime de Mayerling.

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